Au service de la France/T10/02

Plon-Nourrit et Cie (10p. 31-64).


CHAPITRE II


Encore le dossier de Florence — Protestation de Viviani au sujet de la responsabilité de la guerre. — Visite à Paris du roi des Belges. — Délibérations du Comité de Versailles, dont le général Foch est nommé président. — Visite du général Léman. — Dutasta remplace Beau à Genève. — Mourier remplace Justin Godart comme sous-secrétaire d’État à la Santé. — L’armée a grand besoin de rails. — La marine réclame des tôles et des ciments. — La grave question des combustibles. — La situation au Maroc. — Défense aérienne de Paris. — Conversation avec Freycinet au sujet de l’emploi de l’armée de réserve. — Imposante manifestation à la Sorbonne des grandes associations. — Lettre du roi de Prusse à l’impératrice Eugénie en 1870. — L’Ukraine signe la paix. — Candidatures académiques. — Le général Denvignes. — Désaccord entre Foch et Pétain. — On renonce à constituer l’armée de réserve. — Le général Pétain préoccupé de la prochaine campagne.


Vendredi 1er  février.

Barthou me dit qu’il revient de Hendaye où il est allé, avec Mme  Barthou, soigner Loti très malade et entré, depuis peu de jours, en une convalescence qui paraît devoir être longue.

Le général Brugère a demandé à Clemenceau communication d’une lettre que je lui avais adressée au sujet du rapport sur l’offensive de 1917. Clemenceau lui a répondu : « Je vous la donnerai, » mais ne la lui a pas donnée. Le général Brugère, à qui je l’avais résumée lors de sa dernière visite que m’a value son rapport, est entièrement d’accord avec moi sur mes vérifications. Il me dit que le rapport a déjà été communiqué par Clemenceau aux commissions parlementaires.

Angoulvant, nommé gouverneur général de l’Afrique occidentale et équatoriale, m’affirme que Clemenceau est en partie revenu de ses illusions sur la possibilité d’y recruter cent mille noirs. On aura, croit-il, grand mal à en trouver 40 ou 50 000. La mission confiée à M. Diagne compliquera les choses, au lieu de les faciliter. Henri Simon n’a pris l’avis de personne, sauf de Clemenceau, avant d’investir Diagne de ce large et périlleux mandat. Tel est, du moins, le sentiment d’Angoulevant.

Charles Benoist me raconte que les amis de Caillaux à la Chambre vont répétant qu’il y a un projet de concordat écrit de ma main et que les télégrammes secrets du ministère de l’Intérieur contiennent des renseignements pleins d’horreur.

Antonin Dubost m’apporte une nouvelle lettre du général Micheler, de plus en plus sévère à l’égard de Pétain et du Comité de Versailles.

Justin Godart vient m’expliquer un incident qui s’est passé hier à la Chambre. Tournade devait l’interpeller sur une affaire de faux médecin soumise à l’instruction. Justin Godart a demandé l’ajournement et s’est trouvé, dit-il, en face d’une petite conspiration dirigée contre lui. Il la croit imaginée, non pas certes par Clemenceau, mais par deux hommes de son entourage, Mandel et Lallemand, envahissants et agités. Clemenceau, a paraît-il, accepté en principe la démission de Godart, mais celui-ci, qui a donné l’exemple du travail et qui a conquis des sympathies générales, aurait consenti à rester sur un simple mot de bienveillance du Tigre.

L’après-midi, je vais visiter, avenue Malakoff, le musée de la Guerre, organisé par M. et Mme Leblanc, collection fort intéressante de livres et de gravures qui concernent la guerre.

Au retour, je trouve Viviani, qui m’attend. Ignace lui a parlé du dossier de Florence et il vient m’en dire ce qu’il en sait lui-même. Il y a un véritable libelle de Caillaux sur ce qui s’est passé du 23 juillet 1914 jusqu’à la déclaration de guerre. Viviani s’indigne naturellement contre ce travestissement de la vérité. Caillaux a dit un jour directement à Viviani : « Vous, Viviani, vous êtes responsable de la guerre dans le sens le plus noble du mot. Mais rien de plus. » Et aujourd’hui, s’écrie Viviani, « il croit ou affecte de croire que nous n’avons pas fait l’impossible pour empêcher la guerre ! C’est trop fort ! Il n’est pas possible de jeter à l’histoire un plus insolent défi. D’abord, il dit que nous sommes partis de Pétrograd le 24, c’est-à-dire après l’ultimatum. Or, nous sommes partis le 23 au soir et nous n’avons pas connu l’ultimatum. On savait l’heure de notre départ et on s’était arrangé pour nous cacher tout. En second lieu, Caillaux nous reproche, à vous et à moi, de n’avoir pas subordonné notre réponse à la Russie à l’adhésion de l’Angleterre. Mais nous avons gardé avec Londres un contact de toutes les minutes. Il est fou de prétendre que le 1er  août, vous ayez demandé de déclarer la guerre à l’Allemagne. C’est exactement le contraire. Schœn est venu me demander ce que nous ferions si la guerre était déclarée à la Russie. Son gouvernement espérait évidemment obtenir une réponse qui eût un caractère agressif et dont il pût tirer parti. Vous m’avez vous-même conseillé de répondre que nous nous inspirerions des circonstances et que nous consulterions notre intérêt, en un mot, de ne rien dire d’irréparable. »

Mgr  Lemaître, évêque du Soudan, ancien père blanc à Carthage, grand, robuste, barbe et cheveux gris, l’air d’un solide paysan, intelligent et fin, croit qu’on ne peut guère espérer recruter plus de 40 ou 50 000 indigènes. Encore ne faut-il pas exclure l’hypothèse de révoltes partielles. Il faudra en tout cas employer d’autres méthodes que la dernière fois. Il me dit qu’environ 50 pour 100 des noirs sont musulmans. L’Islamisme les transforme totalement. Autant ils sont soumis tant qu’ils sont fétichistes, autant, devenus musulmans, ils sont orgueilleux.

Pams vient me faire signer un décret pour le quitus de ses fonds spéciaux. Il m’explique qu’il a reçu 200 000 francs des Affaires étrangères, dont il a fait usage pour la Sûreté et pour une surveillance en Suisse. Il ne donne, dit-il, à la presse que des sommes insignifiantes, des secours individuels. La grève lui a coûté, en revanche, des fonds importants, et aussi le congrès de Clermont-Ferrand. « J’ai dû, ajoute-t-il, payer des agents pour détourner certains ouvriers du mouvement pacifiste et aussi pour les empêcher de faire cause commune avec Caillaux. » Il affirme que Caillaux est maintenant très déprimé et que Bouchardon le manœuvre comme il le veut. Il se plaint que Clemenceau laisse trop de liberté aux campagnes des journaux pacifistes et il me cite ce mot d’un sénateur mécontent : « En somme, le Cabinet laisse faire publiquement ce que Clemenceau reprochait à Malvy de laisser faire en secret. » Et, ajoute Pams, lorsqu’on trouve des formules comme celle-là pour exprimer une critique justifiée, on a bien des chances d’être écouté. Je voudrais, conclut-il, que vous pussiez m’aider à convaincre Clemenceau. — J’y suis, dis-je, tout prêt. Je lui ai déjà parlé dans le même sens que vous ; je recommencerai. »


Samedi 2 février.

Le roi des Belges, qui passe incognito à Paris, me rend visite à six heures et demie. Il est arrivé en auto à cinq heures et demie et il repart à huit heures, pour Menton, où se trouve la reine. De là, il ira visiter le front italien, ce que l’affaire de Caporetto l’a empêché de faire plus tôt. Le plus jeune prince de Belgique a eu une forte angine ; la reine a été longtemps souffrante. Lui-même, le roi, a besoin de repos ; il restera plusieurs jours dans le Midi. Il est inquiet des répercussions de la révolution russe sur les autres pays et notamment sur la Belgique. Il redoute aussi le travail que font les Allemands sur les Flandres en Belgique envahie et se plaint que les Anglais abusent des bombardements sur Anvers et autres villes belges occupées. Il se demande si les Allemands vont réellement prendre l’offensive, tous les essais d’offensive ayant été jusqu’ici infructueux et coûteux pour l’assaillant.

Je lui remets pour la reine la médaille de la Reconnaissance publique.

Il croit que la guerre ne se terminera pas cette année. Il a cependant l’impression que l’armée allemande a beaucoup perdu de ses qualités offensives.


Dimanche 3 février.

Aucune nouvelle de Clemenceau, ni du Comité de Versailles, ni des résolutions prises. Aucune nouvelle de Thomas, ni, à plus forte raison, de Renaudel, qui continue sa campagne contre Clemenceau.

À sept heures et demie du soir, Clemenceau vient et s’excuse aimablement de ne m’avoir pas encore renseigné sur ce qui s’est passé à Versailles. Trois questions ont été discutées. Lloyd George a, sur la première (opération en Asie) prononcé un long discours où il a exposé la nécessité de marcher sur Alep et de battre les Turcs pour les détacher de la coalition ennemie. Il proposait pour cela de retirer des troupes de France et de Salonique. Clemenceau a répondu en opposant son propre plan : concentration de l’effort en France pour une défensive vigoureuse jusqu’à ce que les Américains soient prêts. Cette thèse, appuyée par Robertson, a triomphé.

Deuxième question : Effectifs. Foch a démontré par des chiffres la nécessité d’un gros effort anglais. Lloyd George a répondu avec vivacité, et lorsque Foch a voulu répliquer, Lloyd George l’a interrompu en disant : « C’est une question qui ne regarde que les Anglais. L’examen doit en être renvoyé au gouvernement britannique. »

Troisième question : Constitution d’une armée de réserve. Lloyd George lui-même a proposé, d’accord avec Clemenceau, que Foch présidât le Comité interallié et que le Comité interallié fût maître de la distribution des réserves. Sonnino avait d’abord objecté que Foch, superposé à Weygand, cela faisait deux représentants français ; on lui a donné satisfaction en supprimant Weygand ; mais Foch a été accepté par tous comme président du Comité.


Lundi 4 février.

Le général Leman, le vaillant défenseur de Liège, enfin libéré par les Allemands, me rend visite. Je lui remets, d’accord avec Clemenceau, le grand cordon de la Légion d’honneur. C’est un homme simple, modeste, qui a quelque mal à vaincre sa timidité, mais qui, une fois la glace rompue, parle avec intelligence et finesse. Il est très fatigué par les privations qu’il a endurées en Allemagne et il est atteint de diabète. Il va aller se soigner dans le Midi. Blessé à Liège, il a été interné à Magdebourg et, dit-il, bien soigné, mais surveillé par trois sentinelles, même pendant les mois où il était incapable de se mouvoir. Il n’a commencé à connaître la vérité sur la bataille de la Marne qu’en janvier 1915. Jusque-là, les journaux allemands ne lui avaient rien laissé deviner. Nous évoquons les souvenirs du début de la guerre et, à plusieurs reprises, il est très ému.

Saint, préfet de la Haute-Garonne, me rapporte que dans son département l’esprit est bon, meilleur que l’an dernier. Mais une partie des paysans est très âpre et se plaint de manquer de pain et de lait, quoique les bénéfices faits par l’agriculture soient considérables.

Marty, nouveau préfet des Bouches-du-Rhône, n’a pas encore pris possession de son poste. Il se demande si le gouvernement interdira les réunions et les conférences publiques. L’autre jour, au Conseil, il a été décidé qu’on interdirait les réunions publiques. Mais, sur cette question de propagande par la parole ou par la presse, Clemenceau est beaucoup moins catégorique depuis qu’il est au pouvoir. Il a visiblement peur de provoquer des conflits et, paradoxe étrange, on laisse tomber en désuétude les circulaires de Malvy.


Mardi 5 février.

Avant le Conseil, Pichon m’apporte son projet de quitus pour les fonds de propagande. Je lui fais remarquer que ce projet doit être soumis au Comité de guerre et que je ne puis d’ores et déjà le signer.

Clémentel m’informe que l’inspecteur des Finances Pellerin de la Touche, très excité par les poursuites contre Caillaux, s’est porté auprès de lui garant de son patriotisme et s’est plaint qu’on ne fît pas entendre Noblemaire, lequel expliquerait qu’à Rome Caillaux a commis des imprudences, mais non des actes de trahison ou de propagande coupable. Clémentel paraît se demander s’il y a des charges suffisantes contre Caillaux.

Conseil des ministres. Clemenceau explique à ses collègues, à peu près dans les mêmes termes qu’il me l’a fait, les délibérations de Versailles. Il parle avec la même liberté de la légèreté et de la mobilité de Lloyd George, ainsi que des exigences de Pétain. Il se félicite de la combinaison qui met Foch à la présidence du Comité de Versailles.

Pichon lit quelques télégrammes de Russie et de Roumanie, sans appeler le Conseil à délibérer sur rien. De plus en plus, les affaires étrangères sont traitées dans le cabinet de Clemenceau par lui et par Pichon, qui croit devoir obéir toujours à son chef.

Pichon indique qu’il a reçu Renaudel, qui est venu lui demander un passeport pour un député socialiste belge, qui a pris part à des réunions socialistes en Angleterre et dont l’attitude est beaucoup moins patriotique que celle de Vandervelde. Pichon est cependant d’avis qu’on ne peut pas refuser. À cette occasion, Clemenceau déclare qu’il a, lui aussi, reçu des socialistes, Bracke et Cachin, à propos des comptes rendus de mandat. Clemenceau a maintenu l’interdiction des réunions publiques, mais il a autorisé les réunions privées, même politiques, ce qui n’avait pas eu lieu sous Malvy. Le paradoxe continue.

Pichon, qui m’a dit avant la séance avoir sur ce point cédé à Clemenceau, explique qu’il a décidé de remplacer Beau par Dutasta. Beau serait nommé un jour ou l’autre à la tête de je ne sais quelle commission chargée de régler les transports entre la France et la Suisse.

« À propos, fait Clemenceau, j’ai un autre changement à vous annoncer. Après la fuite éperdue de Justin Godart, j’ai dû chercher un autre sous-secrétaire d’État à la Santé. J’ai pensé à M. Mourier, député du Gard. Je ne le connaissais pas, mais on me l’a présenté ; il me paraît bien, je vous le propose. »

Les journaux avaient annoncé dès ce matin la nomination de Mourier, sans que je fusse pressenti sur le choix.

Pichon parle des nouvelles exigences allemandes au sujet du rapatriement des Alsaciens-Lorrains non internés. Il n’est pas d’avis de céder ; mais il est opposé aux représailles et il a convaincu Clemenceau, qui, l’autre jour, avait préconisé les représailles, et qui n’y voit plus maintenant que des inconvénients.

Klotz expose un ensemble de nouveaux projets d’impôts : nouvelle augmentation de l’impôt sur le revenu et nombreuses contributions indirectes. Le tout est accepté sans discussion en cinq minutes.

Clémentel signale que Bouisson a vu les armateurs et les a déterminés à accepter la réquisition et la mise en régie de la flotte.

Je reçois M. Loiseau. Il m’apprend que Sonnino est très attaqué à Rome. On lui reproche ses attaches juives et protestantes. On prétend qu’il n’a pas le sens national et qu’il ne comprend pas l’esprit italien, que notamment il a été trop brutal envers le Vatican. Il s’est mis en tête que Caillaux n’a pas été en relations avec le Saint-Siège, que, d’ailleurs, il n’aurait pas été admis au Vatican à cause de son double divorce et que Mgr  Pacelli lui a déclaré à lui-même avec un grand accent de sincérité qu’il n’avait jamais reçu Caillaux.

Visite de M. de Curel. Candidat à l’Académie, il paraît sûr de son élection. Il a tout à fait l’allure d’un gentilhomme campagnard. Il me raconte qu’il reçoit aisément par la Suisse des lettres et des cartes postales de ses fermiers, restés en Lorraine annexée. Les Allemands prennent des mesures pour faciliter le plébiscite, s’il y en a un ; ils préparent des confiscations et des distributions de biens confisqués.


Mercredi 6 février.

Les grandes difficultés se développent, et de moins en moins je suis renseigné et presque jamais consulté. Je vois cependant passer les télégrammes des Affaires étrangères. En Conseil, je les signale aux membres du gouvernement, qui ne sont au courant de rien.

Mais il est temps de veiller à l’ordre public. Il est paradoxal que le cabinet de Clemenceau cède plus que les précédents aux tentatives de la rue. Quand les socialistes étaient au pouvoir, ces incidents auraient été prévenus, ou, si besoin, empêchés.

Comité de guerre. Le général Pétain expose qu’il a besoin de rails pour les prochaines opérations militaires. Claveille, convoqué ad hoc, explique qu’il en a déjà fait déposer 1 200 kilomètres et que l’ordre est donné d’en déposer encore 300. On continuera, s’il le faut, et s’il n’arrive pas assez de rails d’Amérique. Loucheur dit qu’il ne croit pas beaucoup aux possibilités de l’importation. Le fret manque de plus en plus. Il y a 600 000 tonnes en souffrance sur les quais d’Amérique ; il croirait préférable la production des rails en France, ce qui, dit-il, serait facile, si le génie consentait à diminuer momentanément la production des poutrelles. Loucheur est autorisé à négocier en ce sens avec le génie.

Leygues demande des tôles et des ciments indispensables pour la guerre sous-marine. La situation, dit-il, est tragique ; 40 pour 100 des destroyers sont indisponibles, faute de réparations suffisantes. Dans deux mois, nous n’aurons plus un destroyer qui puisse tenir la mer. Loucheur indique qu’on pourrait prélever des tôles sur les stocks inutilisés de la marine marchande et reconstituer ces stocks dans deux ou trois mois. Quant au ciment, ajoute-t-il, la question sera réglée à partir du 1er  avril. Les usines doivent être rallumées à partir du 15 mars. « Je demande au Conseil de réclamer, en tout cas, l’envoi de destroyers anglais, ou même japonais. »

Le Comité s’occupe ensuite des combustibles de chemins de fer. L’Est n’a que pour quelques jours de charbon. L’État en a pour un mois. Sur la proposition de Loucheur, il est décidé que les arrivages quotidiens destinés à l’État seront dirigés sur l’Est, jusqu’à ce que le stock de l’État soit réduit à dix jours.

Pichon expose les dépenses qu’il a faites et qu’il se propose de faire pour la propagande à l’étranger et il me fait signer, en Comité de guerre, son quitus de 1917.

Après le Comité, Albert Lebrun vient me dire : 1o qu’il est préoccupé de la situation au Maroc, d’où Clemenceau retire des troupes, contrairement à l’avis de Lyautey ; 2o qu’il trouve déplorable la démission de Vollenhoven et surtout les incidents qui l’ont provoquée, dont la mission Diagne ; 3o il ajoute que Messimy a présenté Vollenhoven à Clemenceau, qui a reconnu avoir été mal renseigné, mais n’en a pas moins dit à Lebrun : « Recommandez donc à votre ami de changer de nom. » Or, Vollenhoven, Hollandais d’origine, est un excellent Français qui a été blessé au front et qui a eu deux fils tués à la guerre ; 4o Lebrun me déclare que, d’une façon générale, beaucoup trop de décisions sont prises sans que le Conseil des ministres ait été consulté. Il m’est difficile de contester le bien-fondé de ces observations.

À propos de la propagande en Suède, le nom de notre ministre Thiébaut avait été prononcé en Comité. Aussitôt Clemenceau a fait une charge à fond de train contre Thiébaut, puis contre Chevalley, ministre en Norvège ; il les trouve tous deux insuffisants et voudrait les remplacer eux aussi. J’ai fait remarquer que les remplaçants ne vaudraient peut-être pas les remplacés. Et de fait, la nomination de Dutasta à Berne, à la place de Beau, ne sera pas très bien comprise. Mais Clemenceau a insisté et Pichon, fidèle disciple, est aussitôt rentré dans son trou. Après le Comité, il s’est approché craintivement de Clemenceau et lui a dit : « Si vous voulez, je proposerai d’autres ministres. »

Je reçois Mourier, nouveau sous-secrétaire d’État à la Santé, le général Braquet, qui a été remplacé en Grèce par le général Bordeaux et qui revient un peu déçu par Venizelos, qu’il trouve vieilli, nerveux et diminué par son parti.


Jeudi 7 février.

Dumesnil, sous-secrétaire d’État à l’Aviation, m’entretient dans la matinée de la défense aérienne de Paris. Il fait venir des Nieuport ; il va installer des vases lumineux, préparer des nuages artificiels, organiser des tirs de barrage en avant de Paris. Il est d’avis de renoncer aux représailles jusqu’à ce que les Allemands aient recommencé un raid sur Paris, pour ne pas leur fournir de prétexte. Il prépare cependant deux avions destinés, en cas de représailles nécessaires, à entreprendre un raid sur Berlin.

Briand, venu spontanément, est plus séduisant, mais aussi plus imaginatif et plus déformateur des réalités que jamais. Il est convaincu que c’est lui qui a engagé l’affaire Bolo. Il oublie le dossier Bénazet, qu’il avait conservé et fait disparaître de la Chancellerie. Il oublie les résistances qu’il m’a opposées lorsque j’ai réclamé des poursuites. Je lui rappelle discrètement la vérité. Il me répond : « Oui, oui, c’est ce que je disais dans les couloirs lorsqu’on vous accusait d’avoir protégé Bolo. »


Vendredi 8 février.

Clemenceau vient me voir dans la matinée. Il a appris, me dit-il, que j’avais l’intention de faire descendre dans les caves le poste et les sentinelles de l’Élysée, en cas de nouveaux bombardements. Il me prie de ne le pas faire. « Ces soldats, déclare-t-il, sont en service commandé comme ceux des casernes et les autres ne sont jamais abrités dans des caves. » Je lui réponds que je déférerai à son désir. Il me dit, en second lieu, avec toutes les formes d’une irréprochable politesse, qu’il ne considère pas comme très constitutionnel de m’envoyer à signer des décrets en blanc dans les affaires de grâce, et de me laisser la pleine liberté de décision. Je lui réponds que cet usage remonte à l’époque où le chef de l’État avait à lui seul le droit de grâce, mais qu’il peut l’abroger, s’il le juge à propos. « Je ne prévois, d’ailleurs, ajouté-je, aucun désaccord avec vous sur une question de grâce. »

La conversation porte ensuite, comme toujours, sur les sujets les plus variés. Il a, me dit-il, conféré avec Bracke et Cachin à propos des réunions publiques. Il compte les interdire, mais autoriser des réunions privées dans des préaux d’écoles. Il faut, dit-il, en ce moment-ci rendre et reprendre successivement la bride. Il pratique l’opportunisme qu’il a naguère si vivement attaqué.

Il me répète qu’à la demande de Pétain, il va rappeler Fayolle. « Il me revient de plusieurs côtés que les théories défensives de Pétain semblent un peu excessives à beaucoup d’officiers. Alors je me mets à faire de la stratégie. » (Je frémis.) « Mais je prends les conseils de Foch. Celui-ci m’a remis une note démontrant que Pétain a tort d’abandonner trop facilement la première position en cas d’attaque. J’ai démarqué cette note en style de civil et j’en fais l’objet d’une lettre à Pétain. » Clemenceau ajoute qu’il croit que l’attaque allemande sera plus rapprochée qu’il ne pensait ces jours-ci et il redoute l’emploi intensif des gaz.

Freycinet, dans sa quatre-vingt-dixième année, vient me voir. Il est rétabli, presque redressé, guéri de sa bronchite et de son lumbago. Il a conservé sa merveilleuse lucidité. Il est très préoccupé, me dit-il, des frictions qui se produiront fatalement, par l’emploi de l’armée de manœuvre, entre le Comité interallié et le commandement en chef. Il trouve que les réserves devraient être dans la main du général Pétain. Il craint que le jour du combat, il n’y ait des conflits et des retards. « Je n’ose, me dit-il, en parler à Clemenceau, il ne m’écouterait pas. Mais il m’est revenu que Pétain redoute beaucoup les difficultés de l’organisation nouvelle. »

Justement Foch me rend aujourd’hui visite, en sa qualité nouvelle de commandant de l’armée de manœuvre. Il partage les appréhensions de Freycinet et en a même fait part à Clemenceau. « Mais, me dit-il, ces frictions possibles, c’est un pas et un progrès. L’armée de réserve comprendra 30 divisions, dont 4 des divisions françaises d’Italie et 7 divisions italiennes. On engagera l’armée de réserve le plus tard possible, et seulement en cas de nécessité. C’est le Comité interallié qui sera juge de cette nécessité. Il y aura donc coopération obligatoire. »


Samedi 9 février.

L’après-midi, à la Sorbonne, manifestation des grandes associations pour la continuation de la guerre jusqu’à la victoire. Deschanel préside et prononce un bref discours. Allocutions de MM. Robelin, Paul Labbé, Siegfried (qui est resté le même, malgré ses quatre-vingts ans et qui n’a rien perdu de sa finesse et de sa bonhomie). Discours d’Adolphe Carnot, lu par Mathiot, avocat à la cour.


Dimanche 10 février.

Pichon, que j’ai prié de venir causer avec moi de la grave situation créée par la paix ukrainienne, se plaint des « influences personnelles » qui s’exercent sur Clemenceau ; il trouve déplorable que Beau ait été remplacé par Dutasta et que le Tigre médite encore d’autres changements ; mais il ne songe pas à résister lui-même contre les volontés sacrées de son chef. Il est embarrassé ; il souffre ; il essaie de dominer ses émotions et elles le dévorent.

Je lui répète avec insistance que nous ne pouvons pas reconnaître la paix signée séparément par nos alliés et que nous devons protester. Il se range à mon avis.

Pichon m’a communiqué une lettre que l’impératrice Eugénie a remise aux Archives nationales et dont voici le texte :


Le roi de Prusse à l’impératrice Eugénie.
26 octobre 1870.
« Madame,

« J’ai reçu la lettre que Votre Majesté a bien voulu m’adresser et qui a évoqué des souvenirs du passé que je ne puis me rappeler sans regret.

« Personne plus que moi ne déplore le sang versé dans cette guerre qui, Votre Majesté le sait bien, n’a pas été provoquée par moi.

« Depuis le commencement des hostilités, ma préoccupation constante a été de ne rien négliger pour rendre à l’Europe les bienfaits de la paix, si le moyen m’en était offert par la France. L’entente aurait été facile tant que l’empereur Napoléon s’était cru autorisé à traiter et mon gouvernement n’a même pas refusé d’entendre les propositions de Jules Favre et de lui offrir le moyen de rendre la paix à la France. Lorsque, à Ferrières, des négociations parurent entamées au nom de Votre Majesté, on leur a fait un accueil empressé, et toutes les facilités furent accordées au maréchal Bazaine pour le mettre en relations avec Votre Majesté. Quand le général Boyer vint ici, il était possible encore d’arriver à un arrangement, si les conditions préalables étaient remplies ; mais le temps s’est écoulé sans que les garanties indispensables pour entrer en négociations aient été données. J’aime mon pays, Madame, comme vous aimez le vôtre, et je comprends les amertumes qui remplissent le cœur de Votre Majesté et j’y compatis bien sincèrement ; mais après avoir fait d’immenses sacrifices pour sa défense, l’Allemagne veut être assurée que la guerre prochaine la trouvera mieux préparée à repousser l’agression sur laquelle nous pouvons compter aussitôt que la France aura réparé ses forces et gagné des alliés.

« C’est cette triste considération seule et non le désir d’agrandir ma patrie, dont le territoire est assez grand, qui me force à insister sur des cessions de territoire qui n’ont d’autre but que de reculer le point de départ des armées françaises qui, à l’avenir, viendront nous attaquer. Je ne puis pas juger si Votre Majesté était autorisée à accepter les conditions que demandait l’Allemagne, mais je crois qu’en le faisant, elle aurait épargné à sa patrie bien des maux et l’aurait préservée de l’anarchie qui menace aujourd’hui une nation dont l’Empereur avait réussi pendant vingt ans à conserver la prospérité.

« Veuillez croire, Madame, aux sentiments avec lesquels je suis de Votre Majesté le bon frère.

Signé : Guillaume.


Lundi 11 février.

Pichon, privé de Clemenceau qui est au front, vient me voir dans la matinée et me dit que le président du Conseil a remercié l’impératrice Eugénie de sa communication. Mais la lettre ne sera pas actuellement publiée parce qu’elle pourrait fournir des prétextes de défaitisme à certaines personnes. Je réponds à Pichon que, pour le moment, j’approuve cette discrétion. Nous ne sommes pas à l’heure d’écrire l’histoire avec calme et impartialité.

La paix signée par l’Ukraine contient des stipulations tout à fait contraires, en ce qui concerne le ravitaillement, aux déclarations qui nous avaient été faites. Je dis donc à Pichon que nous avons eu raison de protester immédiatement contre cette paix.

Quant à la Roumanie, il hésite et se demande s’il peut répondre à Jassy en l’absence de Clemenceau. Je lui fais remarquer que les minutes comptent et que l’absence de Clemenceau ne peut avoir pour résultat notre inaction dans une crise aussi grave. À mon avis, il doit donc télégraphier dans le sens demandé par Saint-Aulaire. Je l’engage à consulter Foch au besoin sur les formules militaires à employer. Il se range à mon avis et me dit qu’il va télégraphier.

J’engage également Pichon à protester sans retard auprès des Polonais contre le démembrement de la Pologne au profit de l’Ukraine. Il accepte aussi ce conseil.

Ignace vient me voir, toujours aussi bien intentionné, mais déplorablement sourd. Il croit assurée la condamnation à mort de Bolo, mais il suppose que Bolo parlera avant l’exécution. Sans doute Caillaux lui a fait espérer l’acquittement ou l’indulgence ; ils ont provisoirement partie liée dans le silence. Mais après, Bolo mangera le morceau. Il est vrai qu’on ne pourra pas le croire sur parole.

À supposer que cet incident, s’il se produit, n’entraîne pas une information nouvelle, il faudra, dit Ignace, près d’un mois pour épuiser les délais de révision et de cassation. Ignace parle ensuite de l’affaire Caillaux avec un optimisme étonnant. Il ne connaît pas encore la déposition Noblemaire qui, d’après les dires de Pellerin de la Touche à Clémentel, peut avoir été indulgente. Il ne sait rien de nouveau de l’affaire Lipcher. Il me confirme seulement les démentis de Briand et de Malvy. Il me remet les copies des pièces de Florence. Je renvoie à Nail celles qu’il m’avait communiquées.

Ignace me raconte avec beaucoup de détails qu’il a découvert les correspondants en France du journal défaitiste de Barcelone, la Vérité. Parmi eux se trouvait un Allemand resté à Saint-Étienne comme marchand de vins sous un nom français. Il vient d’être arrêté. On a saisi une valise contenant divers papiers, notamment un pli à l’adresse de « Fraco » (Madame) Caillaux.

Longues audiences assez vides données dans mon cabinet : Méline, toujours patriote et résolu ; Guillemin, phraseur et précieux ; Perreau, du Temps, André Beaunier, candidat au fauteuil de Ségur ; Cunisset-Carnot, candidat à un fauteuil non encore choisi ; il faut, dit-il, que la magistrature soit représentée.


Mardi 12 février.

Conseil des ministres. Clemenceau raconte avec émotion le voyage qu’il a fait en Alsace occupée par nos troupes ; il a été, dit-il, accueilli aux cris de : « Pas de plébiscite ! »

Pichon expose la situation en Russie, en Roumanie et en Ukraine. Il indique les télégrammes qu’il a envoyés, après m’avoir consulté, en l’absence du président du Conseil.

Jeanneney donne connaissance d’un plan de réorganisation générale des polices civiles et militaires sous les ordres d’un commissaire unique. On discute et l’on ajourne.

Le général Alby m’apporte, de la part de Clemenceau, un dossier relatif au général Denvignes. Le général avait eu l’idée de faire communiquer par un de ses officiers d’ordonnance à Barthou et à René Pinon le rapport relatif à sa conversation avec le roi d’Espagne sur l’Autriche. La communication à Barthou, d’ailleurs, n’a pas été faite, et Clemenceau ne songe à rien de moins qu’à traduire Denvignes en Conseil de guerre. Je réponds à Alby qu’à mon avis un blâme sévère suffirait et qu’il serait même mauvais de remplacer Denvignes à Madrid, 1o parce qu’il est persona grata près du roi, 2o parce qu’il est témoin dans les affaires en cours ; il serait inutile d’amoindrir son témoignage. Alby partage mon sentiment ; je le prie d’en faire part à Clemenceau.

Je téléphone à Pichon, qui répond : « Très grave ! très grave ! » Il a déjà lâché Denvignes dans une conversation avec Clemenceau. Je lui fais mes objections ; il les trouve, elles aussi, « très graves, très graves. » Si l’on se laisse aller à des gestes impulsifs comme l’arrestation de Denvignes, que sera-ce lorsqu’on perquisitionnera chez Humbert ? Il faudra, ce jour-là, traduire en Conseil de guerre nombre d’officiers.

Le général Bailloud part pour l’Algérie, où il va aider Jonnart et Nivelle dans l’œuvre de recrutement indigène. Il est très préoccupé des gaz nocifs que les Allemands emploient maintenant dans les attaques, mais il se demande si l’ennemi se livrera à de nouvelles offensives.

Le colonel Langlois et le capitaine Froissard, Alsaciens à fort accent, revenus de Russie et d’Ukraine, affirment que l’Ukraine regorge de blé et de matières utiles à la fabrication de munitions. Il faut, suivant eux, diriger sur le reste de la Russie tous les objets de ravitaillement, pour que l’Allemagne n’en profite pas. Je les engage à voir Clemenceau et Pichon, que je tiendrai au courant.

Plichon, député du Nord, est très inquiet du sort des otages emmenés par l’Allemagne.


Mercredi 13 février.

Ignace vient, dans la matinée, me conter un incident qui s’est produit hier à l’audience de l’affaire Bolo. Violette, cité comme témoin, a déposé que le 3 septembre 1917, Mornet avait rédigé un rapport annonçant un non-lieu ou à peu près. Mornet a protesté en disant que son rapport n’avait pas ce sens et il a ajouté qu’il l’avait sous la main. Me  Albert Salle a demandé que la pièce fût versée aux débats et, sur le refus de Mornet, il a aussitôt écrit au général Dubail. Celui-ci en a référé à Ignace qui n’a pas cru pouvoir refuser la communication. Mais, a-t-il dit, j’y ai joint toutes les pièces connexes, notamment un rapport de Bouchardon, daté du mois d’août 1917, dans lequel le juge se plaint de s’être heurté à des difficultés exceptionnelles (rapport qui ne m’a jamais été communiqué) et toute la correspondance échangée entre le ministère de la Guerre, le ministère des Affaires étrangères et le général Dubail. De cette correspondance, dit Ignace, il résulte la preuve que Ribot a refusé de transmettre les commissions rogatoires, qu’il a écrit qu’on ne pouvait interroger les banques américaines si Bolo ne le demandait pas lui-même, et qu’on n’a renseigné l’instruction sur rien. Ribot, me dit Ignace, jouait un jeu très compliqué. Il avait engagé l’affaire Turmel dans des conditions aussi désagréables que possible pour Deschanel, et il voulait dès lors arrêter les poursuites. J’avoue que ce reproche me paraît assez injustifié et je rappelle à Ignace qu’en Conseil, Ribot s’était toujours montré favorable aux poursuites. Mornet, paraît-il, n’a pas vu sans inquiétude son rapport du 3 septembre versé aux débats. Dans ces conditions, a-t-il dit, je ne suis plus sûr du résultat. Ce rapport contient, en effet, des passages douteux. Ignace a rassuré Mornet, en lui expliquant que, si la pièce n’avait pas été mise aux débats, on aurait fait des suppositions des plus désagréables pour lui. Mais tout cela ne va-t-il pas entraîner par contre-coup l’audition de Ribot ?

Dubost, redevenu aussi inquiet et aussi nerveux qu’au lendemain de Charleroi, m’apporte encore une lettre du général Micheler, également très pessimiste, qui se plaint de n’avoir pas été compris de Pétain et de n’avoir pas pu faire adopter son idée d’offensive en Italie. Je réponds à Dubost que je ne puis substituer mon autorité à celle du gouvernement, ni prendre sur moi de provoquer une crise de commandement. Dubost partage mon avis, « mais un jour viendra, dit-il, où seront publiées les lettres de Micheler et l’on verra combien Pétain s’est trompé et a, en outre, par jalousie, étouffé la plus belle intelligence de l’armée. »

Dubost est très inquiet que Trotzky ait proclamé la démobilisation. Il croit inévitable que l’Allemagne et l’Autriche amènent maintenant toutes leurs forces sur notre front, que la Roumanie capitule et que nous subissions une contre-attaque formidable. « On nous conduit, dit-il, au désastre ».

J’ai interrogé avec insistance le commandant Challe, du G. Q. G. Il m’a avoué que personne à l’état-major ne croit possible de tenir jusqu’à l’an prochain.

Le nouveau chef du deuxième bureau, le colonel Gourguen, m’est amené par Clemenceau. Il m’apporte un rapport rédigé, dit-il, par un informateur sûr et honnête, qui a été en relations avec des Autrichiens qui ont la confiance de Czernin. L’Allemagne y est représentée comme encore très forte et l’Autriche comme non épuisée, mais comme désirant la paix. Les conditions qu’elle jugerait acceptables seront le statu quo ante. Rien pour l’Alsace ; rien pour la Lorraine.

Visite d’Émile Fabre candidat à l’Académie française.

Ignace vient me rendre compte de la suite des débats dans l’affaire Bolo. Il est très satisfait. Mornet a versé toutes les pièces aux débats et les a commentées en justifiant l’instruction. Bouchardon a été entendu et a produit grand effet. Puis Mornet a prononcé un remarquable réquisitoire. Ignace considère la condamnation comme certaine, sans circonstances atténuantes.

Mais Painlevé et Ribot ont demandé, paraît-il, aux ministères de la Guerre et des Affaires étrangères, la communication des lettres qu’ils ont reçues ou écrites. À la Chambre, l’émotion est très vive à la suite des renseignements donnés par Mornet sur la responsabilité des deux ministres dans les lenteurs de l’instruction.


Mardi 14 février.

Louis Barthou m’annonce qu’il va se présenter à l’Académie et qu’il a commencé les visites d’usage ; il a bon espoir et je compte moi-même sur son succès.

Le général Cadorna, rappelé à Rome, est ulcéré des attaques dirigées contre lui au Parlement italien, particulièrement par les socialistes, parce qu’il a, dit-il, maintenu la discipline malgré les défaites et « limogé » quelques chefs. « Que pouvais-je faire avec une armée que démoralisait la propagande pacifiste et qui fuyait ? »

André Lebey me raconte que l’année dernière, deux mois avant la grève des midinettes, Caillaux lui a tenu, dans la rue Royale, les propos suivants : « La politique de Briand et de Poincaré est finie. Il faut faire un dernier effort militaire et négocier. »

André Lebey est convaincu que Mandel (collaborateur intime de Clemenceau) est politiquement lié avec Caillaux.


Vendredi 15 février.

Léon Bourgeois, qui vient causer avec moi, est, comme Freycinet, très préoccupé des conflits auxquels peut donner lieu le commandement de l’armée de manœuvre. Il en a parlé à Freycinet et à Clemenceau. Il me dit que Lavisse, Richepin et Hanotaux voudraient trouver une combinaison qui lui permît d’entrer à l’Académie ; mais il craint de risquer un échec et préfère ne pas se présenter.

M. Beauguitte, Meusien, nommé préfet de la Haute-Loire, me rend visite.

Milliès-Lacroix m’apprend qu’il est chargé au Sénat d’un rapport sur les achats faits par Charles Humbert en Amérique et qu’il croit que celui-ci a reçu des commissions. Je lui réponds que, le moment venu, je prendrai connaissance de son travail.


Samedi 16 février.

Nail vient, dans la matinée, me soumettre des mouvements qu’il compte faire dans la magistrature.


Dimanche 17 février.

Ernest Lavisse me parle, après Léon Bourgeois, d’un projet qu’il ont conçu pour la création d’une Société des Nations. Ils sont d’avis que le Gouvernement français doit le soumettre au président Wilson pour que celui-ci ne fasse pas un jour ou l’autre une manifestation toute personnelle et peut-être imprudente.

Lavisse ne croit pas que Bourgeois ait de grandes chances à l’Académie. Il regrette, comme moi, Hervieu qui voyait clair dans toutes les intrigues et les déjouait avec tant de grâce et de finesse.

Dubost, qui, décidément, devient très pessimiste, est de plus en plus hostile à Clemenceau. Il m’apporte encore une lettre, cette fois très vague, de Micheler et une lettre du préfet de l’Isère qui exprime de vives inquiétudes au sujet du ravitaillement et des grèves. Il redoute des mouvements ouvriers pacifistes et révolutionnaires, notamment à Vienne.

Dubost tient de Lagarde, représentant de la Marine à Berne, que la nomination de Dutasta a produit en Suisse le plus détestable effet. Dutasta serait intéressé dans une fabrique suisse de produits de lait concentré, fournisseur à la fois des armées françaises et allemandes. Un dossier relatif à Dutasta aurait disparu de l’ambassade de France à Berne depuis quelques jours. Dubost est convaincu, d’après les renseignements rapportés de Suisse par Lagarde, que les Bolcheviks sont d’accord avec les Allemands et jouent la comédie pour cacher cet accord.

Le général Fayolle, revenant d’Italie, croit qu’on pourra y attaquer à la fonte des neiges. Il a préparé des plans d’attaques par la montagne, notamment sur le Trentin. Il pense que pour réussir, il sera nécessaire de laisser au moins trois divisions françaises et trois anglaises comme stimulants. Les Italiens fréquentent maintenant d’assez bonne grâce les écoles mixtes d’instruction. Mais il faudrait qu’avant l’offensive générale, on fît en commun certaines opérations de détail sous le commandement français et c’est ce à quoi le commandement italien n’a pas encore consenti.

Dans la nuit du 17 au 18, vers dix heures et quart, coups de canon répétés, puis la sirène. On me téléphone qu’il y a alerte n°2. Nous descendons, ma femme et moi, au rez-de-chaussée dans le salon de Cléopâtre. Nous donnons des instructions pour que les femmes et les domestiques soient autorisés à se retirer dans les caves ; je reçois le général Duparge arrivé immédiatement et je le prie de se renseigner par téléphone. On a simplement entendu un bruit de moteur suspect dans l’air et aussitôt on a déclenché un tir de barrage. L’alerte dure une demi-heure et le canon tonne sans répit. On se décide enfin à revenir au calme et à la raison.


Lundi 18 février.

Longue conversation le matin avec Barrès. Nous parlons surtout de questions académiques.

À midi, chose grave. Herbillon et Challe viennent tous deux m’apprendre que Foch maintient ses demandes de troupes pour la constitution de l’armée de réserve et que Pétain ne croit pas pouvoir céder. En outre, Foch veut aller à Montreuil pour demander des divisions anglaises à Douglas Haig et Pétain craint que cette entrevue n’ait pour résultat de mécontenter Haig et de le faire revenir sur les engagements qu’il a pris envers notre commandement d’accepter ses directives en cas de bataille. Les deux officiers de liaison ne sont pas très favorables à Foch et ils prétendent que son influence sur Clemenceau devient excessive.

Clemenceau continue à courir après les socialistes. Il a nommé commissaire au ravitaillement un des principaux d’entre eux, Compère-Morel ; au recrutement indigène, Diagne ; aux transports maritimes ? Bouisson. Il accorde les passeports aux socialistes officiels italiens, sur les instances de Renaudel et malgré Barrère. Il fait exactement au pouvoir le contraire de ce qu’il réclamait dans l’opposition. Il laisse toute liberté à Merrheim et à la Vérité. Où est le temps où, en 1914, il prétendait que j’aurais à répondre devant l’histoire d’avoir fait entrer Guesde et Sembat au ministère ?

Visite de courtoisie de M. Bonin, ambassadeur d’Italie. Je lui dis que le général Fayolle m’a exprimé l’espoir que l’armée italienne pourrait prendre l’offensive à la fonte des neiges. Il m’assure de ses sentiments francophiles et paraît très sincère. Il ajoute que les conventions d’avril 1915, qui viennent d’être publiées dans les journaux italiens et français, et sur lesquelles Sonnino a été interpellé, figuraient un maximum et qu’il ne saurait être question aujourd’hui de les maintenir intégralement. Mais l’Italie a besoin d’un port autre que Valona sur la rive est de l’Adriatique. Bailby estime que Mandel fait le plus grand tort à Clemenceau. Ce serait lui qui lui aurait monté la tête contre Joffre. Mandel se serait vanté de faire donner trente jours d’arrêt à Joffre pour démontrer l’autorité du gouvernement ! Ce serait le même Mandel qui aurait imaginé de faire traduire en Conseil de guerre le général Denvignes et le représentant Lévis-Mirepoix pour donner satisfaction au journal le Pays. Le fait est qu’aujourd’hui toutes les feuilles sont pleines de cette affaire comme s’il s’agissait d’une trahison. Charles Humbert a été arrêté ce matin dans son château de Normandie. Je l’ai appris par les journaux.


Mardi 19 février.

Lutaud, que Clemenceau envoie en Russie, me paraît ignorer totalement la mission dont il est chargé. Il envisage la possibilité d’une mission économique pour aider à la reconstitution de la Russie. Il a vu Langlois et Froissard que lui a envoyés le président du Conseil. Mais, dit-il, les idées de Clemenceau ont évolué.

Lutaud est à peine sorti de mon cabinet qu’un radio allemand m’apporte une nouvelle déception. Les Bolcheviks ont accepté toutes les conditions de l’Allemagne et ont signé la paix.

Ignace m’est envoyé par Clemenceau pour me parler de deux choses. D’abord, Clemenceau et lui trouvent qu’il serait excessif de rayer Monier de la Légion d’honneur. Ils voudraient que je visse à ce sujet le général Florentin. En second lieu, le général Denvignes a mis en cause Georges Leygues à qui, paraît-il, il a communiqué son rapport, comme à Barthou et à René Pinon. Pour clore cette affaire que l’on ne m’explique pas et que je n’arrive point à comprendre, il va falloir réunir un conseil de guerre présidé par Joffre ou par un général commandant en chef. Que de bruit pour presque rien !


Mercredi 20 février.

Visite de Chevrillon, candidat à l’Académie, de Jules Cambon, également candidat. Il y a neuf ans que je faisais les mêmes tournées et je dois avouer que j’avais vraiment la fièvre verte.

Dubost m’affirme que la nomination de Dutasta produit le plus mauvais effet en Suisse. On y répand le bruit que Dutasta est le fils naturel de Clemenceau. Des renseignements analogues m’arrivent par William Martin et par Jules Cambon.


Vendredi 22 février.

À quatre heures et demie, Clemenceau arrive, très surexcité contre Wilson. « Cet homme est grisé, s’écrie-t-il. Il ne peut cependant nous interdire de reproduire ses propres paroles. Nous n’avons pas fait autre chose à Versailles, en parlant des buts de guerre. Quant aux Bolcheviks, nous en avons causé, mais nous n’étions pas d’accord et nous n’avons rien décidé. Alors, vraiment, les observations de Wilson sont inadmissibles. Je vous prie de n’en souffler mot à personne. C’est trop grave. Nous allons répondre. Nous serons polis, mais nets et fermes. J’ai prié Pichon de préparer quelque chose. Je verrai son projet à tête reposée. Nous vous le soumettrons ensuite. Je veux revoir le texte après un jour ou deux, c’est ma façon de travailler. »

Nous parlons des difficultés qui se sont élevées entre Foch et Pétain. « J’arrangerai cela, m’assure-t-il. L’organisation de l’armée de manœuvre n’est guère défendable en elle-même. Mais je serai là. Au moment de l’attaque, je serai là. S’il y a conflit, c’est moi qui le réglerai si je suis encore en fonctions et j’espère bien n’être pas forcé de partir auparavant, car je ne sais ce que je deviendrais. Ce que je dis n’est pas très modeste, mais ce sont les circonstances qui me le dictent. Personne ne pourrait me remplacer, pas plus Barthou qu’un autre. — Oh ! répliqué-je, très sincèrement, la France est avec vous et vous resterez jusqu’à la victoire. — Oui, fait-il avec la même assurance. »

Clemenceau compte sur son autorité personnelle pour mettre d’accord, le cas échéant, Foch et Pétain. Son autorité est telle, en effet, qu’il réussira, très probablement ; mais je ne songe pas sans quelque inquiétude à son intervention possible dans les opérations militaires elles-mêmes.

Visite de Charles Benoist, candidat au fauteuil de Faguet. J’en serai bientôt au quarantième.

Clemenceau reprend la conversation. « Pour la Société des Nations, me dit-il, nous verrons plus tard. Même avec nos alliés, nous ne pourrions aujourd’hui établir cette société. Voyez ce que les Italiens nous font en Épire. — Sans doute, il y aura des difficultés, dis-je, mais l’œuvre est belle et Léon Bourgeois a étudié tout un plan. Et puis, si nous ne faisons rien, ne redoutez-vous pas une initiative isolée, peut-être maladroite, de Wilson ? — Après sa sortie récente, répond Clemenceau, il faut le remettre d’abord à sa place. — Faites attention, ne le blessez pas. — Ses manières sont intolérables. »


Samedi 23 février.

Hier, à la Chambre, sur la fixation d’une interpellation qu’Émile Constant a déposée au sujet de l’affaire Bolo, Clemenceau avait communiqué à la Commission de l’armée tous les dossiers administratifs de la guerre et du Quai d’Orsay. D’où renvoi à huitaine. Painlevé n’a pas moins profité de l’occasion pour se justifier et répondre à l’Action française et aux autres journaux qui ont fait campagne contre lui. Il a rappelé avec raison que c’était sous son ministère qu’avaient eu lieu la plupart des instructions et des arrestations.

Ce matin, à six heures, est mort à l’hôpital militaire de la rue de la Chaise, le pauvre Eugène Tros, notre filleul, garçon charmant, enseigne de vaisseau, d’un beau courage patriotique, blessé dans le torpillage du Renaudin puis rescapé à demi aveugle et les jambes très endommagées. Il avait courageusement repris du service. On l’a soigné pour une appendicite et une bronchite, qu’il avait contractée en mer, est devenue infectieuse. Dans son délire, le brave petit croyait à un attentat contre moi et voulait me défendre.

Ignace vient me voir à propos d’un décret dont j’ai signalé l’inopportunité à Clemenceau et qui rétablit le recours en révision au profit des condamnés à une peine perpétuelle. Je crains bien que la publication de ce décret ne donne à croire qu’il a été pris à propos des affaires en cours.

Ignace m’explique qu’il a promis ce décret à la Commission du Sénat comme transaction avec le texte de Paul Meunier, voté par la Chambre.

Il me semble qu’Ignace n’a pas trouvé de nouvelles charges contre Caillaux.

Il y a eu avant-hier une intervention très mouvementée de ce dernier. Bouchardon lui a dit : « En Italie, vous n’avez fréquenté que des gens qui sont aujourd’hui prisonniers. » Caillaux est entré en fureur. « Vous oubliez, s’est-il écrié, à qui vous parlez. Je suis un ancien président du Conseil. — Précisément, c’est parce que vous êtes un ancien président du Conseil que ces fréquentations prennent un caractère particulièrement grave. » L’interrogatoire a continué sur un ton très élevé. Le soir, à la Santé, Caillaux, qui se fait apporter ses repas du dehors, avait à dîner une sole frite et un légume. Il n’a pu digérer son repas et il a été malade pendant la nuit.

Ceccaldi, qui va le voir tous les jours, a déclaré qu’on a voulu l’empoisonner. Sur quoi le directeur de la prison a répondu que, désormais, les repas de Caillaux arriveraient dans un panier fermé à cadenas et que ce panier serait ouvert en la présence de Caillaux et de son gardien.

L’après-midi, Freycinet arrive toujours très préoccupé des rapports de Foch et de Pétain, ainsi que du commandement de l’armée de réserve. Je lui dis que Clemenceau compte bien au besoin servir d’arbitre. « Mais, me répond-il, Clemenceau ne sera jamais sûr d’être là au moment décisif. Et puis, il n’est pas sûr que nos alliés laissent à un homme politique français le droit de décider du sort d’une armée interalliée. »

Dubost, de plus en plus influencé par le général Micheler.

Le professeur chirurgien Thomas Ionesco, frère de Také, trouve notre presse injuste pour son pays. « La Roumanie, dit-il, a fait tout son devoir, mais elle est dans un état désespéré. »


Lundi 25 février.

Deschanel m’expose le grand intérêt qu’il y aurait, d’après lui, à reprendre les relations diplomatiques avec le Vatican. Il croit que Clemenceau le pourrait aisément. Mais Clemenceau le voudra-t-il ? J’en doute.

Raux, préfet de Police, m’apporte des renseignements sur la « garde corse » de Caillaux. Il croit que l’affaire Malvy tourne non seulement à une flétrissure, mais à une condamnation. Il trouve Clemenceau trop indulgent pour la campagne pacifiste. Il n’a pas toutefois d’inquiétude pour l’ordre public à Paris.

Barthou me rapporte que, d’après Lescouvé, les charges se précisent contre Caillaux. L’Italien qui a servi d’intermédiaire avec Luxbourg est venu retrouver Caillaux à Mamers. Il est, du reste, lui-même inculpé et n’est en liberté que sous caution.


Mardi 26 février.

Avant le Conseil, Clemenceau, revenu du front, passe à mon cabinet. Il m’apporte d’excellentes impressions sur les troupes et particulièrement sur l’armée anglaise qui est, dit-il, admirable. Pétain lui a encore fait part de ses inquiétudes au sujet de l’armée de réserve. Clemenceau l’a rassuré. « Et, du reste, ajoute-t-il, les événements vont tout arranger. » Les décisions de Versailles se trouvent, en fait, anéanties. Je suis allé à Montreuil, j’ai causé longuement avec Haig. Avant mon arrivée, le général de Laguiche, chef de notre mission militaire, était venu au-devant de moi et m’avait prévenu que Haig ne voulait pas exécuter les décisions de Versailles. Haig m’a confirmé ce renseignement. Il a ajouté en grande confidence qu’il était allé voir Lloyd George et lui avait dit : « Jamais je ne donnerai mes divisions de réserve pour constituer une armée de réserve ; j’aimerais mieux démissionner immédiatement. Vous prendrez, si vous voulez, les deux divisions anglaises que vous voulez ramener d’Italie, mais rien de plus. » Clemenceau a répondu à Haig : « Je ne puis garder ce secret pour moi ; il faut que j’en fasse part au président de la République. — Sans aucun doute, a répondu Haig, dites-le au président. Mon parti est pris. »

Comme nous sortons de mon cabinet pour aller au Conseil, j’invite Clemenceau à me précéder. « Jamais, répond-il. À la rigueur, j’accepterais, si vous étiez roi. Mais vous êtes président de la République, ce qui est beaucoup plus. » Et il s’exprime sur un ton qui empêche l’ironie de percer.

En Conseil, à un moment donné, on parle de l’avenir, de l’année 1920. Clemenceau interrompt en riant :

« Dans deux ans, nous serons tous encore là,

— J’espère bien, dis-je, que le gouvernement sera encore en fonctions, mais moi, je quitterai l’Élysée.

— Comment ? répond-il. Et la prorogation des pouvoirs ? »

Dans mon cabinet, il me dit : « J’ai des excuses à vous faire. Nous avons répondu à Wilson sans vous soumettre le télégramme. Mais nous nous sommes contentés de prier Jusserand de lui demander ce qu’il voulait dire. »

En Conseil, il rapporte sous une forme joviale et pittoresque les impressions de son dernier voyage au front.

Pichon lit quelques télégrammes. Il fait remarquer que nous ne sommes pas encore officiellement informés de la capitulation russe. Il la considère cependant comme certaine.

Sous l’influence de Clemenceau, il propose de remplacer nos agents à Buenos-Aires et à Montevideo. De motif, aucun, sinon l’envie de changer. Il parle également de la mission de Lutaud en Russie et personne ne sait en quoi elle consiste.


Mercredi 27 février.

Dubost vient me lire un discours qu’il doit prononcer vendredi à une cérémonie de la Sorbonne et qui a trait à l’Alsace et à la Lorraine. Le discours a le mérite de la netteté patriotique et de la brièveté. Dubost me lit également une lettre de Micheler que, sur mes conseils, il a calmé et qui est, du même coup, devenu beaucoup moins pessimiste.

Grosdidier, sénateur de la Meuse, ne veut pas encore croire à la culpabilité de Charles Humbert. Tout au plus, admet-il qu’il puisse y avoir commerce avec l’ennemi.


Jeudi 28 février.

Pétain, qui a vu Clemenceau ce matin, se dit très satisfait de leur conversation. L’armée de réserve a vécu. On lui laisse ses réserves à lui-même. Il me confirme ce que m’avait dit Clemenceau, que Haig aurait plutôt démissionné que d’accepter une armée de réserve mise à la disposition du Comité de Versailles. Clemenceau, dit Pétain, s’est rendu de très bonne grâce à ses objections.

En revanche, Pétain me paraît très pessimiste sur la prochaine campagne. Si la bataille dure plus d’un mois, il n’aura pas, dit-il, de quoi reconstituer les divisions engagées et il sera dans l’impossibilité de prendre la contre-offensive nécessaire pour soulager le front attaqué. Il tient à signaler ce gros risque. Il n’y aurait qu’un remède : l’arrivée rapide des Américains et l’amalgame. Mais jusqu’ici, il n’y a que cinq divisions américaines prêtes et Pershing continue à refuser l’amalgame des troupes combattantes ; il ne l’accepte que pour l’instruction.

Si les Allemands, par impossible, n’attaquaient pas cette année, Pétain ferait tous les deux mois des opérations analogues à celle de la Malmaison et ce serait toute la campagne de l’année. Tout cela est sombre. Pétain est maigri par la grippe. Je fais la part de son tempérament un peu pessimiste, mais la maladie s’y est ajoutée.

Le général Brugère m’amène le général américain Wood, ami de Roosevelt, qui a autrefois combattu aux Philippines et qui boite. Wood se dit entièrement d’accord avec Pétain sur la nécessité de l’amalgame. Il est, du reste, le rival de Pershing et songe, paraît-il, à le remplacer. Mais il est en disgrâce auprès de Wilson.