Au service de la France/T10/06

Plon-Nourrit et Cie (10p. 205-250).


CHAPITRE VI


Clemenceau prépare le départ de Paris. — Conférence entre les présidents des Chambres, Clemenceau et moi. — Nouveaux raids sur Paris. — La défense éventuelle du camp retranché. — Déménagement des administrations. — Conversation avec le général Foch. — Visite au poste de commandement du général Pétain, et à celui du général Maistre. — À l’hôpital Saint-Louis. — Le ministre de l’Uruguay et sa mission militaire. — La Convention sur les prisonniers de guerre. — Le cardinal Luçon et la demande des prières officielles. — Nouvelle alerte de nuit. — Torpilles boulevard Voltaire et rue des Boulets. — Le général Dubail nommé grand chancelier de la Légion d’honneur. — Jules Guesde à l’Élysée. — Remise des drapeaux aux troupes polonaises. — Anniversaire de la mort du président Carnot. — Comité de guerre. — Clemenceau expose les « frottements » du commandement. — Une bombe au ministère de la Justice. — Remise du drapeau aux troupes tchéco-slovaques.


Samedi 1er  juin.

À dix heures, Clemenceau arrive, ganté maintenant de peau grise. Il me dit qu’il a trouvé hier Pétain très sombre, envisageant l’évacuation de Paris par le gouvernement. Par un singulier renversement des rôles, Pétain avait convoqué Foch, qui va quitter Sarcus pour le château de Pomponne, de manière à se rapprocher de la bataille. Foch a déclaré qu’il ne voulait pas s’arrêter un instant à l’idée de quitter Paris. Sur l’insistance de Pétain, Clemenceau a prévenu Klotz et lui a demandé de prendre la nuit les mesures les plus secrètes pour le transport des encaisses. Je répète à Clemenceau ce que je lui disais à la fin de mars : « Je ne quitterai pas Paris. »

Il me répond : « Je ne veux pas jouer le sort de la France dans une bataille. Il faut durer et attendre les Américains.

— Oui, dis-je, mais en attendant nous ne sommes pas maîtres de refuser la bataille qui nous est livrée et là où elle s’engage. Il faut donc, une fois de plus, défendre Paris devant Paris.

— Nous sommes d’accord, mais, quoi que nous fassions, nos réserves ne peuvent arriver plus vite ; toutes les routes sont encombrées ; les chemins de fer peuvent être coupés ; il me paraît certain que les Allemands s’approcheront assez de Paris pour le bombarder.

— Ce ne serait pas une raison pour partir.

— Je ne tranche pas encore la question. Du reste, j’ai réfléchi. Je ne prendrai pas de décret de clôture ; je ne renverrai pas les Chambres. Je ne ferai rien que d’accord avec elles ; cela vaudra mieux. Il faut s’accommoder du régime. Ça ne va pas sans difficulté. Mais c’est une garantie de paix publique.

— D’ailleurs, dis-je, il n’y a pas de budget et les Chambres ne le voteront pas. Un décret de clôture nous ferait donc entrer dans la voie révolutionnaire.

— C’est entendu, je garderai les Chambres. Mais il faut s’attendre à être bombardé à Paris. La question qui se pose est donc bien simple : paix de défaite ou continuation de la guerre coûte que coûte, jusqu’à l’arrivée totale des Américains. C’est en ces termes que je poserai la question aux Chambres. Mon parti est pris. »

Puis, brusquement : « Voici ce que vous me valez. » Et il me montre le déchiffrement d’un télégramme de Bonin à son gouvernement disant que Clemenceau fatigué songerait à s’adjoindre Briand, que j’ai reçu celui-ci et que je lui ai parlé de ce projet, que Clemenceau lui proposerait volontiers l’Intérieur, mais que lui, Briand, voudrait les Affaires étrangères, « Vous voyez, reprend Clemenceau, que vous avez eu tort de le faire venir.

— Mais, dis-je, il aurait aussi bien pu inventer toutes ces choses sans m’avoir vu. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’a pas laissé percer devant moi le désir d’entrer dans votre cabinet et que je n’ai jamais cru cette combinaison possible. Au moment où vous avez formé le ministère, Berthoulat, votre ami et celui de Briand, aurait voulu que vous prissiez celui-ci. Je lui ai répondu qu’autant vaudrait essayer de marier l’eau et le feu.

— Oui, répond Clemenceau, l’eau et le feu Nous ne pensons de même en rien. Je ne sais, d’ailleurs, ce qu’il veut, mais ce que je veux, moi, je le sais. Je veux continuer la guerre jusqu’au bout, coûte que coûte.

— Eh bien ! nous sommes entièrement d’accord. Laissons Briand à ses imaginations. »

Il n’importe. Je sens toujours Clemenceau agacé, comme en débutant, par le crédit qu’il suppose à Briand auprès de moi.

Clemenceau m’avait annoncé qu’il viendrait à trois heures à l’Élysée pour converser avec Dubost et Deschanel. Je les avais donc prévenus, mais Deschanel s’est excusé, forcé d’aller à l’Académie des Sciences morales et politiques, et Clemenceau m’a téléphoné que Lloyd George devait venir le voir au début de l’après-midi. Il m’a fallu avertir Dubost, qui paraît convaincu que Clemenceau cherche des échappatoires pour ne pas conférer avec lui.

L’avance des Allemands a continué de Noyon à Château-Thierry. Nail me dit que l’inquiétude a grandi dans Paris, tandis qu’à la Chambre, les esprits se sont un peu calmés.

Maurice Herbette vient voir Sainsère pour lui demander s’il est vrai que j’ai fait appeler Briand pour lui offrir un portefeuille. Sainsère éclate de rire.

Le canard a vraiment des ailes.


Dimanche 2 juin.

À neuf heures et demie, arrive Clemenceau : « Je viens le premier pour vous parler encore de cette campagne que vous avez eu le tort de favoriser en appelant Briand.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Eh bien, cela continue. Briand s’est réconcilié avec Franklin-Bouillon et celui-ci veut intervenir à la tribune de la Chambre pour que le ministère s’élargisse. De son côté, le gouvernement italien est si bien convaincu que mon cabinet est atteint qu’Orlando n’est même pas venu me voir et qu’en revanche, il a rencontré Briand.

— N’y a-t-il pas des gens qui exagèrent auprès de vous ces intrigues ? En tout cas, ce n’est pas une visite de Briand qui les a fait naître. Elles se seraient produites quand même.

— Certainement. Mais la visite y a donné corps et tout ce que je voulais vous dire, c’est ceci : Vous m’avez offert de faire venir Briand avec moi ou avec Henry Simond. Gardez-vous-en. Cela ne ferait qu’aggraver les choses. Je suis, du reste, bien résolu à ne pas modifier mon cabinet. Un ministère de chefs comme le voudrait Franklin-Bouillon ? Je sais que c’est votre conception.

— Pas du tout ; ç’a été ma conception sous un ministère Viviani ou Briand. Mais je n’ai jamais songé à vous la proposer, à vous ; je sais bien qu’elle n’est pas la vôtre.

— En effet, c’est même la raison pour laquelle j’ai refusé autrefois la proposition de Viviani. Je sais ce que je veux. Je ne sais pas ce que veulent ces gens-là. Je ne veux donc pas d’eux avec moi. Mais l’intrigue est bien menée, puisque vous voyez qu’elle a eu sa répercussion en Italie. »


Après de nouvelles convocations, Dubost et Deschanel arrivent pendant que Clemenceau est à l’Élysée, et nous avons tous les quatre une conversation d’une heure et demie.

Dubost s’exprime avec un peu d’amertume et de solennité, « Voilà, dit-il, plusieurs mois que, contrairement aux traditions, les présidents des deux Chambres ne sont pas renseignés par le gouvernement. Ils ont cependant le droit d’être éclairés sur un certain nombre de questions. Sur l’avis des chefs militaires, le gouvernement a adopté, à la fin de l’année dernière, un plan défensif. Il a refusé de chercher à devancer l’ennemi. Il lui a laissé le temps d’amener sur notre front toutes les forces qu’il avait en Russie. La bataille s’est donc engagée dans les conditions les plus défavorables. Mais, à l’état général d’infériorité dans lequel nous nous sommes trouvés se sont jointes d’autres causes d’échec. Comment n’a-t-on pas vu s’accumuler les forces ennemies sur le front de Champagne ? Comment a-t-on commis l’imprudence d’envoyer toutes nos forces dans le Nord ? Et maintenant, que va-t-on faire ? Si on ramène nos divisions en Champagne, ne sera-t-on pas attaqué par ailleurs ? Comment compte-t-on continuer la guerre ? Que fera-t-on si Paris est menacé ? s’il est bombardé ? s’il est pris ? Autant de questions sur lesquelles nous avons le droit d’appeler les explications du gouvernement.

— Le gouvernement, dit Clemenceau, n’est responsable que devant les Chambres. Je ne dois des comptes qu’aux Chambres et au président de la République. Notre conversation n’a donc aucun caractère officiel. Sous cette réserve, je suis tout disposé à m’expliquer. Mais auparavant, je voudrais savoir ce que pense M. le président de la Chambre ? »

Avec beaucoup plus de calme et même, chose inattendue, de simplicité que Dubost, Deschanel dit : « Pour moi, je n’ai rien à demander au sujet du passé. Ce n’est pas à moi de rechercher les responsabilités et de provoquer des sanctions. Je sais seulement que nous avons le devoir d’envisager l’avenir et de vous demander ce qu’il y aura à faire suivant les diverses hypothèses qui peuvent se présenter ; et il faut prévoir les plus pessimistes comme les autres pour être prêts. Pour mon compte, je pense qu’il ne faut pas recommencer les fautes de 1870. Si Paris est menacé, il ne faut pas que le gouvernement s’y enferme. C’est ailleurs qu’il faut continuer la lutte et, pour cela, un accord est nécessaire entre le gouvernement et les Chambres.

— Oui, reprend Dubost, il est nécessaire que cela, avant tout, soit clairement établi. Il faut qu’en tout état de cause, les Chambres soient à même de se prononcer, qu’elles ne soient pas mises en présence d’un fait accompli ou irréparable.

— Nous sommes d’accord sur ce point, dit Clemenceau, je ne ferai rien que d’accord avec les Chambres, et si l’évacuation de Paris devient nécessaire, je m’entendrai avec elles. Mais je veux répondre à M. le président du Conseil (à plusieurs reprises, Clemenceau commet le lapsus d’appeler Dubost président du Conseil).

« Je n’accepte, dit Clemenceau, aucune responsabilité pour ce qui s’est passé avant mon arrivée au pouvoir. J’ai pris les choses telles qu’elles étaient. Ce n’est pas ma faute si nous avons deux millions d’hommes hors de combat, si nous avons 300 000 hommes à Salonique. Ce n’est pas moi qui les ai envoyés là-bas. Je ne puis me battre pour le moment qu’avec les effectifs que nous avons, nous et nos alliés. Hier, à Versailles, j’ai enfin obtenu de Lloyd George qu’il laissât un de ses officiers vérifier avec le War Office les disponibilités métropolitaines de l’Angleterre. D’autre part, Foch a préparé un travail destiné à Wilson et démontrant la nécessité d’envoyer 200 000 fantassins en juin et 200 000 en juillet, et d’appeler 300 000 hommes par mois d’Amérique. Comme Wilson a dit par avance qu’il s’en rapportait à l’appréciation du Comité de Versailles, je pense que lorsque le Comité aura voté ce soir les conclusions de Foch, nous aurons fait un grand pas. Ces mesures nous permettront sans doute d’attendre l’arrivée d’autres forces américaines. Mais il est probable que dans l’intervalle nous aurons encore à céder du terrain. Je veux gagner du temps. Je ne veux pas jouer le sort de la France dans une bataille décisive. Il est donc possible que notre front se rapproche peu à peu de Paris, que Paris soit bombardé et même qu’il puisse être sinon investi, du moins privé de moyens de ravitaillement. Il est facile de couper les voies. Dans ce cas, même si le gouvernement est forcé de s’éloigner, je suis résolu à continuer la guerre. Lorsque M. le président de la République m’a fait appeler, c’est le premier mot que je lui ai dit : « Je n’accepte qu’à condition de continuer la guerre jusqu’au bout.

— Oui, dis-je, et je vous ai répondu que c’était la raison pour laquelle moi-même je vous avais fait appeler. »

— Je continue donc la guerre, d’accord avec les Chambres. Pour moi, l’essentiel, c’est que les armées alliées ne soient pas coupées les unes des autres et que nous nous repliions au besoin ensemble sur la mer. Loucheur, que j’ai interrogé, me dit qu’il ne peut déménager les usines parisiennes : il faudrait 200 000 hommes. Mais les autres usines suffiront pour continuer la guerre indéfiniment. »

Puis, avec une réelle émotion, qui donne malheureusement à sa résolution une apparence plus sentimentale que raisonnée, il continue : « Si j’étais mort avant cette guerre, je serais mort dans la conviction que mon pays était perdu. Les vices du régime parlementaire, les intrigues, les défaillances, le caractère, tout me faisait croire à notre décadence. Mais cette guerre m’a montré, comme elle a montré au monde entier, une France si belle, si admirable, que maintenant j’ai pleine confiance. Nous serions seuls que nous serions évidemment écrasés par le nombre. Nous laisserions alors la réputation d’une Athènes brillante qui aurait succombé sous la fatalité. Mais nous avons des alliés, nous pouvons vivre et nous vivrons. Et si, par malheur, il fallait mourir, je veux, du moins, que mon pays meure en luttant pour son indépendance et qu’il meure en beauté. »

Deschanel et moi, nous donnons à Clemenceau l’assurance que nous partageons sa confiance et que nous sommes comme lui décidés à poursuivre la lutte en toute hypothèse.

« Mais, dis-je, il me semble bien que si l’on est décidé à empêcher l’investissement de Paris, on le peut, à moins de catastrophe imprévue. On peut, au besoin, raccourcir le front, en sacrifier certaines parties et défendre de nouveau Paris comme à la Marne. Paris entre les mains de l’ennemi, ce serait pour les Allemands un moyen de pression formidable sur l’opinion française. Ils pourraient installer ici un gouvernement de soviets avec lequel ils feraient la paix. Pour moi, je crois que, si Paris était bombardé et même menacé, le gouvernement devrait y rester jusqu’à la dernière heure, et qu’il faudrait en évacuer le plus grand nombre d’habitants plutôt que de les abandonner à l’ennemi. »

J’insiste pour que l’idée du départ du gouvernement ne soit retenue que comme le dernier des pis-aller. Je crains que les souvenirs de 1870 ne troublent un peu la vision de Clemenceau et qu’il ne cherche, en cas de désastre, à mourir en beauté. Dubost a peur, lui aussi, que Clemenceau ne se dérobe par un geste personnel en cas de défaite ou de complication grave.

Clemenceau déclare ensuite qu’il a pleine confiance dans le commandement de Foch. Foch avait fait venir les réserves dans le Nord parce que le Nord était menacé. Pétain les a envoyées à regret, aussi lentement que possible. Mais hier, il reconnaissait lui-même que Foch avait eu raison de les réclamer. « Pétain, qui a ses défauts, continue Clemenceau, est mieux au second rang qu’au premier. Il est, du reste, parfait en ce moment à la place qu’il occupe et hier, lui qui est le plus défensif de nos chefs, il a envoyé à Franchet d’Esperey un ordre admirable pour demander qu’on résiste énergiquement et qu’on s’accroche au terrain. Quant à Duchesne, je l’ai vu à l’œuvre. Pétain et Foch lui ont fait passer avant-hier un véritable examen devant moi. Il est impossible d’être plus maître de soi et de mieux connaître la situation de ses troupes. Foch était dans l’admiration. »

Enfin Clemenceau parle de la situation parlementaire et des critiques de Briand qui, décidément, le tracassent. Deschanel est très étonné : « Comment ! dit-il, il y a des gens qui, à l’heure actuelle, ambitionnent le pouvoir ? Mais je n’ai entendu parler de rien ; aucun de ces bruits n’est venu jusqu’à moi.

— Si, si, répond Clemenceau, il y a des intrigues. Mais je suis décidé à ne pas remanier mon cabinet. Je ne me défendrai pas. Je n’attaquerai personne. On me gardera si l’on veut. On me renverra, si l’on préfère. »

Deschanel l’engage à faire une apparition dans les couloirs de la Chambre avant mardi. « En ai-je le temps ? riposte Clemenceau. Aujourd’hui je retourne à Versailles ; je puis être appelé par Foch ou par Pétain. » Et il part.

Alors, le brave Dubost se dégonfle. Il déclare qu’il n’a confiance ni en Foch, ni en Pétain. Il dit que, si nous pouvons tenir deux ou trois mois, cela ira bien, mais que les Allemands vont évidemment faire l’impossible pour nous battre dans l’intervalle, que nous pouvons être battus sous Paris et qu’alors on ne pourra continuer la guerre sur la Loire, qu’il est impossible de considérer la continuation de la guerre comme sérieuse dans ces conditions, et devant Deschanel, stupéfait, il conclut qu’en ce cas nous serons pris à la gorge et qu’il n’y aura qu’à signer la paix. Deschanel, de son côté, revient sur la campagne des amis de Briand. Il refuse de rendre celui-ci responsable de ce que peut dire Franklin-Bouillon, de ce que Delaroche-Vernet, mobilisé à l’ambassade d’Italie, a pu suggérer à Bonin. Mais Dubost est beaucoup moins confiant à l’endroit de Briand qui a parlé avec des airs mystérieux de sa visite à l’Élysée, ce qui a permis toutes les suppositions.


De onze heures à une heure, je vais avec Mme  Poincaré visiter les victimes du nouveau raid de cette nuit, car nous avons eu une alerte de deux heures et il est tombé des torpilles boulevard Blanqui et rue de Tolbiac. Il n’y a que des blessés, mais les dégâts sont considérables.

Ribot vient m’annoncer que son beau-fils a été tué.

Paul Cambon, venu à Paris pour deux ou trois jours, m’assure que les événements actuels ne modifient pas les dispositions du gouvernement anglais en ce qui concerne la continuation de la guerre. Lloyd George ne peut pas changer d’attitude. S’il tombait, Asquith viendrait au pouvoir avec des pacifistes.

Cambon m’apprend que, du ministère, on lui a communiqué ces jours-ci le résumé d’un déchiffrement de Bonin. Celui-ci avait vu Clemenceau, qui s’était plaint de plusieurs de ses ministres, notamment de Pams.

Joseph Reinach venu me voir me dit : « Je suis plus ministériel que jamais. Mais ici nous sommes au confessionnal : la popularité de Clemenceau baisse. On s’aperçoit trop de ses défauts. Ranc disait de lui : « Si l’on ne connaissait son incurable légèreté, on le prendrait parfois pour un criminel. » Il n’a vraiment pas changé ; il est toujours aussi léger. Hier, il racontait devant dix personnes qu’il était d’accord avec Lloyd George pour envoyer un officier en mission en Angleterre au sujet des effectifs. Or, cette mission ne peut être acceptée par l’opinion anglaise que si l’on ne blesse pas le peuple britannique par des indiscrétions. Je l’ai trouvé ces jours-ci nerveux, agité, préoccupé de gestes romantiques. Il disait l’autre jour à Haig, qui nous l’a répété : « La politique, en temps de guerre, ce sont des gestes. » « Clemenceau est un homme de Victor Hugo, comme Briand est un homme de Balzac. »


Lundi 3 juin.

Jean Dupuy ne croit pas, m’avoue-t-il, à la possibilité de continuer la guerre si Paris est pris ou même seulement bombardé avec quelque violence.

Il ne pense pas que le gouvernement puisse quitter la ville ni que les Chambres s’y prêtent. Il conclut à la nécessité de défendre Paris coûte que coûte, en sacrifiant au besoin des parties du front pour le raccourcir.

Painlevé m’exprime le même avis.

Aucune nouvelle de Clemenceau, aucun renseignement sur le Comité de Versailles.

Albert Thomas, qui revient du front, me confie qu’il n’est qu’à demi rassuré ; il croit qu’on va se stabiliser, mais la question des effectifs le préoccupe.

Ce matin, à la Commission de la Chambre où il est allé, Clemenceau, ajoute Thomas, n’a pas fait mauvaise impression, mais il s’est tenu dans trop de généralités ou bien il a considéré comme certains des concours aléatoires comme celui des Tchèques de Silésie. Thomas croit qu’il faut défendre Paris à tout prix.

Bref, tous les renseignements que je recueille sont défavorables à l’idée de Clemenceau de quitter Paris pour continuer la guerre.


Mardi 4 juin.

Magny, sénateur, qui a rencontré Briand, me rapporte ce mot de celui-ci : « Ah ! si l’on m’avait écouté ! Si l’on avait fait la paix, lorsque nous étions vainqueurs ! »

Métin, qui vient de la Chambre, prétend que les explications de Clemenceau y ont été décousues et médiocres. En outre, le président du Conseil a repoussé un peu brutalement une motion de Lenoir, député de Reims, qui demandait que la date des interpellations fût discutée à quinzaine. Clemenceau a obtenu 377 voix contre 110. Il aurait pu, me dit Métin, avoir la presque unanimité, s’il s’y était mieux pris. Métin, qui parle anglais, voudrait être attaché comme officier à une division américaine combattante.

Sergent, sous-secrétaire d’État aux Finances, envoyé par Klotz, m’expose les mesures qui sont en voie d’exécution pour l’évacuation des titres et des dépôts des grands établissements de crédit, des bons de la défense nationale, de la monnaie, etc. Je lui demande instamment de n’expliquer ces mesures que par les menaces d’avions et de bombardements à longue portée.

D’après le commandant Challe, le général Pétain croit que les attaques de l’armée du kronprinz vont se ralentir, mais il s’attend à des attaques très prochaines au sud de Montdidier. De ce côté, nos lignes sont convenablement garnies, mais nous n’avons plus au sud de Montdidier que deux divisions de réserve. Challe affirme que Pétain considère le raccourcissement du front comme une nécessité prochaine.

Ma correspondance est redevenue très volumineuse : signe de l’inquiétude générale.


Jeudi 6 juin.

Comité de guerre. Bien que la question de la défense de Paris ait été portée à l’ordre du jour, aucune délibération n’a lieu sur ce point, aucune mesure n’est prise et toute la séance est consacrée à de rapides exposés faits par les ministres sur les précautions prises dans leurs départements respectifs. Clemenceau ne souffle pas mot de la situation militaire.

La séance ouverte, Clemenceau me prie de donner la parole à Jeanneney. Celui-ci explique comment Clemenceau a eu l’idée de créer un organisme de défense du camp retranché et comment on a jugé bon de prendre déjà un certain nombre de mesures pour évacuer les richesses d’art, les titres, les valeurs, etc. Ce sont, dit-il, les deux questions à traiter. Tout cela limite immédiatement le débat à des points secondaires. Le comité projeté par Clemenceau comprendra, sous la présidence du gouverneur militaire, le préfet de la Seine, le préfet de police, le président du Conseil municipal, le président du Conseil général, Strauss, sénateur de la Seine, Groussier, député de la Seine, Boudenoot, Renoult, président de la commission de l’armée, Doumer et Abel Ferry, membres de cette commission, Bénazet (à la demande de Doumer) et Chéron, parce qu’il est, comme Bénazet, rapporteur du budget de la guerre.

Ce comité sera chargé de préparer les décisions relatives à la défense du camp retranché et d’en assurer l’exécution. Doumer a déjà rédigé une formule pour définir cet objet. Le Conseil discute la rédaction proposée. Leygues trouve que le mot « préparer » a l’inconvénient de laisser croire que rien encore n’a été fait. Je demande qu’il soit clairement indiqué que les décisions n’appartiennent pas au Comité, mais au gouvernement.

Après l’échange de ces observations et l’examen de quelques amendements, Jeanneney propose ce texte : « Il est institué un comité de défense du camp retranché de Paris, chargé de poursuivre et de contrôler, sous l’autorité du gouverneur militaire de Paris, l’exécution des mesures relatives à l’organisation, à l’armement et au ravitaillement du camp retranché. »

Les mots « sous l’autorité du gouverneur militaire » laissent pressentir, dis-je, le départ du gouvernement. Or, c’est au gouvernement à défendre Paris. Clemenceau se déclare frappé de mon observation et accepte qu’on remplace les mots : « le gouverneur militaire » par « le ministre de la Guerre ».

Tous les ministres continuent alors d’exposer les mesures de sûreté déjà prises par leurs administrations. Klotz explique que le Grand Livre est à Angers depuis le mois d’avril, que le service des émissions, bons et obligations est parti pour Pau, que la Société Générale a transporté 18 milliards de valeurs dans des cryptes à Clermont-Ferrand. D’autres sociétés de crédit vont être installées au château d’Avignon.

Préparatifs d’évacuation entrepris par le ministre de la Guerre : installation des différents services :

Présidence de la République : château de Cheverny, 14 kilomètres de Blois, chemin de fer.

Présidence du Conseil : aux Grouets, à Blois.

Présidence du Sénat : château de Beauregard, par Cellettes, 5 kilomètres de Blois, chemin de fer.

Présidence de la Chambre : château de Saint-Gervais, 2 kilomètres de Blois.

Sénat : salle des séances : mairie à Tours ; 2 salles de commission : mairie à Tours.

Bureaux : École des Beaux-Arts à Tours.

Chambre des députés : salle des séances : Grand Théâtre à Tours ; 2 salles de commission : Grand Théâtre à Tours.

Bureaux : Musée à Tours.

Le logement provisoire des personnels du Sénat et de la Chambre se fera :

1o Au lycée (400 lits) évacuation préalable du Centre Neurologique à Verneuil-sur-Indre ;

2o Dans les différentes écoles de la ville de Tours. Le logement des sénateurs et députés pourra se faire dans la région de Tours à Blois.

Loucheur : Il y a 450 000 ouvriers dans la région parisienne ; on y fabrique 60 000} obus par jour, tous les freins du 75, tous les canons de tir contre avions. On continue à prendre des mesures pour assurer, ailleurs aussi, une partie des fabrications de fusils-mitrailleurs, canons de 75 (Bourges, Châtellerault), le 155 court. On sacrifierait au besoin le 155 long, qui est cette année en quantité suffisante aux armées. Pour l’aviation, on double les usines à Lyon, à Bourges, à Vierzon. L’atelier de Saint-Cyr est transporté à Romorantin. Dans un mois, on aura évacué environ 100 000 ouvriers, à qui le transport sera payé avec une indemnité de quinze jours et qui toucheront ensuite les salaires des régions où ils seront transportés. Ces évacuations peuvent rendre à la fin nécessaire l’installation en province de 80 000 personnes (ouvriers et leurs familles). D’où nécessité de construire des baraquements. Un million de masques sera entreposé à Orléans pour être ramené à Paris en cas de bombardement par obus toxiques.

Pour le ravitaillement, Boret a fait établir des dépôts et des magasins à proximité de Paris. Les blés viennent par la Seine et sont à l’abri des accidents de chemins de fer. Claveille assure, d’ailleurs, que toutes les déviations sont prévues en cas de destruction d’ouvrages d’art. Il expose également que dans l’offensive allemande de la Somme, nous n’avons perdu aucun matériel. Sur l’Aisne nous avons perdu soixante wagons, mais pas une locomotive. Toutes dispositions sont prises pour que cette perte ne se renouvelle pas. Toutes les évacuations de matériel et de personnel sont réglées par avance. D’autre part, on facilite les départs de la population. On peut, si l’on veut, faire partir par jour 150 000 personnes et 20 000 tonnes. En fait, il ne part en ce moment que de 30 à 50 000 personnes par jour.

Lafferre énumère les mesures prises pour l’évacuation des richesses d’art, tapisseries, tableaux, livres, estampes, collections de paléontologie ; la plupart sont depuis longtemps à Blois et à Toulouse.

Tout cela dit, je fais remarquer au Comité que la défense du camp retranché de Paris implique des décisions relatives à la conduite de la guerre, à l’étendue du front et à l’emploi des effectifs et je demande que le comité se réunisse le plus rapidement possible avec le général Foch et le général Pétain.

Leygues et Klotz m’appuient tous deux. Mais ni Loucheur, ni Lebrun, ni Pichon ne disent mot.

Clemenceau me répond qu’il est de mon avis, mais il faudrait d’abord, ajoute-t-il, qu’il vît Foch et Pétain et qu’il pût causer avec eux. Or, il ne veut pas les déranger pour cela et il a été retenu à Paris tous ces jours-ci. En outre, Lloyd George et lord Milner reviennent à Paris brusquement, parce qu’ils veulent, après délibération de leur gouvernement, remettre en discussion les décisions prises par le Conseil supérieur interallié au sujet de l’emploi des troupes américaines. Dans ces conditions, Clemenceau n’ose pas fixer une date, mais il promet qu’elle sera prochaine.

À la sortie, Lebrun me dit : « Comme vous avez raison ! Il est temps que nous délibérions ! Ils tremblent tous devant Clemenceau. »

Pichon n’a pas soufflé mot durant toute la séance. Il s’est borné à demander un crédit de dix millions pour acheter des journaux en Espagne.

Clemenceau m’envoie à la signature le décret constituant le comité de défense. Parmi les membres, il n’est plus question de Chéron. En revanche, Clemenceau a adjoint René Besnard.

D’après ce que me rapportent les officiers de liaison, l’avis de Pétain est qu’on défende Paris à plus de 45 kilomètres en avant.

Le commandant Challe me remet une carte du front, montrant que dans l’Est nos divisions tiennent chacune 21 kilomètres de front, sans rien derrière elles, aucune réserve ; les divisions anglaises n’ont en moyenne qu’un front de 3 kilomètres ou 3 kilomètres et demi.

Le général Archinard, qui dirige la constitution de la division polonaise, vient m’entretenir de la prochaine cérémonie de la remise des drapeaux.

Émile Hinzelin vient me dire que le commandant Raynal qui a été fait prisonnier au fort de Vaux et qui, comme grand blessé, a été interné en Suisse, serait en mesure, s’il rentrait en France, de donner des renseignements utiles et de rendre des services. Je signalerai ce renseignement au ministère des Affaires étrangères.


Vendredi 7 juin.

Foch, venu à Paris pour un rendez-vous avec les Anglais au ministère de la Guerre, passe à l’Élysée. Il reste avec moi une heure. Il est en très bonne forme, calme, lucide. D’après ce que m’ont dit les officiers de liaison, il a donné les directives suivantes : 1o défendre Paris ; 2o empêcher la coupure des armées franco-britanniques ; 3o défendre les forts. J’insiste avec approbation sur l’importance morale et politique de la défense de Paris, même contre le bombardement intensif, c’est-à-dire sur la nécessité de tenir l’ennemi à grande distance de la ville. « Je suis, me répond-il, entièrement de votre avis ; je crois qu’on peut et qu’on doit arrêter l’ennemi sur les lignes actuelles ou à peu près. Ce n’est pas le moment de rechercher ce qui s’est passé sur l’Aisne. Mais il y a eu certainement des fautes commises. Il est notamment incroyable que les ponts n’aient pas été coupés. Si l’on veut utiliser tous les moyens qu’on a, on doit tenir. J’ai donné les ordres les plus formels en conséquence. Je me suis rapproché de Pétain pour lui faire mieux comprendre ma pensée. Je lui envoie Weygand pour travailler au besoin avec lui. Pétain a besoin d’être soutenu et encouragé. Je prends toutes les responsabilités et je le lui dis. Il aurait été d’avis de raccourcir le front. Les Anglais eux-mêmes auraient consenti à abandonner les Flandres. Mais tout cela me paraît inutile. Si l’on se rabattait jusqu’à la Somme, l’Angleterre serait bombardée ; l’ennemi occuperait les côtes et les Anglais réclameraient leur armée pour défendre leur propre territoire. Si l’on n’abandonnait que la Belgique et si l’on se rabattait sur les forts, il serait à craindre que l’armée anglaise ne fût coupée de la nôtre et ne capitulât. Si l’on cédait du territoire ailleurs, l’effet moral serait, en tout cas, fâcheux. J’exclus donc pour le moment toutes ces hypothèses. Ce sont des pis aller, et je ne crois pas que nous ayons à y recourir. Le concours américain dépasse, en effet, toutes mes espérances. Nous « avons déjà cinq divisions sur le front ; ce sont des divisions de 25 000 hommes, beaucoup plus fortes que les nôtres et elles se battent bien. Les dernières, plus instruites que les précédentes, sont meilleures et le progrès continue. Nous allons avoir avant huit jours cinq autres divisions en secteur. Ce sont celles qui étaient dans le Nord avec les Anglais. Elles nous reviennent. Je vais les donner à Pétain pour l’Est et pour l’Alsace. Il pourra donc libérer cinq divisions françaises. Tout cela suffit et avec ce que nous attendons d’Amérique, nous devons et nous pouvons tenir le coup. Je ne dis pas que Paris ne sera pas bombardé d’une façon plus intensive, mais l’ennemi n’approchera pas beaucoup plus. Je pensais que nous allions être attaqués entre Montdidier et Sempigny ; il y avait des symptômes significatifs : concentration des troupes et mouvements à l’arrière ; mais Fayolle a fait de la contre-batterie préventive ; il a harcelé le derrière de l’ennemi et il a brisé par avance ses projets. Je me demande maintenant si les Allemands ne vont pas chercher un autre point d’attaque. »

Foch parti, je me rends à Chantilly au poste de commandement de Pétain ; il m’a fait dire hier par les officiers de liaison qu’il désirait causer avec moi.

Je pars donc en auto, seul avec le général Duparge. Pétain m’attend dans le beau parc de la propriété qu’il habite. Nous nous enfermons pendant une heure dans son cabinet, avec les cartes sous les yeux.

Pour la première fois, je le trouve tout à fait confiant. Il me dit : « J’avais songé, comme les Anglais, à abandonner la Belgique et même Dunkerque, et à raccourcir notre front pour libérer des divisions. Mais aujourd’hui je reconnais que cette idée ne s’impose plus. Les cinq divisions américaines que le général Foch me donne pour l’Est facilitent beaucoup les choses. Je n’ai, d’ailleurs, plus qu’à me louer du général Pershing. Nos rapports sont excellents. Les troupes américaines sont très bonnes et lorsqu’elles se battent à côté des nôtres, il y a une émulation plus féconde.

« Nous pouvons tenir, je crois, devant Paris. Évidemment, si nous étions attaqués à Verdun ou dans l’Est par surprise, nous serions forcés d’abandonner du terrain, mais j’espère maintenant que nous pouvons traverser la période critique sans trop de dommage. Après, les choses iront bien. Le concours américain compense, à mes yeux, et fort au delà, la défaillance russe. »

Pétain me parle ensuite de Paris que, lui aussi, veut défendre énergiquement ; mais, dit-il, la défense de Paris se fait sur le front et, à ce point de vue, il regrette que Clemenceau remplace Dubail par Guillaumat.

Au retour, Pétain m’accompagne à quelques kilomètres de Chantilly, jusqu’à la propriété où le général Maistre a son poste de commandement. Pétain y a pris rendez-vous avec lui et avec Fayolle. J’entre un instant pour leur serrer la main. Fayolle ne sait plus si l’attaque allemande prévue sur l’Oise se déclenchera.

Pétain me rapporte ce mot significatif de Clemenceau : « Le Comité de guerre, c’est moi. »


Samedi 8 juin.

Léon Bourgeois revient du front de Champagne. Il y a beaucoup admiré les dispositions prises par Gouraud. Il trouve Clemenceau trop exclusivement préoccupé de son ambition et de sa popularité.

M. Jules Cahen, du comité républicain du Commerce et de l’Industrie, me dit que Briand est allé le voir ces jours-ci et a protesté contre la campagne qu’on lui prêtait à l’égard du cabinet.

Je communique verbalement à Dubost l’opinion de Foch et celle de Pétain sur la situation militaire.

Franchet d’Esperey qui va remplacer Guillaumat à Salonique me paraît en avoir pris son parti. Il m’assure qu’il avait prévenu Pétain qu’on pouvait être attaqué sur l’Aisne, le kronprinz ayant des réserves disponibles et les intérêts dynastiques rendant toujours vraisemblables les opérations du kronprinz.


Dimanche 9 juin.

Clemenceau, qui est allé hier au front, me rapporte aimablement ses impressions. « J’ai parcouru, me dit-il, tout le front où l’offensive s’annonçait, exactement celui sur lequel elle s’est déclenchée cette nuit. Tout était prêt. Il y avait cependant deux divisions dont le secteur était beaucoup moins étendu que les autres. J’ai prévenu Pétain, qui m’a répondu : « Cela ne me « regarde pas ; c’est l’affaire de Fayolle. » Je vais l’informer. »

Clemenceau ajoute : « Je vous communiquerai un papier important que Jeanneney a trouvé dans le registre des délibérations du comité de guerre et qui date du ministère Painlevé. C’est une note de la main d’un des collaborateurs de Painlevé, Helbronner. Celui-ci relate qu’à Boulogne, Painlevé a mis Lloyd George au courant de certaines propositions que le baron de Lancken a faites à Briand et que ce dernier a eu tendance à croire loyales et acceptables. Lloyd George a répondu à Painlevé qu’elles étaient un piège destiné à diviser les Alliés.

— Mais, répliquai-je à Clemenceau, la note d’Helbronner ne contient rien qui laisse supposer que Painlevé soit tombé dans ce piège. Loin de là. Painlevé, je le sais, désapprouvait les conversations de Briand avec Lancken. Helbronner partageait l’avis de son patron. Tout cela est donc irréprochable de la part du cabinet Painlevé. »

Clemenceau ne me contredit pas.

« Pershing est venu me voir ce matin, me dit-il, et il m’a demandé avec inquiétude : « Si les choses n’allaient pas bien, est-ce que la France ferait la paix ? Je lui ai répondu : « Soyez tranquille. Ni le président de la République, ni moi, nous ne fléchirons et le pays nous suivra. » Il m’a paru rassuré. Sa question m’a rappelé le mot assez drôle que m’a dit le colonel House : « Si la France faisait la paix, où pourrions-nous nous battre contre l’Allemagne ? » Si Briand combine des négociations pacifistes, il aura donc à se mettre d’accord avec les Américains. »

Nouvelle évolution de Clemenceau. Ces jours-ci, il couvrait entièrement le général Duchesne. Aujourd’hui, il me dit : « Il y aura des sanctions à prendre dans l’affaire de l’Aisne. Duchesne ne m’a pas dit que des troupes avaient lâché pied. Je vais faire une enquête et je verrai. »

À la fin de la journée, un obus tombe au coin de la rue et du boulevard de Belleville, sur la terrasse d’un café. La préfecture de police nous annonce beaucoup de morts et de blessés. Je pars pour Belleville. Les rues grouillent de monde endimanché. Autour du point de chute, des milliers de personnes dont l’attitude est, d’ailleurs, parfaite. Heureusement les victimes sont moins nombreuses qu’on ne le croyait : un mort, un blessé auquel il faut amputer une jambe ; quelques autres blessés plus légers. Rien de plus. La femme du cafetier, qui a reçu un petit éclat derrière la nuque, me dit en riant : « Ce n’est rien. Comme je porte perruque, le coup a été amorti. »

Je me rends ensuite à l’hôpital Saint-Louis avec Ignace rencontré au carrefour. Un blessé que l’on conduit sur une civière à la salle d’opérations, me dit joyeusement : « Oh ! cela va bien, monsieur le président ; ce n’est pas encore pour cette fois. »

Les Allemands donnent des signes évidents de lassitude et aujourd’hui, ils échouent un peu partout. Ils se heurtent à la vigoureuse résistance des troupes du général Humbert.


Lundi 10 juin.

Clemenceau m’avait dit hier : « À demain matin » et, en effet, il avait convoqué le Comité de guerre pour ce matin à dix heures. Mais sans crier gare, il est parti avant l’aube pour les armées. Où ? Je ne sais. Pourquoi ? Je le sais moins encore. Le Comité s’est donc réuni sans lui et naturellement, on n’a pu examiner que des questions secondaires.

Klotz avait demandé qu’on portât à l’ordre du jour la proposition qu’il a faite de confier au payeur général comptable des armées le droit d’émettre des coupures divisionnaires pour le besoin de l’armée anglaise. Une note du G.Q.G. a élevé des objections contre ce système et concluait à ce que la Banque de France fût elle-même chargée d’émettre ces coupures. Mais Klotz, voulant ménager le crédit du billet de banque, a défendu sa proposition, et le Comité a trouvé qu’une fois de plus le capitaine X…, du G.Q.G., se mêlait de ce qui ne le regardait point.

Le général Alby a ensuite fait préciser que le nouveau Comité de défense (Doumer, etc.), n’aurait aucun pouvoir de décision, ni aucun droit de donner des ordres, et que ses propositions devraient être soumises au ministre de la Guerre. Déjà ce Comité a la prétention de considérer Paris comme un camp retranché, de réclamer de la main-d’œuvre pour des travaux de défense beaucoup trop rapprochés, d’enlever des moyens au front et d’oublier que Paris se défend en avant et que c’est en avant que doit être porté l’effort. Claveille fait remarquer avec raison qu’au point de vue militaire, les points les plus vulnérables et les plus vitaux de l’agglomération parisienne, ce sont les nœuds de chemin de fer, et il réclame le pouvoir de donner son avis sur les travaux de défense.

Klotz pose incidemment la question de savoir si Paris ne devrait pas être réincorporé dans la zone des armées, dont il est sorti depuis 1915. Je déclare qu’à mon avis, ce serait une mesure prudente et qu’on devrait mettre la question à l’étude.

Loucheur annonce que le général en chef lui demande d’augmenter la production des obus de 75 et des mitrailleuses. Il va faire un effort malgré le manque d’acier, car on dépense 300 000 coups par jour en ce moment et on n’en produit que 150 000. Le stock est encore de vingt millions. Mais on en a perdu deux millions à Fismes et à Fère-en-Tardenois.

Clemenceau revient : « J’ai ruminé toute la nuit et j’ai pensé qu’il était nécessaire de donner l’impression de la volonté dans le commandement et d’arracher Pétain à ses préoccupations d’excessive bienveillance. Je suis parti à la première heure pour aller voir Foch. J’avais causé avant-hier avec Humbert. Il s’était plaint de la faiblesse du général de Cadoudal. Pétain m’avait offert, après beaucoup d’hésitations, la tête de Putz et de Bazelaire, mais il y avait quelques autres exécutions nécessaires. J’apportai donc à Foch une liste que j’examinai avec lui. Nous tombâmes d’accord sur tous les noms et nous nous rendîmes ensemble chez Pétain. La première mesure à prendre était de le débarrasser d’Anthoine. Cela n’a pas été tout seul, mais il a fini par consentir. Il donnera à Anthoine la succession de Franchet d’Esperey et il le remplacera comme chef d’état-major général par Berthelot, à qui j’ai télégraphié de voir Wilson le plus tôt possible et de revenir. J’enverrai Micheler en mission en Amérique. Foch et Pétain disent tous deux qu’il perd la tête aux heures critiques, qu’on ne peut plus avoir confiance en lui. Cela va mécontenter Dubost, mais l’intérêt de l’armée avant la politique. Je convoque Micheler pour demain et je lui représenterai sa mission comme extrêmement importante. Tant pis pour Dubost. Il n’est pas ministre responsable. Micheler sera remplacé à la tête de son armée par Maistre.

« Reste Duchesne. Abel Ferry m’écrit à son sujet que, même injuste, une mesure devrait être prise contre lui pour répondre au sentiment de l’armée. Mais renseignements pris, la mesure me paraît juste. Des fautes ont été commises, Duchesne perdra le commandement de son armée. Je lui laisserai celui d’un corps d’armée. Il sera remplacé par Mangin. De Maud’huy ne sera pas remplacé après son congé. Il faut que les chefs aient la sensation qu’on ne tolère en ce moment aucune erreur. »

Clemenceau ajoute que si Milner et Haig sont venus le voir inopinément avant-hier, c’était pour se plaindre que Foch, après avoir enlevé aux Anglais quatre divisions américaines, ait voulu prendre également trois divisions anglaises du Nord et des batteries, et aussi pour se plaindre que Foch prenne des mesures de ce genre sans l’avertir, lui, Clemenceau. Dans la circonstance et d’accord avec Milner, Clemenceau a arbitré le différend en faveur de Haig. Mais qu’est-ce qu’un commandement en chef exercé avec de telles entraves ?

Le ministre de l’Uruguay me présente sa mission militaire, qui va partir pour le front.

Les officiers de liaison m’apprennent que le général Humbert espère contenir l’ennemi demain. Mais le radio allemand annonce déjà 8 000 prisonniers et le commandant Challe trouve que les journaux pacifistes et l’accord sur les prisonniers abaissent le moral des troupes. Il va falloir que je renouvelle auprès de Clemenceau mes observations quotidiennes. Il me répondra comme toujours : « Pourquoi lisez-vous les journaux ? Ils n’ont aucune importance. »


Mardi 11 juin.

Conseil des ministres. Clemenceau garde le silence sur les mesures qu’il a prises contre certains généraux. Il ne parle pas davantage d’autre chose. Il est muet.

Pichon lit quelques télégrammes. Il indique que le comité national tchèque a demandé à l’Angleterre et à la France de le reconnaître comme gouvernement. Pichon est d’avis qu’il y a lieu de donner une réponse favorable.

J’objecte à contre-cœur qu’il est peut-être difficile de reconnaître comme gouvernement un comité qui ne gouverne rien et qui n’a encore aucune existence légale. On pourrait mécontenter d’autres organisations tchèques. Mieux vaudrait entrer en relations avec ce comité et, au besoin, l’aider pécuniairement. Il serait peut-être prudent, d’ailleurs, de prévenir le président Wilson et de lui demander s’il a des objections. Clemenceau et Pichon se rangent à cet avis. Nail me dit à demi-voix qu’il me communiquera le réquisitoire de Mérillon dans l’affaire Malvy. Il conclut aux poursuites pour complicité de crimes de droit commun.

Claveille et Jeanneney ont une longue discussion au sujet du traité Cotelle (transports militaires par les compagnies) qui vient à expiration aujourd’hui et qu’il s’agit de proroger, malgré le refus des colonies. Claveille trouve que ce traité ne rémunère pas suffisamment les compagnies et qu’elles obtiendraient certainement du Conseil d’État des indemnités supplémentaires. Mais finalement il ne s’oppose pas à ce qu’on le proroge. Il déclare seulement que l’application donnera lieu à des procès ultérieurs, où l’État sera condamné.

Les Allemands annoncent 20 000 prisonniers sur l’Oise, après les 50 000 de l’Aisne.

Verlot et Queuille, députés, qui s’intéressent aux œuvres de rééducation des mutilés, voudraient acheter un hôtel à Paris pour y installer leurs services.


Mercredi 12 juin.

Mérillon apporte son réquisitoire à Sainsère. Il conclut aux poursuites pour complicité du crime visé par l’article 77, mais il donne à entendre en plusieurs passages que l’auteur principal est Caillaux. L’argumentation, dans l’ensemble, paraît, d’ailleurs, un peu frêle. Les conversations avec Daudet sont, du reste, écartées.

Clemenceau, dans la matinée : « Je viens me plaindre de vous à vous.

— Encore ? Quel est mon nouveau crime ?

— Vous avez indiqué à plusieurs ministres les mouvements que je fais dans l’armée et notamment le remplacement de Dubail. Il y a eu aussitôt des bavardages.

— Oui, hier, à la sortie du Conseil, Leygues, qui était arrivé en retard, a demandé si vous aviez annoncé des changements militaires. J’ai répondu, devant quatre ou cinq ministres qui étaient encore là, que vraisemblablement vous aviez oublié de donner ce renseignement au Conseil, mais que vos intentions étaient arrêtées. Jeanneney, qui était là, a confirmé mes paroles et j’ai donné quelques indications qui, ce me semble, n’avaient rien de confidentiel pour les membres du gouvernement, puisqu’au G.Q.G. tout le monde sait à quoi s’en tenir.

— Oui, mais il y a des ministres qui saisissent toutes les occasions d’intriguer. Alors, je vous serais reconnaissant de ne jamais répéter ce que je vous dis. »

Singulière conception d’un cabinet solidairement responsable !

— J’ai reçu votre lettre. (Une lettre dans laquelle je me plaignais des progrès du pacifisme[1].) Je vous assure que vous vous trompez sur l’état d’esprit dans l’armée et dans le pays. Personne ne songe à la paix.

— Mais vous-même, riposté-je, vous vous plaignez de la campagne de Briand.

— Oui, mais le pays, lui, ne veut pas la paix.

— Croyez-vous que Briand ferait cette campagne s’il ne sentait pas des points d’appui ?

— Non, non, il n’y a rien à craindre. J’ai autorisé Pétain à interdire la Vague de Brizon. Quant au Populaire, il ne bat plus que d’une aile. On voulait même me l’offrir ces jours-ci. Mais je n’entre pas dans les combinaisons de ce genre. J’ai donné des ordres à la censure pour qu’elle ne laissât rien passer de ce qui vous concerne sans prendre votre avis.

— Il ne s’agit pas de moi. C’est tout à fait secondaire. Ce qui me préoccupe, ce sont les articles qui laissent croire qu’on a négligé des occasions sérieuses de faire la paix, ou d’autres de même genre.

— Oui, il y a eu en ce sens ce matin un article de Sembat. Mais tout cela ne compte pas. Du reste, j’ai reçu, hier, Renaudel et Merrheim. Ils m’ont tenu un très bon langage. Ils m’ont promis qu’il n’y aurait pas de grèves. Ils m’ont seulement demandé la clémence du gouvernement pour les ouvriers arrêtés. J’ai répondu que pour un certain nombre, les meneurs, Andrieux, Péricat et autres, je ne pourrais user d’indulgence. Mais pour la généralité, j’examinerai la situation avec bienveillance. Ils se sont contentés de cette réponse. »

Bonin, ambassadeur d’Italie, vient me remercier de la grand’croix de la Légion d’honneur qui lui a été conférée.

Le colonel Rousset et Berthoulat croient qu’il faudrait rendre un commandement d’armée à Nivelle, qu’on devrait multiplier les raids sur les villes allemandes, qu’on ne peut laisser bombarder Paris sans grand péril et qu’à cet égard, Clemenceau ne se rend pas compte de la situation.


Vendredi 14 juin.

Clemenceau et Nail m’envoient à la signature les décrets nommant Dubail à la grande chancellerie et Guillaumat au gouvernement militaire. Ces deux actes auraient dû être signés en Conseil, mais Clemenceau s’est contenté de consulter les ministres à domicile.

Le général Guillaumat vient me voir. Il regrette Salonique. Il dit que dans trois mois, on pourra reprendre l’offensive avec succès.

Le cardinal, archevêque de Lyon, m’ayant écrit une lettre, d’ailleurs très correcte, pour demander des prières officielles, je lui ai répondu, d’accord avec Clemenceau, que je la transmettrais au président du Conseil. Clemenceau m’a fait communiquer aujourd’hui sa réponse, tout entière de sa main, très déférente, très patriotique, mais naturellement négative et invoquant l’impossibilité légale.


Samedi 15 juin.

Aucune nouvelle de Clemenceau.

Leygues m’entretient longuement de la Russie où il trouve que nous restons beaucoup trop inactifs et laissons le champ libre à la propagande allemande. Il se plaint de l’inertie de Pichon. Il se plaint surtout de l’isolement de Clemenceau qui ne tient les ministres au courant de rien.

Marc Réville, député, né en Hollande, qui a été envoyé à La Haye pour y traiter l’affaire de la subvention de la Kolnische Volkszeitung, me dit qu’il croit que les intermédiaires, membres d’une congrégation catholique composée de Hollandais et d’Allemands, sont sincères et que le journal, qui a reçu les premiers fonds convenus, va évoluer dans le sens fixé : indépendance de la Belgique, question d’Alsace-Lorraine posée. Il me rapporte qu’en Hollande la disette est extrême. Il est revenu avec des officiers français échappés d’Allemagne où ils étaient prisonniers ; le colonel Boucabeille, attaché militaire à La Haye, avait organisé un service pour faciliter ces évasions.

M. Outrey, député de Cochinchine, revenu du Japon, de Chine, du Siam, est tout à fait favorable à l’action du Japon en Sibérie. Il craint que nous ne l’encouragions pas par un accord convenablement étudié.


Dimanche 16 juin.

Encore une alerte cette nuit. Une torpille est tombée sur les Grands Magasins Paris-France, 137, boulevard Voltaire, et les a complètement incendiés. Une autre est tombée tout près de là, 99, rue des Boulets, et a détruit un immeuble. Trois cadavres de femmes ont été retrouvés dans les décombres. Je suis allé voir les blessés et saluer les cadavres transportés à l’hôpital Saint-Antoine. J’étais venu dans le même établissement au lendemain de mon élection. Que c’est loin ! et que de tristes choses depuis lors !

Dans les rues, la foule est très nombreuse. L’accueil est excellent. Le moral se maintient donc encore. Mais ne le laissons pas gâter.


Lundi 17 juin.

Bracke, député, vient me voir avec un Autrichien naturalisé, M. Heuberger, qui propose de recruter dans les camps de prisonniers allemands des agents de révolution. Cet Heuberger a rédigé un programme d’une manière assez emphatique, qui ne paraît pas faite pour inspirer grande confiance. Mais Bracke semble, au contraire, très sûr du succès.

Rault, préfet du Rhône, voudrait, sans quitter la préfecture pendant la guerre, être nommé conseiller référendaire ou conseiller d’État. Il me raconte que le colonel Goubet, qui a été autrefois en garnison à Lyon et qu’il connaît, est venu le voir avant le procès Duval et qu’il a dit que si Leymarie était poursuivi, il déposerait en sa faveur. « C’est moi, déclare-t-il, qui suis allé le trouver pour lui parler de tout autre chose. Je lui ai dit : « J’ai toujours le chèque Duval ; je ne sais qu’en faire. Ne puis-je pas le rendre ? » À quoi Leymarie a simplement répondu : « Vous l’avez fait photographier ? Alors, il n’y a peut-être pas d’inconvénient à le rendre. » Comme Goubet a raconté les choses différemment à M. Lumière, de Lyon, deux jours après, Rault n’a pas osé renouveler devant le Conseil de guerre la déposition qu’il y avait faite contre Leymarie. Je me demande s’il faut conclure de là que Goubet manque de sincérité et Rault de courage. Mais je ne conclus pas, faute de renseignements précis.

Le général Dubail, nommé grand chancelier de la Légion d’honneur, me rend visite. Il me parle de Monier, dont il n’a pas encore étudié le dossier. Je lui dis qu’Ignace et Sarrut ne croient pas la radiation nécessaire.

La Vérité annonce que la censure l’a priée d’ajourner un « superbe » article de M. Pioch, intitulé : Lui. Elle ne le publiera pas, mais elle déclare que la censure voudra, sans doute, soumettre la question au ministre de l’Intérieur, qui appréciera l’exactitude des observations de l’auteur.


Clemenceau arrive le matin, accompagné de Jeanneney. « Je viens, me dit-il, avec Jeanneney, parce que c’est un autre moi-même. J’ai longuement causé hier avec Pétain. Il est très préoccupé de la prochaine offensive. Il trouve que Foch lui enlève trop de forces pour le Nord. On va être attaqué sur Hazebrouck ou Béthune, puis Arras et Amiens. Le général Debeney aura à supporter une partie de l’attaque. C’est la route de Paris. Pétain croit qu’il faut choisir entre Calais et Paris et c’est la défense de Paris qu’il faut mettre sur le premier plan. Je suis de son avis. S’il le fallait, je sacrifierais Paris à la continuation de la guerre, mais je crois que, militairement, il faut défendre Paris.

— Cela a toujours été mon avis aussi, vous le savez, dis-je. J’ajoute : militairement et moralement.

— Oh ! moralement, non. Le moral est excellent, il n’y a rien à redouter.

— Encore une fois, ne croyez pas cela ; et, en tout cas, faisons l’impossible pour que Paris ne soit pas menacé.

— Nous sommes d’accord, c’est ce que j’ai dit à Pétain. Je l’ai, en outre, prié de m’écrire officiellement à ce sujet. D’après l’accord de Beauvais, les généraux en chef peuvent s’adresser à leurs gouvernements, s’ils croient que les ordres de Foch mettent l’armée en péril. C’est le cas de Pétain. Je verrai Foch dès que j’aurai en main la lettre de Pétain. Je tâcherai de les mettre d’accord. Je ne vais pas voir Foch aujourd’hui parce qu’il est allé voir Pershing et qu’il lui demande de donner des régiments américains dans nos divisions. Ce sera une manière de stimuler le moral de nos troupes.

Les Américains sont admirables. Si vous avez une heure, allez voir à Trilport le général Degoutte, il vous donnera à ce sujet des détails intéressants. »


Mardi 18 juin.

Depuis quinze jours, la roseraie de l’Élysée est en pleine floraison et répand une délicieuse odeur sous mes fenêtres. Le jardin est rempli d’oiseaux : merles, bouvreuils, pigeons et moineaux, et malheureusement aussi de corneilles, qui sont revenues, quoiqu’un fonctionnaire des forêts en ait tué plusieurs et qu’elles aient été, comme les années précédentes, pendues autour de la pelouse pour chasser les nouvelles venues. Tous ces chants, tous ces parfums, toute cette joie de la nature, si près de tant de souffrances humaines !

Conseil des ministres. Clemenceau, qui est allé voir Foch dès l’aube, annonce son arrivée pour dix heures. Nous l’attendons. Il arrive rayonnant. « Tout, me dit-il à part, est arrangé entre Foch et Pétain, et tout s’arrange entre Foch et Pershing. Pétain, poussé par ses bureaux, avait examiné avec un peu de vivacité les demandes de Foch et s’était cabré sans chercher à se mettre d’accord. L’entente est maintenant complète. Foch s’y est prêté de bonne grâce. » Clemenceau ne me donne aucun détail, mais je comprends que c’est Foch qui a cédé ou qui a transigé. « Quant à l’amalgame avec les Américains, Pershing s’y prête de plus en plus. »

En Conseil, Clemenceau indique très brièvement qu’on s’attend à être attaqué sur Béthune et sur Amiens, qu’on sera sans doute encore forcé de céder du terrain, que nos effectifs sont encore inférieurs à ceux des Allemands, mais que dans deux ou trois mois, nous « étalerons ». Ces explications sont sommaires, confuses, destinées surtout à justifier les paroles qu’il a prononcées à la Chambre sur l’infériorité de nos effectifs. Mais aucun chiffre, aucune précision.

Pichon donne des renseignements plus favorables sur les dispositions des États-Unis à l’égard de l’intervention japonaise.

Leygues fournit des informations rassurantes sur la guerre sous-marine ; les Alliés coulent par mois une quinzaine de sous-marins ennemis, plus que l’Allemagne n’en met à l’eau, et les torpillages ne cessent de diminuer. Lebrun indique que l’Allemagne vient de réduire à 180 grammes la ration de pain. Elle n’a donc pas pu tirer grand’chose de l’Ukraine.

Je reçois officiellement le nouveau ministre du Portugal, M. de Bettancourt-Rodriguez.


Jeudi 20 juin.

Dans la matinée, Ignace m’informe que Charles Humbert a demandé mon audition dans son affaire (commerce avec l’ennemi) au sujet des visites qu’il m’a faites. Je réponds que j’ai reçu plusieurs fois Charles Humbert, en tant que sénateur de la Meuse. Pour la demande qu’il fait, je prie Ignace de consulter Clemenceau. Celui-ci vient justement me voir. Il n’est pas d’avis que je dépose dans l’affaire Humbert ni dans les autres. Il ajoute qu’il poursuit son enquête sur les opérations de l’Aisne et qu’il me tiendra au courant. Mais il veut « marcher d’accord avec la commission de l’armée. Peut-être, dit-il, n’aurais-je pas été de cette opinion au début de la guerre, mais ajourd’hui, je juge indispensable de garder le contact avec le Parlement. » Clemenceau est, en ce moment, très dur pour Pétain. En revanche, il proclame son admiration pour Foch. « Des fautes très graves, répéte-t-il, ont été commises dans la bataille de l’Aisne et je crois même que la responsabilité personnelle de Pétain est engagée. » Je conclus, quant à moi, qu’il faut absolument que les rapports de Foch et Pétain soient mieux définis. Clemenceau m’assure qu’il est lui-même de cet avis.

Clemenceau est, me raconte-t-il, allé voir Dubost, qu’il a trouvé toujours assez furieux des « infamies » dont Micheler est victime. » — Victime d’une infamie, parce qu’il n’est pas général en chef !

Clemenceau me parle encore de Briand avec hostilité. Il attribue à Briand l’insistance avec laquelle Paté, Varenne et d’autres l’ont interrogé dans les commissions sur la question des effectifs.

Jules Guesde, qui est resté longtemps absent et qui est allé soigner ses douleurs à Dax, me fait une visite amicale. Ses longs cheveux flottent plus gris autour de sa tête ; ses jambes sont tordues et déjetées ; il marche avec peine et souffre, me dit-il, beaucoup. Il me tient un langage aussi patriotique et aussi ferme que jamais : « J’ai souvent été bien triste de vous entendre attaquer comme on le fait. Moi, qui vous ai vu à l’œuvre et qui sais comment vous vous acquittez de vos fonctions… » Il me prie avec beaucoup de discrétion et de tact d’examiner le dossier de grâce de son ex-gendre, contre lequel sa fille a obtenu le divorce. « Il ne m’est plus rien, me dit-il, mais il est le père de ma petite-fille. »

Me  Moro-Giafferri vient me demander si je ne pourrais pas déposer dans l’affaire Humbert. Je lui réponds que, sur avis du gouvernement, j’ai refusé dans l’affaire Malvy et que je ne puis que conserver la même attitude. Je ne puis intervenir, même comme témoin, dans des affaires judiciaires. Comment exercer le droit de grâce après avoir pris parti dans une affaire ? Comment s’exposer à ce qu’on dise que le président cherche à influencer la justice ? Me  Moro-Giafferi s’attendait à mes objections et paraît se rendre aisément à mon avis.

Stephen Pichon m’apprend que les Polonais désirent qu’à la prochaine remise des drapeaux, je remplace dans mon discours le mot « Allemagne » par « Empire germanique ». Les Polonais savent trop bien que l’Allemagne n’a pas changé.


Vendredi 21 juin.

Mon cousin Émile Boutroux vient me dire : « J’ai vu Ribot ces jours-ci et il m’a engagé à te parler de mon bibliothécaire (de la fondation Thiers) Montayé. Montayé prétend qu’il y a contre toi un complot royaliste et qu’on te reproche d’avoir dissimulé des pièces dans l’affaire Sixte. Sais-tu quelque chose de cette campagne ? » J’explique à Boutroux que les attaques sont les mêmes contre Ribot et contre moi et qu’elles ne reposent sur rien.

La Vérité continue ses entrefilets quotidiens intitulés Lui et me désigne clairement sous ce pronom.

Eugène Lautier m’affirme que Leymarie renonce à introduire un recours en grâce, mais il voudrait n’être incarcéré qu’après avoir été entendu comme témoin dans les affaires Malvy et Charles Humbert. Je réponds que la décision ne dépend ni de moi, ni du cabinet, mais du gouverneur militaire.

Gérard, gouverneur du Crédit Foncier, Meusien d’origine, m’annonce qu’il va être mis à la retraite et que Clemenceau, Claveille et Klotz l’ont recommandé pour un poste vacant d’administrateur à la Compagnie des Chemins de fer de l’Est.

Lafferre et Hebrard de Villeneuve viennent me parler de la réunion des Pupilles de la Nation le 14 juillet, au Trocadéro.

À neuf heures du soir, à la gare de l’Est, départ avec Pichon et les invités des Polonais.


Samedi 22 juin.

Nous arrivons à neuf heures du matin à Dienville, dans l’Aube. Nous sommes reçus par le général Gouraud. Nous ont accompagnés ou sont venus par d’autres voies le président du Comité polonais, M. Roman Dukowski, d’autres membres du même comité, Klobukowsky, Chérioux, représentant Paris, Lefas, député mobilisé comme lieutenant à l’armée polonaise. Un quart d’heure d’auto et nous débarquons dans une clairière sur un vaste champ de friches. Très joli cadre ; le ciel est nuageux, mais la température est douce ; il ne pleut pas et le soleil brille par instants.

Nombreux habitants des environs : vieillards, femmes, enfants, qui saluent, applaudissent et agitent leurs mouchoirs. Des gamins sont juchés sur des branches d’arbres.

Trois régiments polonais rangés à la lisière du bois. Ils ont l’uniforme bleu horizon, mais leur béret national. Belle tenue. La plupart ne savent pas un mot de français. Contre un bouquet d’arbres, un autel de campagne est dressé. Un prêtre officie, servi par trois soldats polonais. Debout sur la friche, nous assistons à la messe et à la bénédiction des drapeaux : aigles d’argent sur velours écarlate. La cérémonie est très imposante. Est-ce vraiment ici la résurrection d’un peuple ? Nous passons ensuite devant le front des troupes, Pichon, le général Gouraud et moi. Marseillaise, hymne national polonais. Puis remise des drapeaux et discours de M. Roman Dukowski, président du comité polonais, et de moi[2]. Beaucoup de Polonais présents ont les larmes aux yeux.

Nous allons ensuite en auto jusqu’à Brienne-le-Château. La petite ville est gentiment pavoisée et les habitants me font fête. Déjeuner froid à l’hôtel de ville, une soixantaine de couverts. Sur la place, la statue de Napoléon adolescent, élève de l’École de Brienne.

Après déjeuner, visite aux hôpitaux. Je traverse la cité à pied, escorté d’une nuée d’enfants, parmi lesquels beaucoup de petits réfugiés des Ardennes. À deux heures, je reprends le train à Brienne pour être à Paris à sept heures du soir.


Lundi 24 juin.

Anniversaire de la mort du président Carnot. À dix heures du matin, je me rends au Panthéon et je porte des fleurs sur la tombe.

J’éprouve encore une douloureuse émotion à me rappeler la nuit que j’ai passée en faisant sous le ministère Charles Dupuy l’intérim de l’Intérieur, et en attendant, heure par heure, des nouvelles télélégraphiques de Lyon. Ce brave et cher Sadi Carnot ! J’ai été plusieurs fois son ministre, et si je remplis sans trop d’erreurs mes fonctions présidentielles, c’est que je me suis instruit à son école ! Pour l’avant-dernière fois, j’accomplis ce pieux pèlerinage ; dans deux ans, mon successeur viendra à son tour.

En rentrant à l’Élysée, je trouve Tardieu, qui a des difficultés à recruter du personnel pour ses services à Paris. Il me dit qu’il a déconseillé à Clemenceau d’envoyer Micheler en Amérique. Il est maintenant question de lui donner une mission au Japon. Mais Dubost ne veut pas plus entendre parler du Japon que de l’Amérique.

Le général Jullian, nommé attaché militaire en Italie, me rend visite. Il revient de Nancy où il a été en admiration devant les Américains.

Avec Loucheur et Dumesnil, je vais à Villacoublay, où nous voyons nos premiers grands avions de bombardement, les Farman 50, les Caudron, qui font leurs premiers vols devant nous. Ils sortiront en série à partir de juillet, mais encore peu nombreux.


Mardi 25 juin.

Conseil des ministres. Clemenceau, volontairement vague, comme toujours, explique qu’il est allé voir Foch. « Je lui ai dit, raconte-t-il, qu’il était trop orienté vers le Nord. Il m’a répondu : « Je commence à me désorienter. » Je crois, en effet, qu’il ferait bien de veiller un peu sur Compiègne, sur Château-Thierry et sur la Champagne. Puis je lui ai conseillé de prendre Pétain par le bras et d’aller un peu voir de tout près les divisions de l’armée française. Je pense qu’il va le faire aujourd’hui. J’irai moi-même, demain ou après-demain, derrière lui, me rendre compte. » Clemenceau me fait ensuite signer un décret destiné à faire rentrer Paris dans la zone des armées. Mais ici encore, on reste dans l’à peu près ; car le gouverneur militaire, au lieu d’être subordonné au commandant en chef, relève du ministre de la Guerre, et ainsi l’arbitrage que s’attribue Clemenceau aura un emploi supplémentaire.

Clemenceau parle enfin au Conseil de la bataille de l’Aisne : « Je poursuis, dit-il, de nouveau une enquête ; j’en ai encore pour quinze jours ou trois semaines. N’est-ce pas, Jeanneney ? Je réunis des documents empruntés aux autorités militaires et aux autorités civiles et procurés par des moyens dont nous disposons. Je serai à même de conclure dans quelque temps, et j’apporterai des propositions au Conseil. »

Pichon dit qu’il va communiquer aux gouvernements alliés et aux commissions parlementaires les travaux de la commission Léon Bourgeois sur la Société des Nations, mais sans conclusion du gouvernement. Aussitôt Clemenceau, qui a évidemment imposé à Pichon cette dernière réserve, se lance dans des plaisanteries sans fin sur la Société des Nations et sur Bourgeois. Il est de toute évidence qu’il n’a rien lu du dossier et qu’il se méprend du tout au tout sur les idées de Bourgeois et de Lavisse. Mais il est dans un de ces moments de parti pris où il est inutile d’essayer de le retenir.

Pichon soumet au Conseil un projet de traité avec le prince de Monaco : protectorat de la France, précaution pour la succession, etc. Ensuite, jusqu’à la fin du Conseil, affaires courantes. Elles ne courent pas vite, en ce moment.


Mercredi 26 juin.

Comité de guerre.

Clemenceau décrit avec des détails confus ce qu’il appelle les frottements du commandement : difficultés entre Foch et Pétain à propos de l’insuffisance de l’état-major du premier, à propos des tanks, à propos des divisions que chacun réclame à l’autre.

À la fin du Conseil, Pichon lit une note sur l’intervention japonaise apportée par l’ambassadeur et sur les instructions qu’il a données, lui, Pichon, aux ports alliés à propos de cette intervention.

Le brave général Florentin, qui est âgé de quatre-vingt-deux ans et qui prend de très bonne grâce sa mise à la retraite de grand chancelier, vient me faire ses adieux.

Siben, avocat général, me parle des idées de son ami Chéradame sur la propagande à faire chez les Slaves d’Autriche.


Jeudi 27 juin.

Lara, du Gaulois, toujours dans un très bon état d’esprit, est cependant très ébranlé dans sa confiance au commandement et très affecté par la bataille de l’Aisne.

Le docteur Mac Farlan m’est présenté par Tardieu. C’est le secrétaire général des fédérations chrétiennes américaines, qui comprennent dix-huit millions de fidèles. Homme très simple et familier, accompagné d’un jeune aumônier protestant français militarisé. Il me remet un message des églises américaines pour le peuple français.

Fernand David me dit qu’il ne s’explique pas comment on parle autant du départ des ministères. Des maisons ont été réquisitionnées dans une multitude de villes. Hier, un capitaine envoyé par Jeanneney est venu demander à Sainsère de quels locaux j’aurais besoin en province. J’ai prié Sainsère de lui répondre que je ne quitterai pas Paris. Je fais la même réponse à Fernand David.


Vendredi 28 juin.

MM. Rébelliau, de l’Institut, et Gallois, de la Sorbonne, me présentent M. Martens, industriel américain d’origine russe, qui a établi un certain nombre de cartes agricoles, industrielles et économiques, et qu’ils voudraient voir adjoint à une mission de la France en Russie.

Depuis hier, les journaux sont remplis d’une nouvelle tragique : l’assassinat de Nicolas II. Il n’est pas encore certain, mais il n’est que trop vraisemblable. Malheureux empereur, si peu fait pour régner, si doux, si inoffensif, mais si faible et parfois si fâcheusement influençable !

Cette nuit, raid d’avions, plus meurtrier encore que les précédents. Une bombe est tombée au ministère de la Justice, et y a fait de graves dégâts matériels. Un jeune homme ami de Nail, fils de Chichet, le journaliste qui a pris l’Homme libre au départ de Clemenceau, a été blessé dans la cour. Je vais au ministère avant la fin de l’alerte. Beaucoup de monde place Vendôme. Une autre bombe est tombée au coin de la rue de Castiglione, près de l’hôtel du Rhin. Mme  Nail, qui était à la cave, n’a pas été blessée, mais elle est très émue. Je me rends avec Nail au Grand Palais pour voir le jeune blessé, qui heureusement va se tirer d’affaire. Puis je vais seul à la Charité, où il y a déjà six cadavres et des blessés.

Clemenceau est allé hier aux armées pour traiter avec Foch les questions posées avant-hier devant le Comité de guerre. Les a-t-il réglées, ou les a-t-il laissées en suspens ? Je l’ignore. Il ne me donne aucune nouvelle ce matin. En revanche, il m’envoie Pichon, qui me communique une longue lettre de lord Milner au président du Conseil. Lord Milner indique que, d’après ses renseignements, le roi des Belges aurait le désir d’assister, comme commandant en chef de l’armée belge, au prochain comité interallié de Versailles. Lloyd George est d’avis, dit lord Milner, que Clemenceau fasse cette proposition au roi Albert. Le président du Conseil hésite et par conséquent, Pichon aussi. Ils se demandent comment faire cette situation spéciale au roi Albert, sans risquer de froisser le roi d’Italie, les Serbes et les Portugais.

En ce qui concerne les Serbes et les Portugais, je réponds qu’on peut expliquer que le comité de Versailles contrôle la défense des territoires français. J’ajoute qu’à mon avis, Clemenceau devrait céder la présidence du Comité au roi Albert.

Les délégués du Comité national polonais viennent me remercier.


Dimanche 30 juin.

Hier au soir, départ de la gare de l’Est à vingt et une heures trente avec Pichon, Leygues, Lebrun, Gay, du Conseil municipal de Paris, général Archinard, général Jeannin et M. Benès, premier secrétaire général du comité tchèque. Dans le train, conversation avec les ministres sur un projet de fête franco-américaine pour le 4 juillet. Tous, surtout Franklin-Bouillon, craignant qu’en exaltant trop le président Wilson, on ne mécontente les républicains d’Amérique, sont d’avis que la cérémonie prenne un caractère national et que je parle. Mais je fais cette observation que si les présidents des Chambres prononcent, eux aussi, des discours, ce sera une nouveauté, qu’ils n’ont, d’ailleurs, aucune qualité pour traiter hors des Chambres des questions de politique étrangère.

Franklin-Bouillon indique qu’on n’a pas encore réussi à mettre d’accord sur le programme de la fête le Conseil municipal et le Comité parlementaire. Pams est chargé d’étudier une entente. Finalement, Pichon, Leygues, Lebrun télégraphient à Clemenceau qu’étant donné le caractère de fête nationale, je désirerais qu’on ne prît aucune décision définitive avant notre retour.

À neuf heures, arrivée à Darney (Vosges). Temps splendide. Nous sommes reçus par le général de Castelnau, le général de Boissoudy, commandant la 7e armée. Tous deux sont enchantés des troupes américaines. « J’ai déjà eu neuf divisions entre les mains, dit Castelnau, elles sont toutes excellentes. Les états-majors seuls et les généraux sont inexpérimentés ; mais ils sont intelligents et se formeront. »

Trajet en automobile jusqu’au terrain où doit être passée la revue des troupes tchèques. Le village de Darney est tout pavoisé et la population, très empressée, s’est portée sur la route que nous suivons. Aux accents de la Marseillaise, je passe devant les troupes, quatre ou cinq mille soldats de fière allure.

M. Benès prononce un beau discours, où il me remercie avec une extrême cordialité. « Lorsque la catastrophe mondiale a éclaté, dit-il, la France martyre et envahie est immédiatement devenue la conscience du monde, l’expression du droit et de la justice, l’incarnation de toutes les valeurs morales que le monde connaît. »

Je parle à mon tour[3] et je remets le drapeau au colonel Philippe, qui le passe au porte-drapeau.

Puis, prestation du serment, lue par un officier. Tous les soldats tiennent le fusil reposé de la main gauche et lèvent la droite : spectacle très imposant.

Pendant que les troupes se forment pour le défilé, un certain nombre de soldats, groupés devant nous, entonnent des chœurs et des chants nationaux militaires.

Défilé en bon ordre, puis visite aux cantonnements. Cette fois-ci encore, n’est-ce pas la résurrection d’un peuple ?

Retour à la gare de Darney. Déjeuner dans le train. Sainsère téléphone que Mandel l’a prié de me faire savoir que tout est arrangé entre Foch et Pétain.

Longue conversation seul à seul sur le quai avec Castelnau. Il se plaint qu’on ne manœuvre pas. « Je suis partisan, dit-il, de l’offensive et je ne l’ai pas caché. Mais, du moment où l’on a choisi la défensive, il faut y adapter la manœuvre. Pour moi, si je suis attaqué, je suis bien décidé à manœuvrer ; je céderai inévitablement du terrain, mais pour me rétablir. Il est probable, du reste, que je ne serai pas attaqué maintenant. Les Allemands viseront plutôt Paris où ils savent que nous pourrons abandonner beaucoup de terrain. Mais dans deux mois, nous serons hors d’affaire et sûrs de la victoire. »

Départ à quatorze heures, dîner dans le train ; arrêt pendant la nuit et retour à Paris.

  1. Paris, le 11 juin 1918.

    « Mon cher Président,

    « Après ce qui s’est déjà passé sur l’Aisne, le nombre important de prisonniers que l’ennemi continue à nous faire dans la bataille de l’Oise ne laisse pas d’être inquiétant. Je ne puis m’empêcher d’y voir la marque d’une chute de moral dans nos troupes et on me dit, en effet, de plusieurs côtés que certaines d’entre elles se sont mollement battues. Il y a là un symptôme grave et cet état de choses paraît avoir été, en grande partie, provoqué par les campagnes de certaines feuilles pacifistes, qui ont habilement exploité, d’une part, le récent accord sur les prisonniers et, d’autre part, les prétendues offres de paix que n’aurait pas su saisir le gouvernement de la République. Je vous assure, une fois de plus, que cette double campagne, qui se poursuit impunément, fait des ravages. Pour la paralyser, il me semblerait indispensable que le général en chef prît des mesures sévères afin d’empêcher les hommes de se rendre, leur fît savoir qu’en aucun cas ils ne seront rapatriés pendant la guerre et leur indiquât, dans des notes concises, et claires, les mauvais traitements auxquels ils seront exposés en Allemagne et les poursuites qui les attendront à leur retour. Mais je ne crois pas moins nécessaire, si la censure continue à être aussi indulgente pour les feuilles pacifistes, que le général en chef ait, du moins, le droit d’interdire absolument dans la zone des armées les journaux dont l’action démoralisatrice aura été démontrée par les rapports des chefs d’unités.

    « La saisie de quelques rares numéros est tout à fait inefficace. Vous me plaisantez amicalement chaque fois que je vous parle de la sorte, mais je suis bien forcé de croire qu’en temps de guerre la liberté absolue n’est pas aussi inoffensive que ces droits, puisqu’il me revient de toutes parts que des feuilles, évidemment créées, du reste, pour arrêter l’élan national et neutraliser cette impulsion, ont exercé hier sur l’esprit de certains ouvriers, et exercent aujourd’hui sur l’esprit de quelques soldats une influence déplorable.

    « Croyez, etc… »

  2. V. Messages et discours, t. I, p. 239 (Bloud et Gay, éditeurs).
  3. V. Messages et discours, t. I, p. 245 (Bloud et Gay, éditeurs).