Au service de la France/T10/04

Plon-Nourrit et Cie (10p. 104-153).


CHAPITRE IV


Expériences des tanks. — Nouveaux obus sur Paris. — Des soldats tués place Vauban. — Clemenceau et Churchill. — Une lettre de Foch à Clemenceau. — Obsèques du secrétaire de la légation suisse. — Clemenceau et Czernin. — Le recours en grâce de Bolo. — Visite de Me  Albert Salle. — Rejet. — Clemenceau et Orlando. — Visite aux armées du général Debeney. — La Faloise, G.Q.G. de Mangin. — G.Q.G. de Micheler. — Mission militaire du Siam. — Raid d’avions sur Paris et incendie rue de Rivoli. — Départ de M. Antonesco, ministre de Roumanie. — Voyage à Bruay-les-Mines. — Retour à Doullens. — Visite de cantonnements. — Le général Foch à Sarcus. — Tir d’un canon à longue portée sur Paris. — Voyage en Belgique. — Tristesse de la reine Élisabeth. — Exécution de Bolo. — Delanney nommé à Tokio. — Autrand préfet de la Seine. — Bertie malade. — Confidences de Pams. — Clemenceau et le général Denvignes. — Conversation avec Steeg.


Lundi 1er  avril.

Les officiers de l’état-major du général Humbert m’ayant dit combien de services les tanks pourraient rendre dans la bataille en cours, j’en parle à Loucheur. Il me dit que les tanks Renault sont prêts, mais que le colonel Estienne et ses officiers hésitent à les utiliser pour des motifs ou sous des prétextes variés. Nous irons demain chez Renault et au champ d’expériences.

Ribot vient aux nouvelles. Puis, Dubost, à peu près rasséréné par la nomination de Micheler à un commandement.

Quatre obus sont encore tombés sur Paris de midi à sept heures du soir. L’un, tombé place Vauban, derrière les Invalides, a tué deux soldats permissionnaires, blessé mortellement deux autres personnes et plus ou moins grièvement un grand nombre. Je me rends sur place et j’y trouve Jeanneney, les préfets et Mithouard. Clemenceau est parti pour le front avec Renoult et des membres de la Commission de l’armée de la Chambre. Il avait déclaré qu’il ne laisserait pas ceux-ci aller au front pendant les opérations, mais il les y mène néanmoins.

L’obus de la place Vauban a fait un trou d’assez petit diamètre mais les éclats ont porté très loin. Les morts sont à l’hôpital Necker dans un état de déchiquetage horrible. Les blessés sont à l’hôpital Buffon. Une pauvre femme jeune, atteinte aux deux pieds, avec son enfant de trois ans également blessé, plus gravement même que sa mère, à un pied. Elle vient d’être pansée et elle est étendue sur une civière. Elle me reconnaît, sourit et me dit : « Ah ! cher Monsieur Poincaré, » en me tendant la main. Le petit pleure et réclame son père, qui est là aussi, et qui n’est pas blessé.

À l’hôpital des Enfants malades, je trouve un pauvre petit de douze ans, qui a eu la jambe emportée et qui paraît tout abasourdi, tout abattu. Je lui donne une montre-bracelet et, dès qu’il la voit, son visage s’illumine et il tend son bras pour qu’on la lui attache.

Le calibre des canons qui tirent sur Paris n’est décidément ni du 240, ni du 220, ni du 210.


Mardi 2 avril.

Clemenceau réduit de plus en plus les conseils des ministres au minimum. Ce matin, cependant, il y a eu séance à onze heures et les sous-secrétaires d’État ont été convoqués.

Clemenceau me demande de communiquer de nouveau les impressions que j’ai rapportées de mon voyage à Doullens. Il y ajoute les siennes. Il était inquiet pour la partie du front entre Moreuil et la Somme et il avait trouvé que Foch, n’ayant pas relevé les troupes de Rawlinson, avait pu compromettre la sécurité de ce secteur. Il l’a fait venir à Dury où il se trouvait lui-même auprès de Rawlinson et sans lui donner, assure-t-il, un ordre positif, il lui a conseillé d’appuyer les Anglais par la division que nous avions en réserve et que Foch ne voulait pas engager.

Après les observations de Clemenceau, Stephen Pichon balbutie quelques mots au sujet des affaires étrangères, mais il ne donne, en réalité, aucun renseignement utile sur quoi que ce soit. Le Conseil est tenu dans l’ignorance complète de l’action diplomatique.

Clemenceau, qui a rendez-vous avec Winston Churchill, part à midi et le Conseil se poursuit sans lui, pendant une demi-heure, pour l’expédition des affaires courantes.

Est-ce un canon, sont-ce des canons qui continuent à tirer sur Paris ? Trois obus, dont l’un rue de l’École-de-Médecine, viennent encore de tomber sur la ville. Loucheur et Leygues m’ont dit que nous aurions nous-mêmes pour juillet un canon de 380 tirant à 70 et même à 100 kilomètres. L’après-midi, avec Loucheur, visite des usines Renault. Accueil très courtois des ouvriers. Visite des aéroplanes Breguet (moteur Renault) qui sortent maintenant en série. Visite à l’atelier des petits tanks Renault et expérimentation d’un de ces tanks sur un terrain très accidenté, préparé dans les cours des usines.

Les ouvriers et les ouvrières suivent les expériences avec un intérêt passionné. M. Renault me dit que leur état d’esprit est bien meilleur depuis notre offensive. De là, nous nous rendons à Chalais-Meudon, où nous voyons fonctionner dans le parc une quinzaine de tanks. Ils montent et descendent les pentes les plus raides, passent dans les bois, écrasent les arbres, renversent des pans de murs. Les uns sont armés de mitrailleuses, les autres de canons. Le général Estienne trouve qu’ils ne sont pas encore tout à fait au point. M. Renault affirme, au contraire, que les modifications demandées seront terminées demain. Estienne répond qu’en tout cas il faudra que les hommes qu’il a préparés à Cercottes fassent des essais de tir avant de partir pour le front. Loucheur insiste pour que le départ soit immédiat et se déclare d’accord avec Pétain sur ce point. On croit, en effet, aux armées, que l’occasion actuelle ne se retrouvera peut-être pas avant longtemps.

Pendant mon absence, Clemenceau est venu à l’Élysée et a vu Sainsère. Il lui a annoncé qu’il partait demain, de nouveau, pour le front avec Winston Churchill, qu’il allait tâcher de régler la question relative à l’autorité du général Foch. Il a déclaré que, cette fois, il ne me demanderait pas de l’accompagner, parce qu’il n’était pas sûr que la réunion aboutît à un résultat satisfaisant et qu’il valait mieux, à son avis, me réserver pour servir d’arbitre. Est-ce sincère ? Ou le gêné-je ? Je ne sais.

Mais en un instant, tout est changé. Voici Sainsère qui introduit Clemenceau et celui-ci m’apprend qu’il retourne effectivement au front demain, non pas avec W. Churchill, qui rentre en Angleterre, mais seul, pour rencontrer Lloyd George à Beauvais. « Je ne suis pas, me dit-il, content de Foch, ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que je songe à le changer ; mais il aurait dû régler plus vite cette question du secteur de Moreuil à la Somme. Enfin, c’est fait. Il faut maintenant tâcher de préciser le rôle de Foch. Je l’ai prié de m’écrire un papier sur ce point. » Et Clemenceau me montre une lettre de Foch, qui n’est pas celle que celui-ci m’a lue à Beauvais. Elle est plus courte et ne propose pas d’addition précise au texte de Doullens : Clemenceau a donc évidemment prié Foch de lui remettre une lettre moins nette que la première. Foch se borne, dans celle-ci, à demander que les généraux en chef suivent ses directives. « À côté de cette lettre officielle, continue Clemenceau, il m’en a, à ma demande, écrit une, particulière que voici ; » et Clemenceau me lit une lettre de Foch, où la théorie militaire est clairement expliquée : nécessité de contre-attaquer, d’abord sur certains points, ensuite dans des secteurs plus larges ; utilité de monter ensuite une opération de grande envergure, peut-être en Italie. Mais là, Foch revendique pour lui la direction politique de la guerre (le mot y est). Je fais remarquer à Clemenceau que cette formule pourra porter ombrage aux Anglais et empêcher l’unité de commandement qui n’a pas encore été réalisée à Doullens. Clemenceau réfléchit un instant et s’écrie : « Vous avez raison, je ne montrerai pas cette lettre. »

Après quoi, il me parle de Delanney et me dit : « Si Amiens était pris, je ne voudrais pas que Delanney restât à Paris pour traiter avec les armées allemandes. — Mais, répliqué-je, même Amiens pris, les Allemands ne viendront pas à Paris ; il faut, à tout prix, leur barrer la route. — Je suis forcé de tout prévoir et je ne crois pas bon de laisser derrière nous un ami de Caillaux. Je me suis mis d’accord avec Pichon et nous vous proposerons de l’envoyer comme ambassadeur à Tokio. Il est intelligent et pourra rendre des services. »


Mercredi 3 avril.

Albert Thomas m’informe qu’à la demande de Bissolati, il doit partir ces jours-ci pour l’Italie, où se tient un Congrès consacré à la discussion des questions yougo-slaves. Il me prie de n’en pas parler à Clemenceau qui, déclare-t-il, est animé d’intentions peu amicales envers lui. Paul Cambon avait eu l’idée de lui faire conférer en Angleterre le commissariat des transports et importations. Bouisson le lui avait également proposé. Mais, après en avoir référé à Clemenceau, Bouisson a dit à Thomas : « Il n’y a rien à faire pour toi en ce moment ; Clemenceau ne veut rien entendre. »

Freycinet, qui vient me voir, est préoccupé de trois questions : l’unité de commandement ; la nécessité d’augmenter les effectifs dans tous les pays alliés ; la nécessité de ne pas laisser couper les unes des autres les armées alliées.

Au temple de l’Oratoire, obsèques de M. Henri Strochlin, secrétaire de la Légation suisse, et de sa femme, tués à Saint-Gervais le vendredi saint. J’assiste avec Mme  Poincaré à la cérémonie. Émouvante allocution du pasteur Roberty.


À sept heures du soir, Clemenceau revient de Beauvais, très content. « Je suis, dit-il, parti avec Mordacq et il m’a donné une bonne idée. Il m’a rappelé qu’en 1814 la coalition avait confié au commandant en chef autrichien la « direction stratégique » de la guerre. J’ai préparé un papier pour donner la même autorité à Foch et je l’ai montré à Lloyd George et à Pershing. Pershing a tout de suite accepté ; mais Lloyd George a demandé à réfléchir. Wilson a fait des objections. Haig a paru favorable. Finalement, Lloyd George a proposé lui-même une nouvelle rédaction que voici. Elle confère à Foch les pouvoirs nécessaires pour assurer la réalisation de la coordination et elle lui confie la direction stratégique de la guerre. Les généraux en chef conservent dans sa plénitude la direction tactique de leurs armées. Ils peuvent en référer à leurs gouvernements respectifs s’ils estiment que les directives du général Foch mettent leurs armées en péril. Sans doute la frontière entre la stratégie et la tactique n’est pas aisée à fixer. On m’a chicané là-dessus et Foch, qui a voulu s’expliquer, a été obscur et confus. Mais enfin le résultat obtenu n’est pas moins satisfaisant. Lloyd George a voulu que le papier fût signé par les généraux. Il l’a été par Foch, Haig, Pershing et Pétain. Pétain, je ne sais pourquoi, après avoir accepté, ne voulait plus signer. J’ai dû le lui demander formellement. À la fin, tout le monde a été d’accord et l’on s’est séparé très contents. Lloyd George m’a dit que j’étais nécessaire à son bonheur et que chaque fois que j’aurais besoin de lui, il traverserait le Détroit. Il m’a consulté sur la conscription en Irlande. Je lui ai dit qu’à mon sens, l’Angleterre était la force vive de l’Empire britannique et que l’Angleterre ne pouvait être satisfaite de verser son sang pendant que l’Irlande se croiserait les bras. J’ai ajouté qu’en général l’esprit humain exagérait les obstacles que rencontreraient ses entreprises et je l’ai prié de réfléchir sur ces vérités. »

Clemenceau me parle ensuite du discours dans lequel Czernin a prétendu qu’il lui avait fait demander ses conditions de paix et que sur la réponse que l’Alsace-Lorraine ne pouvait nous être rendue, Clemenceau avait voulu continuer la guerre. Le président du Conseil me dit : « J’ai simplement répondu que Czernin avait menti. Jamais je ne lui ai demandé ni fait demander les conditions de paix de l’Autriche. »


Samedi 6 avril.

Comité de guerre. Clemenceau n’est pas là. On discute en son absence des questions dont dépend le sort de la guerre. Il est parti pour le front ; il est constamment au milieu des troupes. Trop visiblement, il gêne et importune les chefs. Mais les journaux vantent son courage et lui reprochent même sa témérité. Certaines feuilles prétendent qu’il est parti aujourd’hui après le Comité de Guerre, mais en réalité, il n’est pas venu au Comité.

En Comité, Leygues et Loucheur annoncent qu’ils mettent en fabrication au Creusot et à Rueil, des canons de 240, de 380 devant tirer à 70, 100 et même 150 kilomètres. Après la réunion, Ignace vient m’apporter le dossier de grâce de Bolo. Il n’y a pas encore de recours, mais, à ma prière, les pièces ont été préparées d’avance pour me permettre d’étudier la demande. Clemenceau consent naturellement au rejet et il sait par moi que je n’envisage pas la possibilité d’une grâce. Il a profité de l’occasion pour faire supprimer par Ignace, qui me le confie, la formule traditionnelle qui termine les rapports, même lorsqu’ils concluent à laisser la justice suivre son cours : « Toutefois, pour le cas où le président voudrait user de son droit de grâce, je joins au premier rapport un décret en blanc. » Déjà, comme je l’ai dit, depuis plusieurs semaines, Clemenceau ne signe plus les décrets en blanc. Cette fois, il est allé plus loin et a même fait rayer la formule. Le dernier vestige du droit présidentiel a donc disparu juste au moment où j’avais le moins envie d’en user. Ignace me dit que Bouchardon considère que l’instruction de l’affaire Caillaux a donné des résultats positifs ; mais il ajoute qu’il croit toujours que l’affaire ayant, malgré tout, un caractère politique, devra être renvoyée devant la Haute-Cour.

Desplas vient aux nouvelles. Je lui en donne d’aussi rassurantes que possible sur les événements militaires.


Dimanche 7 avril.

J’avais eu l’intention d’aller voir aujourd’hui l’armée du général Debeney, mais n’ayant pas encore reçu hier le recours en grâce de Bolo et l’exécution étant projetée pour demain, je n’ai pas voulu la retarder en m’absentant. Bien m’en a pris, car j’ai reçu ce matin successivement une lettre du bâtonnier Albert Salle, avocat d’office de Bolo, et une lettre du condamné me demandant audience. Cette dernière, dépourvue de toute formule de salutations, est ainsi conçue : « Monsieur le président, je suis innocent. J’ai été condamné à tort, je n’ai jamais fait que servir mon pays. Ne voulant laisser de côté aucun moyen d’empêcher une exécution injuste, je fais appel à votre droit souverain. » Je convoque Albert Salle par téléphone pour onze heures. Avant qu’il soit arrivé à mon cabinet, le chef du deuxième bureau, envoyé par Clemenceau, vient me communiquer un autre dossier, celui de l’affaire d’un comte Armand, appartenant au même bureau.

Le bâtonnier Albert Salle vient à onze heures et me dit : « Je suis très angoissé. Je ne viens pas vous demander la grâce de Bolo. Je sais bien que vous ne me l’accorderiez pas. Tout ce que je pourrais vous demander, ce serait de ne pas prendre votre décision immédiatement et d’attendre que les commissions rogatoires que j’avais fait envoyer en Espagne, à la Banque de Castille, fussent revenues. Je ne m’explique pas qu’on ne les ait pas hâtées davantage. »

Me  Salle ajoute que Bolo parlera d’autant moins que lui ne peut le voir désormais qu’en présence des gardiens et se trouve, par conséquent, dans

le secrétaire général de l’élysée et la maison militaire
De gauche à droite : commandant Nazareth, colonel Renault, commandant Portier, général Duparck, colonel de Rieux,Olivier Saincère, lieutenant-colonel Vallière, colonel Bonel.



l’impossibilité de lui donner des conseils utiles. Je lui réponds que le rejet de la grâce est inévitable et ne peut être retardé, mais que si Bolo faisait ensuite des révélations, il appartiendrait à la justice militaire de surseoir à l’exécution, si elle le jugeait utile, et qu’après cela une confrontation pourrait ouvrir à Bolo un nouveau droit à demande de révision ou à recours en grâce ; tout cela, bien entendu, sans aucune promesse possible de la part de qui que ce soit.

Me  Salle parti, je fais venir Ignace et je lui rapporte, comme j’en ai prévenu le bâtonnier, les grandes lignes de cette conversation. Ignace décide de se mettre d’accord avec Nail pour faciliter un entretien de l’avocat et du condamné cet après-midi.

Clemenceau m’a dit tantôt : « J’ai répondu à Orlando qu’il pouvait nous envoyer des divisions italiennes, qu’elles seraient les bienvenues. On ne pourra, en effet, constituer une armée de réserve pour Foch que s’il commande aussi sur le front italien. Lloyd George m’a télégraphié qu’il n’était pas de cet avis. Je lui ai répondu en insistant et à Orlando, j’ai répété que ces divisions seraient les bienvenues. — Moi : N’avez-vous pas vu Barrère ? Ne vous a-t-il pas indiqué que, comme moi, il redoutait la présence des Italiens en France ? Cela nous coûtera les yeux de la tête. — Rassurez-vous, ils ne viendront pas, ce sont de bien drôles de gens. Ces jours-ci, ils montraient à Baker, ministre américain, la route de Caporetto, en disant : « Vous voyez ; ici, à Caporetto, nous avons reculé beaucoup moins que les Français. »

À sept heures, Ignace arrive, très content. Me  Salle a vu Bolo pendant une heure et demie, seul à seul, et l’a péniblement décidé à parler. Bolo disait : « Je ne veux pas finir ma vie par une saleté. J’ai vécu avec Caillaux dans une grande intimité ; je ne veux pas, je ne puis pas le livrer. — Mais votre femme, votre frère que vous aimiez ? » Bref, au bout d’une heure et demie, Bolo a dit : « Eh bien, je parlerai. » Me  Salle a couru chez Ignace et l’a prévenu. On a aussitôt envoyé à la Santé, non pas Bouchardon, qui, paraît-il, méduse Bolo, mais un de ses adjoints, Mornet. Me  Salle assistera à la déposition.

Le rejet du recours en grâce avait été signifié au gouvernement militaire. Mais si les révélations de Bolo sont sérieuses, il est probable que le sursis à l’exécution sera demandé par le juge et accordé par le gouvernement militaire.


Lundi 8 avril.

À huit heures du matin, départ en auto avec le général Duparge pour Breteuil, Q.G. du général Debeney. Là, dans le vieux château de Breteuil, je trouve, avec Debeney, Pétain et Fayolle. Tous trois jugent la situation fort améliorée, mais ils redoutent encore que l’armée Rawlinson ne tienne mal devant Amiens et même que Haig ne conserve l’arrière-pensée de se faire encore relever par nous sur une partie de son front. Pétain craint, et c’est aussi l’avis de Debeney, que les Allemands, qui amènent leur artillerie lourde, ne fassent ces jours-ci une attaque nouvelle. Pétain ne croit pas pouvoir les devancer faute d’effectifs suffisants. Il reste toujours aussi défensif. Pendant que nous conférons, Rawlinson arrive et, d’accord avec Pétain, Fayolle et Debeney, j’insiste pour que ses troupes défendent énergiquement leur front et gardent à tout prix le contact avec nous. Il me paraît dans des dispositions favorables. Mais Pétain et Debeney ont peu de confiance en lui. Debeney dit nettement qu’il vaudrait mieux abandonner Calais que de laisser couper les deux armées ; c’est aussi maintenant l’avis de Pétain.

De Breteuil à Tartigny, où se trouve le général de Mitry avec un corps d’armée, puis à Quiry-le-Sec, où est le général Naulin avec sa division.

Je trouve chez ce dernier Renaudel et Abel Ferry, délégués de la Commission de l’armée. Ils n’ont pas perdu une minute pour profiter de l’autorisation de Clemenceau. Ils sont comme chez eux et restent présents pendant que je cause avec le général. Ils me parlent des petits tanks qu’ils ne jugent prêts ni comme matériels ni comme hommes et que, sous l’influence du général Estienne, ils ne veulent pas laisser engager dès maintenant. Du reste, Estienne a également gagné sa cause auprès de Pétain, et Loucheur ne sera certainement pas obéi. Il pleut et les routes sont affreusement boueuses. Nous nous arrêtons sur celle de La Faloise pour déjeuner dans nos automobiles. À La Faloise, Q. G. de Mangin, qui, toujours aussi ardent, déclare que si l’on n’attaque pas les Allemands et si l’on ne reprend pas l’initiative des opérations, on commettra une faute capitale. Chez lui comme chez Pétain, les opinions sont surtout affaire de tempérament, mais les deux tempéraments sont violemment opposés.

Mangin m’accompagne à Esclainvillers, assez bombardé pour que le général y soit installé dans une cave. C’est lui qui me reçoit, et je décore un officier et un sous-officier qui se sont vaillamment conduits dans les derniers combats.

De là, à Sourdon, fortement bombardé par des 210. Nous laissons nos autos aux lisières et de Sourdon nous allons à pied à travers champs jusqu’à un groupe de batteries de 75 fortement contrebattues. De la pointe du bois, nous voyons, malgré la pluie, le parc de Grivesnes où, les Allemands et nous, nous sommes face à face et où la bataille continue depuis plusieurs jours. Nous revenons aux autos, nous les reprenons et déposons le général Mangin à La Faloise. Partout, magnifique moral des troupes et accueil empressé. Retour par Breteuil, où je cause encore quelques instants avec Debeney qui est très confiant et a une fort belle allure de chef. Puis à Méru par Beauvais.

À Méru, je m’arrête au Q.G. de Micheler qui, me dit-il, n’a encore qu’un embryon d’armée : deux divisions sur neuf. Il craint que les Anglais ne nous fassent prendre trop de front et ne nous empêchent d’attaquer. Il est très préoccupé de notre recul à Coucy, dont Pétain me disait ce matin que c’était chose insignifiante. Rentrée à Paris vers huit heures et demie du soir.

Sainsère me téléphone à minuit qu’Ignace est venu pour me voir, que les première révélations de Bolo sont intéressantes. Mais je n’ai aucun détail.


Mardi 9 avril.

Pellerin de Latouche, nommé président de la Compagnie transatlantique, ami et défenseur de Caillaux, affecte une grande amabilité envers moi. Il se plaint, mais sans amertume, de la réquisition faite à sa société par Bouisson pour la durée de la guerre. Il croit qu’elle ne profitera pas à l’État et ne hâtera pas les constructions. Mais il se résigne.

Le ministre du Siam me présente le général de brigade Phya Bijaë et m’annonce la mission militaire du Siam, qui doit venir avec un millier d’hommes combattre sur le front français.


Mercredi 10 avril.

Painlevé vient causer avec moi de la situation militaire.

Freycinet m’envoie le général Mordacq qui est allé aujourd’hui voir Foch et Fayolle et revient très satisfait. Foch croit que les attaques sur Armentières et sur Coucy sont des diversions destinées à détourner nos réserves de la direction d’Amiens. C’est toujours vers Amiens que sont massées le plus grand nombre des divisions allemandes. Foch a confié au général Maistre une armée qui aura mission de couvrir Amiens et d’appuyer au besoin les Anglais au nord de la Somme. Micheler, dont l’armée est en formation, prendrait ultérieurement l’offensive au sud sur l’aile gauche de l’ennemi.

Herbillon me donne malheureusement des renseignements moins favorables. Les Anglais ne tiennent pas dans le secteur d’Armentières et l’attaque allemande y est très sérieuse.

Ignace m’apporte les premières dépositions de Bolo. Il n’y a pas encore eu de confrontation et, par conséquent, rien n’est encore bien décisif. Bolo a cependant déclaré que c’était lui qui avait donné à Caillaux l’argent du Bonnet rouge.

Encore des morts et des blessés à Paris. Je me rends avenue Jean-Jaurès et rue Riquet, à l’hôpital Lariboisière.

M. Dunant, ministre de Suisse, vient me remercier d’avoir assisté aux obsèques du secrétaire de la légation. Il me rapporte que Sharp lui a exprimé l’opinion que la guerre ne serait pas finie avant deux ou trois ans et il en est un peu effrayé pour son pays qui est, dit-il, en pleine disette et qui manque même de lait.

Me  Le Crosnier, avocat à la Cour de Rouen, me parle d’une grâce. Puis, visite de Jean Dupuy.

Dubost, qui a reçu une nouvelle lettre de Micheler, est de plus en plus convaincu que son général devrait être général en chef et qu’il est seul digne de cet emploi. Micheler craint qu’on n’épuise toutes nos réserves à soutenir les Anglais et que nous ne soyons très prochainement à court d’hommes.

Le soir, je vais dîner chez mon frère Lucien à la Sorbonne. Pendant le repas, alerte no 2, bruit d’explosions, éclatements. Nous téléphonons à l’Élysée. On croit, cette fois, que ce sont des avions qui ont réussi à passer les lignes et qui ont projeté des bombes dans la rue de Rivoli. Nous rentrons immédiatement à l’Élysée, d’où je repars avec le général Duparge pour l’Hôtel-Dieu, où sont déjà d’assez nombreuses victimes, et ensuite pour le lieu du sinistre. Un immense incendie s’est déclaré, et une grande lueur rouge plane sur Paris. Spectacle tragique dans la nuit. À l’Hôtel-Dieu, un jeune blessé, la tête ensanglantée, me dit : « Cela va malheureusement m’empêcher de partir tout de suite avec mes camarades pour le front ; je suis de la classe 19. »

Un autre, qui vient d’être amputé d’un pied sans avoir été endormi, me parle avec calme et courage. Nous nous rendons rue de Rivoli par les quais. Une foule immense sur les trottoirs et la chaussée. L’incendie continue. C’est une conduite de gaz qui a été enflammée par la bombe. La flamme a jailli, formidable. La maison no 14 s’est embrasée. Toutes les maisons voisines sont endommagées. Sept bombes sont tombées dans un espace restreint. Les pompiers sont à leur poste et travaillent infatigablement. À la lueur de l’incendie, on transporte sur des civières des cadavres et des blessés. Je trouve là Loucheur, Mourier, Galli, les préfets, etc.

Loucheur, qui est allé dans le Nord avec Clemenceau, me donne ses impressions, très peu satisfaisantes, sur la résistance anglaise. Clemenceau a dit à Haig que les armées anglaises étaient, en ce moment, en retraite partout où elles étaient attaquées. Haig, de son côté, se serait plaint que les Français ne fussent pas encore dans la bataille. Faudra-t-il donc que nous tenions tout le front à nous seuls ?

Je reste rue de Rivoli jusqu’à ce que les pompiers soient maîtres de l’incendie et je rentre à l’Élysée à une heure du matin.


Samedi 13 avril.

Clemenceau est un peu moins sévère que Loucheur pour l’armée anglaise. Il a cependant considéré la situation comme assez grave pour télégraphier à Lloyd George : « Vous avez bien voulu me dire que vous viendriez volontiers à mon premier appel. La situation des armées est assez préoccupante pour que j’aie besoin de vous voir le plus tôt possible. Indiquez-moi où vous pouvez me rencontrer. »

Il voudrait, dit-il, s’entendre avec Lloyd George sur la manière de couvrir Calais et Boulogne sans abandonner le contact avec l’armée française. Il reconnaît que le maintien du contact est la première condition et il affirme que les Anglais en conviennent eux-mêmes. Mais comme, d’autre part, l’abandon de Calais et de Boulogne serait désastreux, Clemenceau voudrait chercher à concilier les deux intérêts. Il ajoute : « La question est, d’ailleurs, tellement importante qu’il sera bon, je crois, que vous veniez avec moi et que nous nous rencontrions ensemble avec Lloyd George. » Je réponds à Clemenceau que je suis à sa disposition.

Il me dit ensuite que Foch s’est plaint à lui des résistances qu’il rencontrait, non de la part de Pétain, mais de celle de généraux de son entourage, spécialement du général Anthoine. Foch voudrait remplacer ce dernier par le général Barescut. Clemenceau en a parlé à Pétain, qui a commencé par offrir sa démission et celle d’Anthoine. Clemenceau a fait appel à son patriotisme et Pétain n’a pas insisté. Clemenceau l’a prié seulement de réfléchir à l’utilité de remplacer Anthoine en créant au besoin pour lui un nouveau groupe d’armées. Pétain a répliqué qu’il y avait coup monté par Barescut contre Anthoine, qu’il avait surpris une conversation téléphonique. Clemenceau me paraît en définitive hésitant et embarrassé. Il me dit que d’après des renseignements qu’il va contrôler, Sarrail aurait récemment déclaré : « Il est temps qu’on fasse appel à moi et que je délivre Caillaux. »

Antonesco, ministre de Roumanie, qui a donné sa démission pour ne pas servir Marghiloman et qui va partir pour la Roumanie avec l’intention de le combattre, me fait ses adieux et me dit qu’il compte bien que les Alliés ne ratifieront pas la paix humiliante et ruineuse imposée à son pays par les Allemands.


Dimanche 14 avril.

À trois heures et demie, Mandel, l’homme de confiance de Clemenceau, téléphone à Sainsère que le président du Conseil vient de recevoir de Lloyd George un télégramme et que le gouvernement britannique accepte le général Foch comme général en chef des troupes alliées.

Ignace vient me voir à la fin de la journée. Les déclarations de Bolo ont été contredites par M. Caillaux qui affirme n’avoir jamais vu le Khédive. Bolo, dans un nouvel interrogatoire, a déclaré que Caillaux lui avait confié qu’il me ferait fusiller ou m’exilerait en me donnant le loisir d’écrire mes Mémoires comme Émile Ollivier. Bolo sera confronté demain avec Caillaux, qui vraisemblablement le contredira.

Bouchardon a écrit à Mornet que dans ces conditions, il croyait qu’il y avait lieu de laisser la justice suivre son cours. C’est aussi le sentiment d’Ignace.


Lundi 15 avril.

Départ hier de Paris par la gare du Nord avec Loucheur. J’occupe mon wagon de l’Est où je n’ai pas habité depuis plusieurs mois. Pendant le voyage, hier et aujourd’hui, je me trouve souvent seul avec Loucheur. Il ne me paraît pas justifier les soupçons d’ambition personnelle et d’intrigue sourde que Clemenceau a conçus contre lui et m’a confiés deux fois. Il parle, au contraire, de Clemenceau avec estime et même avec admiration, tout en regrettant qu’il soit trop impulsif et n’approfondisse pas les questions. Loucheur a l’esprit pratique et juge les personnes avec bon sens et finesse. Il trouve Briand merveilleux d’habileté, de souplesse, d’imagination, de talent oratoire, mais il le dit incapable d’ouvrir et d’étudier un dossier. Il trouve Viviani très lettré, très intelligent, très élégant, mais mou et névropathe. Il admire beaucoup Tardieu. Il me dit qu’il a causé avec Clemenceau du lendemain de la guerre. Clemenceau croit qu’on pourra éviter une révolution, mais il est inquiet de l’avenir politique du pays. Loucheur croit qu’il faudra remanier la constitution dans le sens des États-Unis.

Arrivée à Saint-Pol à sept heures du matin. La ville a été depuis ma dernière visite bombardée par avions et par pièce à longue portée. Elle est très endommagée et en partie évacuée. Là, nous trouvons MM. Elby, Bragy, Bonnefoy-Sibour, sous-préfet de Béthune. Il a quitté la sous-préfecture depuis hier. La ville, violemment bombardée, est tout à fait abandonnée. Bonnefoy-Sibour s’est installé à Bruay dans la région minière ; les réfugiés, dit-il, ont un moral excellent.

Visite à Bruay, à Nœux-les-Mines, à Marles. Je cause partout avec les délégués mineurs. Nœux est constamment bombardé. On travaille sous le feu à des restaurations quotidiennes, qui sont sans cesse anéanties et sans cesse recommencées. Les mineurs, dont l’attitude est parfaite, me remercient chaleureusement de ma visite. Le plus important des délégués, Maës, figure énergique et ouverte, me dit : « On a besoin de nous en ce moment pour faire des tranchées de première ligne ; nous sommes prêts à les faire. Si on nous demande sous les drapeaux, nous prendrons un fusil. »

La matinée est employée à ces visites réconfortantes. Nous revenons à Saint-Pol, où j’exprime mes sympathies aux deux adjoints de la municipalité, envoyés par le maire.

Nous reprenons notre train et y déjeunons. Il nous conduit à Doullens, où nous sommes attendus par le général Maistre, commandant de la 10e armée. Il se plaint beaucoup de l’inertie et de l’incompréhension des Anglais. Son armée est actuellement composée de quatre divisions, qui viennent d’arriver à leurs cantonnements et qui sont destinées, deux à appuyer les Anglais entre Arras et la Somme, deux autres, au besoin, vers Béthune pour contribuer à la défense du bassin minier.

Entre Arras et la Somme, les Anglais ont déjà neuf divisions en première ligne et cinq en réserve, alors que Douglas Haig nous disait l’autre jour n’avoir plus une seule division en réserve.

Dans un quadrilatère assez étendu aux environs de Doullens, nous visitons les cantonnements de quatre divisions. Contrairement à mes recommandations réitérées, on a partout rangé une compagnie d’hommes. Un régiment, le 83e, a même défilé tout entier devant moi au moment où il allait entrer dans le village où il cantonnait. Ma visite a donc eu partout un caractère un peu plus solennel que d’habitude ; les troupes n’en ont pas paru ennuyées ; au contraire, elles rendaient toutes les honneurs avec empressement ; et les signes extérieurs de respect étaient très spontanés. Quant aux populations, depuis tant de mois accoutumées aux Anglais, elles voyaient avec joie et avec confiance revenir les uniformes français, et bien des yeux se mouillaient.

Nous revenons par Sarcus où est installé le général Foch. Il est en très bonne forme ; il a vu Clemenceau et lord Milner aujourd’hui à Beauvais. Il est satisfait d’être reconnu général en chef des armées alliées, mais il voudrait avoir une investiture officielle et une lettre de commandement, et il a raison. Il se plaint beaucoup moins des Anglais que Maistre. Haig s’est complètement effacé devant lui. Pour le Nord, le général Plumer a accepté des instructions directes. Foch croit d’ailleurs que la marche sur Hazebrouck est enrayée et que les Allemands vont plutôt maintenant attaquer sur le front d’Arras. Foch est confiant et il espère qu’ensuite nous pourrons prendre quelque part l’offensive. Il déclare que ses rapports avec Pétain sont bons, qu’au second plan, comme exécutant, Pétain est parfait, mais qu’il recule devant les responsabilités et ne peut commander en chef.

Nous reprenons le train pour Paris et nous arrivons à onze heures du soir.

Dans la nuit, trois coups de canon à longue portée.


Mardi 16 avril.

Avant le Conseil, je reçois Jules Cambon, puis Clemenceau, qui vient en tenant toujours Pichon en laisse.

Clemenceau m’encourage à aller voir le roi des Belges pour tâcher d’obtenir que Foch exerce son autorité sur l’armée belge. D’après certaines indications, la Belgique aurait le désir d’être représentée au Comité de Versailles. Puisque je vais voir le roi, je voudrais connaître l’avis de Clemenceau sur cette demande éventuelle. J’écris sur ce point à Clemenceau pour savoir si je puis faire espérer à la Belgique une réponse favorable. « Vous vous rappelez, lui dis-je, qu’on avait passé la Belgique sous silence à cause du Portugal. Mais la défection des troupes portugaises dans le Nord et la situation particulière de la Belgique semblent autoriser une solution distincte au profit de cette dernière. »

Conseil des ministres à dix heures du matin. Affaires courantes. Clemenceau ne dit pas un mot de ses entretiens avec Foch et Milner, ni même de la situation militaire. Il se borne à annoncer une bonne nouvelle : l’arrivée à Vladivostock d’un corps magnifique de 45 000 Tchèques, tout prêts à se battre, et il exprime l’espoir qu’on trouvera le tonnage nécessaire pour les transporter. Espoir qui malheureusement risque fort d’être déçu. Pichon donne de vagues renseignements sur la situation diplomatique et indique les résistances croissantes de Wilson à l’intervention japonaise. Il propose de renouveler à Tardieu la mission semestrielle qui lui a été conférée en Amérique. Clemenceau saisit l’occasion pour médire de Tardieu qui, dit-il, cherche à se couvrir par des télégrammes portant sur toutes les questions et exalte son action personnelle aux dépens de tous les ministres. Loucheur, qui m’avait fait hier un vif éloge de Tardieu, ne le défend pas et se tait.

Klotz propose la création d’un nouveau bon à un mois pour améliorer la situation de la trésorerie.

G. Leygues rend compte d’un voyage qu’il a fait à Brest où il a vu, dit-il, arriver la nouvelle division américaine avec un général de vingt-huit ou trente ans. « Hoche, s’écrie Clemenceau, était plus jeune que cela. »

Victor Boret envisage la possibilité d’instituer par mois une semaine sans viande.

Clemenceau téléphone à Sainsère en réponse à ma lettre : « C’est oui. Si le roi accepte, je préviendrai cet animal de Lloyd George. »

Ignace me rend compte que la confrontation de Bolo et de Caillaux a été très violente. D’après Bouchardon, Caillaux aurait proféré des injures comme un apache, mais il aurait tout nié, sauf son intervention auprès de Bolo pour faire donner 100 000 francs à Dubarry pour son journal le Pays. Bouchardon a de nouveau conclu qu’il n’y avait pas de motifs pour prolonger le sursis et Bolo sera fusillé demain matin. On a toutefois prévu de nouvelles révélations in extremis Un délégué de Dubail sera là et décidera en toute indépendance.

Plusieurs obus sur Paris. Un plus particulièrement meurtrier près de la rue Lecourbe dans un atelier d’avions dépendant du Creusot. J’y cours. Sept femmes tuées, quatre ou cinq mortellement blessées, beaucoup d’autres légèrement. Je vais voir les blessés à Buffon et à Necker.

Sept heures trente du soir, départ de Paris avec le général Duparge et le colonel Herbillon. Dîner dans le train.


Mercredi 17 avril.

À dix heures du matin, après un trajet à vitesse ralentie, arrivée à Petite-Synthe en avant de Dunkerque. Je suis reçu par le préfet, M. Trépont, l’amiral Ronarc’h, le général Pütz qui commande la région et le général Pauffin de Saint-Morel, qui commande Dunkerque.

Avec le général Pütz, départ en auto. Nous nous arrêtons à Bergues, ou du moins à peu de distance. Je passe en revue quelques éléments de la 133e division restés à un centre d’instruction et composés de classes très mélangées, y compris déjà beaucoup de jeunes gens de la classe 18.

La 133e division s’est engagée aujourd’hui aux côtés de l’armée anglaise du général Plumer, au nord et à l’est de Bailleul.

La 28e division est également en ligne. La 34e est en cours de débarquement. Nous avons, en outre, trois divisions de cavalerie.

Comme je vais reprendre ma route pour la Belgique passe le général Foch, auquel j’avais dit avant-hier que je viendrais voir le roi. Il arrête son auto et vient causer sur la route avec moi. Il est toujours très confiant malgré le nouveau recul anglais. Il se rend à Houthen, grand quartier général belge, pour y voir le nouveau chef d’état-major général belge, le général Gillain, qui remplace le général Rucquoy.

Les Anglais sont en train d’abandonner le saillant de Passchendaele qu’ils ont eu tant de mal à conquérir et ils se replient au-devant d’Ypres. Ils voudraient que les Belges leur relevassent une division au moins et peut-être deux. Le général Foch a l’intention d’appuyer cette demande. Il est sûr, croit-il de la faire accepter.

Foch est, en outre, préoccupé de voir que l’armée belge n’a plus laissé que des avant-postes sur l’Yser et qu’elle se prépare à abandonner trop facilement cette ligne en cas d’attaque pour se replier sur le canal de Loo. Il estime qu’on peut et qu’on doit défendre la ligne de l’Yser.

Je quitte Foch, je remonte en auto et je me rends à la nouvelle résidence du roi : c’est une grande ferme située en pays plat, avec une villa d’habitation plus spacieuse que celle de La Panne, mais encore plus nue et plus tristement meublée.

Le roi est venu au-devant de moi jusqu’à la route. Il me conduit à la maison entre deux haies de troupes, aux sons de la Marseillaise. Il m’introduit directement au rez-de-chaussée dans un salon où il n’y a d’autres meubles que quelques sièges et un piano et où la reine m’accueille gracieusement.

J’explique que, dans les circonstances graves que nous traversons, j’ai tenu à venir causer un peu avec le roi. Nous restons seuls, le roi, la reine et moi, pendant une demi-heure.

J’excuse Clemenceau de n’avoir pu m’accompagner. Je demande au roi s’il ne désire pas que je le renseigne sur la manière dont le général Foch vient d’être nommé général en chef des armées franco-britanniques. « Certainement, me répond le roi d’un ton très poli, mais sinon piqué, du moins attristé. Je serais heureux d’être renseigné, car je ne le suis pas du tout. Du reste, je ne le suis pas souvent. » J’excuse alors le gouvernement français en expliquant qu’il y a eu, en réalité, une série d’improvisations amenées par les événements, et je mets le roi au courant des trois étapes franchies par les Anglais depuis quelques jours vers l’unité de commandement. Je présente les choses de façon à faire valoir les avantages de l’unité et à suggérer au roi, sans rien lui demander, l’idée qu’il serait bon de compléter notre œuvre par la subordination de l’armée belge au général Foch. Mais le roi demeure aimablement impassible et fait la sourde oreille.

Comme Foch m’a dit qu’il viendrait à deux heures, j’annonce sa visite au roi et crois sage de ne pas insister davantage pour le moment.

Le roi me conduit dans une chambre préparée pour moi et lorsque je reviens au salon, il y a là dix ou douze personne, y compris l’aîné des jeunes princes.

Ces jours-ci Clemenceau vient d’adresser un message d’une vivacité incroyable à Czernin et à l’Autriche. Pendant le déjeuner, je dis un mot très discret à la reine Élisabeth de cette affaire et de la démarche du prince Sixte. Je la sens aussitôt se replier sur elle-même, comme une sensitive effleurée par une main maladroite. Après le repas, je reprends la conversation seul à seule avec elle dans un coin du salon. Je lui explique comment les choses se sont passées. J’excuse de mon mieux Clemenceau. J’attribue toute la responsabilité de l’incident à l’agression de Czernin. Mais, dès les premiers mots, je me trouve dans l’obligation de lui indiquer, avec le plus de réserve possible, que Clemenceau a décidé la publication en dehors de moi. « Ah ! me dit-elle, j’ai pensé tout de suite que vous étiez étranger à cette publication. Je la trouve infiniment regrettable. En disant cela, je ne pense pas, je vous l’assure, à mon cousin. Les considérations de famille sont bien négligeables en ce moment. En ce qui le concerne, je me borne à vous dire qu’il me paraît impossible de lui demander autre chose que le silence. On ne peut le forcer à témoigner contre son beau-frère. Mais c’est pour la France que je regrette tout cela. Ce qui a été fait n’est pas élégant, ce n’est pas français. J’ai peur que cela n’amène des troupes autrichiennes sur le front français. » La reine me dit tout cela d’une voix timide, comme mouillée de larmes. Bien que je trouve que Clemenceau a eu raison de ne se prêter à aucune conversation avec l’Autriche en vue d’une paix que l’Autriche serait dans l’impossibilité de nous offrir en dehors de l’Allemagne, je suis un peu honteux et affligé de l’impétuosité dont a fait preuve le président du Conseil.

Pour excuser Clemenceau, je fais l’éloge de son patriotisme et de son énergie, mais je n’ébranle pas l’opinion de la reine. Vers deux heures, Foch arrive. Il dit au roi qu’il est entièrement tombé d’accord avec le chef d’état-major belge en ce qui concerne la relève des Anglais jusqu’auprès d’Ypres ; mais il insiste vivement pour la défense de la ligne de l’Yser. Le roi promet qu’elle ne sera pas abandonnée. « Avec les inondations, dit Foch, il n’y a que deux points par où les Allemands puissent faire passer leur artillerie, Nieuport et Dixmude. En battant fortement ces deux passages par votre artillerie, vous êtes sûr de tenir toute la ligne. » Je reviens alors à la question du commandement, en procédant toujours par voie d’insinuation. Le roi comprend très bien, mais ne veut rien entendre. Il a, dit-il, prêté serment de veiller lui-même au sort de son armée ; il ne peut donc abandonner le commandement. Il assure, d’ailleurs, qu’il sera toujours très heureux de suivre les conseils du général Foch, qu’il connaît depuis longtemps et pour qui il a une grande admiration. Il consent à établir avec lui une liaison directe de son quartier général. Mais c’est tout et quand Foch est parti, il me dit : « Voyons, vous m’avez demandé ces jours-ci (c’était, en effet, un désir un peu intempestif de Foch) de mettre mes divisions de réserve sous les ordres du général Plumer. Je ne le peux pas. Ce ne serait pas conforme à mon serment et, du reste, une armée disloquée ne vaudrait plus rien ; elle a besoin de se sentir les coudes. »

Je prends congé de la reine, rassérénée et charmante, et le roi me conduit d’abord à un camp d’aviation près d’un centre d’instruction, où j’assiste à divers exercices, et enfin au G.Q.G. d’Houthen, où le général Gillain me confirme qu’il est entièrement d’accord avec le général Foch et suivra volontiers ses avis. Il m’annonce très simplement, que les Belges ont fait, le matin, 450 prisonniers. Je laisse le roi à Houthen et pars, par Dunkerque, avec le général Pauffin de Saint-Morel. On commence à tendre devant Dunkerque les inondations d’eau douce. On n’a pas encore pris parti pour les inondations d’eau de mer dans la région des Moëres, parce qu’elles dévastent le pays pour quinze ans.

À Dunkerque, il reste quatorze mille cinq cents habitants qui passent les nuits dans les caves. La ville est bombardée de longue portée presque tous les jours. Mais les plus grands dégâts sont faits par les expéditions aériennes. Je suis reçu par Terquem et ses conseillers dans le cabinet du maire dont le plafond à caissons est tout détérioré, la grande cheminée à demi détruite et les vitraux brisés. C’est dans cette pièce, alors intacte, que j’ai été fêté en 1912. Nous échangeons quelques paroles émues. Le moral, me dit Terquem, est excellent dans la population. Il est resté beaucoup de femmes et d’enfants.

À cinq heures et demie, je reprends mon train en gare de Dunkerque. Sainsère a téléphoné de Paris que Bolo a été fusillé ce matin sans incident, que Clemenceau s’est présenté cet après-midi à la Commission des Affaires extérieures de la Chambre et a eu un grand succès. Ensuite, un débat a été engagé devant la Chambre elle-même et se déroule favorablement pour le cabinet. Mais hier Clemenceau disait qu’il n’accepterait aucun débat.

Le roi Albert m’a dit qu’il examinerait s’il y avait lieu, pour la Belgique, de demander une représentation à Versailles, mais il n’a pas formé cette demande. La reine va tous les jours à La Panne. Elle s’y occupe de ses hôpitaux et y déjeune. La route de la ferme à La Panne est bombardée comme toute la Belgique non occupée par l’artillerie lourde allemande.

Il y a eu un malentendu dans la communication téléphonique de Sainsère. Clemenceau s’est hier présenté devant la Commission, mais il n’y a pas eu de débat public à la Chambre.


Jeudi 18 avril.

Mon train arrive à Paris à huit heures du matin.

Vers dix heures, arrive Pichon qui me dit : « Je dois vous apporter des excuses. Avant-hier soir à dix heures et demie, nous avons reçu un télégramme de Paul Cambon nous indiquant que le gouvernement anglais mettait fin à la mission de Bertie, et proposait à votre agrément lord Derby que Milner remplace au ministère de la Guerre. J’ai répondu par télégramme que vous n’étiez pas là. Hier matin, je suis allé voir Clemenceau et l’ai mis au courant de la situation. En présence de l’insistance de Lloyd George, qui réclamait une réponse immédiate, évidemment pour raisons de politique intérieure, le président du Conseil a pensé que nous pouvions donner notre agrément en votre absence. Aussi bien, il est impossible de refuser. — Sur le fond des choses, dis-je, il va sans dire que tout en regrettant le départ de Bertie, je n’élève pas d’objections. Mais sans tenir à aucune prérogative présidentielle je souhaiterais que le gouvernement britannique ne me crût pas supprimé par le ministère. Vous pouviez me faire téléphoner par Sainsère qui précisément m’a téléphoné plusieurs fois hier. »

Pichon : « Ah ! je ne savais pas. — Il vous l’aurait dit si vous l’aviez interrogé. En tout cas, ce qui est fait est fait. Mais pour sauver les apparences, je crois utile que vous télégraphiiez de nouveau à Cambon et lui disiez que vous m’avez vu à mon retour et que je ratifie la réponse du gouvernement français. — C’est ce que je comptais faire. Je télégraphierai en rentrant au ministère. »

Pichon me raconte comment les choses se sont passées hier aux commissions réunies de la Chambre : affaires extérieures, armée, marine. Clemenceau a obtenu un grand succès personnel ; il a été applaudi par les neuf dixièmes des membres présents, qui étaient très nombreux. Les commissions se sont cependant querellées assez longtemps. Barthou a, paraît-il, soutenu le cabinet assez chaleureusement.

Clemenceau arrive à son tour et retient Pichon qui se levait discrètement, mais qui reste.

Clemenceau répéte ce que m’avait dit Pichon : « Je viens vous apporter mes excuses », et il renouvelle les explications de Pichon sur l’affaire Bertie. Je renouvelle, de mon côté, ma réponse. Clemenceau et Pichon ont fait tout leur devoir.

Je raconte au président du Conseil ma conversation avec la reine Élisabeth. Il me dit que le prince Sixte de Bourbon-Parme a fait savoir que, ne pouvant juger la situation de loin, il allait revenir en France par les voies les plus rapides[1]. J’indique que, d’après la reine, il est difficile de demander au prince une attestation et que son silence y équivaut. Clemenceau ajoute : « J’ai un conseil à vous demander. Vous savez que le roi des Belges m’avait fait inviter par Klobukowski à aller le voir. Croyez-vous ma visite opportune ? — À parler franc, lui dis-je, je crois qu’il vaudrait mieux que vous eussiez d’abord causé avec le prince Sixte. Attendez quelques jours. Tout finira, sans doute, par s’amortir. En ce moment, il y aurait peut-être un peu de gêne, car il y a une blessure que je n’ai pas pu complètement panser. »

Clemenceau me parle de nouveau de l’arrivée des divisions italiennes. Il veut les engager tout de suite. Je renouvelle mes objections : 1o propagande italienne déjà commencée aux États-Unis : l’Italie sauve la France ; 2o elle sera très exigeante si elle est attaquée ; 3o l’Italie demande des troupes américaines ; 4o ce sera, surtout après l’affaire Sixte, une occasion pour l’Autriche d’envoyer des hommes sur notre front. Pichon prétend qu’il y en a déjà ; je lui répète que c’est inexact, qu’un communiqué fait au ministère et au grand quartier général l’avait annoncé, mais inexactement. Il n’y a jusqu’ici que des batteries autrichiennes sur notre front, et pas d’infanterie. Mais je ne convaincs ni Clemenceau ni, bien entendu, son fidèle disciple Pichon.


Le général Girardin, qui quitte le comité de Versailles pour prendre un commandement d’armée en Italie et qui est remplacé par le général de Robilant, me fait une visite d’adieu.

Aulard vient me parler avec amertume des insinuations de Clemenceau. Il craint qu’elles ne nous enlèvent la confiance des gouvernements alliés. Il me laisse, d’ailleurs, supposer qu’il est dans le jeu de Briand contre Clemenceau, car il fait un grand éloge de Briand, et il croit à la possibilité de négociations avec le baron de Lancken. Je tâche de le détromper sur ce point.

Maurice Barrès, préoccupé de l’insuffisance de nos effectifs, me paraît un peu pessimiste. Il donne tort à Clemenceau dans la publication des documents autrichiens.


Vendredi 19 avril.

Dans la matinée, visite amicale de Barthou. MM. Durocq, Plouvier, avocat à Douai, et autres représentants du Nord, président et membres du Comité pour la reconstruction de ce département, me demandent mon patronage ; naturellement je le leur donne.

Le comte d’Alsace est attristé d’être rayé des cadres à cause de son âge, que, du reste, il ne porte pas.

Steeg me dit : « Voyez-vous, il nous faut la victoire. Le pays a compté sur elle. Si nous ne l’avons pas, ce sera la réaction, les troubles, la révolution. »

Clemenceau, qui est allé avec Pichon devant les commissions sénatoriales, me rapporte que tout s’y est très bien passé ; il repart demain pour le front anglais.


Samedi 20 avril.

Lapauze vient me dire que Sembat lui a confié que j’avais sauvé Paris et la France le 24 et le 25 mars à Doullens ; il voudrait être renseigné. Je lui réponds qu’à Doullens j’ai agi d’accord avec Clemenceau et rien de plus, mais que je suis très touché du bon procédé de Sembat et de celui de Lapauze.

Paléologue m’apprend que d’après le général Tabouis, qui revient de Russie, l’anarchie devient tous les jours plus grande dans ce pays ; on tue, on massacre, on pille, on incendie partout ; les officiers cassés sont devenus les ordonnances de leurs subalternes promus eux-mêmes officiers. On a ainsi installé des milliers d’officiers. Le fils de Rodzianko, mis à nu, a été éventré ; tout est à l’avenant.

Paléologue reproche à Ribot de n’avoir pas cru à l’affaire de Sixte et de n’avoir pas essayé de convaincre l’Italie. Il reproche à Clemenceau d’avoir divulgué les documents. Il trouve que la publication fait beaucoup de tort au ministère dans l’opinion des personnes qui réfléchissent.

Émile Picard, candidat au fauteuil de Ségur, me fait la visite usuelle.

Cochin vient dans la matinée me confesser une fois de plus ses scrupules de conscience. Il a été nommé par la commission des Affaires extérieures de la Chambre, membre de la sous-commission chargée d’examiner le dossier autrichien. Or, il regrette la polémique de Clemenceau, et la publication des pièces, et d’autre part, il ne veut pas attaquer Clemenceau ni ébranler le cabinet. Il s’imagine, du reste, qu’en 1917, l’Autriche était d’accord avec l’Allemagne pour faire la paix, et que l’Allemagne nous aurait restitué l’Alsace et la Lorraine. Ce sont, dit-il, des renseignements qui lui sont venus par le Vatican. Je tâche de lui démontrer l’inexactitude de ces informations, et de lui prouver que l’Allemagne n’était nullement disposée en 1917 à nous rendre nos provinces. L’empereur Charles demandait, d’ailleurs, le secret vis-à-vis de l’Allemagne. Il disait qu’en cas d’indiscrétion, il serait forcé d’envoyer des troupes sur notre front. Cochin paraît se rendre à mes raisons. Il conclut qu’il faut prendre son parti de la situation, et favoriser la politique des nationalités en Autriche, puisqu’on a brûlé, d’autre part, ses vaisseaux. Cochin affirme que, dans son ensemble, la commission est hostile à Clemenceau et qu’elle cherche à lui créer des difficultés. Quant à lui, il désire le maintien du ministère jusqu’à la fin de la bataille et jusqu’à la victoire.

Franklin-Bouillon, président de la commission, vient à son tour. Il a tout fait, déclare-t-il, pour empêcher la communication du dossier autrichien et pour détourner la commission d’en prendre connaissance. Mais Clemenceau lui a répondu qu’il ne pouvait pas suivre son conseil et la commission une fois saisie, a exigé la communication de toutes les pièces. Franklin-Bouillon redoute que tout cela ne favorise une campagne pacifiste.


Lundi 22 avril.

Clemenceau est rentré cette nuit après deux jours de voyage au front anglais. Il est allé jusqu’à Poperinghe. Il a vu Haig et Plumer. Il a trouvé Haig très satisfait d’obéir à Foch. Foch lui a paru en très bonne forme. L’armée anglaise est assez fatiguée, mais confiante et résolue. Malheureusement, elle ne reçoit jusqu’ici que des renforts médiocres, composés d’hommes malingres. Clemenceau se propose d’aller au besoin en Angleterre pour résoudre cette question. Haig a consenti, malgré l’avis du général Wilson, à envoyer les divisions fatiguées dans le secteur français. Clemenceau paraît très satisfait et très heureux que les soldats anglais l’aient accueilli par des hurrahs. Il me dit : « Voici. Je suis venu avec Pichon vous annoncer que le prince Sixte revient. Naturellement, recevez-le, s’il vous demande audience à vous seul. Mais je vous demanderai ensuite de le voir dans votre cabinet avec Pichon ; je ne le tiens pas quitte envers moi. J’ai été accusé d’avoir menti. Il faut qu’il m’aide à prouver que c’est Czernin qui a menti. — Mais, dis-je, son silence même en fait la preuve et il est peut-être difficile de lui demander de témoigner contre son beau-frère, l’empereur Charles. — Les questions de famille ne me sont rien ; il y a la France. Il faut que le prince m’autorise à publier un papier pour établir, qu’il a reconnu l’exactitude de ma publication. Alors, s’il vient, prévenez-le que je désire le voir chez vous. »

J’indique à Clemenceau qu’il y a à la Commission de la Chambre quelque tendance à prétendre que l’occasion offerte par le prince Sixte était très sérieuse et qu’on a eu tort de la laisser échapper. Il me répond que ces insinuations n’ont aucune importance et il reste aussi content de ce qu’il a fait.

Bartholomé, Bonnat, Béraud viennent m’inviter à inaugurer l’exposition du Petit Palais.

Gérardin, directeur de la Compagnie de l’Est, est nommé commandeur de la Légion d’honneur.

Je signe la lettre de commandement de Foch, que celui-ci a réclamée à Clemenceau et qui devrait être, en réalité, donnée par tous les gouvernements alliés.


Mardi 23 avril.

La session des conseils généraux a commencé hier. Presque partout ont été votées des adresses à l’armée, au gouvernement et en particulier à Clemenceau. Seul le conseil des Hautes-Alpes fait allusion au président de la République. Clemenceau avait raison de me dire un jour : « Je suis populaire et vous ne l’êtes pas. » Comment le serais-je ? Tout le monde croit que c’est Clemenceau qui a sauvé Paris et les armées les 24, 25 et 26 mars. Mon action ne s’extériorise jamais. Je ne puis ni prononcer un mot, ni faire un geste ; je suis une âme sans corps. Si par malheur nous subissions une paix mauvaise ou médiocre, toute la honte en rejaillirait sur moi. Je dois ce sacrifice à la Patrie. La légende de Clemenceau est une force nationale. Il faut tirer parti de ses qualités et de sa réputation dans l’intérêt du pays. Il faut tâcher d’atténuer ses défauts et de prévenir ses imprudences.

Conseil des ministres vide et court. Le gouvernement existe de moins en moins en dehors de Clemenceau.

Celui-ci est aujourd’hui en veine de gamineries. La seule question qu’il effleure sans la traiter est celle du ravitaillement des armées alliées. Pershing a fait une proposition en demandant qu’on mît un Américain à la tête du service. Loucheur développe les avantages d’une mise en commun, qui sont indéniables. Je spécifie qu’il faudrait, en tout cas, que la répartition se fît sous les ordres de Foch. Il est convenu que Loucheur étudiera le projet en ce sens. Après quoi, broutilles. Clemenceau plaisante et rudoie Pichon qui se met dans un trou.

Bouisson, commissaire aux transports maritimes, venu pour réclamer des locaux, expose ses doléances. Lebrun dit que, lui aussi, il couche sous les ponts.

Je signale quelques cas de propagande pacifiste venus à ma connaissance. Mme  Hélène Brion a fait hier une conférence à Bourges. Clemenceau la croyait en prison, alors qu’elle a été condamnée avec sursis.

À onze heures le Conseil, commencé à dix heures, est terminé. La seule décision importante qui ait été prise, l’a été sans débat en une seule minute. Clémentel a proposé de dénoncer les traités de commerce qui contiennent la clause de la nation la plus favorisée. À vrai dire, la mesure avait déjà été étudiée il y a plus d’un an. Elle n’avait été retardée que pour permettre d’examiner s’il convenait de dénoncer à la fois les clauses douanières et les clauses relatives aux personnes. Cette question réservée a été tranchée par l’affirmative. Mais Clémentel n’a rien expliqué. Clemenceau n’a rien demandé et je me suis borné à rappeler l’étude et la discussion antérieures.

M. Henry Simond, de l’Echo de Paris, me présente le successeur d’Herbette, Géraud, qui signe Pertinax. Simond est préoccupé de la question des effectifs. Il me rapporte des propos pessimistes récemment tenus par Pétain. Il regrette la publication de Clemenceau dans l’affaire Sixte et craint qu’elle ne donne lieu à une campagne pacifiste.

Lucien Le Foyer publie en effet dès maintenant dans la Vérité, et la censure laisse passer, un article intitulé : « L’Occasion perdue ». Il s’agit de l’affaire Sixte. Ribot est accusé d’avoir poursuivi la guerre inutilement. La campagne pacifiste continue et Briand l’appuie à l’aide de l’affaire Lancken. Voilà le résultat de la malheureuse incartade de Clemenceau. Il a raison comme Ribot, mais il se fâche et injurie Czernin. C’en est assez pour tout compromettre. Je signale l’article de la Vérité à Pichon en lui marquant ma surprise que la censure laisse passer de telles choses. Il me promet d’en parler à Clemenceau demain matin.


Mercredi 24 avril.

Millerand, qui vient me voir spontanément, trouve que les démarches de l’empereur Charles étaient tout à fait illusoires, et qu’il est très heureux qu’on y ait coupé court, mais il estime que Clemenceau a tort de laisser en ce moment trop de liberté à des journaux comme la Vérité et le Populaire.

Longue visite de Dalimier. Il souhaite que son parti soit débarrassé de Caillaux. Il trouve que Malvy a eu tort de me demander de déposer dans son affaire et que j’ai bien fait de refuser. Il me raconte que la dernière réunion du Comité exécutif s’est bien passée, mais qu’il était utile qu’il fût là, car un percepteur radical-socialiste nous avait mis en cause, Clemenceau, Ribot et moi, à propos de l’affaire Sixte.

Jeudi 25 avril.

À sept heures du matin, un obus tombe sur le numéro 22 de la rue Soufflot. Le toit s’effondre, les combles sont détruits, une malheureuse domestique, à demi écrasée par les décombres, est emportée à l’hôpital Cochin. Je me rends sur les lieux, je monte au grenier de la maison, je cause avec le concierge et les locataires. Toujours bon état moral. Je vais ensuite à Cochin, mais j’arrive pendant que la blessée est sur la table d’opération. Clemenceau vient me voir et me demande : « Vous connaissez le télégramme du général Guillaumat ? Je trouve étrange que le gouvernement anglais rappelle dix bataillons de Salonique sans se mettre d’accord avec nous. J’ai déjà protesté auprès du général Wilson. Je demande que la question soit soumise au comité de Versailles. Je lui soumettrai en même temps celle des transports américains. Nous étions d’accord avec le général Bliss et avec le président Wilson pour qu’on nous envoyât avant tout des hommes. On continue à nous envoyer de l’artillerie. Nous avons besoin de compléter nos effectifs. C’est la question qui prime toutes les autres ! » J’approuve Clemenceau très nettement sur les deux points et il m’assure qu’il va agir en conséquence. Il me parle ensuite à bâtons rompus de quelques autres questions. « Barthou, me dit-il, m’a renseigné sur certaines légèretés de Pams. Je n’en connaissais rien. C’est un provincial à Paris. Je lui ai fait faire quelques observations amicales par Mandel, qui est très bien avec lui. Il ne faudrait pas qu’il chaussât les souliers de Malvy. Quant à l’affaire Sixte, ne vous préoccupez pas ; la campagne pacifiste est déjà finie. — Oh ! oh ! fais-je avec incrédulité. »

Clemenceau me parle ensuite de Dubail qu’il veut remplacer au gouvernement militaire et à qui il reproche d’avoir déjeuné chez Paul Meunier. Je lui conseille de ne pas remplacer Dubail avant que soit terminée l’affaire Caillaux, pour qu’on ne puisse supposer que le changement a été motivé par cette instruction. « Vous avez raison », me répond-il.

« J’ai offert, ajoute-t-il, Tokio à Delanney et je lui ai nettement expliqué pourquoi. Je lui ai dit que récemment les Allemands ont été sur le point de marcher sur Paris, et que si cela s’était produit, j’aurais été forcé de le remplacer brusquement, ne voulant pas qu’un ami de Caillaux se trouvât à la préfecture en de telles circonstances, exposé aux soupçons populaires. J’ai ajouté : « Le danger est passé, mais il peut reparaître ; il vaut mieux que vous ne restiez pas préfet. Je vous offre l’ambassade de Tokio. » Il a demandé à réfléchir et il a exprimé le désir qu’on le nommât en même temps grand officier, ce qui laisse pressentir une acceptation. Je ne compte pas, du reste, lui donner plus d’un jour ou deux pour sa réponse. Je ne vois guère qu’Autrand pour lui succéder. »

M. de Bettancourt-Rodriguès, nouveau ministre du Portugal, d’un gouvernement non encore reconnu, me fait une visite officieuse. Je l’avais déjà reçu officiellement en avril 1915, quand Chagas avait été une première fois remplacé. Chassés-croisés. Il prétend que les Portugais se sont admirablement battus dans le Nord et que ce sont les Anglais qui ont reculé.

Whitney Warren me dit avec insistance qu’il serait utile d’envoyer un régiment américain en Italie pour y soutenir le moral. Il me fait un grand éloge de d’Annunzio, dont il m’apporte une lettre et une brochure.

Le commandant Challe, officier de liaison, me dit que les Anglais demandent encore à être relevés par nous au sud de la Somme et que toutes nos réserves s’épuisent ainsi peu à peu. Je le prie d’insister auprès de Clemenceau pour qu’il agisse le plus énergiquement possible à Londres.

Clemenceau a eu l’idée singulière de donner de l’avancement à un député, M. Accambray, qui a pris du service. Ayant vu ce nom dans un décret, j’ai fait demander si la proposition avait été faite après examen. « Après examen très attentif, a répondu Mordacq, et dans une pensée d’apaisement. » Nouvelle capitulation par pensée d’apaisement.

À dix heures, Pichon vient me voir seul. « Je vous suis envoyé, me dit-il, par le président du Conseil. Je pense qu’il vous a fait connaître son intention d’envoyer Delanney à Tokio. — Oui, il m’en a parlé. — Delanney accepte avec reconnaissance. La chose est donc entendue. Mais le président veut remplacer Delanney par Autrand et Albert Clemenceau est venu me dire hier qu’il trouvait ce choix mauvais, qu’Autrand n’était pas sûr, qu’il était l’ami de Caillaux et surtout d’André Hesse. — Je connais, dis-je, ces relations. Peut-être ferez-vous bien de mettre Clemenceau en garde. — Que voulez-vous ? Il a confiance en Autrand et il a dû s’engager déjà envers lui. Tous les intéressés sont déjà renseignés. »

Pichon me parle ensuite de la Hollande.

Une heure après, vient Clemenceau : « Je vous ai, me dit-il, envoyé Pichon, parce que je ne savais plus si je vous avais parlé de Delanney. Je n’ai presque plus de mémoire. J’avais cependant dit à Pichon : « J’ai dû en parler au président, parce que je lui parle de tout. » Il continue : « Avez-vous vu un télégramme de l’ambassadeur d’Autriche à Madrid ? — Non. — C’est un déchiffrement très sérieux. Furstenberg télégraphie à Czernin que la démission de celui-ci a eu en Espagne une influence très fâcheuse pour le prestige de l’Autriche, que l’on voit dans cette retraite la preuve que le premier ministre français a remporté sur lui une victoire complète, que dès lors toute défense de la version de Vienne est devenue impossible. Vous voyez à quel point ils sont embarrassés. » Clemenceau reprend : « Vous avez vu l’acquittement de Denvignes et de Lévis-Mirepoix. — Je l’avais prévu et je vous l’ai dit. — Oh ! sans Leygues et sans Marsal qui ont déposé de manière à les défendre, ils auraient été condamnés. En tout cas, je conserve mes droits disciplinaires. Je vais infliger à Denvignes des arrêts de forteresse et le renvoyer au front. Je ne suis pas méchant ; je ne veux pas lui faire de mal, mais je veux affirmer mes droits. Autre chose : Ne vous tourmentez pas de la campagne pacifiste ; elle est en décroissance ; il n’y a rien à craindre. Je laisse de côté quelques commérages de salon ou les sottises imaginées par le snobisme de Briand. Tout cela ne compte pas. Mais dans les milieux ouvriers l’amélioration est certaine. Tous ces gens reviennent à moi peu à peu parce qu’ils voient que je fais la guerre. Je vous le répète : il n’y a rien à craindre. » Je lui réponds que je ne puis partager son optimisme. Je lui signale un mot de Busson-Billault à Millerand à propos de l’affaire Sixte : « N’aurait-on pas laissé échapper une occasion ? » Je lui signale les articles de la Vérité ; il me répète : « Il n’y a rien à craindre. » Il me dit ensuite que notre ministre de France en Hollande, Allizé, a été saisi d’une offre de la Volkszeitung qui consentirait, pour un million de marks, à faire une campagne en faveur de l’indépendance de la Belgique et qui même mettrait sur le tapis la question d’Alsace-Lorraine. Clemenceau songe à envoyer en Hollande Marc Réville qui parle le hollandais, pour traiter cette affaire. Puis il me raconte que Pershing est allé à Londres pour mettre ses troupes à la disposition des Anglais. Clemenceau a prié Foch de lui faire un travail sur la nécessité de conserver le contact entre les troupes américaines et les troupes françaises. Au besoin, il irait à Londres, pour déjouer la tentative de Pershing.

Clemenceau revient vers quatre heures pour me dire : « Je ne vous apporte pas une bonne nouvelle. Les Allemands prétendent dans leur radio qu’ils ont fait, en prenant le mont Kemmel, 6 500 prisonniers, la plupart français. Est-ce la faute de Plumer ou celle de Mitry ? Je ne sais ; en tout cas, c’est mauvais. » Il continue : « Milner arrive à Beauvais et doit voir Foch. Je ne veux pas les laisser seuls. Je partirai ce soir ou demain, d’autant plus qu’il faut que je cause avec Foch de la question des effectifs. — Elle devient, en effet, dis-je, très angoissante. Nos divisions sont maintenant toutes ou presque toutes engagées ; nous supportons l’effort principal et nous nous épuisons peu à peu ; il faut que l’empire britannique se décide à faire un effort plus grand. — Oui, mais ce qui n’est pas moins préoccupant, c’est que sur 120 000 hommes qui doivent nous arriver d’Amérique tous les mois, il n’y aurait guère que 40 000 combattants, dont 20 000 pour les Anglais et 20 000 pour nous. »

Dans l’après-midi, je vais voir à l’ambassade d’Angleterre le pauvre Bertie, alité. On le croit atteint d’un cancer. Je suis monté par un petit ascenseur au second étage où se trouve sa chambre à coucher. Il était là, bien peigné, bien frais, dans un joli petit lit blanc, très maigri, mais le teint encore rose ; il m’a parlé de Haig, qu’il croit très ébranlé, de Lloyd George, dont il considère le départ comme possible, d’Asquith dont il redoute le retour à cause de son entourage pacifiste, de l’Irlande qui, dit-il, voudrait sa pleine indépendance et qui constitue un grand danger pour l’avenir de l’Angleterre.


Samedi 27 avril.

Clemenceau est parti ce matin de bonne heure pour retrouver Milner à Beauvais. Aussitôt affranchi de sa laisse, Pichon vient me voir. Encore prend-il la précaution de me dire qu’il est envoyé par Clemenceau. Même de loin, cette grande ombre pèse sur lui. Il veut m’entretenir de la proposition faite à notre attaché militaire à La Haye, le colonel Boucabeille, pour l’achat possible de la Volkszeitung. Clemenceau songe toujours à envoyer Marc Réville en mission. Je propose que, s’il est envoyé, on le prie de ne rien faire que d’accord avec Allizé et même de s’assurer d’abord que notre ministre ne préfère pas une autre voie. Pichon entre dans mes vues, mais naturellement, quoique Clemenceau lui ait laissé toute latitude, il attendra son retour avant de rien faire de définitif.

Pichon me raconte que Maringer s’est procuré, on ne sait comment, des documents établissant que le nonce du Pape serait d’accord avec l’Allemagne pour entreprendre en Italie avec Nitti une campagne contre Orlando et Sonnino et l’on tâcherait de faire la même campagne en France contre le ministère Clemenceau. Pichon se félicite de ce que les deux millions que Nitti, ministre du Trésor, avait demandés à la France pour une propagande franco-italienne et qui avaient été promis triomphalement par lui et par Clemenceau à la prière de Franklin-Bouillon, soient encore dans les coffres-forts du Quai d’Orsay.

Pams vient, avec une bonne grâce souriante, s’excuser de ne m’avoir pas parlé du mouvement préfectoral dont la nomination de Delanney à Tokio doit être le point de départ. « Mais, me dit-il, ce n’est pas moi qui ai préparé ce mouvement. Je ne suis qu’un exécutant des décisions prises par le président du Conseil et il a dû vous tenir au courant. — Oui, il m’a dit avant-hier qu’il comptait nommer Delanney à Tokio. Vous présenterez sans doute les décrets au conseil mardi ?

— Oh ! non, le président du Conseil veut aller beaucoup plus vite. Il a dépêché hier Lallemand chez tous les ministres et il voudrait que tout fût signé aujourd’hui. Autrand remplacerait Delanney et Bouju Autrand. J’aurais préféré Rault, de Lyon, à Autrand. Mais il serait dangereux que Rault quittât Lyon. Il y est indispensable maintenant pour le maintien de l’ordre public. Je n’ai pas d’inquiétude immédiate. Jouhaux et même Merrheim se conduisent bien. Le seul pacifiste militant de la Confédération du Travail est Péricat. Il faudra un jour ou l’autre prendre des mesures contre lui. Mais le président du Conseil est, pour le moment, tout à la conciliation. Peut-être a-t-il raison aujourd’hui ; mais demain tout peut changer. Il est trop optimiste. Il juge un peu les choses à travers sa popularité personnelle. Le vote des conseils généraux lui a donné certainement une grande force, même parlementaire ; mais l’angoisse que provoquent les événements militaires cessera et l’opinion se relâchera. Je vous dirai franchement que je redoute beaucoup l’hiver prochain. Tant de réfugiés épars sur tout le territoire, avec une nourriture insuffisante, c’est inquiétant. Il serait nécessaire que la guerre se terminât cette année. — Cela, dis-je, me paraît bien difficile. — Tant pis, tant pis ! » Puis il se met à me parler complaisamment de la Catalogne et de l’Espagne. « Je ne sais pourquoi, me dit-il, on me mêle tant aux choses d’Espagne. On attaque en ce moment à Madrid jusqu’à ma vie privée ; on prétend que j’ai de mauvaises mœurs. Je suis cependant bien réservé à l’égard de l’Espagne, je suis, du reste, très franchement royaliste. J’ai des amis fervents en Catalogne. Ils se feraient tuer pour moi et moi pour eux. Ce sont les meilleurs amis de la France. C’est à eux que nous devons que l’Espagne ne se soit pas jetée dans les bras de l’Allemagne. Mais le roi est mal renseigné sur la Catalogne. Il devrait s’appuyer sur elle. Cambo est une force grandissante dont il n’a rien à redouter, mais tout à espérer. Avec la Catalogne, le roi a devant lui un long avenir et un règne heureux. Sans elle ou contre elle, c’est l’anarchie. Je m’étonne qu’il ne le comprenne pas. Nous-mêmes, du reste, nous ne sommes pas toujours très adroits, vis-à-vis de lui. Cette affaire Sixte a compromis nos relations avec la reine mère. Nous n’avons pas été très chevaleresques. Il ne faudrait pas que le président du Conseil mît maintenant le prince Sixte dans une position trop fausse. — Clemenceau, dis-je, voudrait obtenir de lui une nouvelle attestation publique. Cela me paraît difficile à demander. — Et à moi aussi. Mais faites appel aux sentiments d’humanité de Clemenceau. Cette affaire a déjà été assez fâcheuse. C’est comme l’affaire Denvignes. La poursuite était bien inutile et Clemenceau a tort de vouloir maintenant prendre une mesure disciplinaire. »

C’est la première fois que Pams me parle aussi longuement de questions ne touchant pas à son ministère. Il s’excuse à plusieurs reprises, mais je le rassure d’autant plus volontiers sur ce qu’il appelle son indiscrétion, qu’il s’exprime avec jugement, bon sens et finesse.

À la fin de l’après-midi, Clemenceau arrive tout frais, revenant des armées. Il a vu Foch dont la confiance n’est pas ébranlée par la malheureuse affaire du mont Kemmel. Milner a avoué qu’il avait, en dehors de nous, passé avec Pershing un accord aux termes duquel l’armée anglaise allait absorber pendant plusieurs mois tous les contingents américains. Clemenceau a protesté, Milner, confus, a battu en retraite. Il a été convenu que les arrivages de mai appartiendraient aux Anglais, mais que pour finir, la question serait soumise au Comité de Versailles. Il en sera de même pour les retraits de Salonique, au sujet desquels Clemenceau va, du reste, consulter Guillaumat. Enfin, en ce qui concerne les effectifs anglais, Clemenceau avait voulu envoyer en Angleterre deux colonels chargés de se renseigner sur les ressources qu’on pouvait trouver dans l’armée britannique. Fleuriau a écrit ce matin à William Martin que cette armée comprenait plus d’un million d’hommes. Clemenceau a eu un renseignement analogue. Mais Milner a protesté contre l’idée d’une mission envoyée en Angleterre. Clemenceau va essayer de se renseigner par notre attaché militaire et la question sera ensuite soumise, elle aussi, au Comité de Versailles qui se tiendra mercredi ou jeudi, non à Versailles, mais à Abbeville.

Pams m’envoie à la signature la nomination d’Autrand à la préfecture de la Seine.


Dimanche 28 avril.

J’ai oublié de noter que Clemenceau m’a dit hier : « Je suis forcé de battre en retraite dans l’affaire Denvignes. On m’a fait remarquer que j’avais épuisé mon droit disciplinaire. J’ai, en effet, donné les arrêts à Denvignes au moment où je le poursuivais et même j’ai excédé le délai réglementaire. Il a eu soixante-six jours d’arrêt et je n’en pouvais donner que soixante. Si je lui en infligeais de nouveaux, il aurait, paraît-il, un recours, même devant le Conseil d’État ; il faut donc que je sois d’autant plus réservé. — Oui, lui dis-je, il est assez sévèrement puni pour une imprudence. — Oh ! je ne le tiens pas quitte. Il est général à titre provisoire ; je vais lui enlever ses étoiles, cela lui sera très pénible, mais tant pis » — et je sens que Clemenceau pense : « tant mieux. »

Albert Thomas, qui vient de passer quelques jours au front (armées Debeney, corps Mangin et corps Pelle), me rapporte des impressions satisfaisantes. Il me parle ensuite de l’affaire Sixte. « Je regrette, me dit-il, que Clemenceau ait cru devoir publier la lettre de l’Empereur. Il m’a dit que cette publication avait eu lieu d’accord avec vous. Est-ce vrai ? — Non, dis-je, ce n’est pas exact. J’ai nettement déconseillé à Clemenceau toute allusion à cette affaire et je l’ai mis en garde contre la publication. Je suis très étonné qu’il m’ait prêté une attitude que je n’ai pas eue. »

M. André Bénac vient me dire que, sur la foi de renseignements anglais, Pichon veut faire interdire l’entrée de la France à Davidoff, l’ancien collaborateur de Kokovtzoff, actuellement réfugié à Stockholm. Bénac croit qu’il serait dangereux de nous aliéner Davidoff, mais Pichon pense que c’est un des conservateurs russes qui se sont rapprochés des Allemands.

Galli revient du front, lui aussi, avec des impressions satisfaisantes.


Mardi 30 avril.

Conseil des ministres. Clemenceau indique en termes volontairement vagues les questions qui devraient être traitées demain et après à Abbeville. Pas un mot des événements militaires, pas un mot de la direction de la guerre. Nail fait un timide essai pour proposer une réforme de la magistrature ; il est rabroué par Klotz et par Clemenceau. Pichon lit obscurément quelques télégrammes sur le Japon, la Russie, la Hollande. Mais aucune discussion n’est ouverte, aucune question n’est soumise au Conseil. À l’heure présente, d’ailleurs, le gouvernement ne sait rien encore de l’affaire Sixte, qui traîne dans les couloirs de la Chambre. Pams propose directement le préfet de la Dordogne comme successeur au préfet de Seine-et-Oise. Il présente quelques considérations électorales sur le port de Port-Vendres qu’il se plaint de voir inutilisé. Leygues répond qu’on ne peut pas envoyer des bateaux vers tous les ports. Klotz expose la situation financière et l’état de la Trésorerie, aggravé par les paiements à faire en France pour le compte des Américains. Clemenceau, qui avoue ne rien comprendre aux choses de finances, pose quelques questions qui dénotent, en effet, sa complète ignorance. Leygues dit que, dans le mois d’avril, les résultats de la lutte contre les sous-marins ont été très satisfaisants, mais on s’attend à une prochaine reprise de l’activité ennemie. Clémentel expose les conclusions des dernières conférences interalliées sur l’emploi du tonnage. Lebrun et Loucheur signalent les exigences allemandes envers la Suisse. Loucheur propose que les Alliés se chargent de ravitailler la Suisse en charbon pour la libérer de l’Allemagne.

Leygues et Simon engagent une vive discussion à propos de la morue. Simon prétend que l’Angleterre fait venir des voiliers de Terre-Neuve et empêche les pêcheurs de Saint-Pierre et Miquelon de traverser l’Océan. Leygues déclare qu’il est impossible de laisser des côtiers courir les risques de l’Atlantique. La question est renvoyée à un examen ultérieur. Clemenceau part en coup de vent. Il a un rendez-vous avec Orlando.

Colliard expose ses démêlés avec les Compagnies d’assurances qu’il voudrait forcer à assurer contre les bombardements et contre les raids, et il fait signer un projet de loi qui, pendant la guerre, permet de faire ces assurances.

Jeanneney annonce la conclusion des pourparlers engagés à Berne au sujet des prisonniers. Il se déclare très satisfait. Je fais expressément toutes réserves. Je rappelle les objections du général en chef. Je m’étonne qu’on ait laissé Pasqual, renvoyé en France dans les conditions les plus suspectes, avec une mission allemande, se flatter dans les journaux d’avoir obtenu la signature de ces accords. J’exprime la crainte que nous ne soyons tombés dans un piège. Pichon et Jeanneney assurent que nos négociateurs n’ont eu aucune initiative, qu’ils n’ont fait qu’obéir à des instructions rigoureusement élaborées à Paris et approuvées par le président du Conseil. J’ignore tout de ces instructions. Je sais seulement que Clemenceau n’a eu ni le temps ni le goût d’étudier lui-même un dossier aussi compliqué, qu’il s’en sera rapporté à Jeanneney, que Jeanneney ne connaissant pas les objections du général en chef et ignorant la longue série des difficultés autrichiennes, n’a pu étudier le problème sous toutes ses faces.

Un article de Cachin dans l’Humanité consacré à l’affaire Sixte insinue qu’on aurait pu faire la paix. Thomas disait assez timidement hier le contraire dans l’Information. Thomas et Cachin font tous deux partie de la sous-commission chargée d’examiner le dossier.

Thomas se plaignait hier, d’un ton très ennuyé, d’être attaqué par les minoritaires, « Mais tant mieux pour vous, lui ai-je dit. — Non, ils diminuent mon autorité sur mon parti. — Ils accroissent votre autorité dans le pays. » Et je lui demande : « Est-ce que vraiment il y a dans votre parti des gens qui croient qu’on aurait pu obtenir de l’Allemagne l’Alsace-Lorraine par les bons offices de l’Autriche, alors que l’empereur Charles demandait le secret sur ses intentions ? — Oui, il y a quelques minoritaires convaincus ; puis il y a les autres qui ne le sont pas, mais qui, pour continuer la guerre, ne sont pas fâchés de s’en prendre à un gouvernement. »

Steeg, toujours hostile à Clemenceau, se plaint des procédés employés contre le général Denvignes. Il reproche au président du Conseil d’être méchant par nature. Steeg trouve également fâcheux que Clemenceau ait brûlé ses vaisseaux du côté de l’Autriche. Le général de Robilant, qui vient d’être installé à Versailles, dit qu’Orlando, tout en proposant de donner à Foch un pouvoir de coordination sur toutes les armées alliées, s’en tient à des formules équivoques et à des textes d’avocat qui, militairement, ne donneraient pas à Foch un véritable pouvoir de commandement. Lui, Robilant, préférerait une situation nette.

Le commandant Gruss, gendre de Gallieni, qui revient d’Italie, ne croit pas à une attaque très prochaine des Autrichiens. Il la redouterait, d’ailleurs, si elle se produisait. À l’inverse, il n’attendrait pas grand’chose d’une attaque italienne. Quoique un peu en progrès, l’armée italienne, dit-il, est toujours médiocre. L’état moral n’y est pas excellent ; et il est beaucoup plus bas encore dans le pays.

Le général Niessel, rentré de Russie, m’explique 1o qu’il n’y a pour le moment dans ce pays aucun point d’appui ; 2o que tout y évolue et change constamment, qu’on ne peut faire aucun pronostic ; 3o que pour le moment, les Bolcheviks forment seuls un parti organisé ; 4o que Trotzky a une influence tout à fait prépondérante et apparaît comme la seule énergie ; 5o que c’est un fou, un fanatique, en même temps un fourbe et un comédien, qu’il ne croit à rien qu’au bolchevisme et ne travaille que pour le bolchevisme ; qu’on ne peut pas se fier à lui ; qu’il ne se rapprocherait de la France que si les Allemands voulaient détruire le bolchevisme et qu’il n’attache aucune importance ni aux promesses, ni aux traités.

Chailley vient me parler du prochain Congrès d’agriculture coloniale. Il raconte que Briand poursuit contre Clemenceau une campagne sourde, alimentée par un cénacle de femmes et d’amis comme Guist’hau. Le thème est celui-ci : les opérations militaires actuellement se terminent bien, cela est sûr ; mais, lorsqu’elles seront finies, Clemenceau ne voudra pas faire la paix. Il laissera échapper l’occasion et on ne la retrouvera pas ; tandis que Briand… Chailley ajoute : « Espérons que le ministère l’emportera sur toutes ces intrigues ; il y va de l’intérêt national. Malheureusement Clemenceau est vulnérable à la Chambre. On peut l’y agacer, l’énerver, le pousser à des maladresses de langage ; on le connaît. En tout cas, pour le moment, ils n’oseront pas. On vous sait très grand gré de l’avoir appelé. Votre situation est très bonne en ce moment. »

  1. V. L’offre de paix séparée de l’Autriche, par le prince Sixte de Bourbon. (Librairie Plon, édit.)