Au portique des Laurentides/Le curé Labelle

Darveau (p. 47-96).

LE CURÉ LABELLE


I


Dans notre pays, un endroit qui n’a que cinquante ans et qui a progressé rapidement, commence déjà à prendre une physionomie générale de maturité, et même, çà et là, certains faux airs de sénilité précoce, plutôt recherchée que réelle ; on y sent déjà, à leur attitude posée, réfléchie, que bon nombre des citoyens ont leur pécule assuré. Ceux-là n’en continuent pas moins leurs affaires, et vigoureusement, mais sans précipitation, sans cette hâte violente qui les faisait se ruer à l’origine dans le chemin encore tout embarrassé de la fortune. Ils ont le temps de converser et ils aiment à le faire ; ils s’attardent même à dire bien des choses qu’ils diront encore le lendemain, et qu’ils ont probablement dites la veille ; ils ne sont pas toujours sur le qui-vive pour savoir ce qui va survenir de tel ou tel événement, de telle ou telle situation ; ils fument, parlent, agissent, comme s’ils n’étaient pas tout le temps sur le point de partir, d’aller dans quelque paroisse voisine « faire un petit risque » ; on sent qu’il y a un gros grain de philosophie rassurante et bonhomme au fond de leur gousset convenablement garni ; ils sont « très heureux de faire votre connaissance » et déclarent, sans cette nuance de flatterie grossière propre aux gens qui ont besoin d’être écoutés, qu’ils sont très fiers de ce qu’un homme « instruit comme vous » vienne visiter leur « place » ; enfin, ils ont eu le temps d’apporter un adoucissement sensible à l’âpreté de leurs manières primitives, et de pionniers, souvent de simples aventuriers qu’ils étaient d’abord, ils sont devenus des citoyens.

Ainsi de l’aspect général de l’endroit. La rudesse des premiers jours détonne maintenant parmi les apparences non équivoques d’un confort recherché et en présence du sentiment de la propriété bien assise, de la propriété déjà passée plus d’une fois de père en fils. Certaines demeures, parmi les plus anciennes, et qui ont toujours abrité la même famille, ont acquis déjà un caractère propre de sociabilité et une nuance de ton que la tradition seule, si courte qu’elle soit, peut transmettre en l’intensifiant chaque jour davantage. Ces demeures sont rares, mais elles suffisent pour communiquer une atmosphère et un cachet particuliers au quartier qui les renferme, et pour scander profondément la physionomie des lieux. Dès lors plus d’aspects uniquement rudimentaires, plus d’angles violents, plus de heurts grossiers. Le temps a adouci et corrigé les traits, et remplacé l’antique rusticité des meilleures maisons par un certain air de patriarcat, voisin de la vénérabilité, physionomie qui désormais se maintiendra et fleurira de génération en génération.

Tel apparaît Saint-Jérôme aux premiers regards du visiteur ; tel, entre toutes les demeures que nous venons de signaler, l’antique presbytère, déjà vénérable dans sa soutane en grès de Potsdam, large construction élevée au seuil des Laurentides, sous la garde des grands ormes et des grands peupliers qui l’inondent de leur feuillage ; flanquée de jardins et ceinturée d’une vaste galerie où le soleil jette des rayons tempérés par l’épais ombrage des bois, et où la lune vient bercer en paix ses longs rêves nocturnes, à l’unisson des tendres et discrètes harmonies de la nature ; enfin asile libre et toujours ouvert aux nombreux curés de la région du Nord qui vont et viennent incessamment, obligés et enchantés d’arrêter à Saint-Jérôme, à l’aller et au retour, et d’y retremper leur courage si souvent éprouvé dans leurs rudes et pénibles missions des montagnes.

À côté est l’église, aussi en grès de Potsdam, à laquelle on communique du presbytère par une allée à travers le jardin. Elle devait être bien grande pour la population, autrefois, dans les commencements de Saint-Jérôme ; aujourd’hui elle est beaucoup trop petite. Le « curé » voulait en faire construire une nouvelle, sur un plan monumental, au centre d’un vaste carré faisant face à quatre rues ; il avait déjà sacrifié pour cela sans hésiter, son beau et grand jardin, fruit de quinze années de soins diligents, et il avait donné lui-même tout le terrain nécessaire et fait ouvrir, en arrière de son presbytère, une large rue, qui serait devenue à proprement parler la rue de l’église.


Il y avait déjà deux ans que le bon et généreux curé se préparait pour cet événement. Il n’attendait plus que la création de l’évêché du Nord, sa dernière pensée, son dernier projet, le sceau suprême qu’il voulait mettre à sa vie d’apostolat et de combats pour son peuple de colons. Il n’eût pas tardé à faire sortir de terre les centaines de mille dollars nécessaires à l’érection de son temple, il eût trouvé partout un écho à son appel… soudain tout s’écroule. Un mot arrive de Rome qui brise le rêve et l’âme de l’apôtre, et lui-même, qui sent qu’il n’a plus qu’à mourir, reçoit avec grâce la mort qui vient à son appel muet et qui se hâte, afin de lui épargner le regret trop cruel de laisser sans la revoir encore une fois, sa pauvre vieille mère, sa « maman, » comme il a dit jusqu’à la fin, nom unique dans toutes les langues, le premier que l’enfant bégaie au sortir du berceau et le dernier qu’exhale l’homme de cœur expirant, en entrant dans la tombe.

Ses amis, ses intimes seuls savent ce qu’eut de douloureux et de poignant pour lui la nouvelle venue tout à coup de Rome, à l’heure même où il croyait son rêve plus que jamais réalisé. On vit l’homme fort par-dessus tous décliner et s’affaisser petit à petit, comme s’il enfonçait graduellement dans une marée montante, sans que rien autour de lui pût le retenir. Il éprouva le vertige du vide et du néant des choses humaines ; il ouvrit tout grands les yeux sur sa destinée, sur sa raison d’être, sur la seule et unique mission qu’il avait été appelé à remplir en ce monde, il sentit que tout était fini pour lui désormais et il ne songea plus qu’à se retirer, à se retirer tellement qu’il voulait abandonner sa cure et se réfugier dans un ermitage, au fond du canton Salaberry, sous l’ombre épaisse de la « Montagne Tremblante, » loin de tous les bruits humains. Pauvre cœur blessé ! Dieu lui épargna de donner à notre peuple ce spectacle d’un désenchantement que l’on eût peut-être mépris pour de l’amertume, et qui eût jeté une ombre douteuse sur une vie toute de lumière et de vérité.

Et maintenant, six pieds de terre le recouvrent, et il va s’en aller rapidement en poussière, dévoré par cette terre même qu’il voulait féconder, et ce qui reste de plus durable de lui, à part son œuvre encore bien imparfaite, c’est le souvenir fragile qu’en gardent des cœurs périssables, condamnés eux-mêmes à un prochain néant ! Ô misère ! Ô solitude éternelle du cœur humain, qui se rattache en vain à des affections toujours fugitives ! Hélas ! Hélas ! Comme la paroisse de Saint-Jérôme doit être vide, et comme elle le sera longtemps encore sans son curé ! Le deuil flotte, sur l’immense région du nord, et chaque nuage y pend comme un long crêpe du haut du ciel. Qui animera désormais tous ces foyers où l’âme du curé n’est plus ? Tout ce monde-là était habitué à n’espérer, à ne vouloir, à n’agir que par lui. Chaque colon, on peut le dire en quelque sorte, avait passé par ses mains. C’est à lui que chacun d’eux avait recours dans les difficultés ou dans les épreuves qui se présentaient : « Notre curé », disait-on jusque dans les paroisses les plus reculées du nord. C’est lui qui était le gouvernement ; c’était le père, le roi, la puissance visible, toujours bienfaisante et protectrice, qui renfermait tout pour les colons du large domaine qu’il avait apporté à notre province. Aussi, lorsqu’il paraissait au milieu d’eux ou lorsque son passage était annoncé d’avance, quelle fête et quelle réjouissance pour tous !

Je le vis et l’entendis une fois entre autres à son passage à l’Annonciation, paroisse tout nouvellement ouverte, le long de la rivière Rouge, à vingt-trois lieues en arrière de Montréal. Tous les colons et leurs femmes et leurs enfants étaient accourus des défrichements les plus lointains pour entendre le « curé, leur curé, le curé du nord, » depuis Saint-Jérôme jusqu’aux dernières montagnes.

Il avait incarné en lui tout ce petit peuple, pauvre, dénué, et le faisait vivre à force de renouveler ses espérances. Dans ces dernières années, sa vigueur affaiblie ne lui permettait plus ses longues courses d’autrefois, mais on le sentait là et par suite on se sentait protégé. S’il n’allait plus guère en plein cœur des défrichements nouveaux, en pleine solitude des forêts attaquées seulement de la veille, on le savait au département de l’Agriculture où il faisait à sa façon un autre travail de bûcheron, et l’on savait qu’on n’était pas abandonné.

Ce jour-là la chapelle de l’Annonciation avait été « décorée ». Cette chapelle était une pauvre petite construction en planches brutes, pouvant contenir à peu près trois cents âmes. Les bancs de la chapelle étaient de simples madriers, posés sur des billots. L’autel avait été orné de quelques bandes de papier bleu doré et de deux candélabres placés chacun à l’une des deux extrémités. À gauche de l’autel, une grande statue en plâtre, cachant à demi un petit confessionnal craquant sous le moindre poids ; à droite, une espèce de dressoir contenant les ornements d’église et surmonté d’un sanctuaire où l’on devinait confusément une image de la Vierge ; enfin, brochant sur tout cela et courant un peu au hasard, de leur mieux, des festons de bandelettes en papier doré et en tulle, en fleurs artificielles et en houblon. Autour de la nef, un chemin de croix représentant tant bien que mal les épisodes de la Passion. Au-dessus de l’autel se dressait l’image de l’Annonciation, au-dessous une rangée de candélabres et, de chaque côté, des vases remplis de fleurs de papier. Au dehors, dix à douze maisons composant le village, la Rouge dessinant de longs et gracieux méandres, un petit cimetière sur un talus, où quelques tombes se devinaient au renflement du sol piqué d’une pauvre petite croix de deux à trois pieds de hauteur, et, au loin, par delà les autres montagnes qui semblaient des collines, la grosse montagne Tremblante répandant cette ombre épaisse qui retarde le jour et qui augmente les ténèbres.

Le curé Labelle fit le sermon de circonstance. Un sermon du « curé » dans les montagnes, pour des gens qu’il ne voyait que de loin en loin et qui avaient besoin qu’on leur parlât d’une foule de choses propres à leur remettre le cœur dans la poitrine, ne pouvait pas débuter par le texte de l’Évangile. Le curé parla longuement à ces malheureux exilés sur le sol même de leur patrie de leurs petits intérêts, de leurs défrichements, de leurs progrès et surtout et bien particulièrement de la construction prochaine du chemin de fer qu’ils attendaient depuis des années et qui devait leur permettre de rester, eux et leurs enfants, sur la terre nouvelle qu’ils venaient d’arroser de leurs sueurs. Il leur parla dans son langage à lui, dans ce langage unique, plein d’images populaires, fait exprès pour stimuler, pour égayer et pour transporter ces rudes, vaillantes et naïves populations. Il leur recommanda bien fortement entre autres de « faire de la terre », rien que de la terre, et de négliger les petites industries qui nous conduisent « à mourir la poche sur le dos ». Il parla ainsi pendant près d’une heure, et, son allocution temporelle terminée, quand il vit qu’il avait touché juste et que tout son monde allait retourner dans ses foyers, heureux et plein d’un courage nouveau, il entama l’évangile du jour.

Ce fut un commentaire et un développement d’une douceur et en même temps d’une force et d’une élévation inexprimables. De temps à autre c’étaient des éclats que l’on eût dit comme des fragments de montagne s’écroulant, d’autrefois c’était comme un fleuve coulant à pleins bords, sans se soucier des obstacles, ou bien un chêne déployant ses larges branches en s’élançant de plus en plus dans les cieux.

Quel homme ! quel homme ! me disais-je ; et en effet, c’était bien là l’apôtre, le véritable apôtre, tel qu’on le conçoit et tel qu’on le veut uniquement. Pour accomplir un labeur comme l’a été le sien pendant vingt ans, il fallait un homme comme le curé Labelle, possédant plusieurs caractères et plusieurs natures, il fallait être un prêtre, un colonisateur, un politique, un homme d’idées, un dévoué, un indomptable, un généreux, un ardent et un indulgent ignorant les bornes de l’indulgence. Il fallait en outre avoir le tempérament et l’extérieur nécessaires pour en imposer et pour attirer.

Le curé Labelle est peut-être l’homme le plus étonnant qu’on ait vu en Canada. Quand on étudie cette figure, on découvre des aspects nouveaux qu’on ne soupçonnait pas la veille, et dont cependant les lignes sont fortes et profondes. En dehors de son œuvre, qui prenait toute son âme, il n’eut dans toute sa vie qu’une tendresse réelle, invariable, ce fut pour sa mère, et en dehors de cela quelques rares affections, inébranlables, fidèles en dépit de toutes les circonstances, et qui retombaient comme une pluie bienfaisante sur ceux qui en étaient l’objet. Mais ce qui planait par-dessus tout, c’était son immense amour pour le pauvre peuple malheureux, éprouvé de toutes les manières, pour le peuple des défricheurs à qui il fallait multiplier les encouragements, les espérances et les bontés.


Il avait des douceurs de mère, incroyablement profondes, des puérilités de géant inhabitué aux petites choses et des colères énormes, aussitôt apaisées. On le voyait passer soudain comme une trombe ; sa voix, remplie de vibrantes sonorités, résonnait dans les couloirs du Palais Législatif comme un ophicléide, et faisait tressauter sur leurs bancs de repos les messagers livrés aux douceurs inaltérables d’un sommeil mérité. L’instant d’après tout était retombé dans le plus grand des calmes. On se demandait d’où venait et où s’était dissipé cet orage. C’était amusant parfois autant qu’effrayant. Cela n’avait aucune raison d’être apparente, mais il fallait savoir que le curé était un cratère et qu’un cratère éclate sans qu’on sache pourquoi ; il bout pendant un long, long temps, et tout à coup le moindre accident extérieur, qu’on n’avait ni remarqué ni prévu, suffit à lui faire vomir des torrents.


Il fallait à une organisation comme celle-là un corps et des membres de géant. La nature les lui donna. Elle fut prodigue envers lui comme il fut prodigue envers les autres. Elle le tailla pour passer vingt ans de sa vie à attaquer les forêts et les montagnes, à pousser des générations sur les sols inconquis, comme Moïse poussait les Juifs dans le désert. Pour soulever un monde, elle lui donna des épaules d’Atlas et, pour l’enflammer, un cœur de Prométhée.

Cet homme-là n’a jamais rien eu à lui en propre, pas même sa dîme ; il ne savait jamais s’il avait ou non de l’argent dans son porte-monnaie, de même qu’il ignorait s’il y en avait ou non dans la cassette du presbytère. Ces détails-là ne pouvaient l’occuper, non qu’il les dédaignât, mais parce qu’il n’était pas capable d’y penser un seul instant. Il ne s’en préoccupait que pour sa mère et abandonnait entièrement à ses vicaires tout ce qui concernait les soins matériels de sa maison et de sa cure.

Au commencement de l’été de 1887, je me trouvais à Saint-Jérôme. J’y allais du reste tous les ans régulièrement et j’y restais un temps plus ou moins long, ne pouvant me priver du plaisir de passer quelques jours avec « mon » curé, chez lui, dans toute la liberté et la plénitude du plus agréable commerce qui exista jamais entre deux amis profondément dévoués l’un à l’autre. Le curé avait en tête violemment de m’envoyer faire une exploration dans le haut Outaouais, mais il n’avait pas un centin en caisse. Ni moi non plus, bien entendu : cela m’arrivait aussi.

Subitement, le curé me remet cinquante dollars : « Tiens, me dit-il, pars toujours avec cela et retrousse-nous quelques bons articles pour commencer ; nous verrons ce que nous pourrons faire après. »

Je partis et j’échouai en route pendant six semaines. Je me fiançai dans l’intervalle, ce qui n’était pas du tout dans le programme et ce qui n’avait pas été prévu. Le plus surpris ce fut moi-même de me trouver dans cet état. Je m’y étais jeté tête baissée, les yeux fermés, avec une détermination effrayante, sans balancer et sans peser quoi que ce soit, et c’est fort heureux, car autrement je n’aurais jamais osé et je n’aurais pas eu la meilleure des femmes. Après avoir accompli ce préliminaire indispensable au sacrifice mutuel, et seulement alors, je m’élançai vers le Témiscamingue, d’où je revenais moins de huit jours après avec ce chef-d’œuvre aussi peu lu que généralement admiré qui s’appelle « l’Outaouais Supérieur. »


II


Pour tous les citoyens de Saint-Jérôme le curé était un père et un oracle, et cela tout naturellement, comme si ça allait de soi, comme si ça ne devait pas être autrement. Le ministère religieux proprement dit était rempli par les vicaires. Quant au curé, il ne pouvait pas être un pasteur. Obligé de s’absenter à tout moment, de parcourir le pays dans toutes les directions, il lui était impossible de rester avec son troupeau de fidèles ; cela l’eût empêché d’accomplir son œuvre. Or, le curé se considérait comme jeté sur la terre, avant tout, et peut-être uniquement, pour accomplir l’œuvre de l’établissement et de la colonisation du Nord. Bien plus, il ne se donnait même pas la peine de penser si tout devait, oui ou non, contribuer à cette œuvre, cela lui paraissait forcé, fatal, évident. De là son détachement personnel absolu de tout ce que les hommes convoitent d’ordinaire si ardemment. On lui eût donné des millions qu’il les eût engloutis dans le défrichement et dans les chemins de fer du Nord, non pas inconsidérément, bien au contraire, avec raisonnement, avec discernement, suivant des plans et une méthode inattaquables, mais irrésistiblement.

Pour lui il n’y avait pas d’heures ; il négligeait toute hygiène corporelle, parce qu’à ses yeux sa personne ne comptait pas. Il n’eût pas donné un grain de blé pour sa vie ; c’est une des raisons qui expliquent comment il est mort avec tant de facilité et d’abandon. Il fut indulgent et tendre envers la mort qui l’assaillait brutalement, comme il avait été indulgent toute sa vie envers ceux qui s’attiraient justement sa colère ou sa condamnation. Cet homme-là était trop fort pour avoir la haine de quoi que ce fût : il n’avait que des emportements, suivis d’une immense commisération, et voilà pourquoi les opinions les plus condamnables, les sophismes les plus dangereux pouvaient se donner libre cours devant lui ; il admettait tout ce que l’on voulait et répondait ensuite par l’énonciation large, lumineuse claire et vibrante de deux ou trois grands principes fondamentaux, et par une exposition éclatante qui lui suffisait pour synthétiser en quelques pages toute la doctrine religieuse et toute l’histoire du monde. Esprit éminemment d’ensemble, il embrassait et rassemblait toutes les questions sous sa pensée comme l’aigle, au sommet des airs, embrasse d’un regard les espaces qui l’entourent de toutes parts.


De même qu’il oubliait les heures, il oubliait aussi bien les repas. Que de fois ne l’ai-je pas vu ne se rappelant pas s’il avait déjeuné ou non ! Dès lors que la « bête » ne se plaignait pas éperdument et ne jetait pas des cris d’affamée, il l’ignorait. Mais en revanche, quels repas de titan il faisait quand il s’y mettait, quand il s’asseyait à table en disant : « Là, maintenant, nous allons diner. » Je l’ai vu dans son bon temps, quelques années avant sa mort, avant qu’il eût contracté cette sorte de gastrite chronique qui a assombri et enfiévré le dernier terme de sa vie. Quels ravages homériques ! Il dévastait une table entière et réduisait tous les plats à n’être bientôt plus que des fantômes. Puis il se mettait à causer. Oh ! c’était dans ces moments-là qu’il fallait l’entendre ! Il parlait de tout, abordait tous les sujets, faisait résonner ses éclats de voix jusqu’aux dernières retraites du presbytère et mettait tout le monde en une humeur superbe de s’élancer avec lui à la conquête des confins les plus septentrionaux. Il adorait alors d’entendre ou de raconter les histoires les plus abracadabrantes ou les plus burlesques. Cela lui était égal : ce grand penseur, ce grand faiseur de régions, ce grand apôtre était en même temps un grand rieur, et son large et puissant rire retentissait comme un éboulis dans les montagnes.




Puis il se mettait à fumer, des heures, des heures, des heures ! Et le curé parlait toujours ! cela principalement lorsqu’on l’avait mis sur ses sujets de prédilection. Petit à petit l’appartement se désertait, le curé ne s’en apercevait pas ; il n’y avait plus personne autour de lui et il parlait encore, comme s’il y en avait eu dix. On le voyait se lever, aller de l’un à l’autre, apostropher, lancer une boutade ou un reproche sanglant, comme s’il eût eu affaire à quelque ennemi des colons, frapper du pied, menacer, tempêter, aller à grands pas, remplir de nouveau sa pipe, aspirer des bouffées violentes, interpeller tel ou tel ministre, et si subitement, à ce moment précis, quelqu’un, faisant irruption dans la salle, jetait un « Bonjour, monsieur le curé, » le fauve en colère avait déjà fui loin, bien loin, et le sourire le plus bienveillant, le plus accueillant, la bienvenue la plus aimable répondaient à l’arrivée du nouvel interlocuteur.


III


C’est à la suite d’un de ces déjeuners, qu’il n’avait pas oubliés et qu’il aimait à prolonger à table, quand aucune occupation pressante ne l’appelait au dehors, que le curé me fit part de ce qu’il appelait sa théorie sur la formation des terrains géologiques les bassins de la Rouge et de la rivière du Nord : « Ce pays-ci, me dit-il, a été fait sous les eaux. Plus tard, les eaux se sont séparées, la terre s’est découverte, les plantes ont surgi ; les arbres, les feuilles, qui pourrissaient, ont fait les montagnes de terre que nous voyons : l’eau se retirant et gagnant le fleuve, la terre se formant, cela établissait des courants qui entraînaient les glaces l’été, des glaciers énormes qui déposaient des blocs erratiques. Des couches terrestres ont tourné ; il y en a beaucoup qui sont verticales, ce qui est dû en grande partie à l’action intérieure du globe.

« Ces commotions n’ont pas effondré le terrain, c’est pour cela que l’on trouve le sol intact sur la crête des rochers et des montagnes, contrairement à ce qui se voit ailleurs, où il y a eu enfoncement. Les forces érosives ont néanmoins creusé des cavités. On trouve des veines cristallines qui sont tout à coup interrompues par un lac ; on continue en ligne droite sur le lac et l’on retrouve la veine de l’autre côté, c’est parce que là l’enfoncement a pu se produire, le terrain étant plus mou ; cet enfoncement c’est le lac lui-même. Ce qui précède explique pourquoi nous n’avons pas de charbon dans ce pays-ci ; tout le sol végétal est resté à la surface, n’y ayant pas eu enfoncement, mais seulement bouleversement. Cela explique aussi pourquoi notre terrain granitique contient de la bonne terre, contrairement à ce qui se voit ailleurs. Si nous n’avons pas de houille, nous avons en revanche le bois, qui vaut celle-ci dans une certaine mesure. Le terrain granitique est celui qui contient le plus de métaux, comme le fer qui existe chez nous en quantité énorme, l’or et le reste. Chez nous, les veines calcaires sont simplement enchâssées dans le granit, les couches calcaires n’existent pas. »

Je donne ces explications géologiques textuellement, telles que je les ai recueillies de la bouche du curé, et telles que je les ai annotées au moment même. Je ne saurais ni ne pourrais en apprécier la valeur scientifique : j’ai voulu seulement faire voir de quelle nature d’esprit était le curé Labelle, à qui rien n’échappait et qui avait absolument besoin de se rendre compte de toutes choses.


IV


Jamais il n’a existé un homme en qui s’est davantage incarné une idée, une idée absorbante, dévorante, ramenant tout à elle et résolvant tout en elle seule. C’est cette absorption entière dans une idée maîtresse de tout son être qui donnait au curé ces monumentales distractions qu’on a racontées si souvent, et dont quelques unes sont absolument authentiques, quelque invraisemblables qu’elles puissent paraître. On a beaucoup craint ces distractions pour lui lorsqu’il lui faudrait officier dans ses habits sacerdotaux de Monsignor. Ceux qui l’avaient toujours vu dans ce négligé inconscient qui semblait inséparable de sa personne, ceux qui connaissaient non pas son dédain, mais son ignorance majestueuse des détails encombrants de la toilette, se demandaient avec anxiété comment il arriverait à se parer de la soutane violette et de tous ses accessoires. Habitué à toutes les aises d’une grande vie libre, dans un pays de montagnes, habitué à parcourir les bois, des contrées rudimentaires, difficiles, encore aux trois quarts sauvages, et à être en contact presque journalier avec les populations habitant ces mêmes contrées, habitué enfin à ne faire jamais qu’une très petite part aux soins extérieurs et à porter, comme bon lui semblait, jusque dans les quartiers les plus fréquentés des villes, le même vêtement qui avait essuyé avec lui les intempéries de plus d’une saison, il pourrait difficilement, craignait-on, se décider à revêtir un habit de cérémonie et se plier à d’aussi nouvelles et aussi incommodes exigences. Il n’en fut rien. Il y avait chez cet homme, qui semblait incapable de la moindre flexibilité d’allures ou d’habitudes, une telle souplesse de tempérament et un tel désir de se prêter à tout ce que les circonstances et les différences de condition exigeaient de lui, qu’il apparut, dans plus d’une occasion, revêtu de ses nouveaux habits sacerdotaux comme s’il les avait toujours portés, comme s’il eût été sacré monseigneur dès les débuts de son apostolat.

Hélas ! le pauvre curé ne devait pas porter longtemps la dignité qui semblait lui avoir été conférée en récompense de ses longs et pénibles travaux ; une autre récompense l’attendait, et celle-là, impérissable, il la reçut en prenant possession de l’éternité !


V


Autant le curé Labelle détestait les hâbleurs, les usurpateurs de réputation, les faiseurs sans talent, sans idées, sans études, qui s’affublent prétentieusement du titre d’écrivains, de publicistes, de politiques ou de savants, et qui peuvent le faire impunément dans un pays où la critique est inconnue, autant il se sentait irrésistiblement entraîné vers quiconque avait une valeur réelle et démontrée par les actes. Toute supériorité lui était sympathique : « Je ne puis souffrir, m’a-t-il dit plus d’une fois, qu’on maltraite les hommes de grand talent. » Aussi fut-ce sans effort aucun qu’il se porta au-devant de l’honorable M. Mercier, le premier ministre incontestablement le plus remarquable que la province de Québec ait jamais eu, sous n’importe quel régime.

Le curé vit en lui un homme de notre race que ses aptitudes et une intelligence hors-ligne avaient porté au premier rang et il s’allia naturellement avec lui, sans jamais éprouver dans la suite la moindre velléité de rupture ou de recul.

Il s’allia avec lui pour accomplir en commun l’œuvre de son rêve, lui qui avait souvent jusque là frappé en vain aux portes de plus d’un premier ministre et qui n’avait jamais pu se faire entendre. Monsieur Mercier est le premier, non seulement qui ait prêté l’oreille aux instances et aux démonstrations du curé Labelle, mais encore qui soit allé au-devant de lui et ait voulu se l’attacher irrévocablement, convaincu de quelle utilité et de quelle force serait un pareil appoint pour le succès de son gouvernement.

Le curé Labelle rencontrait enfin un premier ministre qui avait des vues, qui avait en tête des idées et voulait en assurer la réalisation. Ces vues étaient patriotiques, justes et sûres. C’était là pour le curé la raison politique par excellence. Dans l’œuvre à accomplir venaient s’engloutir indifféremment toutes les personnalités, aussi bien que la sienne, pourvu que ces personnalités représentassent une valeur et une force. En acceptant d’être sous-ministre de l’agriculture, le curé semblait s’écarter de son rôle d’apôtre : tout au contraire, c’était pour le continuer sous une autre forme, la première ayant été rendue désormais impossible par l’âge, par les fatigues et les infirmités.

Jamais entente entre deux hommes supérieurs n’a été établie plus délibérément ni plus cordialement maintenue, et chaque jour qui s’écoula les vit se féliciter tous deux de plus en plus de s’être tendu la main. L’un comprenait tout ce que lui valait l’autre, et celui-ci savait tout ce que pouvait faire celui-là, si la fortune continuait à lui sourire. Ces deux hommes s’entendirent donc si bien parce que d’abord la nature elle-même avait préparé cette entente, et ensuite parce qu’à des hauteurs égales ils surent s’apprécier et unir leurs forces au lieu de les diriger l’un contre l’autre.

C’est le pays qui a profité de cette entente. L’union sincère de deux hommes éminents, au sommet de l’État, a suffi pour lui faire faire en avant un pas immense et parcourir une étape merveilleuse en moins de trois années.

Le curé Labelle avait l’intuition des choses futures. Cette intuition n’est pas toujours un don de la nature, elle s’acquiert surtout par l’étude et par l’observation. Or le curé voyait clair dans l’avenir, parce qu’il ne craignait pas de déduire les conclusions de ses observations. Mais, esprit éminemment actif, l’attente lui paraissait trop longue : dès qu’il avait reconnu, par l’observation des circonstances et des forces qui nous entraînent, que telle conception, que tel projet encore à l’état d’embryon confus dans sa pensée, devait nécessairement s’accomplir, il n’était plus capable de retarder d’un jour à se mettre à l’œuvre ; de suite il jetait des bases et posait des jalons.


Les hommes de notre temps passent vite ; on dirait que les siècles se raccourcissent et se rétrécissent sous la poussée effroyable des générations avides de tout connaître, d’utiliser toutes les forces de la nature et de transformer à leur gré ce globe dont elles connaissent aujourd’hui l’histoire, la formation, les modifications successives et l’avenir probable. En voyant dans quel tourbillon nous sommes emportés, combien la vie humaine est courte et combien les hommes, encore à moitié courbés sous les misères et les souffrances des siècles antérieurs, sont pressés de convertir leur planète ingrate en un séjour plus habitable pour des esprits plus éclairés ; en voyant cet être si fragile et si éphémère déterminé à conquérir tout entier son domaine, dont il ignorait encore les trois quarts, il n’y a pas plus d’un siècle, chercher à pénétrer partout, ouvrir pour cela des routes sur toute la surface de la terre, construire des chemins de fer invraisemblables, couper en deux des continents, tracer aux mers de nouveaux cours et, dans l’espace même, des routes invisibles qu’il suit néanmoins d’un regard assuré ; en contemplant enfin tant de manifestations, si diverses et si multiples de l’activité et du génie universels, le curé Labelle comprenait que la tâche de l’homme est aujourd’hui centuplée, qu’ayant beaucoup plus à faire il faut qu’il fasse beaucoup plus vite, et que loin d’avoir les loisirs d’autrefois, il a à peine même le temps de jouir de l’œuvre et du devoir accomplis. Il savait qu’on trouve aisément aujourd’hui les moyens de mettre à exécution tout projet sensé et praticable, quand il en coûterait des efforts et des sommes gigantesques ; il savait qu’entre la conception et la réalisation d’un projet sérieux l’intervalle devient de plus en plus étroit, de plus en plus vite franchi, et il précipitait ses pas, il multipliait ses démarches, il entassait démonstrations sur démonstrations, il annonçait et il expliquait à tous l’idée féconde, il ne se donnait ni trêve, ni relâche et c’est ainsi que la mort l’a surpris, comme il méditait de faire acheter par le gouvernement provincial ou par une compagnie franco-canadienne le chemin de fer de Québec à Ottawa, dont il voulait faire une ligne d’une importance sans égale pour nous et destinée à deux fonctions principales : 1o alimenter les petits chemins de fer détachés et les embranchements divergeant vers le nord ; 2o prolonger la grande ligne, par le nord du comté de Pontiac jusqu’au Témiscamingue, et relier ainsi, au moyen d’un pont construit devant Québec, toute l’immense région du nord provincial au port d’Halifax, ce qui eût mis cette région en communication permanente avec le reste du monde, dans toutes les saisons, et nous eût assuré une ligne vraiment nationale, vraiment indépendante des Américains, dont notre transit est obligé de subir les volontés, bonnes ou mauvaises, et les variations économiques.


VII


Le curé avait constamment devant les yeux le nord transformé, le nord de l’avenir. Il le voyait si bien qu’il en parlait comme s’il y était et qu’il fût environné de tous ses rêves ayant pris forme et mouvement ; il entendait siffler les locomotives amenant les trains de Québec, de Montréal, d’Ottawa, de Maniwaki par les lignes de la Gatineau et des Cantons du nord, et enfin du Lac Saint-Jean, allant en ligne droite à partir du lac Édouard jusqu’au Témiscamingue, sans toucher ni à Québec, ni à Trois-Rivières, ni à Montréal, ni à Ottawa. « Le Grand Tronc » du nord une fois complété entre l’extrémité Ouest de la province et Québec, la capitale, il le voyait étendre aussitôt une aile immense dans la direction opposée, vers l’extrémité Est, jusqu’aux côtes du Labrador d’où, en quatre jours, les steamers rapides transporteraient passagers et malles sur les rivages de l’ancien continent.

Le curé assistait à ce spectacle de l’avenir comme s’il eût vécu subitement dix années ; la vision prophétique le lui rendait présent. Il savait combien toutes ces choses sont proches de nous, bien plus proches qu’on ne pense, parce qu’il était pénétré de l’esprit de son temps, parce qu’ayant passé presque sa vie entière au milieu des autres hommes, en pleine fièvre de conceptions et d’éclosions continuelles, il comprenait, devinait tous les progrès et pouvait les prédire aussi sûrement que celui qui édifie une hypothèse sur des expériences multipliées.

« Trois choses m’ont plus particulièrement étonné en parcourant le Canada, » écrivait ces années dernières un touriste français : ces trois choses sont : « Les chutes Niagara, la foi du peuple et le curé Labelle. » Oui, certes, le curé Labelle. Ce n’est pas avant quelques années encore que l’on connaîtra bien toute la valeur de cet homme-là. Aujourd’hui on ne sent que le vide qu’il a laissé derrière lui. Sa sphère d’action était trop ignorée et son théâtre trop modeste pour que ce qu’on appelle « la gloire humaine » vînt l’y chercher. Et cependant, à peine le curé avait-il fait son apparition sur la grande scène du monde européen que, le lendemain même, déjà son nom volait de bouche en bouche. Sa correspondance seule suffirait à l’illustrer. Il y a telles lettres de cet homme qui sont de véritables chefs-d’œuvre d’originalité, de pensée et d’un style absolument introuvable ailleurs que chez lui. Sans doute on a vite fait d’accaparer la renommée en soumettant des peuples et en conquérant des provinces que l’on écrase sous son joug ; mais il fallait être plus qu’un conquérant ou un simple homme de génie pour créer un monde au sein de la barbarie même, l’ouvrir à la vie et à la civilisation, lui fournir tous les jours un aliment et un sang nouveaux par l’adjonction de centaines de familles dirigées vers lui chaque année et arrachées de la sorte au monstre dévorant de l’émigration, enfin pour persuader à tout un peuple que ce pays sauvage et inculte, désormais conquis et dompté par le patriotisme ardent d’un homme, renfermait peut-être l’avenir de notre race et en serait un jour l’asile, le camp retranché inexpugnable.

Ah ! il ne peut avoir qu’une idée bien étroite et bien imparfaite de notre continent celui qui n’a pas visité, qui n’a pas parcouru cet étonnant et indéfinissable pays qui s’étend en arrière des Laurentides jusqu’aux dernières latitudes habitables, entre les rivières du Saint-Maurice et de l’Outaouais ! C’est la grandeur, c’est la profondeur, c’est la sublimité mêmes. Cela est si vaste, si vaste, quand on regarde par-dessus le dôme sans bornes des forêts ou par-dessus les innombrables ondulations des montagnes qui semblent courir vers un horizon nulle part accessible, qu’on éprouve comme une sensation de rapetissement indéfini de soi-même et un effroi insurmontable de se trouver au milieu de cette immensité muette, vivant de milliards de vies, et cependant immobile, sommeillant dans l’éternité.

Pour moi c’était une de mes plus grandes jouissances que d’aller tous les trois ou quatre ans dans les défrichements nouveaux, aussi loin que pouvaient me porter les chemins de colonisation encore grossiers et difficiles, de me retrouver avec nos admirables colons et de constater la marche accomplie par eux, en dépit de tant d’obstacles accumulés. Ils me faisaient voir tout le terrain gagné dans l’intervalle de mes visites : ici, une route entière ouverte à travers tout un canton ou mêmes plusieurs cantons, afin de rejoindre des établissements isolés, perdus au delà de toute communication ; là, une paroisse récemment érigée avait remplacé ce qui n’était naguère qu’une mission sans ressources ; ailleurs, de petites industries avaient fait leur apparition, on avait construit un moulin, une scierie suffisant aux besoins locaux, voire même par endroits une beurrerie ou une fromagerie ; le maigre groupe de chaumières en bois rond était devenu un village renfermant des artisans, des industriels, des hôtels et tout cela quand devant, derrière soi, à droite et à gauche, la sombre et épaisse forêt se resserre en un cercle infranchissable et semble interdire d’aller au delà.

Pour comprendre combien ce spectacle est intéressant et touchant, pour en être ému comme je l’étais chaque fois, peut-être faut-il aimer beaucoup son pays et ses compatriotes ; je le veux bien et je confesse toute ma candeur, je reconnais cette faiblesse qui m’a donné le courage, depuis près de quinze ans, de parcourir la province dans bien des sens divers et de suivre pas à pas l’extension de notre domaine agricole, l’empreinte encore fraîche de nos défricheurs dans la forêt nouvellement entamée.


VIII


Invariablement, chaque saison d’été ou à peu près, je me rendais à Saint-Jérôme pour y savourer librement quelques jours d’intimité et de longues causeries avec mon bien-aimé curé Labelle. Ah ! que d’heures à jamais inoubliables j’ai vu s’écouler sur la large galerie du presbytère, durant ces courtes nuit d’été qui ne laissent à l’homme, pour penser et pour rêver en paix, qu’un intervalle fugitif entre l’instant où le jour fuit et celui où l’aurore écarte doucement les voiles du ciel à l’Orient ! Que de vies d’un autre monde j’ai vécues là, et que d’étranges et mystérieuses influences j’ai senti m’agiter, comme si je préludais à une existence nouvelle, avant-goût de celle où le beau, dégagé enfin des ombres et du mystère, se dévoile dans toute sa splendeur !

Un souffle tiède et néanmoins vivifiant parcourait toutes les artères de la petite ville : on eût dit le souffle précurseur des grandes transformations prochaines qu’avait si longtemps rêvées et préparées l’infatigable artisan du nord ; on eût dit l’âme dont il l’avait animé, pendant près d’un quart de siècle, palpitant à l’approche de quelque enfantement gigantesque.

Mais maintenant le curé Labelle était las. Il avait passé par tant d’orages et livré tant de combats pour « son peuple », qu’il se sentait rapidement descendre le versant de la vie. Que lui restait-il à faire désormais ? Son œuvre accomplie, ou bien près de l’être, lui-même devait maintenant s’effacer. Ce n’est pas qu’il eût à vrai dire le pressentiment obscur de sa fin prochaine, mais il n’était plus le même homme, il subissait sous ses propres yeux comme une éclipse de sa personne, éclipse plus ou moins agrandie, plus ou moins diminuée selon les jours, mais constante et désormais entée sur sa vie comme une ombre inséparable.

Un soir je revenais de ma marche habituelle, après un souper longuement prolongé par un entretien qui m’avait laissé une impression singulière, impression indéfinissable que je ressentais également en moi et en dehors de moi, et qui m’attirait et m’étreignait par des milliers de points à la fois dans un cercle mystérieux et magnétique. Jamais la grande énigme de la vie présente et de la vie future ne s’était dressée devant moi avec une pareille intensité et un pareil empire. Le « curé » avait parlé de la création, de la destinée de l’homme, des deux principes, le bien et le mal, qui se disputent l’univers, de la main de la Providence, toujours sensible et toujours invisible… J’étais sorti, remué et tourmenté. Les paroles du curé m’obsédaient…

Ce soir-là, au lieu d’aller droit devant moi, comme d’ordinaire, sur la grande route, j’allai au hasard des rues, inconsciemment, poursuivi sans relâche par l’impression qui m’avait envahi et subjugué. À mon retour, en ouvrant la grille du parterre planté de grands arbres, qui s’étend en face du presbytère, j’entendis le curé qui se promenait lentement, à pas mesurés et réguliers sur sa galerie.

Cette fois, il ne parlait pas tout seul, mais il marchait les mains derrière le dos et les yeux tournés vers les étoiles. En me voyant : « Tiens, » me dit-il vivement et comme poussé par une impulsion subite, « quand j’aurai pu enfin donner à mon pauvre peuple du nord son chemin de fer, quand j’aurai organisé complètement le département de la Colonisation et de l’Agriculture, que j’aurai vu adopter et mettre en voie d’exécution les réformes et les créations nécessaires, alors il sera temps pour moi de mourir, je pourrai dire à Dieu Nunc dimittis servum tuum, Domine, et je m’en irai parfaitement résigné, confiant et espérant. » Sur ce dernier mot, le curé pencha longuement sa tête sur sa large poitrine, comme pour regarder de plus près la terre qui devait l’engloutir tout entier et y suivre d’avance par la pensée le long émiettement de lui-même, la tranquille et minutieuse absorption par la nature de ce qu’elle avait elle-même fait éclore, le même patient et laborieux travail pour détruire qu’elle avait mis de soin et de perfection pour édifier.

Nous étions alors à la fin d’octobre 1889, il y a dix-huit mois à peine. Que de choses, que de choses ont passé depuis lors ! Et qu’en reste-t-il ? Dans le torrent tumultueux de notre siècle, les événements passent sous nos yeux, pressés et drus comme des îlots précipités par la tempête. Ils ne sauraient laisser d’empreinte dans le souvenir, quand leur image même est envolée, sitôt aperçue. Qui nous eût dit alors que le curé Labelle devait faire si promptement après ce voyage d’Europe où il attira à un si haut degré sur sa personne et sur notre pays la curiosité et l’attention publiques, et qu’à peine quelques mois après son retour on dût entendre le glas funèbre annonçant qu’il était mort !


À la fin de 1889 il n’y avait guère plus d’un an que le curé Labelle avait fait faire les derniers travaux à un nouveau cimetière érigé à trente arpents environ de Saint-Jérôme, et dont il avait conçu le plan et dirigé l’exécution.

Ce cimetière est un admirable poème. C’est une œuvre sublime, comme on pouvait s’attendre à la voir sortir d’un cerveau qui concevait toujours en grand et qui recevait toutes ses inspirations d’un cœur intarissable. La mort y est belle, douce, miséricordieuse et sereine, comme une mère ouvrant ses bras à des enfants éplorés loin d’apparaître avec ce cortège de fantômes et de terreurs qui en font une figure sinistre, semant l’épouvante tout autour d’elle. Le curé ne voulait pas que la mort fût un sujet d’effroi pour ses chers paroissiens, mais, au contraire, qu’elle leur parût secourable et maternelle. Aussi s’était-il plu à lui donner un séjour où la pensée ne reçoit que des images consolantes ; là, l’âme, se sentant plus près des cieux et de plus en plus attirée, monte, monte et s’envole enfin avec l’angélique et divine espérance qui a déployé toutes grandes ses blanches ailes, chargées des promesses d’un éternel bonheur.

C’est à l’entrée d’une forêt immense qui s’étend à perte de vue vers le nord et l’ouest, interrompue seulement par les établissements nouveaux et les noyaux de colonies, plus ou moins considérables, qui apparaissent çà et là comme des ébauches de sourires à travers la profonde et pesante monotonie de ces régions énormes. Ces régions sont trop vastes, trop puissamment constituées et édifiées pour ne porter que des embryons de colonisation ; elles ont l’air d’attendre impatiemment que des millions d’hommes s’abattent sur elles, les secouent de leur léthargie et les entraînent vigoureusement dans l’exercice libre de leurs forces et de leur fécondité.

Une route, assez primitive encore et souvent déserte, longe la forêt et se poursuit jusqu’aux cantons éloignés qu’arrose la rivière Rouge. Cette route est celle qui conduit au nouveau cimetière de Saint-Jérôme, situé à un mille en dehors des dernières habitations de l’endroit. Ce mille de chemin le curé Labelle l’avait fait récemment macadamiser et border d’un trottoir, afin de rendre agréable l’accès au cimetière et permettre de le visiter aisément et fréquemment.


Le cimetière occupe un terrain légèrement élevé qui embrasse une superficie d’environ quinze arpents, trois de front sur cinq de profondeur. Par deux de ses côtés il s’adosse à la forêt, le troisième côté donne sur la route et le quatrième s’ouvre sur les champs en culture qui précèdent la petite ville. Il est divisé en quatre carrés égaux par des avenues, les unes de vingt-quatre et les autres de vingt pieds de largeur, et les carrés eux-mêmes sont à leur tour coupés en tranches de même dimension par des allées et des sentiers larges respectivement de dix et de cinq pieds.

Un quart du cimetière est consacré aux fosses communes et le reste aux lots de famille. Le nombre de ceux ci dépasse déjà douze cent.

À l’extrémité ouest on a laissé debout un superbe bosquet des plus beaux arbres de la forêt, au milieu duquel a été dressé un calvaire de trente pieds de hauteur, renfermant un autel sur lequel apparaissent, formant ensemble un groupe des plus émouvants, les statues du Christ, de la Vierge, de saint Jean et de sainte Madeleine. À l’aspect inattendu de ce calvaire comme on pénètre dans le sombre et massif bosquet de grands arbres, qui reçoit tous les échos mourants de la forêt voisine et dont l’épais feuillage tremble sans relâche au souffle des milliers d’esprits invisibles qui l’habitent, on éprouve d’abord un saisissement et une sensation de cauchemar inéluctable, qui bientôt font place à une exquise émotion, à un sentiment profond d’éternité.


L’entrée du cimetière a lieu par une large et lumineuse avenue, au centre de laquelle s’élève une immense croix, pendant que trois statues, celle de la Vierge, celle de saint Joseph et celle de l’Ange du Jugement dernier apparaissent chacune à une extrémité du square central, la quatrième extrémité aboutissant à la chapelle mortuaire.

Un chemin de croix, véritable œuvre d’art, composé de figures du plus grand effet, fait le tour complet du cimetière à l’intérieur.

La chapelle est un édifice de quarante pieds de longueur sur vingt-deux de largeur et vingt-quatre de hauteur. Elle a été construite avec un soin touchant, qui témoigne pour sa part de l’idée et de l’esprit qui animent chaque partie composante de cette nécropole vraiment remarquable, pour un pays comme le nôtre où l’on commence à comprendre à peine qu’il faut introduire un peu de méthode, un peu d’art et au moins une apparence de plan dans les constructions et les travaux publics.

Autour de la nef de la chapelle sont disposés les caveaux des prêtres qui ont successivement desservi Saint-Jérôme. Cinq d’entre eux étaient occupés à l’époque où nous nous sommes transporté avec le lecteur ; un sixième, vide encore, attendait, avec un nom inscrit sur la pierre tombale, et ce nom était celui du curé Labelle ! Au-dessus de l’autel se déploie une large toile représentant le purgatoire, et sur les murs plusieurs tableaux donnés par le dernier curé de Saint-Jérôme ; enfin, la voûte, se voient les images de la vie, de l’espérance et du ciel figurées par divers emblèmes.

Au dehors, en jetant un rapide coup d’œil par la porte de la chapelle, on aperçoit l’ensemble si bien dessiné du cimetière, ses divisions faites avec une méthode qui n’a rien de compassé, ses groupements bien dégagés et bien en place, et les quelques monuments relativement somptueux que des familles riches y ont fait élever.

Ce qui se dégage de ce lieu, ce n’est pas une tristesse banale et sans profondeur, ni un aspect lugubre de nécropole, mais comme une extase harmonieuse d’esprits entrant en possession de la béatitude. La voix profonde de la forêt se mêle au concert mystérieux que l’on croit entendre au-dessus de soi, et lorsque, dans cet air déjà chargé de toutes sortes d’effluves magnétiques, retentit le chant des longues processions qui s’acheminent lentement d’une station à l’autre du chemin de croix, et que le sol résonne du bruit cadencé des pas de la multitude en prière, on se sent comme emporté soi-même dans le flot des échos qui s’épanchent et comme saisi tout vivant par d’innombrables illusions d’outre-tombe.

IX

Le lendemain du soir que j’ai rappelé plus haut et où le curé Labelle m’avait dit sur sa galerie quelques paroles, si profondément empreintes du pressentiment dont on apercevait déjà l’ombre persistante sur sa physionomie et dans tous ses actes, nous allâmes tous deux visiter le nouveau cimetière de Saint-Jérôme, mon cimetière, comme disait le curé, si nouveau pour moi que j’en ignorais jusqu’à l’existence et n’en avais jamais entendu parler, tant l’idée et l’exécution de cette dernière entreprise s’étaient suivies de près.

Nous parcourûmes longuement, lentement, les allées du cimetière, échangeant à peine quelques rares paroles, nous arrêtant çà et là pour noter les différences d’aspects, faisant une courte station au calvaire, puis nous dirigeant enfin vers la chapelle où le curé entra du pas d’un homme obsédé par une pensée constante, et qui trouve enfin un asile où elle ne peut entrer avec lui. — Après une courte invocation, et sans se donner beaucoup la peine de me signaler les peintures et les divers ornements funéraires de la chapelle, le curé m’entraîna rapidement vers les caveaux. Lentement, posément, il s’arrêta devant chacun d’eux, me faisant en quelques mots l’histoire de chacun des prêtres dont les corps y avaient été déposés, puis s’arrêtant devant le sien : « C’est toi, me dit-il avec un sourire, qui raconteras l’histoire de celui-ci : ça ne sera pas bien long, car je n’en ai pas pour longtemps maintenant. »

Je ne sais alors quel éblouissement ou plutôt quel vertige d’abîme sans limite monta subitement à mon cerveau. Je me rappelle que je regardai le curé fixément, mais sans bien me rendre compte et comme si j’avais voulu retenir son aspect qui semblait se dérober, puis mes yeux se reportèrent sur ce caveau vide, où cependant un nom était inscrit, et ce nom avait été inscrit d’avance ! Je ne pouvais plus les détourner. Était-ce bien vrai ? Je vis distinctement le curé couché là, sans vie, au lieu d’être à mes côtés, me parlant. La conscience et la réalité combattaient en vain l’illusion ; je me sentais de plus en plus entraîné par l’irrésistible vision, et à un moment même, j’aperçus l’âme du curé, sous une forme indéfinissable, semblable à un son qui s’envole, s’échapper de sa prison, s’élever et puis rapidement disparaître, comme si l’air l’avait aspirée.


Le curé avait été le parrain de mon premier-né, emporté par une mort étrange avant qu’une année seulement eût passé sur sa tête. Subitement, comme dans un éclair, je le vis tel qu’à l’instant de sa naissance, puis porté à l’église puis traversant sa pauvre petite existence si courte, semée pour nous d’alarmes et de joies indicibles, puis se débattant, aux prises avec une agonie sans remède, dans les bras de sa mère impuissante à conjurer l’affreux spectre sans regard qui s’avançait pas à pas pour le saisir. Tous ces souvenirs, toutes ces images heureuses et poignantes passèrent à la fois devant mes yeux et je me trouvai transporté aussi en même temps dans un autre cimetière, celui de Belmont, où j’étais allé quelques mois auparavant, pendant que l’on procédait à l’inhumation des corps qui avaient été déposés, durant l’hiver, dans le charnier. Parmi eux était celui de mon premier-né, arraché du livre de vie comme je commençais tout juste à recueillir ses premiers sourires et à l’entendre essayer ses premiers accents.

J’étais allé voir ce que cette mort odieuse, sourde à toutes les supplications, indifférente à toutes les résistances, avait fait de ce cher petit que j’avais adoré si éperdument, que j’avais si souvent serré sur mon cœur, ivre de tendresse paternelle, le couvant, le dévorant de mes yeux incapables de se rassasier de lui. Cet enfant, il me semblait que l’univers entier l’aimait autant que moi ! Pendant huit mois il avait été ma seule et unique pensée, le premier bonheur réel de ma vie. Son âme et son esprit commençaient à s’ouvrir à l’intelligence des choses, et mon cœur grossissait d’amour à mesure que je voyais son berceau tout doucement, tout doucement, devenir de plus en plus étroit pour lui. Et la mort aveugle, égarée, ne sachant pas seulement comment choisir ses victimes, était venue me le prendre un jour, violemment, sans me donner l’ombre d’une inquiétude ni le moindre prétexte pour m’armer contre un danger invisible… Où est-il, où est-il aujourd’hui, mon enfant bien-aimé ? Bien souvent je l’ai demandé au muet et inexorable mystère. Ah ! jamais, les petits anges qu’il est allé rejoindre sans doute ne l’ont couvert d’autant de baisers que, dans mes souvenirs, j’ai arrosé de larmes l’étroit espace où il repose maintenant pour toujours, pour toujours dérobé à mes regards !…

Ce qu’elle avait fait, la hideuse mort !… Je l’ai trop vu, je le revois trop souvent, trop souvent encore. Non, jamais une âme rachetée par un dieu ne saurait être un millième de seconde la proie de cet ignoble vampire qui se plaît à tout défigurer et à donner des traits horribles à l’innocence elle-même. Aussi ne veux-je plus te revoir que dans l’infini d’azur, ô mon enfant, là où est allé te retrouver celui qui fut ton second père ici-bas. Va de monde en monde, vole de rayons en rayons, emporté dans les larges ailes de celui qui devait te couvrir de son aile sur la terre. Et moi qui te rejoindrai bientôt, je ne crains pas que l’horrible mort, qu’il me faudra subir à mon tour, jette un instant d’ombre sur les splendeurs éternelles que mon âme devine et qu’elle aspire d’avance, comme fait l’exilé de l’air du sol natal vers lequel il retourne…

Le livre de ma vie, je le sens, se referme maintenant sur moi rapidement, page par page. Les jours qui me séparent des amis qui ne sont plus, et dont j’ai longtemps contemplé le sillage laissé derrière eux, ne sont plus désormais ni bien nombreux ni bien longs à parcourir. Ma tâche ici-bas, que j’ai bien des fois désertée à la poursuite d’ombres funestes, me réclame aujourd’hui et s’impose à moi impérieusement. Je ne puis pas plus lui échapper que je n’ai échappé pendant longtemps aux serres du noir vautour qui a rongé ma vie et qui a dressé dans mon cœur tant de tombeaux, avant que mon corps aille habiter pour toujours celui qui l’attend.

J’ai déjà dépassé l’âge où l’on ne regarde plus vers l’avenir, mais dans le passé. À l’avenir je n’ai plus aucun droit ni aucun souci de demander rien, si ce n’est de me laisser achever quelques œuvres à peine ébauchées et le temps nécessaire pour laisser à mes chers enfants, ma seule préoccupation désormais, un nom qu’ils pourront invoquer un jour avec confiance auprès de leurs compatriotes. Il faut que je me hâte, si je ne veux pas que la mort me surprenne à mon tour comme elle l’a fait de mon grand ami, frappé en pleine carrière et les mains encore pleines d’œuvres. Il faut que j’édifie avec un soin jaloux de chaque heure si je veux laisser de moi un souvenir, qui dure seulement autant que mon rapide passage, et c’est en gardant dévotement le vôtre, ô mon généreux ami, c’est en donnant cet exemple de la fidélité à votre mémoire et aux nobles enseignements que vous m’avez prodigués, que je réussirai peut-être à mon tour à laisser de mon séjour parmi les hommes quelque fruit, ou du moins autre chose que le vain fantôme d’une vie inutile.