Au service de la France/T1/Ch I


CHAPITRE PREMIER


Après le traité franco-allemand du 4 novembre 1911. — Un incident à la Commission sénatoriale. — Démission du cabinet Caillaux. Formation d’un nouveau ministère. — Programme d’union et de paix. — Accueil de la presse et de l’opinion. — Le gouvernement devant la Chambre.


Le mardi 9 janvier 1912, était réunie au palais du Luxembourg la commission sénatoriale chargée d’examiner les deux traités que la France et l’Allemagne avaient signés, le 4 novembre précédent, au sujet du Maroc et du Congo[1]. Nommée le 22 décembre, elle était composée de vingt-six membres et comprenait la plupart des anciens présidents du Conseil et des anciens ministres des Affaires étrangères qui siégeaient dans la haute Assemblée. Il y avait là MM. Clemenceau, Sarrien, Léon Bourgeois, Charles Dupuy, Alexandre Ribot, Monis, Stephen Pichon, Jules Develle. Le Sénat avait désigné, en outre, des diplomates de carrière ou d’accident, tels que MM. Decrais, de Courcel, Lozé, d’Estournelles de Constant, d’Aunay, et un petit nombre de profanes, dont j’étais. Dès le 23 décembre, cette commission avait, à l’unanimité, choisi comme président M. Léon Bourgeois et fixé, sur les propositions de M. Stephen Pichon, sa méthode de travail. L’émotion qu’avait éveillée en France le brusque envoi de la canonnière allemande Panther dans les eaux d’Agadir, les obscurités et les traverses des négociations, la publication inopinée de l’accord qui avait été signé, le 3 octobre 1904, avec l’Espagne et qui réduisait sensiblement le bénéfice de nos conventions avec l’Allemagne, les discours prononcés à la Chambre, dans une atmosphère de fièvre, par MM. de Mun, Jaurès, Charles Benoist, Abel Ferry, Millerand, Deschanel, l’abstention volontaire des députés de l’Est et les commentaires qu’ils en avaient donnés du haut de la tribune, le malaise du Parlement et le trouble croissant de l’opinion, tout imposait au Sénat l’obligation de se livrer sans retard à une étude impartiale des événements qui s’étaient, depuis une dizaine d’années, succédé en Afrique et avaient abouti, après une crise alarmante, aux arrangements du 4 novembre.

M. Joseph Caillaux, président du Conseil, et M. Justin de Selves, ministre des Affaires étrangères, s’étaient tous deux prêtés à ces recherches rétrospectives, et, dès les premières séances qu’avait tenues la Commission, ils lui avaient fourni des explications détaillées sur la politique marocaine suivie par la France depuis 1900, et notamment sur la tentative faite, le 8 février 1909, pour associer, — dans l’empire chérifien, les intérêts industriels et financiers, des Français et des Allemands, sur les obstacles auxquels s’était heurté le projet de coopération, sur les circonstances qui avaient amené l’expédition de Fez et sur les fameuses entrevues qu’avaient eues, à Kissingen, M. de Kiderlen-Wæchter et notre ambassadeur, M. Jules Cambon.

Le jeudi 28 décembre, la Commission m’avait, par un vote unanime, nommé rapporteur provisoire. J’avais déclaré que je me proposais de conclure au vote du traité. Si pénible qu’il me fut de me mettre, à cet endroit, en opposition avec les députés de l’Est, je ne pouvais hésiter à me séparer d’eux. La déclaration collective qu’ils avaient lue à la séance du 20 novembre avait été, comme ils l’avaient eux-mêmes dit à la Chambre, improvisée au cours des débats. Ils ne méconnaissaient rien, avaient-ils affirmé, « des laborieux et patriotiques efforts de nos négociateurs ni des résultats par eux obtenus. » Ils entendaient « demeurer les adversaires résolus de toute politique d’agression », mais, avaient-ils ajouté, ils ne voulaient pas, en ratifiant la convention, « paraître souscrire à un rapprochement qui, en l’état actuel des choses, aurait dans notre Lorraine mutilée un douloureux retentissement. »

Les signataires n’avaient consulté ni M. Lebrun, député de Meurthe-et-Moselle, qui était alors ministre des Colonies, et avait, en cette qualité, participé à la préparation du traité, ni moi qui, sénateur de la Meuse, vivais depuis plusieurs années, fort éloigné du Palais-Bourbon.

Surpris et affligé d’une abstention qui semblait condamner son attitude, M. Lebrun avait eu grand’peine, en séance, à cacher la douleur qui l’étreignait ; mais, ne s’étant associé aux négociations que par devoir et par amour de la paix, il s’était contenu, avait gardé le silence et était resté à son poste. De mon côté, je ne comprenais pas qu’on pût voir, dans l’accord du 4 novembre 1911, non plus que dans celui du 8 février 1909, une consécration de la violence faite par le traité de Francfort à la liberté des populations annexées. Dans tous les ministères dont j’avais fait partie, aussi bien de 1893 à 1895 qu’en 1906, j’avais approuvé des ententes particulières conclues avec l’Allemagne. Je n’avais jamais pensé que la fidélité à nos souvenirs nous commandât, à l’égard de nos voisins, une sorte d’animosité chronique et nous interdît, à eux et à nous, sur tous les points du globe, l’espoir d’accommodements déterminés. Je n’avais donc eu aucun scrupule à accepter le rapport ; et autant, pour le rédiger, j’étais obligé de connaître la vérité sur le passé, autant, après avoir fait, sans parti pris, la balance des avantages et des inconvénients, j’étais résolu à recommander l’adoption du traité.

Tout de suite, je me mis au travail. Lorsque, après les congés du nouvel an, recommencèrent les séances de la Commission, j’avais achevé l’étude des volumineux dossiers qui m’avaient été communiqués par le gouvernement. J’avais pu avoir, en outre, avec le président du Conseil et le ministre des Affaires étrangères, de longues conversations, qui m’avaient permis de justifier, devant mes collègues, l’approbation de l’accord.

Le mardi 9 janvier, M. Caillaux et M. de Selves étaient de nouveau entendus par la commission. M. de Selves venait de lire une note qui retraçait la suite des événements depuis l’apparition du Panther en rade d’Agadir. Il nous avait remis un certain nombre de documents, dont je comptais faire usage dans mon rapport, si, comme il était vraisemblable, mon mandat devenait définitif. Le ministre des Affaires étrangères ayant achevé sa lecture, M. Léon Bourgeois, président, demanda aux commissaires si quelqu’un d’entre eux désirait poser des questions au gouvernement. « Serait-il possible, interrogea M. Stephen Pichon, de savoir comment et pourquoi a été abandonné le projet de consortium de la N’Goko Sangha ? Et de même, comment et pourquoi ont été engagés, puis interrompus, les pourparlers relatifs au chemin de fer du Cameroun-Congo ? »

À cette double interrogation, qui évoquait les plus vives querelles parlementaires des années précédentes, ce fut le président du Conseil qui répondit. Il s’exprima avec un sang-froid qui, pour être fait de passion contenue, n’imposa que davantage aux membres de la Commission. La lucidité de ses observations satisfit les esprits les plus exigeants. Il rappela, en une forme nerveuse et ramassée, les pourparlers officiels des derniers mois. Il fut écouté avec une attention déférente, et, lorsqu’il se tut, la plupart des sénateurs présents étaient, semblait-il, convaincus que, depuis l’acte d’Algésiras, nous nous étions débattus, dans les affaires marocaines, au milieu de difficultés continuelles, que nous n’avions pas toujours été sans commettre des erreurs, qu’après avoir traité avec l’Angleterre et avec l’Espagne, après avoir signé l’acte d’Algésiras, nous avions commencé par nous croire délivrés de la rivalité germanique dans l’empire chérifien, que nous avions ensuite cherché à nous y entendre et même à y collaborer avec l’Allemagne, mais qu’après avoir fait ; avec un peu de hâte, quelques pas au-devant d’elle, nous nous étions parfois repliés avec précipitation, que nous avions, en somme, manqué d’esprit de suite et que l’envoi d’une canonnière devant Agadir avait été une réponse insolente et brutale à nos gestes d’indécision. Le récit du président du Conseil avait été si lumineux et si puissante sa démonstration, que, presque tout entière, la Commission avait senti la nécessité d’approuver rapidement le traité et que le cabinet, assez malmené depuis quelques semaines, dans les couloirs du Luxembourg, pouvait se considérer comme définitivement raffermi.

C’est à ce moment que, je ne sais sous quelle inspiration, aveuglé peut-être par le légitime succès qu’il venait d’obtenir, M. Caillaux crut devoir ajouter deux mots, que personne ne lui demandait.

« On a essayé, dit-il, d’établir, dans la presse et ailleurs, que des négociations avaient été poursuivies en dehors du ministère des Affaires étrangères. Je donne ma parole qu’il n’y a jamais eu de tractations politiques ou financières d’aucune sorte, autres que les négociations diplomatiques et officielles.[2] »

Aussi spontanée qu’inattendue, cette dénégation provoqua un étonnement général, dans une commission qui n’était pas sans savoir ce qui se racontait autour du gouvernement. Je ne m’expliquais pas moi-même l’intempestive et dangereuse sortie du président du Conseil. Quelques jours auparavant, dans un entretien que j’avais eu avec lui, au ministère de l’Intérieur, il m’avait parlé des indiscrétions qui couraient Paris et qu’il attribuait au quai d’Orsay. Pas un instant, il n’avait alors songé à contester qu’au cours des négociations avec l’Allemagne et, en particulier avec le baron de Lanken, il se fût servi d’intermédiaires ou, tout au moins, comme il l’a dit depuis, d’informateurs de son choix. Il s’était trouvé, m’avait-il affirmé, dans la nécessité de surveiller, plusieurs fois, comme président du Conseil, la marche des pourparlers, parce que le ministre des Affaires étrangères, qu’il jugeait sans bienveillance et même sans équité, ne les dirigeait pas toujours à son gré. Et il m’avait demandé : « Si la commission m’interroge à ce sujet, que pensez-vous que je doive dire ? — Je vous conseille, avais-je répondu, de déclarer simplement : « Comme chef de gouvernement, j’étais responsable des négociations. Je n’ai pu m’en désintéresser, et je me suis servi des agents auxquels il m’a paru utile d’avoir recours. Je n’ai rien voulu faire que dans l’intérêt public. » Et j’avais conclu : « Bien que la commission ne semble pas approuver tous les moyens que vous avez cru devoir employer, elle ne vous demandera, sans doute, pas de vous expliquer davantage. C’est le résultat que nous avons à juger. »

M. Caillaux m’avait remercié de mon conseil et m’avait paru dispose à le suivre. Et voilà cependant que, sans être questionné par personne, sans être obligé de faire allusion à des démarches qui défrayaient la chronique, il touchait inopinément à une matière chargée d’électricité et lâchait un démenti qu’il savait pouvoir être relevé ! M. Georges Clemenceau, qui, assis à l’une des extrémités de la salle, avait jusque-là bridé son impatience, bondit. « M. le ministre des Affaires étrangères, s’écrie-t-il, peut-il nous confirmer la déclaration de M. le président du Conseil ? N’existe-t-il pas des pièces établissant que notre ambassadeur à Berlin s’est plaint de l’intrusion de certaines personnes dans les relations diplomatiques de la France et de l’Allemagne ? » Jetées d’une voix tranchante, les deux questions tombent comme deux coups de hache. Un grand silence se fait. Tous les commissaires haletants se tournent vers M. de Selves qui, pris entre deux devoirs opposés, hésite un instant à répondre. M. Caillaux profite de cette minute de répit pour essayer de se substituer à son collègue et de fournir lui-même l’explication demandée. Mais sèchement, M. Clemenceau l’arrête : « Ce n’est pas à M. le président du Conseil que j’ai posé la question, c’est à M. le ministre des Affaires étrangères. » Visiblement embarrassé par cette insistance, M. de Selves se décide à prononcer quelques mots : « Messieurs, j’ai toujours eu un double souci : la vérité, d’une part, et de l’autre, la réserve que m’imposent mes fonctions. Je prie la commission de m’autoriser à ne pas répondre. »

La commission se serait, je crois, rendue à la prière du ministre ; il lui semblait que ce refus de réponse était une réponse transparente et qu’il était superflu d’insister. Mais impitoyable, M. Clemenceau tint à pousser jusqu’au bout ses avantages. « Cette réponse, dit-il, peut satisfaire tous les membres de la Commission. Quant à moi, elle ne me satisfait pas. » Et comme le très galant homme qu’est M. de Selves continuait à se taire, M. Clemenceau revint à la charge : « Je dis que cette réponse ne me satisfait pas, moi, à qui l’on a fait des confidences et qui ne les avais pas sollicitées. »

Avec beaucoup de bonne grâce et de tact, M. Léon Bourgeois coupa court à ce pénible incident. Les ministres se levèrent et se retirèrent. La séance fut remise au lendemain. Il fut convenu que je commencerais un rapport verbal sur les diverses dispositions du traité.

Avant de quitter le palais au Luxembourg, M. Caillaux appela dans le cabinet réservé aux ministres M. Clemenceau et M. de Selves. Ils échangèrent des propos assez vifs. Quelques minutes après, le bruit se répandit dans les couloirs du Sénat que le ministre des Affaires étrangères allait donner sa démission. Vers neuf heures du soir, M. de Selves remettait, en effet, directement à M. le président de la République une lettre très digne. « Je ne saurais, disait-il, assumer plus longtemps la responsabilité d’une politique extérieure à laquelle font défaut l’unité de vues et l’unité d’action solidaire. » Une demi-heure plus tard, ministres et sous-secrétaires d’État se réunissaient en conseil de cabinet, au ministère de l’Intérieur, sous la présidence de M. Caillaux ; ils prenaient acte de la démission de M. de Selves et décidaient de ne pas se retirer eux-mêmes.

Le mercredi 10, la première visite de M. Caillaux fut pour M. Delcassé, qui était son ministre de la Marine, comme il avait été antérieurement celui de M. Monis. Le président du Conseil lui offrit ce portefeuille des Affaires étrangères qui lui avait été autrefois enlevé, suivant l’expression de M. Victor Bérard, par un « vent de soufflet », venu de Berlin[3].

M. Delcassé demanda à réfléchir. Convaincu cependant qu’il recevrait bientôt l’acceptation de son collaborateur, M. Caillaux vint me trouver à mon cabinet, rue du Commandant-Marchand, et me proposa, du ton le plus cordial le ministère de la Marine. Il n’ignorait pas que j’avais trouvé fâcheux certains écarts des négociations ; mais il savait que, comme rapporteur, je concluais à l’adoption du traité. Nos relations personnelles avaient, d’ailleurs, toujours été très bonnes. Récemment encore, pendant les dernières vacances parlementaires, j’avais reçu de lui, à la campagne, une lettre qui était le meilleur témoignage de ses sentiments.

« Mon cher Ami ;

« J’ai fait téléphoner chez vous ce matin. Je voulais, d’abord causer avec vous, ensuite vous féliciter et surtout vous, remercier de l’article si justement et fortement pensé que je viens de lire dans la Dépêche. Quand serez-vous à Paris ? Encore tous mes remerciements pour le précieux appui que vous m’apportez, et bien à vous,

« Signé : J. Caillaux. »

Mais je n’étais nullement préparé au ministère de la rue Royale. Je dus invoquer mon incompétence et décliner l’offre qui m’était faite. M. Caillaux eut la courtoisie de ne pas trop me laisser voir qu’il connaissait lui-même l’insuffisance de mon instruction navale, mais il parut comprendre que je ne me dérobais pas par fausse modestie. Il me serra vigoureusement la main et s’éloigna. Je me rendis à la commission sénatoriale et j’y commençai, article par article, l’examen détaillé du traité. Pendant que nous siégions, nous fûmes informés que l’amiral Germinet, auquel, sur mon refus M. Caillaux avait offert le portefeuille de la Marine s’était, à son tour, excusé et que le président du Conseil appelait au ministère de l’Intérieur notre collègue, de la commission, M. Pierre Baudin. Celui-ci prit une heure de réflexion et crut devoir répondre négativement. D’autre part, un certain nombre de députés, amis personnels ou politiques de M. Théophile Delcassé, tous plus jaloux que lui de ménager son avenir, étaient allés le supplier de ne pas se rembarquer, comme ministre des Affaires étrangères, dans un cabinet dont le sauvetage leur semblait une vaine entreprise. Les ministres se réunirent de nouveau, dans la soirée, à la présidence du Conseil. Plusieurs d’entre eux, ébranlés par les conversations de la journée, se prononcèrent pour une démission collective. Courageusement M. Caillaux soutint l’avis contraire, mais il dut, en fin de compte, se rendre aux objections de ses collègues. Après une discussion assez agitée, la note suivante fut communiquée aux journalistes, au moment même où, affamés de nouvelles, ils s’attendaient à apprendre la reconstitution du ministère : « En présence des difficultés que M. Caillaux a rencontrées pour pourvoir le ministère de la Marine d’un titulaire, et étant donné que la vacance devait être immédiatement comblée, M. Caillaux n’a pas cru pouvoir assumer plus longtemps les charges du gouvernement. » Ce communiqué donnait donc à entendre que, malgré les conseils de certains de ses amis, M. Delcassé avait définitivement accepté de passer au quai d’Orsay, et que M. Caillaux, rendant justice à l’expérience de son collaborateur, était jusqu’au bout resté prêt à faire de son ministre de la Marine un ministre des relations extérieures. Sans doute n’était-il pas de ceux qui trouvaient périlleuse pour la paix européenne l’œuvre accomplie, pendant six ans, par celui que l’Allemagne avait si fréquemment accusé de la vouloir « encercler ». Le lendemain jeudi, tandis que M. Fallières, président de la République, conférait, suivant l’usage, avec les deux présidents des Chambres, la commission sénatoriale reprit paisiblement sa tâche interrompue. Avant et après la séance, la crise qui venait de s’ouvrir fut, bien entendu, le principal objet de tous les entretiens. « Moi, dit devant plusieurs commissaires M. Clemenceau, je demande un ministère Poincaré. — Pour le renverser ? répliquai-je en riant. — Non, non, pour le soutenir. »

Dans la journée du vendredi, M. Armand Fallières eut, d’abord, d’assez longues entrevues avec MM. Léon Bourgeois et Delcassé ; il me manda ensuite à l’Élysée. Il me fit, comme toujours, l’accueil le plus bienveillant. Il m’exposa la situation avec beaucoup de clairvoyance et de finesse. Il me parla du présent avec confiance et de l’avenir sans trop d’inquiétude. Il me demanda mon avis sur la formation d’un cabinet et, comme je lui conseillais de s’adresser à M. Léon Bourgeois, il me répondit qu’il le croyait peu disposé à accepter la charge du pouvoir et que tous deux, d’ailleurs, estimaient que j’étais le mieux placé pour dénouer la crise.

« Monsieur le président, lui dis-je, je ne sais trop ce qui peut me désigner à votre choix. Mais, vis-à-vis de vous, je n’ai pas le droit de me dérober. Je me rappelle qu’il y a six ans, en pleine conférence d’Algésiras, vous m’avez déjà offert la mission de former un cabinet. Je ne me suis pas senti suffisamment qualifié pour l’accepter. Pendant deux jours, avec votre assentiment, M. Léon Bourgeois, M. Sarrien et moi, nous avons recherché entre nous quel était celui des trois que les circonstances semblaient indiquer. En désespoir de cause, M. Sarrien a eu la bonne grâce de se charger de la présidence, qui ne me tentait guère. Je comprends que vous ne souhaitiez pas, aujourd’hui, le recommencement de ces politesses mutuelles et du retard qu’elles peuvent entraîner. Je vous demande simplement la soirée pour voir mes amis. Je reviendrai demain samedi, vers 10 heures du matin, et je vous donnerai une réponse ferme. Je ne vous cache pas que, si vous n’y voyez pas d’objection, je tâcherai de décider M. Léon Bourgeois ou, à son défaut, M. Delcassé à prendre la présidence. Je leur promettrai, à l’un et à l’autre, mon concours. J’espère donc que, de toutes façons, la constitution d’un cabinet sera rapidement achevée. »

J’allai aussitôt chez M. Léon Bourgeois. À cette époque, nous ne nous tutoyions pas encore. Notre intimité s’est resserrée plus tard, à mesure que nous nous sommes mieux connus et que nous nous sommes sentis rapprochés par la communauté de grandes émotions patriotiques. Mais, depuis longtemps, j’avais avec lui d’excellentes relations ; j’admirais autant sa modestie et sa délicatesse de cœur que son intelligence, et dans le ministère de 1906, où nous étions, lui ministre des Affaires étrangères et moi ministre des Finances, nous nous étions toujours trouvés étroitement d’accord sur les questions qui touchaient aux intérêts permanents du pays. C’était lui, en outre, qui avait représenté la France, en 1899 et en 1907, aux conférences de la Haye. Il personnifiait les idées de justice internationale et d’arbitrage, Nul mieux que lui ne pouvait être garant devant le monde de nos intentions pacifiques. J’insistai vivement auprès de lui pour qu’il consentît à former le cabinet. « C’est impossible, me dit-il, mon médecin me prescrit de me ménager en ce moment. Mais je suis à votre disposition pour un ministère quelconque. Si vous me permettez de marquer une préférence, je vous indiquerai celui du Travail. Vous savez combien je m’intéresse à toutes les questions d’ordre social ; j’ai un programme que je vous soumettrai et que je crois possible de mener à bien pendant cette législature. »

Je me rendis ensuite chez M. Delcassé. Après le jour où il avait, sous la pression de l’Allemagne, quitté le quai d’Orsay, M. Delcassé avait dignement gardé un silence prolongé. Il n’avait reparu à la tribune qu’en janvier 1908. Il y avait obtenu un vif succès. Il y était remonté en juillet 1909 et son discours avait entraîné la chute du cabinet Clemenceau. Moins de deux ans plus tard, M. Monis, chargé de la présidence du Conseil, avait fait appela sa collaboration et lui avait confié le portefeuille de la Marine, que M. Caillaux, devenu à son tour chef du gouvernement, l’avait prié de conserver. Dans la crise des derniers mois, M. Delcassé n’avait cessé de recommander la prudence et la modération. C’est ainsi qu’en juillet, il avait déconseillé au Cabinet d’envoyer un navire à Mogador en riposte à la présence du Panther devant Agadir. Il me semblait plus désigné que moi pour constituer un ministère. Pendant une heure, j’essayai vainement de le convaincre. « Non, non, me répétait-il, je connais mes limites. Je ne suis pas assez bon orateur pour remplir, comme il convient, le rôle de chef du gouvernement devant une Assemblée qui n’est pas de tout repos. Je rendrais, ce me semble, plus de services au quai d’Orsay dans un cabinet qui serait présidé par toi. » — « Alors, lui dis-je, prends la présidence avec les Affaires étrangères. Il est bien difficile, en ce moment, que le président du Conseil ne soit pas au quai d’Orsay ; c’est le seul moyen de mettre fin aux dissentiments qui ont ouvert la crise. » Et comme il refusait obstinément de se charger des deux emplois, je le priai de demeurer, tout au moins, à la tête de la Marine. C’était un parti qui visiblement, ne lui plaisait guère. Il me dit cependant qu’il se résoudrait à le prendre par égard pour moi, si je consentais à maintenir au ministère de l’Agriculture son ami M. Pams. Je connaissais peu M. Pams ; il était resté, au Sénat, volontairement effacé ; il passait pour un collègue aimable et réservé ; on le disait sans ambition et il n’avait pas d’ennemis. Je promis à M. Delcassé de laisser au sénateur des Pyrénées-Orientales son portefeuille champêtre, qui était, je l’appris bientôt gonflé de rubans du Mérite agricole et tout prêt à se vider dans les concours dominicaux. Je rentrai chez moi assez tard dans la nuit, attristé par la perspective de rompre avec la vie tranquille et agréable du barreau, effrayé des lourdes responsabilités qui allaient m’incomber, mais résolu à m’entourer d’hommes d’expérience et de valeur, capables de m’éclairer et de me soutenir, et assez confiant, après tout, dans la détente et l’apaisement dont le traité du 4 novembre, malgré ses imperfections, semblait devoir être le gage en Europe.

Le samedi 13, à dix heures du matin, je retournai à l’Elysée et, comme je l’avais promis à M. Fallières, j’acceptai la mission officielle de former le cabinet. Je m’excusai, par téléphone, de ne pouvoir assister à la séance de la commission sénatoriale et, sur-le-champ, je commençai mes démarches.

Quels qu’eussent été les encouragements de M. Clemenceau, je ne pouvais lui demander sa collaboration. J’estimais trop sa puissante personnalité pour me faire l’illusion de la pouvoir soumettre à une discipline gouvernementale qui ne dépendît point de sa propre autorité. J’avais été ministre avec lui en 1906, sous la présidence de M. Sarrien. Je me rappelais avec quels piaffements M. Clemenceau s’était tenu au second rang, jusqu’au jour où il avait pu s’élancer au premier. Il m’avait alors proposé de rester comme ministre des Affaires étrangères dans le cabinet qu’il formait. Je n’y avais pas consenti ; et le souvenir de quelques discussions un peu vives qui avaient éclaté, devant moi, entre lui et M. Léon Bourgeois, ministre des Affaires étrangères du cabinet Sarrien, n’avait pas été étranger à ma


M. RAYMOND POINCARÉ EN 1912.

détermination. Ce diable d’homme était partout trop à l’étroit. En 1910, Paul Hervieu et moi, nous avions eu l’idée de le faire élire à l’Académie. Il avait refusé, pour demeurer, disait-il, « fidèle à lui-même » ; et comme j’insistais, il m’avait écrit qu’il gardait « de cette aventure un très agréable souvenir, mais qu’il était obligé de me donner un non catégorique ». Comment aurais-je pu me flatter

d’enrôler, dans un ministère qu’il n’eût pas présidé, un personnage aussi jaloux de son indépendance et de sa primauté ?

Je savais, en outre, qu’il était hostile à la réforme électorale, dont la Chambre avait voté le principe et que je ne croyais pas pouvoir abandonner. J’étais sûr enfin qu’il ne se rallierait pas au traité du 4 novembre, dont le rejet eût été, suivant moi, un grave péril pour la paix. Je ne vis donc pas M. Clemenceau. Mais, voulant constituer un gouvernement qui donnât, tout de suite, au dedans et au dehors, une impression de grande force morale, je cherchai à recruter, dans les partis de gauche, des hommes d’une autorité reconnue. J’allai trouver, dans son rez-de-chaussée de l’avenue de Villars, mon ami de jeunesse, Alexandre Millerand. Nos anciennes divergences politiques n’avaient pas altéré l’affection que j’avais toujours eue pour lui. Mieux que personne, je connaissais son bel optimisme, sa puissance de travail et sa ténacité. Ministre des Travaux publics dans un récent cabinet Briand, il avait fait preuve, devant une grève de cheminots, d’un rare esprit de décision. Comme M. Delcassé, il eût préféré, me dit-il, le portefeuille des Affaires étrangères ; mais il accepta celui de la Guerre et je pensai qu’à la rue Saint-Dominique il pourrait, en effet, rendre de grands services par ses qualités d’organisation, ses habitudes méthodiques et son labeur obstiné.

Je me mis ensuite à la recherche de M. Aristide Briand. Je ne le connaissais pas, comme M. Millerand, depuis de longues années. Il était entré à la Chambre des députés au moment où je la quittais pour le Sénat et, en dehors de notre commune participation au cabinet Sarrien, nous n’avions eu que des rencontres espacées. Il était resté dans le ministère Clemenceau, dont je m’étais exclu ; il avait ensuite formé lui-même, le 24 juillet 1909, un premier gouvernement, où il avait pris le portefeuille de l’Intérieur ; il en avait constitué un nouveau le 3 novembre 1910 et s’était retiré le 24 février 1911, à la suite d’une interpellation sur la politique religieuse. Il avait évolué, avec une étonnante souplesse, au milieu des partis. Jadis, dans les congrès socialistes, il avait tenu un langage dont l’audace révolutionnaire avait indigné l’armée et fait trembler la bourgeoisie ; mais c’était en décembre 1899 ; plus de dix ans avaient passé. L’armée avait oublié et la bourgeoisie avait pardonné. Elle pardonne volontiers à ceux qui l’ont menacée, lorsqu’elle les croit capables de la défendre. Depuis ces temps lointains, M. Briand avait soutenu, avec un merveilleux talent oratoire, les projets de lois qui avaient séparé les Églises de l’État et par là il avait pris sur les gauches un extraordinaire ascendant. Puis, le 12 octobre 1909, il avait prononcé à Périgueux un discours d’apaisement, que les radicaux avaient jugé trop modéré et qui lui avait ramené la faveur des droites. Tous les groupes le recherchaient à l’envi. Il leur glissait entre les doigts, mais avec tant de prestesse et d’agilité qu’on ne pouvait se lasser de l’admirer. Il excellait dans la conciliation des contraires et dans l’art des adaptations successives. Il semblait avoir des organes sensoriels secrets pour flairer les occasions, pressentir les événements, sonder la pensée d’un interlocuteur et dégager l’opinion moyenne d’un auditoire. Aux heures difficiles, il pouvait être un conseiller précieux.

Je courus chez lui. Il était sorti. Je le fis chercher. Je priai MM. Jean Dupuy et Guist’hau de venir, eux aussi, causer avec moi. Tous trois arrivèrent peu après. J’offris à M. Briand le portefeuille de la Justice ; il hésitait, il paraissait trouver que les temples sereins de la chancellerie étaient bien sévèrement fermés à la politique ; il préférait l’Intérieur, qui a de plus larges vues sur le Parlement : « Mais le garde des Sceaux, disais-je, est vice-président du Conseil. — Tout au moins, insistait M. Briand, faudrait-il que ce titre fût consacré par un décret spécial. — Vous savez que ce n’est point l’usage. À quoi bon un décret puisqu’il n’y a aucun doute sur la réalité ? » M. Briand réserva sa réponse jusqu’à la fin de la journée. Son ami M. Guist’hau, à qui je proposais l’Instruction publique, ne me fit aucune objection personnelle, mais comment Euryale n’eût-il pas lié son sort à celui de Nisus ? Je fus forcé d’attendre également jusqu’au soir l’acceptation ou le refus de M. Guist’hau.

M. Jean Dupuy, sénateur des Hautes-Pyrénées, me tint des propos moins évasifs. Il démontrait chaque jour, par sa conduite publique et privée, que si le bon sens n’est malheureusement pas toujours dans les milieux politiques « la chose du monde la mieux partagée », il reste, là comme ailleurs, « le maître de la vie humaine. » J’étais sûr d’avoir en lui un homme de jugement et d’expérience. Je lui confiai le portefeuille des Travaux publics.

Mais le délai demandé par M. Briand et les hésitations de M. Guist’hau, suite naturelle d’une indissoluble amitié, risquaient de retarder la constitution du ministère. Je conviai chez moi, pour la fin de l’après-midi, tous ceux dont je désirais la collaboration, notamment trois membres du cabinet Caillaux, M. Klotz, ministre des Finances, dont rien ne me paraissait justifier le remplacement, M. Lebrun, que je souhaitais de conserver au ministère des Colonies, M. Steeg, qui avait montré, au ministère de l’Instruction publique, de sérieuses qualités d’esprit et que je comptais faire passer de la rue de Grenelle à la place Beauvau. Radical-socialiste, il devait être bien accueilli de la majorité de la Chambre. Sa droiture et sa probité lui avaient valu le respect de tous ses collègues. Il s’était déclaré partisan de la représentation proportionnelle et il était prêt à poursuivre la discussion commencée.

Tout le monde fut exact au rendez-vous, M. Briand comme les autres. Il était cependant encore indécis. Ses meilleurs amis lui firent comprendre que sa présence immédiate au ministère de l’Intérieur indisposerait la gauche et qu’il était de son intérêt de patienter. Il se résigna. Je lui renouvelai l’assurance qu’il serait étroitement associé à toute la politique du Cabinet. Je me proposais, en effet, de vivre en confiante intimité avec mes collègues, de les renseigner et de les consulter sur tout, et de faire de la solidarité gouvernementale la règle permanente de notre action. Après l’exemple des dernières semaines, ce redressement constitutionnel était plus que jamais indispensable.

Restait le ministère du Commerce. J’avais le dessein de le confier à M. Viviani. Ce n’était pas seulement le verbe fait homme, et, après Jaurès, le plus magnifique orateur du temps. C’était un esprit laborieux, informé des questions économiques et accoutumé par le barreau à la pratique des affaires. Mais M. Viviani, qui eût volontiers accepté l’Instruction publique, refusa le Commerce.

Au même moment, nous apprenions que la gauche radicale de la Chambre se plaignait de n’être pas représentée dans le cabinet en formation. C’était vrai. J’avais oublié les groupes, impardonnable faute aux heures de crise. Moins ignorants que moi des sentiments de la Chambre, quelques-uns des hommes politiques réunis dans mon cabinet surent me faire sentir la gravité de ma négligence. Ils se reportèrent à la liste de la gauche radicale et m’y signalèrent le nom d’un député que je savais, du reste, intelligent, travailleur et consciencieux, M. Fernand David. Notre choix se fixa sur lui.

Sur-le-champ, furent désignés, en outre, quatre sous-secrétaires d’État : M. Paul Morel, pour l’Intérieur, M. Chaumet, pour les Postes et Télégraphes, M. René Besnard pour les Finances, M. Léon Bérard, pour les Beaux-Arts. Mais quelle affaire que d’enlever le consentement de ce dernier ! Je pensai n’y jamais parvenir. Esprit alerte et richement orné, Léon Bérard, qui avait été longtemps, au Palais, un de mes collaborateurs, était certainement appelé à une brillante destinée parlementaire. Écrivain délicat, éblouissant causeur, orateur entraînant, aussi habile au jeu de l’ironie qu’au maniement des idées générales, il ajoutait parfois à la multitude de ses dons une souriante indécision, qui pimentait d’un peu de coquetterie sa séduction naturelle. Je le pris au collet et il me donna son adhésion.

Tous les postes ainsi pourvus de titulaires éventuels, rien n’était fait, si nous ne nous mettions immédiatement d’accord sur le programme que j’entendais soutenir. Croyant plus sage de ne pas renvoyer au lendemain la conversation nécessaire, j’exposai, en quelques mots, les principes essentiels qui devaient, suivant moi, diriger notre politique : grouper pour une œuvre d’ordre intérieur et de paix extérieure toutes les fractions du parti républicain : assurer, le plus rapidement possible, l’adoption par le Sénat du traité voté par la Chambre ; le compléter par une entente avec l’Espagne ; organiser progressivement au Maroc un protectorat qui serait la conclusion logique de notre politique africaine ; entretenir avec l’Allemagne, comme avec toutes les autres puissances, des relations sincèrement pacifiques ; cultiver notre alliance avec la Russie et notre entente avec l’Angleterre ; au dedans, donner aux fonctionnaires un statut fixe qui leur traçât clairement leurs droits et leurs obligations ; garantir aux partis politiques, par la réforme électorale, une représentation plus exacte ; vouloir que l’école laïque demeurât une école nationale ouverte à tous les enfants de France et constamment respectueuse de la liberté de conscience ; développer les œuvres sociales, substituer de plus en plus le principe de l’assurance à celui de l’assistance ; faire voter le budget en temps utile ; accélérer au Sénat l’étude du projet d’impôt sur le revenu ; concilier notre puissance financière avec la nécessité de la défense nationale tels furent les points que je touchai rapidement et sur lesquels se fit notre accord. Il fut convenu que je rédigerais la déclaration le lendemain : dimanche 14 janvier et que nous nous réunirions ensuite à quatre heures de l’après-midi pour la lire. Les décrets de nomination des ministres et sous-secrétaires d’État seraient également signés le dimanche et paraîtraient le lundi à l’Officiel. Le soir même, nous donnions aux agences la composition du cabinet, qui, fait sans précédent, avait été formé dans l’espace d’une journée.

L’accueil de la presse fut exceptionnellement favorable. Quelques journaux, tenant un peu vite pour acceptée par le Conseil l’idée d’une vice-présidence solennellement instituée par décret, annoncèrent que M. Briand allait recevoir cette investiture inusitée. Il n’en fut rien. Mais chaque fois que, par la suite, j’en trouvai l’occasion, je le priai de me suppléer et il prit, d’ailleurs, l’habitude de venir très souvent conférer avec moi des affaires générales.

Le dimanche matin, je rendis compte à M. Fallières de la constitution du Cabinet. Il ne me cacha point qu’il était soulagé d’un grand poids et ravi de la combinaison. Je rentrai chez moi et rédigeai la déclaration. Je la communiquai dès 4 heures à mes collègues, dans un conseil réuni au ministère de la Marine, dont M. Delcassé avait mis les salons à notre disposition. Mon texte fut adopté sans objections, notamment les passages qui touchaient à la politique étrangère. « Dans les circonstances présentes, nous avons pensé, disaisje, que notre devoir le plus impérieux était de grouper, en un même sentiment national, toutes les fractions du parti républicain. Pour réaliser cette union, nous n’avons eu qu’à suivre l’exemple du pays, qui, toujours indifférent aux questions de personnes, sait, aux heures difficiles, s’élever sans peine à la claire compréhension de l’intérêt public. Assurer le plus rapidement possible la ratification définitive d’un traité qui a été négocié au nom de la France, qui a été voté par la Chambre, et dont la commission sénatoriale est certainement disposée à achever l’étude avec la conscience et l’impartialité dont elle a fait preuve dès le début de ses travaux, voilà la première tâche qui s’impose au gouvernement. Ce traité, bientôt complété, nous n’en doutons pas, par une entente loyale avec l’Espagne, nous permettra d’organiser au Maroc un protectorat qui est l’aboutissement naturel de notre politique africaine. Il nous permettra également de maintenir entre une grande nation voisine et la France, dans un esprit sincèrement pacifique, des relations de courtoisie et de franchise, inspirées par le respect mutuel de leurs intérêts et de leur dignité. Autant que jamais, nous entendons rester fidèles à nos alliances et à nos amitiés. Nous nous efforcerons de les cultiver avec cette persévérance et cette continuité qui sont, dans l’action diplomatique, le meilleur gage de droiture et de probité. » Et après avoir traité les diverses questions que j’ai indiquées plus haut, je terminais par ces mots : « Si profondément pacifique que soit notre pays, il n’est pas maître de toutes les éventualités et il entend rester à la hauteur de tous ses devoirs. L’armée et la marine seront l’objet de notre sollicitude active. Comme vous, messieurs, nous voyons en elles les soutiens sacrés de la République et de la patrie. »

Le lundi matin, l’Officiel publia les décrets. Je rendis aussitôt visite à MM. Caillaux et de Selves, qui me passèrent aimablement les services. La presse française restait très sympathique et saluait le nouveau gouvernement du nom de grand ministère. Certains journaux exprimaient cependant la crainte qu’un cabinet comprenant plusieurs hommes de premier plan ne pût vivre longtemps en bonne intelligence. M. Jaurès disait que je risquais d’être un fil bien ténu pour relier tant de grands personnages. Dans l’Éclair, M. Judet était maussade ; il trouvait vicieuse la composition du cabinet ; j’avais voulu, disait-il, concilier l’inconciliable et plaire à tout le monde. Il n’en marquait pas moins lui-même la gravité des circonstances. « Ce n’est point ainsi, déclarait-il tragiquement, que se refera l’accord patriotique, sans lequel il n’y aura jamais de force ni pour négocier, ni pour sauver notre indépendance et nos frontières. » Sauver nos frontières et notre indépendance ! M. Judet les croyait-il donc déjà menacées sous les ministères qui avaient précédé celui de 1912 ?

En Angleterre, les appréciations étaient extrêmement chaleureuses. En Allemagne, ni hostilité ni mauvaise humeur. L’agrarienne Deutsche Tageszeitung me traitait aimablement d’homme réfléchi et le Berliner Tageblatt remarquait : « Le cabinet Poincaré ne peut être que favorablement accueilli en Allemagne. » Les Berliner neueste Nachrichten ajoutaient : « Le choix de M. Raymond Poincaré comme président du Conseil peut être accueilli également chez nous avec sympathie. L’autorité dont il jouit est d’autant plus grande qu’il n’a jamais cherché à imposer sa candidature à la présidence du Conseil.

En Espagne, ou l’opinion avait été très surexcitée contre M. Caillaux, on considérait que la formation du cabinet était de nature à dissiper les défiances.

En Italie, applaudissements unanimes. « Depuis le ministère constitué sous la présidence de Gambetta, disait la Tribuna, on n’a jamais eu à enregistrer un cabinet composé d’autant de personnalités de premier ordre. Il est clair que M. Poincaré, en conservant les collègues les plus autorisés de M. Caillaux, s’est inspiré de la pensée qu’il avait de convaincre l’opinion publique française, peu satisfaite de l’accord conclu avec l’Allemagne. Aucun homme politique autre que lui ne pouvait, à l’heure actuelle, assumer pareille responsabilité. » « Il y a longtemps qu’on n’avait eu en France un ministère semblable, écrivait le Corriere della sera. L’homme qui a assumé la mission de former le cabinet a un prestige trop grand pour que ses tentatives ne soient pas couronnées de succès. »

On excusera des citations qui prennent figure d’apologie. Je ne me les permets que pour rappeler aux esprits oublieux l’état d’inquiétude où se trouvaient la France et l’Europe elle-même aux premiers jours de 1912. Les félicitations que je recevais de toutes parts s’accompagnaient de soupirs de soulagement. Celles qui me touchaient le plus profondément étaient peut-être celles de mes anciens présidents du Conseil, MM. Sarrien, Ribot et Charles Dupuy, celles de mon ancien collaborateur Liard, et celles des veuves de mes anciens maîtres, Mmes Jules Ferry et Waldeck-Rousseau.

La commission sénatoriale se réunit dans l’après-midi. M. Léon Bourgeois et moi nous nous rendîmes auprès d’elle pour la remercier et prendre congé. Elle nomma, pour nous remplacer, M. Ribot président et M. Pierre Baudin rapporteur. Quelques minutes après, je revins comme ministre des Affaires étrangères, et je me mis à la disposition de M. Pierre Baudin pour faciliter et hâter la rédaction du rapport. La Commission acquiesça à mon désir d’aboutir promptement et dès le lendemain, M. Ribot me convoquait.

Le même jour, mardi 16 janvier, se tenait à l’Elysée, sous la présidence de M. Fallières, le premier Conseil des ministres. À deux heures, j’étais à la Chambre, où je n’étais pas venu depuis 1906 et où je me sentais un peu dépaysé au milieu de tant de visages inconnus. La déclaration fut écoutée avec une faveur insolite et, sauf le passage qui concernait la réforme électorale et qui provoqua, bien entendu, des mouvements divers, toutes les phrases furent vigoureusement applaudies à gauche, au centre, et à droite. On avait annoncé plusieurs interpellations, mais une seule était déposée par M. Thierry Cazes. « L’admiration, s’écria en plaisantant M. Sembat, a rendu les interpellateurs muets. » M. Thierry Cazes posa quelques questions : réforme électorale, impôt sur le revenu, orientation politique. Je répondis brièvement, en ajoutant que tous les membres du cabinet étaient des républicains de gauche, fermement attachés à l’idée laïque et à la suprématie de la société civile, et qu’à aucun moment l’union de toutes les forces républicaines, dans l’intérêt supérieur de la France, ne m’avait paru d’une plus urgente nécessité. La Chambre adopta, par 440 voix sur 446 votants, un ordre du jour de confiance, déposé par MM. Dalimier et Verlot.

S’étaient abstenus la droite, à l’exemple de M. le comte de Mun, de M. Denys Cochin et de M. Piou, et les socialistes, à l’exemple de MM. Jaurès, Jules Guesde et Vaillant. M. Caillaux avait voté pour le cabinet, ainsi que MM. Painlevé, Paul-Boncour, Viviani. Il n’y avait eu, d’aucun côté, opposition violente. On nous attendait à l’œuvre, mais sans hostilité. Le dimanche, lorsque j’étais allé voir les présidents des Chambres, M. Antonin Dubost et M. Henri Brisson, tous deux, et ce dernier particulièrement, m’avaient prodigué les compliments et les vœux. Dans mes visites au corps diplomatique, j’avais été reçu partout avec des prévenances qui n’avaient pas la froide banalité des politesses officielles et qu’on croyait, sans doute, devoir à un gouvernement assuré du lendemain. La Gazette de Voss, rendant compte de la séance de la Chambre, disait : « C’est un succès inouï dans l’histoire du parlementarisme français. Il semble qu’un groupe de personnalités se soit trouvé en France, qui désire réagir contre le jeu d’intrigues médiocres. Les petits politiciens ont battu en retraite devant eux. » Le Lokal Anzeiger, journal gouvernemental, ajoutait : « La séance d’hier au Parlement français a été très favorable. Le ministère a remporté un grand succès de confiance. »

Il s’agissait maintenant de justifier cette confiance et, d’abord, de régler l’affaire marocaine.

  1. Seul, le second traité, comportant cession de territoires, devait donner lieu au vote d’une loi d’approbation, mais l’étude des deux actes était naturellement indivisible.
  2. V. les Négociations de 1911, par Outis. Extrait de la Revue du Mois du 10 janvier 1913, Félix Alcan (page 1). — Le Coup d’Agadir, par Pierre Albin ; Félix Alcan, 1912 (page 327). — M. Mermeix, Chronique de l’an 1911. — M. André Tardieu, le Mystère d’Agadir.
  3. Victor Bérard, la France et Guillaume II. Paris, Armand Colin, 1907.