Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/15

Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 579-581).
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XV


En bas, dans l’église, la cloche sonnait midi. Franjo vint dans la maison de Giacinta. Jella était assise à la fenêtre. Elle regardait avec indifférence la pluie tomber goutte à goutte dans la chambre, à travers le toit. Autour d’elle tout traînait en désordre, comme la veille au soir. Une petite fleur d’automne se flétrissait sur la paillasse à côté de la tête de la morte. La chèvre bêlait dans un coin.

Franjo s’approchait du triste lit grisâtre, avec une lourde prudence. Il s’arrêta, saisi de respect, et se mit à faire tourner lentement son chapeau détrempé. Jella continua de contempler les gouttes qui s’écrasaient sourdement. Le tonnelier courba le dos. Il racla son gosier, puis il mesura la morte avec une ficelle, tout en poussant plus près de sa tête, à la dérobée, les fleurs flétries.

— J’apporterai le cercueil, — grogna-t-il en s’en allant.

Toute la journée, on entendit dans le village ses coups de marteau, et le soir il s’assit sur le seuil et joua de l’accordéon.

Jella passa ses mains sur son visage, comme si elle avait voulu réveiller quelque chose qui dormait péniblement, en s’agitant, dans sa tête.

La pluie cessa. Elle ne coulait plus dans la pièce. La fille s’aperçut alors seulement qu’elle regardait jusqu’ici les gouttes. Ses yeux effrayés se mirent à chercher autre chose qui pût les fixer. Elle avait peur que son regard ne s’égarât sur le lit. Le temps passait. Elle observait le scintillement du feu des fascines dans l’âtre, sur le mur, et le suivait des yeux lorsqu’il montait sur l’échelle appuyée à l’ouverture du grenier. Au plafond, des brins de foin pendaient dans la chambre à travers les fentes des planches. Les brins tremblaient comme si quelqu’un marchait dans le grenier. Jella ne comprenait pas comment elle pouvait penser aux gouttes de pluie, au feu, aux brins de foin, à tout, sauf à ceci que sa mère était couchée là, morte, sur le lit ; ses yeux lui faisaient mal tant ils étaient secs, et son cœur était durci dans sa poitrine. Y aurait-il vraiment des pierres dedans ? Et alors, involontairement, elle regarda la morte.

Un silence immobile, glacial, montait du lit. Jella n’avait jamais connu un silence aussi terrible ; elle n’avait jamais vu mourir personne ; elle n’allait au cimetière que lorsque des fleurs s’y épanouissaient et qu’au-dessus des tombes, passaient des abeilles sylvestres aux corps dorés. Mais cette mort-là, sur le lit, était différente, toute différente. Sa mère, comme allongée, paraissait plus grande. Le corps posait, sur la paillasse, d’un poids inanimé, raidi. Le visage, transparent, infiniment grave, devenait étranger. La bouche n’était qu’une ligne sombre, un peu entr’ouverte, dans une expression d’étonnement.

Jella regarda longtemps sa mère, comme par devoir, mais sans la reconnaître, et elle ne pouvait pleurer. Son regard glissa plus loin, lentement, machinalement.

Deux cuillères de bois pendaient à un clou dans l’excavation caverneuse de l’être. Il manquait à l’une un petit morceau ; c’était la cuillère de Giacinta. Que de fois, Jella l’avait vue entre ses dents blanches, lorsque la nourriture fumait chaudement sous ses lèvres. Et elle ne la reverrait jamais plus…

Tout à coup des larmes envahirent ses yeux. Tout à coup elle comprit ces deux mots épouvantables : jamais plus… La cuillère abandonnée, au bord cassé, avec laquelle on ne mangerait plus, représentait l’inconcevable autant que ce grand anéantissement morne, muet, sur ce lit mortuaire.

Elle pleura longtemps, longtemps, et avec ses larmes, l’amertume lancinante des reproches tardifs se fondit en elle. Elle s’accusait maintenant d’une faute à laquelle elle n’osait plus penser.

Depuis longtemps, elle n’attendait plus sa mère. Elle en avait peur. Elle craignait que Giacinta ne demandât compte de la croix. Quand elle était revenue, Jella n’avait pas osé regarder ses yeux, qu’elle ne pourrait plus regarder jamais maintenant…

Rien n’a changé : le grillon chante, celui que sa mère connaissait, la pluie bat la fenêtre, le feu ne s’est pas éteint depuis hier… mais Giacinta ne respire plus sur le lit.

Jamais plus ! jamais plus ! Jusqu’à cette heure, Jella n’avait pas soupçonné le sens de ces mots…

Les pleurs coulaient sans cesse de ses yeux. Elle pressait ses mains contre sa poitrine comme pour l’empêcher de se rompre. Il lui semblait qu’elle avait été mauvaise pour sa mère, et pourtant, comme elle l’aimait ! Pourquoi ne lui avait-elle pas dit sa tendresse, lorsque Giacinta s’agitait sur la paillasse ? Pourquoi les bonnes pensées viennent-elles à l’esprit de l’homme trop tard, toujours trop tard ! Pourquoi Jella n’avait-elle pas saisi encore une fois la pauvre main travailleuse, qui ne pouvait se reposer même à la dernière heure ? Pourquoi regardait-elle toujours ailleurs, lorsque les yeux baissés de Giacinta cherchaient ses yeux ? Elle regarda, encore, dans le coin, toute émue. Le fichu !… Il était la cause de tout. Jella entendit au fond de son être des sanglots déchirants, puis elle s’agenouilla près du lit grisâtre et froissé, et comme si elle restituait à sa mère ce qui lui avait toujours appartenu, elle recouvrit la morte du fichu rouge, rose et vert.