Au pays de la vigne - Les Grandes Exploitations agricoles de l’arrondissement de Montpellier

Au pays de la vigne - Les Grandes Exploitations agricoles de l’arrondissement de Montpellier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 867-906).
AU
PAYS DE LA VIGNE

LES GRANDES EXPLOITATIONS AGRICOLES DE L’ARRONDISSEMENT DE MONTPELLIER.

La culture de la vigne en France, sauf les exceptions qu’entraînent diverses causes, et en premier lieu l’influence de l’altitude, est bornée au nord par une ligne sinueuse, oblique par rapport aux méridiens, qui, partant à peu près de l’embouchure de la Loire, passe au sud du Mans, au nord de Paris et aboutit au point où la Meuse quitte la France pour couler en Belgique. Mais cette même culture est loin d’être distribuée d’une manière uniforme au midi de la limite septentrionale ; elle se développe, au contraire, d’une façon très inégale et très irrégulière. Avec une carte où l’on figurerait l’étendue des surfaces vinicoles par un signe conventionnel quelconque, on constaterait que la grande extension de la vigne se concentre autour de deux noyaux jouant le rôle du double foyer d’une ellipse, si l’on veut bien admettre cette assimilation géométrique.

L’une de ces régions est formée par le département de la Gironde, auquel on peut rattacher l’Armagnac et, dans une certaine mesure, les Charentes, dont les vignobles ne sont malheureusement pas encore en bonne voie de reconstitution. Nous nous garderons bien, de peur d’offenser les Bourguignons, d’affirmer que les crus du Bordelais produisent les meilleurs vins de la France ; mais, s’il est difficile de décerner un premier prix en ce qui concerne la qualité, il ne faut pas oublier qu’en 1888 le département de la Gironde a été celui qui, dans la France entière, a produit le plus grand nombre d’hectolitres de vins, après celui de l’Hérault.

Bien que les plantiers ne soient pas rares dans le reste de la Guyenne, dans la Gascogne et le Haut-Languedoc, ces provinces ne sauraient être comparées au Bordelais, ni sous le rapport de la qualité des produits, ni à l’égard de leur quantité. Mais le voyageur qui accomplit en chemin de fer le trajet de Bordeaux à Cette est frappé par la transformation qui se déroule sous ses yeux à la hauteur de Carcassonne. En même temps que le ciel s’éclaircit et que les premiers oliviers, d’abord chétifs et dispersés, font leur apparition, les vignobles se multiplient à perte de vue dans la riche plaine de l’Aude, éliminant les autres cultures. La locomotive a déjà franchi Narbonne, Coursan, puis Béziers et Agde, et le spectacle ne varie plus, peu différent, somme toute, de ce qu’il était il y a vingt ans. A partir du moment où les wagons, entraînés par la vapeur, roulent entre la mer et l’étang de Thau, le long des solitudes de l’isthme des Onglous, notre voyageur, que nous supposons revoir le pays à la suite d’une longue absence, sera tout étonné de découvrir de jolis vignobles, admirablement bien tenus, prospérant dans les sables du bord de mer, autrefois réputés infertiles. S’il prolonge sa route vers Montpellier et Arles, sur la ligne Paris-Lyon-Méditerranée, il reverra encore de nombreux et riches vignobles, jusqu’aux rives du grand Rhône. Au-delà de ce fleuve, les céréales et les cultures fourragères prendront le dessus et, graduellement, remplaceront les vignes. Celles-ci, quoique très répandues et bien soignées, ne sont pas aussi resserrées aux approches de Nîmes qu’aux alentours de Montpellier. On s’aperçoit que le travail de reconstitution, plus tardif, plus incomplet, a été entrepris sur une moindre échelle. Cette assertion perd, il est vrai, chaque jour, de sa valeur ; encore moins préjuge-t-elle de l’avenir, qui, espérons-le, réservera de belles vendanges aux riverains de la Durance, du Rhône moyen ou de l’Argens, toutes régions aptes à la production extensive du vin.

Le second des deux « loyers » auxquels nous avons fait allusion occupe ainsi les plaines du Bas-Languedoc, des Corbières à la Camargue. Tout le long de la voie ferrée, on remarque des millions de souches alignées en carré, on contemple des vignobles purgés d’herbes comme les allées d’un parc, labourés et pioches sans trêve ni repos ; on s’étonne du développement énorme que présentent les gares de marchandises des villages les plus médiocres, mais on voit mal le côté le plus intéressant. Sauf dans le voisinage de Cette, les trains circulent à travers une zone où dominent la petite et la moyenne culture, curieuses à examiner, sans doute, mais moins originales que les grandes exploitations agricoles, véritables « usines à vin » et non « fermes, » dont nous voulons parler et qui sont spéciales au pays. Nos exposés ne s’appliqueront, d’ailleurs, qu’à un terroir restreint, et nous exclurons sans parti pris, mais par nécessité d’être bref, tout ce qui concerne la région qui s’étend de Béziers à Perpignan.


I

Avant d’entrer au cœur même du sujet que nous nous sommes imposé, deux préambules, l’un économique, l’autre géographique, nous paraissent indispensables pour la clarté de ce qui va suivre.

Conformément à une très ancienne habitude qui, loin de se perdre, tend plutôt à se propager dans les alentours de la région où elle est en usage, le propriétaire bas-languedocien exploite lui-même ses terres à ses risques et périls, supportant les pertes et recueillant les bénéfices. Les possesseurs qui, pour une raison ou une autre, ne veulent ou ne peuvent pas diriger personnellement les travaux agricoles, ont recours à un intermédiaire qu’on nomme, suivant les localités, baile[1], paire[2] ou ramonet[3]. Ses foncions rappellent beaucoup celles du granger, du bordier ou du « maître valet » de certaines provinces de la France. Le paire travaille de ses mains, sans doute ; mais son rôle essentiel, analogue à l’emploi de sous-officier dans l’armée, consiste surtout à diriger les travaux et à fixer leur tâche aux valets et journaliers placés sous ses ordres, tout en surveillant l’exécution de ses commandemens. Absolument désintéressé pécuniairement de l’exploitation à laquelle il est attaché, il reçoit des gages fixes, accompagnés de dons en nature ou en argent, fixés selon l’importance momentanée du personnel, lui-même comptant comme un domestique. D’habitude, le propriétaire fournit directement le blé, le vin, l’huile à son paire, qui n’a plus besoin que de se procurer de la viande et des légumes pour son usage et celui de son monde. Les légumes viennent d’un petit potager que l’homme cultive lui-même ou fait entretenir, à momens perdus, par les travailleurs ou domestiques. Quant à la dépense relative à la viande, elle est couverte par une indemnité trimestrielle représentative, toujours proportionnelle au nombre de bouches à nourrir, et qu’on appelle « pitance. » Si la femme du paire, ou la maire, est suffisamment intelligente et économe, elle peut, en ménageant convenablement les ressources de l’ordinaire qu’elle est chargée de préparer, procurer à son mari un petit bénéfice supplémentaire. Au reste, le paire, mangeant toujours avec les valets, serait le premier à supporter les inconvéniens d’une table par trop frugale.

Ajoutons que la maire a droit elle-même à une allocation en blé et en huile, environ moitié moindre que celle attribuée à un homme. Elle ne touche rien en fait de pitance ; de même, elle est censée ne boire que de l’eau. En revanche, le propriétaire l’autorise presque toujours à élever à ses risques et périls des volailles, des porcs, des pigeons, ou la charge, moyennant rémunération, du soin de sa propre basse-cour. Enfin, la note trimestrielle est souvent grossie de quelques francs destinés à payer le sel de cuisine consommé à la ferme[4] ou à solder l’entretien de la vaisselle. Un dernier renseignement pratique : le pain que mange le personnel est toujours pétri sur place et cuit dans le four de l’exploitation agricole. Il est rare qu’on le fasse préparer au dehors.

Indépendante de tous les fléaux et déboires qui assaillent trop fréquemment les propriétaires, fermiers ou métayers, la situation des paires est, en somme, fort enviable. On pourrait croire que l’homme payé sur un taux fixe, quels que soient ses succès agricoles ou ses déboires, serait disposé à ne pas agir beaucoup et à s’endormir dans l’inaction. Il n’en est rien. Les paires sont ordinairement jaloux de la propriété qu’ils dirigent, souvent même plus que leurs patrons ; ils tiennent à montrer à leurs collègues et voisins des vignes bien cultivées, des bêtes bien nourries, un matériel en bon état. Ils se piquent d’amour-propre, et l’un des principaux défauts qu’on leur reproche, comme un vice inhérent à l’institution même, est de trop pousser à la dépense et de ne pas ménager les ressources dont ils disposent. Les plus travailleurs, les plus intelligens sont presque toujours les plus enclins à la profusion. Ils secondent à merveille, cependant, un propriétaire dont la main suffisamment ferme les arrête sur la pente des dépenses superflues. Quant aux abus, quant aux détournemens même, il serait puéril de nier qu’il puisse s’en produire, et assez fréquemment ; mais ailleurs, comment oser se flatter de les éviter en confiant ses terres à un fermier ou à un métayer ?

En tout cas, on voit souvent plusieurs générations de paires se succéder sur le même domaine, de père en fils ou de beau-père en gendre, et, de plus, une excellente coutume locale, déterminée par les circonstances, veut que le paire soit, autant que possible, un enfant du pays, élevé dans le voisinage. Cet usage contraste d’une façon absolue avec les habitudes imposées par la nécessité lorsqu’il s’agit du recrutement des autres domestiques.

Lorsqu’une propriété offre beaucoup d’importance ou que son possesseur ne séjourne pas à proximité, ou enfin lorsque d’un même maître dépendent plusieurs exploitations voisines, mais distinctes, le régisseur ou l’homme d’affaires vient s’interposer entre le paire et son maître, comme un intermédiaire souvent indispensable, toujours coûteux. Mais ce mode de gestion, qui s’applique, d’ailleurs, bien entendu, à la généralité des domaines dont nous parlerons plus loin, n’offrant rien de particulier, sauf l’importance des frais à régler et des recettes à percevoir, nous n’insisterons pas davantage.

Bien avant que l’invasion du phylloxéra ne vînt bouleverser les conditions économiques de la culture du sol dans l’Hérault, le terroir où nous allons introduire nos lecteurs avait eu son heure de célébrité dans une bonne partie de la France. Vers l’année 1860, la compagnie des chemins de fer du Midi conçut l’idée d’assurer à son réseau un important débouché en prolongeant jusqu’à Marseille la voie ferrée déjà construite de Bordeaux à Cette. Deux projets étaient en présence. Le premier consistait à suivre exactement le cordon littoral de Cette à Aigues-Mortes ; d’Aigues-Mortes, le tracé se dirigeait de façon à effleurer les salines de Peccais, et, la traversée du Petit-Rhône une fois effectuée, la voie pénétrait en Camargue et passait à trois ou quatre kilomètres au nord du bourg des Saintes-Mariés. Le second plan, moins direct, mais mieux conçu que l’autre, faisait infléchir la future ligne vers le nord, à partir de son point d’origine, lui faisait contourner le flanc septentrional de la chaîne de la Gardiole, en vue d’atteindre Montpellier. La compagnie du Midi se serait construit, dans cette ville, une gare spéciale ; puis les rails, après avoir coupé ceux de la ligne Paris-Lyon-Méditerranée, se seraient alignés sur Aigues-Mortes, en frôlant les villages de Mauguio et de Candillargues. Au-delà d’Aigues-Mortes, les deux projets se confondaient[5].

On sait que l’influence de la puissante compagnie de Lyon, secondée par les représentans des intérêts de Marseille, l’emporta sur celle de la compagnie du Midi, qui comptait beaucoup de partisans dans les populations du Bas-Languedoc, et fit échouer un projet prêt à se réaliser. Un des principaux argumens qu’on fit valoir, parmi bien d’autres, dans le dessein de battre en brèche l’entreprise proposée par la dernière des deux sociétés, était le suivant. On soutenait qu’en dehors des gares terminus, ou de la ville de Montpellier, déjà suffisamment desservies par le réseau de la Méditerranée, le tracé du Midi ne traversait presque partout que des régions malsaines, stériles, sans avenir commercial et habitées par une population clairsemée. L’objection était juste alors ; elle ne le serait plus aujourd’hui. Une voie ferrée de premier ordre, suivant l’un ou l’autre des deux itinéraires projetés jadis, trouverait aujourd’hui de quoi alimenter largement son trafic local, car elle desservirait la zone où se pressent, à l’heure actuelle, les plus importantes exploitations agricoles du sud-est. Ces immenses vignobles ont été fondés dans le cours de la lutte contre le phylloxéra, à cause des avantages particuliers que présentaient, pour l’agriculture intensive, les marais et les sables, et aussi parce que la crise a provoqué d’assez notables changemens dans l’économie rurale des terroirs où les nouvelles souches ont purement et simplement remplacé les anciens pieds détruits.

Antérieurement à l’invasion, la vigne prospérait dans le département de l’Hérault sur une étendue à peu près égale au tiers de la superficie du territoire (210,000 hectares sur 670,000). Il va sans dire que les vignobles se distribuaient assez inégalement les plaines, les coteaux et les Cévennes, et même un seul canton> celui de la Salvetat-sur-Agout, faisant partie de l’arrondissement de Saint-Pons et du bassin du Tarn, ne produisait pas de vin à raison de l’âpreté de son climat. Vers 1870, l’insecte fit son apparition dans la commune de Lunel-Viel, à trois kilomètres de Lunel, près de la limite orientale de l’arrondissement de Montpellier[6]. Il travailla si bien que, des 210,000 hectares mentionnés plus haut, la moitié avait disparu en 1878. Et cependant, la marche du fléau qui foudroya, durant les années 1868 et 1869, tant de vignobles provençaux et comtadins, sembla se ralentir à la suite du rude hiver de 1870, et un instant on put espérer que le mal ne s’étendrait pas outre mesure en dehors des foyers déjà ravagés. Les plantiers de Béziers, Capestang et ceux de la circonscription de Saint-Pons n’éprouvèrent de dommages sérieux qu’à partir de 1878. Déjà, à cette époque, le premier remède certain et efficace qu’on eût signalé combattait avec succès l’insecte sur ces mêmes bords du Rhône qui avaient été les témoins des désastres les plus anciens. M. Faucon, propriétaire au Mas de Fabre, près Tarascon, annonça, en effet, dans le courant de l’année 1869, qu’il était parvenu à sauver son vignoble en le soumettant à une submersion hivernale bien conduite.


II

Joignant le précepte à l’exemple, M. Faucon lui-même, à la suite de quelques essais, formula la règle à observer pour obtenir de bons résultats au moyen de l’inondation. Quel but faut-il atteindre ? Noyer le puceron, ou, pour parler plus scientifiquement, l’asphyxier par défaut d’air. Il faut donc opérer avec de l’eau aussi peu saturée d’air que possible et se méfier des pentes qui favorisent l’absorption du gaz par le liquide.

Le traitement pourrait, à la rigueur, être pratiqué durant l’été ou le printemps. Mais alors le vigneron risquerait de porter un coup funeste à la plante, en arrêtant la végétation, outre qu’il ne pourrait plus cultiver le sol à l’époque favorable. Bien pis, avec certains cépages rampans comme l’aramon, les raisins eux-mêmes tremperaient dans l’eau. Enfin, pendant les chaleurs, les canaux d’irrigation ne débitent plus qu’un cubage restreint, alors qu’en hiver ils coulent à pleins bords.

Il convient donc de s’y prendre en hiver ou du moins en automne, à la suite des vendanges, et après que les sarmens ont fini de s’aoûter. Le plan d’eau doit dominer le niveau du sol de deux décimètres au moins, et il y a tout avantage à distribuer plus généreusement le liquide de façon à mouiller les couronnes elles-mêmes des souches. L’insecte ayant la vie fort dure, il ne faut pas hésiter à prolonger la submersion. En abrégeant celle-ci, on risquerait de réaliser une expérience des plus dangereuses, et, le dommage, une fois produit par cette économie mal entendue, serait aussi coûteux à guérir que difficile à réparer. Le minimum indiqué est de quarante jours, durant lesquels l’eau ne doit pas descendre au-dessous de la hauteur que nous avons fixée tout à l’heure. Réciproquement, en noyant les vignes trop longtemps (50 jours par exemple) et dans une saison trop tardive, le sol, au moins dans certaines années froides, se dessécherait malaisément, et les premières cultures pourraient en souffrir.

Le propriétaire qui, disposant d’un volume d’eau suffisant, désire planter dans des terrains submersibles, doit s’efforcer de diviser le sol en quartiers ou bassins artificiels limités par des levées de terre. La superficie d’un quartier doit être plate pour que l’inondation puisse se régler ; sinon, les parties basses auraient trop d’eau, ce qui serait sans inconvénient, sauf les chances de rupture des digues, mais les parties hautes resteraient à découvert, ce qu’il faut éviter à tout prix. Il convient que le sol, sans être étanche, présente une perméabilité suffisante. Un terrain trop léger laisse filtrer les eaux à mesure qu’elles se répandent ; un terrain présentant le défaut contraire se dessèche imparfaitement, surtout lorsque l’hiver, sur sa fin, est pluvieux.

Visitons en hiver, au mois de février, l’une des nombreuses exploitations viticoles qui s’étendent au sud de la petite ville de Marsillargues, dans la plaine d’alluvions du Vidourle, à l’extrême limite orientale du département de l’Hérault. Nous avons sous les yeux une sorte de damier dont chaque case figure une nappe d’eau rectangulaire bornée par des chaussées dont le réseau sert de voies de communication. Les cases de damier occupent des étendues assez inégales, suivant les convenances particulières de chaque domaine ; quelques-unes se restreignent à un petit nombre d’hectares ; d’autres, organisées dans des situations plus favorables, couvrent jusqu’à 70 hectares d’un seul tenant. Ce sont de vrais lacs dont les petites vagues, les jours où le mistral souffle, clapotent avec bruit contre la jetée. On garantit les talus au moyen de litières de sarmens juxtaposés. Pour que le résultat obtenu soit jugé satisfaisant, il ne faut pas qu’une seule cime d’herbe apparaisse au-dessus de l’eau ; seules les couronnes des souches ont le droit d’émerger.

Les vignes inondées ne pouvant être cultivées que dans des terrains perméables, la submersion constitue un vrai travail des Danaïdes : à peine l’eau a-t-elle envahi les plantiers à saturation que déjà l’humidité filtre à travers les pores du sol. En moyenne, la déperdition s’élève à un centimètre par jour. Aussi est-on obligé d’y remédier sans cesse. Actuellement, dans le cours de chaque hiver, 45 machines élévatoires installées à demeure dans la basse vallée du Vidourle, entre Sommières et la mer, travaillent durant les quarante jours que la routine raisonnée a fixés comme durée de ce déluge artificiel. Rouets et pompes centrifuges puisent, dans les eaux dérivées du petit fleuve, 9, 12 et jusqu’à 24 mètres cubes à la minute par machine et injectent ces flots bienfaisans sur les vignes envahies par l’insecte. Au début de la période, on entretient le feu jour et nuit ; nuit et jour, deux mécaniciens, se relayant tour à tour auprès de chaque appareil, veillent au fonctionnement continu[7]. Au bout de dix jours, les pompes ont refoulé sur l’espace qu’elles doivent submerger (cette étendue, variable suivant la capacité de la pompe, n’est guère inférieure à 30 hectares) une couche liquide d’épaisseur convenable. Il est désormais permis de respirer un peu, et, jusqu’à la fin du travail la vapeur ne fonctionne que de cinq heures du matin à quatre heures du soir et simplement en vue d’empêcher le niveau de submersion de baisser ; heureux quand de bonnes averses viennent épargner cette dépense d’entretien. Si ailleurs « pluie en février, c’est du fumier, » à Marsillargues la pluie est du charbon. Un homme, généralement un travailleur attaché à l’exploitation, surveille spécialement les progrès ou le recul de l’inondation. Quelquefois enfin le Vidourle, en débordant, submerge sans l’aide des machines ; mais une pareille aubaine est chose rare.

Finalement, le bain ayant été jugé suffisant, les pompes s’arrêtent, l’eau baisse par degrés et le sol se montre de nouveau. On commence par le travailler avec la herse ou le griffon : ce grattage superficiel favorise la dessiccation et empêche la charrue de soulever de trop grosses mottes, lors de son passage subséquent. Jusqu’au milieu de l’été, les « façons » se succèdent sans relâche, tantôt exécutées à la charrue, comme nous venons de le dire, tantôt réalisées simplement par l’outil du travailleur.

Arrive le début de juillet : à cette époque, les vignes, rapprochées de 1m,50 dans un sens et de 2 mètres suivant la direction perpendiculaire[8], projettent des sarmens si vigoureux que les mules ou chevaux ne peuvent plus pénétrer dans ce fouillis de pampres sans risquer de produire de grands dégâts. On dit alors que les plantiers « se ferment. » Le vignoble, à partir de cette date jusqu’aux vendanges, est travaillé a à la main » et raclé avec toute la minutie désirable. Le travail ne chôme guère, car sur ces riches terres d’alluvion, les mauvaises herbes, même au cœur de l’été, croissent avec une facilité déplorable.

Pratiquée avec des eaux par trop pures et claires, l’inondation aurait pour effet de laver le sol en lui dérobant, sans compensation, tous ses principes actifs. On n’ignore pas qu’au contraire les flots limoneux de la Garonne, loin d’appauvrir les terres des vignobles submergés près de Bordeaux, déposent chaque hiver une couche alluviale dont l’effet est très utile. D’une nature intermédiaire entre les deux types extrêmes, les eaux du Vidourle n’enlèvent rien aux terrains de Marsillargues, mais ne les enrichissent pas beaucoup. Aussi est-il indispensable, comme corollaire de l’inondation, de fumer copieusement tous les deux ans.

Choisissons l’exemple d’un domaine comprenant 60 hectares de vignes et 90 hectares environ en prairies naturelles ou dépaissances, dans lequel on ne recourt pas aux engrais chimiques. Le propriétaire emploie exclusivement le fumier de sa ferme, fourni d’abord par l’écurie des mules, au nombre de dix, attachées à l’exploitation, puis par une bergerie comportant un troupeau de 180 brebis, et enfin par une « manade, » ou troupe de chevaux camargues. Ces animaux vivent, pendant le jour, en demi-liberté, sans être assujettis à aucun travail de charroi, ni de labour ; leurs forces ne le leur permettraient pas ; la nuit, ils sont parqués dans une étable.

On voit, d’après les chiffres précédens, qu’à chaque tête de mule correspondent 6 hectares de vignes. Aussi, la propriété de Tamariguière, voisine de celle dont il a été question, mais plus considérable et englobant 180 hectares plantés, n’occupera pas moins de 30 chevaux ou mules, un véritable peloton de cavalerie. Seulement, les terrains de dépaissances y étant médiocres et peu étendus, le domaine ne peut nourrir ni de bêtes à laine, ni de chevaux camargues. L’emploi des chiffons alternés avec les fumiers d’écuries supplée à l’insuffisance de ces derniers.

Le personnel attaché à toutes les exploitations languedociennes peut être divisé en trois catégories : celle des employés à demeure, celle des journaliers à l’année, enfin, la plus nombreuse de toutes, celle des vendangeurs.

Nous retiendrons comme type la première des deux propriétés ci-dessus mentionnées : celle de la Communauté. Tous les huit jours, l’homme d’affaires qui séjourne à quelques lieues de distance, dans un petit village aux environs de Montpellier, arrive sur les lieux, fait le « tour du propriétaire, » examine l’état des travaux, critique, donne des ordres, se fait présenter par le paire les feuilles de journée hebdomadaires, les mémoires des fournisseurs locaux, et, à la fin de chaque trimestre, une note relative aux gages et à la nourriture du personnel, depuis le paire jusqu’au dernier valet. Après vérification, tous les frais sont acquittés au paire. Celui-ci n’a pas à s’occuper, du reste, ni des marchés à conclure, ventes ou achats, ni de la direction générale à donner aux travaux ; il doit seulement veiller à l’exécution des mesures prescrites par l’homme d’affaires.

Ce qu’on réclame d’un paire d’une grande propriété, c’est moins l’esprit d’initiative que la faculté de savoir obéir intelligemment : toutes les fois que, par exception, le paire met la main à la pâte, il doit fournir un travail irréprochable, propre à servir de modèle pour ses subordonnés. Le même homme comprendrait mal son devoir, s’il épuisait ses efforts à exécuter lui-même, par amour de l’art, telle ou telle besogne qu’un valet, un ouvrier du village voisin, ou le premier travailleur venu accomplirait sans difficulté. C’est un grave défaut pour un paire que d’avoir trop de goût ou d’adresse pour la menuiserie, le charronnage. On ne voudrait pas non plus d’un homme s’intéressant trop aux cultures autres que celles de la vigne ; il vaudrait mieux cent fois avoir affaire à un paire ignorant les principes les plus élémentaires en fait de céréales ou de fourrages.

D’après la règle ordinaire, le paire est marié ; s’il devient veuf et que le propriétaire tienne à conserver un homme des services duquel il est content, il lui paie les gages d’une ménagère suffisamment laide et mûre qui remplit les fonctions de maire ; mais celle-ci, n’étant pas directement intéressée à une sage économie, ne s’acquitte jamais de sa tâche aussi bien que la femme du paire.

Le couple chargé de la conduite d’une ferme se recrute, comme nous l’avons déjà dit, parmi les agriculteurs de la région environnante. On en pourrait citer, parmi ceux du territoire de Marsillargues, qui vivent dans une solitude relative, à quelques kilomètres de cette petite ville, après avoir séjourné autrefois à Montpellier. Nous nous garderons bien de trop généraliser un ou deux exemples particuliers ; il nous semble toutefois que, dans la zone qui nous occupe, le séjour des grandes villes détournerait, un peu moins qu’ailleurs, les agriculteurs de leur profession. Ce fait très heureux tient peut-être à ce que Montpellier, comme Béziers et Narbonne, est avant tout un centre, un marché viticole, dont la population tout entière s’intéresse à la culture de la vigne ou s’en occupe avant toute autre question.

Quelques-uns des paires, surtout parmi les vieux, écorchent le français et ignorent l’alphabet : ce ne sont pas toujours les plus mauvais. Naturellement toute la jeune génération sait lire, écrire et s’exprimer à peu près correctement, sinon sans accent. D’autres sont plus instruits encore ; nous connaissons un simple valet, fils d’un paire auquel il succédera un jour, qui pourrait, tout en conduisant sa charrue, débiter des passages de Virgile.

Revenons au cas particulier de l’homme marié qui, sous la direction du régisseur, conduit l’exploitation de la terre de la Communauté. Il reçoit par an 600 francs de gages. On lui donne en outre assez de vin pour abreuver tout son personnel mâle, lui compris. Nous savons que la maire ne touche pas de vin et, de plus, pendant les six mois d’hiver, du 1er octobre au 1er avril, au vin on substitue la piquette. Malgré ces restrictions, la consommation de la ferme est en pratique très considérable. Sans compter bien étroitement, on distribue la boisson, plus ou moins baptisée, à raison de deux litres par jour. L’homme le plus sobre reste au-dessous de cette moyenne pendant la saison froide, mais, à l’époque des chaleurs, consomme journellement ses quatre à cinq litres. Du reste, ce que le travailleur bas-languedocien réclame, c’est la quantité, le volume de liquide ; il paraît se soucier médiocrement de la qualité. Mais nous pouvons en indiquer la raison : la piquette la plus médiocre fabriquée dans une ferme de la rive droite du Rhône est encore très supérieure à la boisson dont se contentent les vignerons du Beaujolais.

On nous a affirmé quelquefois que certains journaliers économes, à force de consommer beaucoup de vin, en arrivaient à se soutenir avec une très faible dose de nourriture solide. De tels exemples sont exceptionnels ; dans la pratique, le paire, mangeant à la même table que son personnel, est forcé de ne pas lésiner sur la nourriture de ses gens. A la Communauté, il reçoit un franc par tête et par jour. Disposant d’un jardinet, il peut se dispenser d’acheter des légumes et jouit en outre des produits de sa basse-cour. Souvent il économise les frais de boucherie en abattant une des vieilles brebis du troupeau qu’il paie alors au propriétaire à un tarif convenu[9].

Au paire sont subordonnés dans l’ordre hiérarchique sept valets, deux bergers, le gardien de la « manade, » des chevaux camargues, et enfin le garde particulier chargé de la surveillance de la propriété. Les valets, qu’une inscription patoise gravée au-dessous du cadran solaire invite à se rendre promptement à la besogne, gagnent de 25 à 45 francs par mois, quelle que soit la saison ; ils couchent au grenier à paille dans des draps que leur fournit le domaine. Le samedi, après que les travaux sont finis et la soupe mangée, tous les valets se dispersent et vont passer le dimanche à la ville de Marsillargues[10] ; ils ne rentrent que le dimanche soir ou le lundi matin avant l’aube. Seul, un homme de garde, commandé à tour de rôle, reste pour veiller aux cas imprévus et donner leur provende aux mules.

Aux environs de Marsillargues, les journaliers partent, chaque matin, de leur domicile munis de provisions pour la journée, vont accomplir leur tâche chez le propriétaire qui les emploie, et rentrent chez eux à la tombée de la nuit. À la Communauté, l’éloignement de l’agglomération (7 kilomètres) complique la situation ; il suffit, du reste, d’avoir parcouru, une fois, en hiver, les fondrières non empierrées qui servent en guise de chemins pour se faire une idée de l’extrême difficulté des communications au milieu de ces anciens marais desséchés. Les travailleurs sont obligés de s’absenter de chez eux depuis le lundi matin jusqu’au samedi après midi ; ils couchent tous les soirs à la ferme, où ils portent eux-mêmes leur literie primitive.

Un groupe d’ouvriers agricoles se nomme, dans le Bas-Languedoc, une « colle ; » les hommes d’une même « colle » obéissent à un chef qui prend le nom de baile[11]. Le baile, tout en travaillant comme ses subordonnés, leur donne le signal du lever, de la cessation et de la reprise de la tâche. Ses fonctions sont rémunérées par un excédent journalier de salaire de 0 fr. 25. Ceci nous amène à dire que les travailleurs ordinaires sont réglés sur le pied de 0 fr. 40 l’heure, soit, en pratique, 2 fr. 50 en hiver, 4 francs et même 4 fr. 50 en été ; on les occupe d’un soleil à l’autre. Le sulfatage des ceps au pulvérisateur en vue de les préserver du mildew est le travail le plus sale et le plus rebutant ; aussi ceux qui s’en acquittent sont-ils un peu mieux payés que les autres.

Lorsque les hommes quittent leurs foyers le lundi pour n’y plus rentrer qu’à la fin de la semaine, ils emportent avec eux un panier rempli de vivres ou biasso. Ces alimens servent en général aux repas du matin ou du milieu du jour ; le soir, la maire, moyennant une petite rémunération, leur prépare la soupe ; d’autres fois, les hommes font cuire eux-mêmes leur nourriture dans un local spécial qu’on leur abandonne. Quand arrive le mercredi, les paniers à provision sont vides ; alors ils sont ramassés par les soins du baile, qui les emporte le soir à la ville et les rapporte le jeudi matin après les avoir fait garnir à nouveau, grâce à une tournée générale effectuée dans les ménages respectifs des membres de sa bande. Ce renfort de nourriture ne s’épuise que le samedi matin, jour auquel les hommes, abrégeant la durée des pauses et des repas, tout en travaillant le nombre d’heures voulu, finissent assez tôt leur besogne pour pouvoir quitter le domaine vers deux heures et rentrer dans leur domicile, en hiver, avant le coucher du soleil. Ajoutons que les huiles, qui commandent la manœuvre sont ordinairement des enfans du pays, rompus aux travaux agricoles, et qu’ils restent souvent attachés à la même exploitation toute leur vie.

Si l’on quitte la Communauté pour se rapprocher de la mer, en marchant dans la direction du sud, on tombe sur deux autres domaines contigus et très vastes, Tamariguière et le Grand-Cogul. Le second comprend 110 hectares de vignobles occupant sensiblement le tiers de la superficie totale de la terre ; le premier, auquel déjà nous avons fait allusion, est plus restreint, pris en bloc, mais l’emporte de beaucoup sur l’autre, comme surface plantée. Tous deux sont extrêmement dignes d’intérêt, à raison de leur situation isolée, contrastant avec l’esprit ultra-industriel et novateur qui préside à leur exploitation, surtout à celle de Tamariguière.

Tamariguière occupe un personnel à demeure assez peu nombreux relativement, qui est secondé à l’époque des grands travaux agricoles par toute une nuée de travailleurs à la journée et de tâcherons. Mais ce dernier élément est très variable, de sorte que, pendant la morte saison, on n’occupe que 40 à 50 hommes là où, en été, on emploie 150 individus et davantage. Naturellement, bon nombre de ces ouvriers, ceux dont on peut utiliser les bras en tout temps, habitent le pays. Mais comment se procurer au moment voulu un pareil renfort de travailleurs, et cela dans un pays perdu et peu accessible ? Les propriétaires de Tamariguière et du Grand-Cogul ont essayé d’un expédient trop curieux pour n’être pas signalé. Ils ont eu l’idée de fonder à proximité de leurs vastes fermes une colonie ariégeoise en attirant et retenant dans le pays des familles fuxiennes. L’Ariégeois quitte volontiers ses montagnes pour se fixer dans le bas-pays, où il trouve de gros salaires assurés ; ouvrier moins adroit que le campagnard bas-languedocien, principalement en ce qui touche la vigne, il est, en revanche, plus doux, mieux discipliné, moins exigeant. Par malheur, ce plan a échoué : des hommes accoutumés à l’air vif et pur des Pyrénées n’ont pu s’habituer à vivre toute l’année au milieu des marais, dans une atmosphère tour à tour humide ou brûlante, dans une plaine presque sans arbres[12] et balayée par les vents. Seules des bandes de travailleurs célibataires ou mesadiers, qui passent l’hiver dans les Pyrénées, accourent à Tamariguière au mois d’avril pour ne retourner chez eux qu’après les vendanges. Leur santé se trouve-t-elle bien de cette émigration périodique sur les côtes de la Méditerranée ? Nous n’oserions l’affirmer. Cependant, le pays n’est pas positivement malsain ; les médecins de Marsillargues ne soignent pas de fièvres chaque année ; et, malgré de trop fréquentes maladies de cœur ou de foie, on peut signaler de nombreux octogénaires, anciens journaliers qui n’ont jamais quitté la région.

Quand arrive l’époque des vendanges, il faut à tout prix se procurer un personnel transitoire fort nombreux. Poser une règle absolue au sujet du recrutement de ces troupes est chose impossible. Choisissons comme exemple l’automne de 1890 : 430 personnes des deux sexes avaient été engagées pour Tamariguière dans la banlieue d’Uzès (Gard), à Saint-Pargoire (partie basse de l’arrondissement de Lodève), à Viols (partie haute de l’arrondissement de Montpellier). Les femmes et les hommes les moins actifs coupent les raisins ; ils reçoivent pour ce travail 1 fr. 50 par jour, on leur fournit la soupe du soir et un quart de litre de vin (le tout équivalant à un salaire quotidien de 2 fr. 15). Lorsque le seau que chaque coupeur ou coupeuse transporte avec lui est plein de grappes, on le vide dans un récipient de bois appelé « cornue ; » les seaux apportés par deux ou trois coupeurs suffisent à remplir la « cornue, » un homme soulève celle-ci et la place sur la tête d’un autre ouvrier appelé « porteur, » lequel se dirige vers la « pastière » ou « tombereau de vendanges » et, se baissant quelque peu, vide son chargement par un mouvement de bascule. Naturellement, l’office de porteur, tout comme celui de l’individu qui les aide à charger la cornue, étant assez pénible, est bien rémunéré. Un porteur gagne 2 fr. 50 en sus de sa nourriture. De temps à autre on voit, dans la cour du domaine, un travailleur de la veille grelotter dans un coin ; le pauvre diable est en proie à un accès de lièvre ; il n’a qu’à repartir au plus vite. Après le repas de la fin du jour, consommé dans un grand réfectoire, les vendangeurs vont se reposer dans plusieurs vastes dortoirs. On accède par une échelle à ceux consacrés aux femmes, ils comportent simplement une série de niches bourrées de paille fraîche. Des bancs constituent le seul mobilier. Le tout est primitif, mais propre. Une chapelle fait partie du domaine ; le dimanche, on en ouvre les portes qui donnent sur les caves, et le nombreux personnel employé à Tamariguière peut remplir ses devoirs religieux.

Lorsque le tombereau de vendange a reçu un millier de kilogrammes de raisins, le charretier qui le dirige se met en marche vers l’usine. Un régisseur, la craie à la main, inscrit un numéro sur un petit tableau noir suspendu à côté de la porte ; chaque tombereau est affecté à une « colle » et il s’agit de vérifier si la « colle, » conduite par un baile, travaille avec assez de zèle. La « pastière » chavire, et son contenu se précipite dans une cuve remplie de raisins à moitié écrasés, dans laquelle patauge un homme à demi nu, habillé d’un simple sarrau de toile et armé d’une fourche. Quelquefois l’avalanche qui résulte du déversement submerge l’homme jusqu’à la ceinture. Il se dégage en luttant avec sa fourche. Une forte machine à vapeur, actionnant courroies, arbres et poulies de renvoi, souffle et grince sans interruption. On ne peut s’empêcher, au milieu de ce tapage, de faire en soi-même un retour sur le passé ; l’esprit se reporte invinciblement au souvenir des paisibles vendanges classiques auxquelles ont assisté tous ceux de notre génération qui ont grandi dans un pays vinicole : en tout cas, le bruit des organes de machine ne remplace pas avantageusement les accords du violon qui faisait, au bon vieux temps, trépigner en mesure les fouleurs, s’il faut en croire la légende.

Les godets d’une chaîne sans fin, mue par la vapeur, plongent dans la vendange brassée par la fourche du manœuvre ; les grappes, toutes ruisselantes de jus, sont entraînées jusqu’au niveau du plancher d’un premier étage, glissent sur un plan incliné et sont recueillies dans un wagonnet à déversoir. Bientôt le wagonnet est plein à comble ; alors, ébranlé sous l’impulsion que lui donne un ouvrier[13], il glisse avec fracas sur les rails du plancher en bois. On l’arrête en face d’une trappe munie d’un entonnoir ; le wagonnet bascule et se vide ; son contenu s’engouffre dans l’entonnoir, traverse le niveau du plancher et se précipite dans le « foudre » où doit avoir lieu la cuvaison. Quant au wagonnet, allégé de sa charge et poussé de nouveau, il retourne à son point de départ, ayant décrit un circuit complet.

Suivant une pratique devenue presque universelle aujourd’hui en Languedoc, surtout dans les exploitations récemment organisées, le moût, mêlé à la rafle, fermente dans des foudres et rarement dans des cuves en maçonnerie. Diogène, certes, se fût trouvé à l’aise dans l’un de ces gigantesques réservoirs dont un seul suivrait à absorber la récolte entière d’un grand propriétaire bourguignon ou Orléanais ; chacun contient 450 hectolitres et il y en a 98 répartis dans trois immenses caves.

Lorsque vient le moment de la décuvaison, le vin nouveau s’écoule par un conduit souterrain jusqu’à un réservoir d’où le piston d’une pompe à vapeur l’injecte dans les tuyaux de distribution qui circulent horizontalement au-dessus des foudres et à la hauteur du premier étage. On ouvre un robinet placé au-dessus du foudre que l’on veut remplir ; un sourd grondement retentit et une cascade de vin se dégorge dans le vaste tonneau.

Les foudres, dans chaque cave, se distribuent en deux rangées parallèles, au milieu desquelles circulent, sur des rails, des wagonnets Decauville. Quand le foudre décuvé ne dégoutte plus, on en dégage le trou d’homme ; un ouvrier, à peine vêtu, s’introduit dans le récipient encore chaud et, trempé de sueur, expulse à coups de fourche le résidu des grappes que ses camarades recueillent dans un wagonnet. Une fois débarrassé de son contenu, rincé à grande eau, nettoyé à fond, le foudre est prêt à recevoir le vin nouveau fabriqué dans un autre récipient. Quant au marc, on le transporte au pressoir, encore tiède et humide, et c’est par l’intermédiaire de la machine à vapeur qu’il est foulé et dépouillé de son jus. Les vins de presse étant ordinairement troubles, on les oblige à se dépouiller sur des filtres en toile. Ainsi clarifiés, ils se mêlent avantageusement aux vins ordinaires, qu’ils renforcent en couleur.

A l’intérieur de l’usine, comme nous l’avons vu, les transports s’opèrent au moyen de chariots roulant sur des rails. Même en plein air, on pourrait voir fonctionner des véhicules de ce genre ; pendant la période de la fumure, ils glissent sur des voies provisoires établies au milieu des plantiers et transportent l’engrais nécessaire aux vignes. De cette façon, deux mules seulement tirant des wagonnets chargés de fumier accomplissent un travail dont six ou huit bêtes avaient jadis peine à s’acquitter. Mais l’utilité des chemins de fer agricoles se manifeste bien mieux encore lorsque, la récolte une fois vendue, il s’agit de procéder à son enlèvement. Le problème à résoudre était assez épineux. Arrosant un sol absolument privé de cailloux et de pierres, les pluies d’automne rendent impraticables la plupart des chemins ; les propriétaires des alentours ont beau suppléer à l’incurie de l’administration et réparer les routes à leurs frais, il suffit d’une journée d’averse et de quelques charrois exceptionnels pour rendre inutiles des travaux tout récemment exécutés. Qu’on songe à la difficulté que présente dans de semblables conditions l’enlèvement de 25,000 hectolitres qu’il faudrait voiturer à 4 kilomètres de distance jusqu’au canal de Lunel. L’installation, à Tamariguière, d’une voie Decauville a fait disparaître l’obstacle comme par enchantement. Le propriétaire, moyennant une faible redevance de 0 fr. 25 par hectolitre, se charge du transport du vin jusqu’au bateau. On emploie à la traction les chevaux ou mules du domaine, qui sont disponibles une bonne partie de l’hiver et entièrement libres à l’époque des submersions.

Toute la zone à laquelle nous venons de consacrer la première partie de notre travail était, avant l’invasion du phylloxéra, dépourvue de vignes. La culture de cette plante ne s’étendait guère à, plus de 2 ou 3 kilomètres au sud de Marsillargues, dans la direction de la mer. Les vins produits prenaient le chemin de la distillerie et ne se vendaient guère plus de 7 francs l’hectolitre au maximum. Actuellement, sans valoir les produits des coteaux du Bas-Languedoc, les vins de la Communauté, de Tamariguière, du Grand-Cogul, grâce aux soins apportés à leur fabrication, sont très acceptables. On propage presque exclusivement deux variétés : « l’aramon, » espèce assez ancienne, à floraison précoce et par cela même sensible aux gelées, mais peu sujette aux maladies cryptogamiques, qui porte en abondance des grappes de gros fruits noirs, de la dimension et de la couleur d’une petite prune ; écrasées, ces grappes fournissent des flots d’un jus clair, peu sucré, donnant naissance à un vin faible en alcool, mais vert et franc de goût. Favorisé par ces excellens terrains de plaine, l’aramon à Marsillargues produit jusqu’à 200 hectolitres à l’hectare, les bonnes années. On associe à « l’aramon » le « petit Bouschet, » hybride de récente création, débourrant tard, mûrissant tôt ses grains inférieurs en volume à ceux de l’aramon, mais gonflés d’un suc noir. Le petit Bouschet, en outre, présente l’avantage de craindre peu le mildew ; s’il produit moins que l’aramon et s’il fournit un vin à peine plus spiritueux et de goût assez plat, il constitue un teinturier incomparable.

Ainsi, des deux variétés de vigne qui dominent dans les terres submergées de Marsillargues, l’un fournit la quantité et l’autre donne la couleur. Et la qualité, dira-t-on ? La nature même du terroir, sol de plaine s’il en fut jamais, ne permet pas de planter beaucoup de cépages aptes à faire de très bon vin, sinon à titre d’expérience et sur une petite échelle. D’autre part, les propriétaires, pour regagner les forts capitaux qu’ils ont engagés, ont besoin de recueillir promptement d’énormes récoltes provenant de souches très productives et peu délicates. Ils se trouvent aussi dans l’impérieuse nécessité de fumer copieusement, et cela les oblige par contre-coup à avilir un peu la bonté de leurs vins. Assurément il est permis de demander mieux que les crus produits par la basse vallée du Vidourle, mais n’oublions pas qu’il s’agit de cantons autrefois réputés rebelles à la culture de la vigne, que l’on a dessalés, drainés et mis en valeur en les couvrant de plantiers florissans. Quant aux procédés de vinification, ils se sont perfectionnés au point que le commerce accepte à très bon prix[14] et utilise ces vins de coupages loyalement et proprement fabriqués, sains et naturels. Tel a été le contre-coup du défrichement des marais de Marsillargues et de leur plantation en vignes. La culture du précieux végétal a entraîné un autre phénomène : de vastes étendues, absolument désertes au temps de Louis XIV, sont maintenant partiellement assainies et habitées par une population assez nombreuse qui décuple en automne.


III

Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt, en quittant la plaine de Marsillargues pour nous rapprocher de la ville de Montpellier et examiner d’autres méthodes de culture, de jeter un coup d’œil, en passant, sur les bourgs ou villages du pays de la vigne. Il n’existe que peu ou pas de hameaux, beaucoup de grandes ou de moyennes exploitations, avec paire et valets, mais plutôt fréquentées qu’habitées par les propriétaires, dont la plupart séjournent en ville, sauf à l’époque des vendanges, le tout entremêlé d’innombrables lopins de terre replantés en vignes fort bien entretenues et soignées. Le paysan qui les possède habite dans le centre communal, ainsi que les journaliers de profession qu’emploient les grands domaines. Beaucoup de ces petits propriétaires, ne trouvant pas à s’occuper chez eux toute l’année, se louent souvent comme travailleurs ou tâcherons chez leurs voisins plus riches. Les villages sont donc assez considérables, et la nécessité où beaucoup de cultivateurs se trouvent de posséder cave et vaisselle vinaire, d’entretenir un couple de mules ou de chevaux, contribue à augmenter leur étendue. Les maisons, pour la plupart neuves et propres, souvent même bâties avec luxe, attestent l’ancienne prospérité du pays, qui d’ailleurs est redevenu presque aussi florissant qu’autrefois. Mais toutes ces localités, grandes ou petites, présentent un aspect singulièrement uniforme d’aisance banale, d’élégance sans caractère : petites, elles semblent détachées d’une vraie ville ; plus considérables, elles ne font reflet que d’un gros village. Est-ce une erreur de notre part ? Ce trait caractéristique nous paraît emprunté au pays industriel par excellence, à l’Angleterre, où les maisons d’un bourg de 2,000 âmes répètent identiquement celles d’une grande ville, au nombre près.

Personne, aujourd’hui, ne conteste que le cruel fléau du phylloxéra, dont les ravages ont largement fait expier au Midi le bonheur relatif qu’il a eu de ne pas subir, en 1870, l’invasion prussienne ; que ce fléau, disons-nous, n’ait été introduit d’Amérique en Europe par d’imprudens collectionneurs de cépages exotiques. Deux pépinières de vignes d’Amérique, créées dans un intérêt de curiosité stérile : l’une à Bordeaux, l’autre à Roquemaure, dans le Bas-Languedoc, précisément à proximité des deux grandes régions vinicoles, ont infesté l’ouest et l’est de la France, puis enfin le pays entier. De bonne heure, quelques-uns des agriculteurs les plus compétens ont pensé que, puisque le mal était irréparable, il fallait trouver un moyen de s’en accommoder. Ce moyen devait consister à recourir précisément aux vignes du Nouveau-Monde, qui persistaient à vivre en France au milieu des ravages de l’épidémie dont elles avaient apporté les germes, et qui, au-delà de l’Océan, prospéraient dans des terroirs où succombaient les ceps transplantés d’Europe.

Des plumes beaucoup plus autorisées que la nôtre ont retracé l’historique de cette période d’essai, en ont exposé les succès et les déboires. Du premier coup, les propriétaires montpelliérains ont embrassé avec enthousiasme la solution remplaçant les cépages indigènes par les cépages exotiques. Ils se sont hardiment lancés dans la voie que leur signalait, en la frayant le premier, leur éminent compatriote, M. Planchon. Sans parler de ce botaniste prématurément enlevé à la science, plus d’un possesseur de vignobles n’a pas hésité à traverser l’Atlantique pour se rendre compte par lui-même de l’état de la viticulture américaine au-delà des monts Alleghanys. D’autres savans, restés en France, plantaient, étudiaient, expérimentaient et finalement prononçaient, en pleine connaissance de cause, des jugemens sinon définitifs, — ce mot devant être rayé du dictionnaire des termes agricoles, — du moins éminemment utiles dans la pratique. Il nous est impossible de citer tous les noms de ces chercheurs infatigables ; nous croyons seulement devoir mentionner comme hors concours celui de M. Henri Marès. Bien avant qu’une solution convenable eût permis d’appliquer en grand la viticulture fondée sur l’emploi des cépages américains, les agriculteurs du sud-est avaient reconnu que les plants étrangers, portant peu de raisins et fournissant un vin très médiocre, ne pouvaient répondre directement au desideratum cherché. Il ne s’agissait pas seulement de découvrir des ceps résistant à l’insecte ; il fallait en outre amener ces souches infertiles à donner des productions comparables à celles d’autrefois. Enfin, les propriétaires languedociens, — et on ne saurait leur en faire un reproche, — tenaient beaucoup à leurs vieilles races perfectionnées par la sélection et ne pouvaient se résoudre à les abandonner irrévocablement.

L’obligation même où l’on se trouvait de trancher en même temps deux questions qui semblaient s’exclure : celle de la résistance et celle du produit, aboutit à la mise en pratique des deux méthodes encore en usage. En ce qui concerne la plaine de Montpellier, l’une consiste à utiliser le jacquez, l’autre à employer le riparia greffe.

Le jacquez est un hybride obtenu par le croisement des vignes américaine et française. Issu de plants exotiques, il résiste assez bien au phylloxéra, quoique son immunité ne soit pas absolue et qu’il faiblisse par moment. Il se plante et se cultive absolument comme les anciens cépages français, produit énormément de bois et se couvre, au printemps, d’un luxuriant feuillage dont la teinte vert foncé se discerne de fort loin. Malheureusement, la beauté des fruits ne correspond pas à cet aspect extérieur si plantureux : les grappes sont composées de grains petits et médiocrement juteux. Somme toute, le jacquez produit peu à l’hectare. Ses raisins, une fois pressés, donnent lieu à un vin alcoolique, mais de goût médiocre, très foncé, mais d’une nuance désagréable à l’œil et d’une conservation difficile, pour peu qu’il n’ait pas été obtenu avec beaucoup de soin. On accuse encore le jacquez de ne pas produire très régulièrement, et surtout de redouter beaucoup les maladies cryptogamiques. Les partisans de ce cépage répondront que la production du jacquez peut être fortement accrue par des soins intelligens et de fortes fumures ; qu’en cueillant les grappes avant la maturité complète, le vin de jacquez dure assez longtemps, surtout s’il a reçu un peu d’acide tartrique ; que la même vigne, largement aspergée de bouillie, résiste au mildew. La culture du jacquez, on peut en être certain, prendrait beaucoup d’extension si l’on parvenait enfin à découvrir ce que l’on cherche depuis longtemps, le fameux « jacquez à gros grains. »

Mais cet heureux phénix est encore à trouver.

Ce qui a fait surtout le succès du jacquez, c’est la facilité avec laquelle il s’adapte à des terrains très divers, tout en s’acclimatant mal dans les sols trop humides ou trop marneux. Comme tous les cépages américains, il croît volontiers dans les terres caillouteuses et prospère à merveille dans les riches terrains de diluvium de la banlieue de Montpellier ; on peut constater, dans cette région, des cas de chlorose de jacquez, mais ils sont rares et insignifians.

La question du renouvellement des vignobles a été résolue le jour où l’on a utilisé le jacquez, mais résolue dans le sens le plus étroit, au moyen d’une sorte de cote mal taillée. Il s’agissait d’arriver à un procédé plus général, dût-il être un peu moins simple. À ce desideratum satisfait, au moins dans une certaine mesure, l’emploi du riparia, variété du vitis cordifolia, signalée déjà en 1874 à l’Académie des Sciences par M. Fabre, ancien député dii Gard. Les boutures de riparia prennent racine sans difficulté et projettent bientôt de longs rameaux grêles, garnis de feuilles en cœur, faiblement découpées sur les bords ; on voit dans la suite apparaître quelques grappes fleuries, qui rarement parviennent à maturité à cause de leur tendance à couler. Le viticulteur ne regrette pas cette perte, car le peu de vin que fournirait directement le riparia n’est pas propre à la consommation. Au contraire, la véritable utilité du riparia réside dans sa merveilleuse aptitude à servir de porte-greffe pour les vieilles variétés françaises.

Dans le courant d’avril, quelquefois en mars, rarement en mai, on procède au greffage du riparia franc de pied, opération qui transforme un maigre arbuste sans valeur en une belle souche productive. Plaçons-nous dans les circonstances les plus usuelles : depuis un an, le sol défoncé à la machine à vapeur, puis criblé de trous disposés en carré, a reçu non des boutures ou « bûches » de riparia, mais des plants racines, des « pourrettes » détachées par le fait depuis deux années de la souche mère, élevées d’abord en pépinières, puis plantées dans les trous dont il a été question. Depuis leur mise en place définitive, la saison s’est montrée favorable ; aussi la végétation des boutures enracinées, naturellement interrompue par l’épreuve de la transplantation, a repris de plus belle. Le jeune riparia, en un mot, prospère dans le coin de sol qu’il ne doit plus quitter. Arrive un premier ouvrier dont l’outil dégage le porte-greffe en creusant autour de lui une sorte de cuvette. Vient ensuite le greffeur : d’un coup de sécateur il décapite le cep à quelques centimètres au-dessus de terre. La plaie vive suinte abondamment. Alors le greffeur, armé de son couteau, fend le sarment par le milieu et, entre les lèvres de la fissure, introduit le biseau du « greffon » français, tout frais taillé, de façon à assurer le contact intime des « moelles » des deux sujets. Cela fait, il ficelle fortement le sarment américain avec du « raphia, » pour parer aux chances de décollement. Le greffeur passe à une autre souche, et quelquefois une femme, portant un vase plein de terre glaise, lui succède et vient enduire la partie fendue du porte-greffe. Cette opération supplémentaire ne s’effectue pas toujours : elle est indispensable pour garantir la plaie du contact de l’air, lorsque, pour une raison quelconque, on ne peut greffer « à plein bois, » c’est-à-dire quand le greffon est beaucoup plus petit que son porteur, ou si le terrain, trop caillouteux, ne peut conserver à la greffe l’humidité nécessaire. Dans les bonnes terres, avec des sujets bien proportionnés à la dimension du pied de riparia, elle est superflue. Enfin, un dernier travailleur s’empresse de chausser la vigne nouvellement greffée en la recouvrant d’un petit monticule de terre, sorte de cône d’où émerge à peine l’extrémité du greffon.

Quelques semaines plus tard, vers la fin de mai ou le début de juin, après l’essor de la végétation, il faut procéder au nettoyage des greffes, opération qui n’offre aucune difficulté, mais qui exige de l’attention et de l’adresse. Le tertre dont nous avons parlé a changé d’aspect : des bourgeons du greffon sont sorties des feuilles couronnant le sommet de la butte, et, à travers les flancs de celle-ci, le pied-mère a projeté de nombreux « gourmands » ou « sauvageons. » Au moyen d’un ou deux coups de pioche, le journalier dégage l’ensemble et arrache avec la main, par un mouvement de traction verticale, les sauvageons encore tendres. L’essentiel, alors, est de ne pas ébranler le greffon. Pour favoriser la reprise, on tranche avec un couteau les racines françaises que la base du greffon aurait pu émettre. Ceci fait, on rechausse, et, le mois suivant, tout est à recommencer. Souvent l’opération de la greffe semble avoir été manquée : le bourgeon supérieur du sarment greffé ne donne pas signe de vie, alors l’inférieur intervient et sauve la situation. Plus souvent encore la soudure n’est qu’apparente : le greffon verdoie et semble prospérer au début ; mais si on l’examine de près, on constate qu’il ne vit que parce qu’il est alimenté par les racines françaises issues de sa partie inférieure. Cette vie factice est éphémère : ou bien ces radicelles succombent pendant les sécheresses du mois d’août, ou bien encore l’hiver suivant, lorsque les vignes sont déchaussées, le sécateur de l’ouvrier les tranche, ainsi que les gourmands oubliés. Bref, on est presque toujours forcé, l’année suivante, de répéter l’opération de la greffe sur quelques pieds ; en dehors des cas extrêmes, il se produit bien, par-ci, par-là, quelques soudures imparfaites ; alors la vigne n’a qu’une durée de peu d’années, après lesquelles elle languit et meurt. Le greffage, même fait avec soin, entraîne donc toujours quelques mécomptes. De plus, il faut repasser bien des fois les souches, en été d’abord, en hiver ensuite, pour arriver à supprimer tout à fait les rejetons du pied américain, qui épuiseraient inutilement la plante et les racines françaises, dont la présence est un grave inconvénient, surtout au début. Mais, à force de patience et de travail intelligent, on finit par obtenir de superbes plantiers très réguliers, formés de souches à pied de riparia et à tête de race française, de souches productives et propres toutefois à braver le phylloxéra.

La résistance presque absolue du riparia aux attaques de l’insecte est un fait incontestable ; elle résulte, à ce qu’il paraît, de la fermeté relative des extrémités radiculaires sur lesquelles le petit animal rencontre une nourriture qui n’est ni assez facile, ni assez abondante pour favoriser sa multiplication ; c’est dans cette multiplication, à peu près sans limite sur les vignes de race européenne, que réside, en définitive, la vraie cause de la mortalité de celle-ci.

Au début, le riparia était rare et cher ; on greffait tant bien que mal sur des boutures un peu grêles de forts sarmens d’aramons et d’autres vignes indigènes. On pouvait craindre que la vigueur de ceux-ci, surexcitée par la greffe, en opposition avec toute la faiblesse d’un porteur demeuré mince, n’entraînât la production d’un bourrelet, suivie bientôt d’un décollement. Ces craintes ont été vaines jusqu’à présent, et du reste, la culture raisonnée du riparia ayant réussi depuis plusieurs années à produire des rameaux de fortes dimensions, l’équilibre entre les deux bois s’est maintenu, grâce à un phénomène de croissance simultanée.

Nous voici maintenant en présence d’une grave difficulté, car elle tendrait même, dans l’Hérault, à limiter sensiblement l’emploi du riparia greffé : celle de la chlorose. Lorsque, pendant l’été, un voyageur parcourt en wagon la ligne de Tarascon à Cette, il constate souvent, au milieu de vignobles verdoyans et prospères, des taches jaunâtres dont on serait porté a priori à attribuer l’effet à des attaques phylloxériques ; il n’en est rien cependant ; les racines de ces souches, examinées au microscope, ne dénotent pas l’atteinte de l’insecte. Ce sont tout simplement des riparia greffes malades. Rabougrissement de la souche ; couleur jaune des feuilles ; raisins petits, maigres, mûrissant mal ou pas du tout : tels sont les symptômes de la chlorose ou « cottis. » Que les symptômes s’exagèrent, le cep se dépouille peu à peu de son feuillage et meurt. Les ravages du « cottis » déconcertent souvent le propriétaire par leur marche capricieuse. Parfois, le mal ne se manifeste que plusieurs années après la greffe ; d’autrefois, le riparia languit déjà avant d’être greffé, ou bien la souffrance se décèle après l’opération sans être dangereuse, pour devenir menaçante un an après. De pareilles irrégularités surgissent aussi dans un sens favorable à la vigne : on a vu des souches compromises revenir à la santé ; on a vu la jaunisse, très inquiétante en juin, s’atténuer en août pour s’évanouir en septembre. Des effets aussi variables proviennent, sans doute, de causes complexes. La chlorose tient-elle, comme on l’a soutenu, à un défaut de perméabilité dans le terrain ? Résulte-t-elle d’un excès de calcaire dans le sol ou du manque de fer assimilable ? Faut-il attribuer le « cottis » à la blancheur même du sol qui ne s’échauffe pas assez au printemps ? Toutes ces affirmations paraissent exactes à la fois dans une certaine mesure. Nous pensons que là où plusieurs de ces causes se trouvent réunies, la vigne américaine greffée succombe ; si, au contraire, on parvient à exclure l’une d’entre elles, le pied souffre, mais survit plus ou moins.

On ne peut guérir le « cottis » dans tous les cas, mais il n’est pas impossible de l’atténuer. Un bon drainage préliminaire a son utilité. Quand néanmoins le mal se déclare, les propriétaires recourent, et parfois, dit-on, avec succès, au sulfate de fer appliqué intus et extra.

La chlorose sévit très inégalement dans des circonstances bien peu diverses en apparence. Un pied de riparia dénote-t-il les premiers symptômes de la maladie : celle-ci s’accentuera plus nettement encore si on greffe sur la souche compromise des hybrides Bouschet, de l’espar, de l’aramon. Mieux vaut alors faire porter au riparia de la « carignane ; » le mal, du moins, ne s’aggravera pas. Il s’atténuerait même si on empruntait le greffon à une vigne de « clairette. »

Dans beaucoup de terrains suspects, les viticulteurs bas-languedociens préfèrent planter du jacquez et le greffer ensuite comme on fait du riparia. Une pareille méthode serait parfaite, si le jacquez et surtout le jacquez greffé présentait au phylloxéra une résistance assurée à l’exemple du riparia. Mais, à notre connaissance du moins, le procédé n’a jamais conduit à de fâcheux résultats, grâce probablement aux soins excessifs dont la vigne est entourée près de Montpellier. En combinant le jacquez avec la carignane et surtout avec la clairette, on obtient un cépage mixte artificiel, susceptible de prospérer dans des milieux défavorables.

Nous n’avons certainement pas la prétention de retracer l’historique du domaine de Guilhermain, situé dans la commune de Mauguio, non loin des rives de l’étang de l’Or, à moins de 9 kilomètres de Montpellier. Achetée en 1881, la terre ne comprenait à cette époque qu’environ 160 hectares presque incultes ; mais, enserrée de tous côtés par des parcelles appartenant à des paysans du bourg de Mauguio, elle se prêtait mal à une culture intensive. On comprend les difficultés interminables qu’aurait éprouvées le possesseur de Guilhermain à s’arrondir et à se compléter par l’achat des nombreuses enclaves qui interrompaient la continuité des terres, s’il les avait voulu acheter, même à prix élevé, à ses nouveaux voisins. Tout fut aplani par l’acquisition préalable de divers petits tènemens d’excellente qualité et voisins du village. Ces lots servirent pour ainsi dire de monnaie pour désintéresser les cultivateurs dont les domaines étaient limitrophes de Guilhermain ; le grand propriétaire leur offrit d’échanger ceux-ci contre des lots de qualité égale, sinon supérieure, et d’une exploitation beaucoup plus commode. On conçoit que personne n’ait hésité en présence d’un marché aussi avantageux. A l’heure actuelle, Guilhermain occupe une surface assez régulière de plus de 230 hectares dont 195 consacrés à la culture de la vigne.

Près des quatre cinquièmes des souches ont subi l’opération de la greffe et portent des raisins ; les autres, encore improductives, seront prochainement greffées. Comme pour les vignobles soumis à l’inondation, le cépage qui domine est l’aramon, sous forme de greffon, bien entendu. A l’aramon, viennent s’ajouter le petit-Bouschet que nous connaissons déjà, « l’alicant Bouschet » et la « carignane, » dont il convient de retracer en peu de mots le signalement.

Extérieurement, l’alicant Bouschet ressemble beaucoup au petit-Bouschet ; il fournit un vin tout aussi noir et plus liquoreux. Quelques propriétaires se plaignent pourtant de l’irrégularité de sa production, mais l’hybride, de création trop récente, ne saurait être encore apprécié à sa juste valeur ; généralement, on en fait cas comme d’un bon cépage. La carignane offre cette particularité qu’elle n’est destinée ni à gorger les cuves, comme l’aramon, ni à servir de colorant comme les hybrides Bouschet, mais bien à améliorer le vin. Espèce passablement productive, elle donne lieu à d’assez bons crus, peu foncés en teinte, mais d’un bouquet agréable. Nous savons déjà qu’elle brave la chlorose dans une certaine mesure, lorsqu’on l’adapte sur un porte-greffe, mais elle redoute au suprême degré oïdium, mildew et autres maladies du même ordre, anciennes ou nouvelles. Lorsque le mistral ou la tramontane ont soufflé un peu fort au mois de juin, ce qui n’est pas un événement rare aux portes de Montpellier, le viticulteur, s’il examine après la bourrasque ses rangées de carignanes, constate de trop nombreuses brisures de rameaux. Il est bon de ne greffer la carignane que dans des emplacemens abrités pour qu’elle puisse déployer sans encombre ses fragiles rameaux érigés, couverts de larges feuilles.

En parcourant les belles avenues de Guilhermain, coupées à angle droit par d’autres chemins, nous verrions souvent des files de jacquez non greffés border les plantiers. Le but pratique de cette disposition mérite d’être signalé ; on a voulu atténuer par avance les dégâts causés par la maladresse du laboureur. Quand il est parvenu à l’extrémité d’une ligne de souches, il lui faut tourner, ainsi que sa bête, pour reprendre sa marche, en sens inverse, de l’autre côté de la rangée. Excitant de la voix la mule ou le cheval, l’homme lui fait décrire un demi-cercle, pendant qu’il soulève à force de bras le soc de son « araire » et le replace dans la nouvelle direction. La dernière vigne de l’enfilade, centre de ce mouvement, est souvent foulée par les pieds du quadrupède rétif ou froissée par l’impéritie du valet. Une souche greffée résisterait mal à cette épreuve ; mais avec un jacquez franc de pied, les risques sont moins graves, puisqu’il n’y a pas de décollement à craindre.

Au milieu même des vignobles figurent aussi un certain nombre de jacquez non greffés dont la verdure sombre tranche nettement sur le feuillage clair de l’aramon. Ce sont des boutures substituées à des greffes mortes ou dessoudées par le vent. De cette façon, les travailleurs ne perdront pas de temps à poursuivre sur quelques riparias isolés, introduits après coup dans de vieilles vignes, la délicate opération de la greffé.

À Guilhermain, les défoncemens préliminaires aux plantations se sont opérés au moyen d’une charrue défonceuse tirée par six paires de bœufs : la terre a été déchirée jusqu’à 0m,60. Depuis, on a eu recours à la charrue à vapeur ; néanmoins, les étables du domaine nourrissent encore quelques bœufs servant au transport du fumier dans les terres. En sus de plusieurs chevaux, l’écurie comprend vingt belles mules du Poitou. Un palefrenier qui ne sort guère de l’écurie s’occupe à leur distribuer leur nourriture ; les charretiers, en dehors de leur travail extérieur, n’ont à s’inquiéter que du pansage de leurs bêtes.

Le personnel annuel moyen comporte environ trente-cinq personnes. Un régisseur, ancien élève de l’école d’agriculture de Montpellier, né et élevé dans la région, habite le domaine et dirige la partie technique de l’exploitation. Au paire et à sa femme incombe l’obligation de nourrir, non-seulement les vingt-cinq hommes affectés à la conduite des mules ou chevaux, mais encore quatre bouviers et un berger auxquels, il faut joindre deux charrons et un maréchal chargés de veiller à l’entretien du matériel agricole. L’indemnité de pitance est de 0 fr. 30 par tête et par jour ; on y joint des dons en nature : 7 hectolitres de vin, 440 kilogrammes de blé, 10 litres d’huile à manger, 12 kilogrammes de sel, le tout par homme et pour une année[15]. Quant aux légumes, ils ne manquent pas et croissent à profusion dans un vaste jardin arrosé par une gigantesque « noria. »

Si l’on est curieux de connaître « l’ordinaire » d’un valet de ferme bas-languedocien, nous dirons qu’il fait trois repas, complétés dans la belle saison par un goûter supplémentaire de fromage et d’oignons. La soupe figure comme base de ces trois repas ; le matin, les hommes y joignent des sardines ou des harengs saurs (arencados) et les restes du souper de la veille ; au dîner et au souper, un plat complète le menu.

La nuit, tout le monde repose dans un dortoir rustique dont les nombreux lits sont simplement constitués d’un cadre en bois bourré de paille, d’une couverture et d’un drap de lit que la maire se charge de blanchir.

Dans une ferme comme Guilhermain, on peut remplir les seconds rangs non-seulement avec « honneur, » mais avec profit ; les quatre valets classés chefs charretiers reçoivent 50 francs par mois durant toute l’année. Pour les autres, les gages non-seulement décroissent, mais varient suivant la saison. Au temps jadis, les valets de ferme restaient attachés pendant vingt années et davantage à une même exploitation et les termes mêmes de paire et de maire qui sont restés témoignent du rôle presque paternel que jouaient autrefois les maîtres valets vis-à-vis des subordonnés qu’ils étaient chargés de commander et de nourrir. Les circonstances ne sont plus les mêmes : aussi, pour modérer un peu ce va-et-vient continuel de laboureurs à gages, les propriétaires ont généralisé la règle consistant à proportionner le salaire au travail du moment. Tandis qu’à Marsillargues, par exemple, un trimestre d’employé se soldera par 112 francs, quelle que soit la date du règlement, près de Montpellier, le « charreton[16] » recevra 120 francs pendant l’été et 105 francs seulement durant la morte saison. Sans cette convention, assez juste du reste, le valet peu scrupuleux s’engage pendant l’hiver dans une ferme où il gagnera un fort salaire et, lorsque arrive le printemps, il quitte son maître et profite de la hausse inévitable qui se produit à cette époque pour louer fort cher ailleurs ses services. Les caves de Guilhermain ne sont ni moins belles, ni moins bien tenues que celles de Tamariguière dont nous avons déjà longuement parlé. Les différences de détails sont curieuses, mais nous ne pourrions les décrire sans nous répéter un peu. L’automne dernier, deux cents femmes, groupées en quatre « colles, » sont venues prendre part à la cueillette des raisins ; la commune de Mauguio, à elle seule, avait fourni le quart de cet effectif ; le reste était descendu soit des environs de Lodève, soit du canton d’Aniane (arrondissement de Montpellier) ; soixante ou soixante-dix hommes remplissaient l’office de porteurs moyennant 3 fr. 50. Toutes les coupeuses ont reçu 1 fr. 75 par jour. Cette rémunération s’appliquait uniformément à tous les travailleurs, qu’ils fussent étrangers à Mauguio, ou loués dans ce bourg. En revanche, les « colles » venues de « la montagne » remplissaient, après le départ des ouvriers locaux, une tâche supplémentaire d’une demi-heure. Comme dédommagement d’un pareil surcroît de besogne, les Cévenols recevaient du vin à raison de 1 litre par femme et par jour et de 2 litres par homme. Quant à la soupe dont ils fournissaient eux-mêmes les ingrédiens, la maire la leur préparait moyennant une faible indemnité journalière de 0 fr. 10 par tête, que les vendangeurs eux-mêmes prélevaient sur leur salaire.

En 1888, l’exploitation fournissait déjà au commerce un lot de 7,000 hectolitres coté 12 francs ; en 1890, les progrès réalisés permettaient déjà de doubler, non-seulement le chiffre de production, mais le taux de vente, favorisé, il est juste de le dire, par une hausse sensible.


IV

C’est à la suite d’expériences et de tâtonnemens dont les bords du Rhône furent le théâtre que l’on entrevit la possibilité de conserver les vignobles français par la submersion, et c’est dans les mêmes parages, non loin des champs d’études où les agriculteurs montpelliérains éprouvaient la résistance des plants étrangers, qu’un troisième moyen de salut fut nettement signalé en 1873 par M. de La Paillonne, propriétaire à Sérignan (Vaucluse). Les vignes cultivées dans le sable pur ne paraissaient pas souffrir du phylloxéra. Quelques années auparavant, un négociant cettois, propriétaire en Camargue, M. Espitalier, avait réussi à conserver des souches menacées, en accumulant des sables du Rhône autour de ses ceps déchaussés.

Quatre ans cependant après la publication de l’intéressante remarque de M. de La Paillonne, au congrus phylloxérique international tenu à Lausanne au moins d’août 1877, l’idée émise n’avait pas fait grand progrès, car on ne lit dans les comptes-rendus de l’assemblée que cette phrase vague : « Les terrains sablonneux semblent être un obstacle pour l’insecte. » Mais, quelques mois plus tard, les viticulteurs de Montpellier étaient plus avancés ; pendant que M. Henri Mares leur indiquait les avantages pratiques du riparia, un autre viticulteur, M. Gaston Bazille, signalait l’immunité des sols sableux comme « un fait acquis sur lequel il est inutile d’insister. »

Divers auteurs ont admis que, par suite de la capacité hygrométrique des sables, l’eau du sous-sol, remontant à la surface, opérait sur l’insecte un effet analogue à celui de la submersion. Les observations de M. Marion, réalisées en 1878, à Marseille, dans le champ d’expériences du cap Pinède, démontrèrent l’inanité de cette théorie. On creusa une fosse dans un sol argileux très sec ; on la remplit avec du sable d’Aigues-Mortes ; des pieds enracinés, âgés de deux ans, et couverts de phylloxéras, furent plantés dans ce sable. Au bout d’un mois, toutes les racines de ces plants étaient débarrassées des pucerons qui les couvraient auparavant. Les sables, bien que dépourvus d’humidité, jouissent donc d’une véritable « capacité insecticide, » que le savant professeur marseillais attribua simplement à la ténuité et à la mobilité des particules sableuses qui étouffent le phylloxéra. Telle est l’opinion qui a prévalu. Toutefois, plus récemment, un naturaliste russe a entrepris des recherches fondées sur un autre ordre d’idées, soupçonnant le sable de receler des « bactéries » susceptibles d’attaquer le fatal insecte.

Avant que le terrible fléau ne vînt ravager plaines et coteaux, et, par contre-coup, modifier, dans une large mesure, les conditions de culture dans le Bas-Languedoc, la vigne était bien peu répandue dans les sables du littoral méditerranéen. On ne vendangeait guère que dans les parages d’Aigues-Mortes ; planter en grand dans ces pays reculés, dans ce sol mobile à l’excès, eût semblé une folie. La bande sableuse dont Aigues-Mortes occupe à peu près le centre et la partie la plus large, commence en Camargue, et, d’autre part, à l’occident d’Aigues-Mortes, se prolonge vers Pérols, Palavas, Cette, de façon à isoler de la Méditerranée les lagunes de Mauguio, de Pérols, de Vie. A partir du hameau de La Peyrade, entre Frontignan et Balaruc-les-Bains, la zone des sables du rivage borde la petite mer intérieure qu’on appelle improprement l’étang de Thau, s’interrompt un instant à la hauteur de la florissante ville de Cette, ensuite court de plus belle jusqu’aux Onglous, non loin du volcan éteint qui domine Agde. Il y a peu d’années encore, tout ce cordon littoral, nous l’avons déjà dit, restait inculte, sauf sur quelques rares points privilégiés. Cependant, vers Aigues-Mortes, à défaut de plantiers, la végétation n’était pas absente des sables. Les chasseurs qui fréquentaient ces dunes solitaires pour déclarer la guerre à d’innombrables troupes de lapins circulaient à travers d’assez belles pinèdes. Aujourd’hui, presque toutes les pinèdes ne subsistent plus qu’à l’état de vestiges, et les rongeurs, — est-il besoin de le dire ? — ont été exterminés dans l’intention de protéger les jeunes vignes. En revanche, les perdreaux abondent et de temps à autre les propriétaires du terroir d’Aigues-Mortes organisent de fort belles parties cynégétiques.

L’étendue moyenne des propriétés qui se groupent autour d’Aigues-Mortes, soit dans le Gard, soit dans la partie occidentale de l’Hérault, soit dans la bande orientale des Bouches-du-Rhône, dépasse sensiblement celle des exploitations de vignes submergées ou greffées dont nous avons déjà entretenu les lecteurs de ce recueil. Avons-nous besoin d’en dire la raison, qui est bien simple ? Il y a quinze ans, les terrains de sables n’avaient aucune valeur. Quelques-uns de ces domaines n’ont été acquis au début par leurs propriétaires actuels, ou conservés par leurs anciens possesseurs qu’à raison de l’abondance du gibier qui y pullulait à l’abri des braconniers. A la rigueur, les alluvions du Vidourle et le sol de la plaine de Montpellier ont pu être utilisés naguère, malgré la disposition des vignobles, et, dans le cas où une nouvelle maladie surgirait, ne perdraient pas toute valeur, tandis que si, par malchance, on était conduit à supprimer les vignes des dunes du littoral, il serait malaisé de tirer parti de ces dunes.

La création d’un vignoble dans les sables est une opération assez coûteuse, peut-être même plus chère que l’établissement d’un plantier greffé. Les fruits de la première vendange, correspondans à la quatrième année de plantation, ne sont pas encore fermentes, que déjà le propriétaire a enfoui dans le sol 2,800 francs par hectare[17]. Mais là ne s’arrêtent pas les dépenses. Les possesseurs de vignes établies dans des terres à submersion, ou ceux qui ont greffé des souches américaines sur une grande échelle ont pu utiliser des bâtimens d’exploitation déjà construits ou profiter, dans une certaine mesure, des locaux existans. Certes, un développement aussi démesuré diffère bien peu d’une création ; mais, en fait de vignes de sables, tout, absolument tout, était à créer. Par suite, les 2,800 francs cités doivent être grossis de 1,700 francs employés en bâtisse d’immeubles proprement dits ou en achat d’immeubles par destination : matériel vinaire, bêtes de trait, instrumens aratoires, foudres, etc., etc.

Parmi les frais de culture s’imposent naturellement les dépenses relatives aux engrais. Sans cela, la vigne épuiserait bien vite un terrain à la vérité riche en phosphate, à cause des nombreux débris de coquilles, mêlés à la silice du sable, mais dépourvu d’humus, et par cela même, pauvre en azote et en potasse. Le débours qu’il faut renouveler au moins tous les deux ans grève le budget de près de 270 francs par hectare (somme à répartir sur deux exercices, qu’on ne l’oublie pas). Il n’est pas sans intérêt de faire observer que le fumier de ferme, en pareil cas, ne s’emploie pas exclusivement. On lui préfère les engrais chimiques. Pourquoi la règle se trouve-t-elle absolument différente de celle qui sert de base à l’entretien des souches greffées et submergées ? Il ne faut pas oublier que c’est moins à cause de la nature intime des sables, qu’à raison de leur état physique, de leur faible cohésion, que les souches plantées sur les grèves du golfe du Lion bravent le phylloxéra. Le sol, dit-on, pourrait perdre son immunité, si une application trop soutenue de fumier de ferme le transformait à la longue en créant une couche d’humus. Avec un mélange de tourteau de sésame sulfuré et de chlorure de potassium ou de sulfate de la même base, on fournit à la plante les trois élémens dont elle a besoin : azote, acide phosphorique supplémentaire et potasse. Au lieu d’une amélioration progressive, le viticulteur s’applique à produire une surexcitation de courte durée, mais qui atteint parfaitement son but.

Il faut bien admettre, en effet, et dans une large mesure, que le propriétaire de vignoble de sables serait imprudent de trop escompter l’avenir. Autrefois, il a planté et cultive encore aujourd’hui dans des conditions onéreuses et pourrait se trouver fort embarrassé, si le prix des vins, suffisamment élevé à l’heure actuelle pour le récompenser amplement de ses avances, venait à baisser au-delà d’un certain taux[18]. Sans être exempt d’aucun des fléaux, nouveaux ou anciens, qui assaillent tour à tour le précieux végétal, il doit lutter sans relâche contre un ennemi redoutable : le « salant. » Une année de forte sécheresse et d’extrême chaleur peut tout compromettre, dans ces terrains si proches de la mer, en provoquant l’ascension, vers la surface, des matières salines imprégnant le sous-sol[19]. Aussi est-il imprudent de planter de la vigne dans des terrains d’altitude trop faible, et l’expérience a montré que pour réussir à la cultiver en sûreté, dans des circonstances pluviométriques défavorables, une cote superficielle minima d’un mètre s’imposait nécessairement. Même dans de semblables circonstances, il faut, pour empêcher le sel de nuire aux souches, se résigner, après chaque façon, à recouvrir la terre d’une couche de roseaux ou de joncs. On conçoit que cette précaution, pour être indispensable, n’est pas à bon marché. Sans la protection de la couche d’appaillage, les vents produiraient bien vite, du reste, sur ce sol mobile à l’excès, de fâcheuses dénivellations. On a également essayé de protéger un peu contre les vents les jeunes souches, au moyen de claies de roseaux verticales et convenablement orientées.

A force de soins, on obtient, avec les vignes plantées dans les sables littoraux, de jolis rendemens en quantité : une récolte de 100 hectolitres par unité n’a rien de bien extraordinaire et peut être doublée dans des circonstances favorables. Quelques propriétaires ont surtout planté en vue de produire des vins rouges ; ils se sont adressés à dos cépages avec lesquels nous avons déjà fait connaissance : l’aramon, la carignane, le petit-Bouschet. Mais ici l’ordre de préférence que la pratique a fait adopter n’est plus le même. On trouve l’aramon trop gourmand, trop difficile sur le choix du terrain ; sans le proscrire tout à fait, on lui préfère le petit-Bouschet ou même la carignane, malgré sa déplorable faiblesse à supporter les assauts du mildew.

Est-ce à l’abondance de la silice que renferment les dunes méditerranéennes, que les vins récoltés sur les sables doivent leurs bonnes qualités ? Le fait est probable. Sans pratiquer une sélection exagérée, on peut arriver à obtenir, dans des années ordinaires, de véritables produits de choix susceptibles de rivaliser avec les crus de coteaux du pays. Ces liquides, très supérieurs aux vins des bords du Vidourle, meilleurs souvent que ceux de la plaine de Montpellier, ne manquent ni d’alcool, ni de bouquet, et sans avoir besoin d’être coupés, constituent une boisson assez agréable pour pouvoir être consommée sur les meilleures tables.

Néanmoins, la plupart des propriétaires viticulteurs qui ont utilisé les sables, et notamment la compagnie des Salins du Midi[20], dans ses deux grandes exploitations de Jarras, à l’est d’Aigues-Mortes, et de Villeroy, près de Cette, ont suivi d’autres erremens et ont organisé plan tiers et celliers en vue de produire du vin blanc[21]. On arriverait au but désiré en prenant des raisins noirs dont on ferait fermenter le jus en l’absence des peaux et du marc ; le jacquez lui-même, convenablement traité, peut fournir un vin assez clair pour passer pour blanc, rappelant un peu « le vin d’une nuit, » si apprécié autrefois dans le Bas-Languedoc. Mais dans le commerce, on exige une décoloration plus parfaite ; aussi le vin blanc des sables est-il obtenu presque toujours au moyen de deux espèces : le « picpoul » et le « terret-bourret. »

Lorsque le mildew épargne la première des deux variétés, la compagnie des Salins est assurée d’une récolte abondante et d’excellente qualité, mais cela n’arrive pas toujours. Le terret-bourret, comme le picpoul, est un vieux cépage languedocien ; il servait autrefois à produire des vins de chaudière. Depuis le phylloxéra et depuis l’invasion des maladies cryptogamiques, il ne se cultive guère plus sur les coteaux, même dans les terroirs où il était commun, parce qu’il fournit un vin rouge de couleur très pâle. La teinte lilas de ses gros fruits le classe dans un rang à part, entre les raisins noirs et les raisins blancs proprement dits, et il peut sans difficulté remplir le rôle des derniers.

Nous n’aurons garde de nous lancer dans une description technique et circonstanciée de l’une des deux usines à vins blancs qu’a organisées la compagnie des Salins. Cependant, nous serions incomplets si nous ne tentions pas, du moins, de faire ressortir quelques traits curieux, spéciaux au domaine de Villeroy, près des salins du même nom, à quelques kilomètres au sud-ouest de Cette. Une interminable série de vignes accompagne, sur une longueur de neuf kilomètres environ, la voie ferrée de Bordeaux à Cette ; il serait difficile, croyons-nous, de trouver en France un second vignoble aussi long ; mais, par compensation, l’étroitesse de l’isthme, resserré entre la mer et l’étang de Thau, et diminué encore de tout l’espace occupé par quelques affleuremens d’argile, a réduit à peu de chose la largeur cultivable.

Tout le monde connaît l’influence néfaste des embruns salés sur la végétation en général. A Villeroy, les feuilles des souches se trouvent prises, non pas entre deux feux, mais, s’il est permis de s’exprimer ainsi, entre deux eaux. Malgré leur état prospère, on constate sans peine que les vents saturés de particules salines contribuent à dessécher les feuilles. Comme l’influence de la Méditerranée, en pareil cas, l’emporte et de beaucoup sur celle que peut produire l’étang, on conçoit aisément l’explication d’un fait qu’un observateur superficiel discerne à première vue : toutes les souches se développent avec vigueur du côté qui fait face à l’intérieur des terres et se flétrissent plus ou moins dans la direction de la mer. Les vignes abritées par des claies de roseaux échappent à cette règle et présentent un aspect plus verdoyant ; mais comme, en dehors de la simple apparence extérieure, le mal n’entraîne aucune conséquence fâcheuse au point de vue du rendement, il ne semble pas qu’on doive se livrer à des tentatives coûteuses en vue de prévenir un inconvénient plus apparent que réel.

L’aspect général de ce vignoble, créé à grands frais par l’industrie moderne, ne mérite pas l’honneur d’une description bien fouillée. Nous avouons de bonne foi que l’absence de pittoresque et la vulgarité extérieure caractérisent au premier chef les plantiers sans fin qu’on submerge à Marsillargues chaque année. Seule, la riche végétation arborescente que le soleil du midi développe sur les berges des canaux repose de temps à autre l’œil saturé de la monotone verdure des vignes. Près de Mauguio, l’uniformité s’accroît encore : la sécheresse du sol, et plus encore la haine implacable des régisseurs à l’égard des arbres, n’épargnent rien, en dehors de rares amandiers, d’oliviers chétifs et de quelques platanes étiques. A Villeroy, l’impression est tout autre : l’observateur qui foule aux pieds le sable des sentiers tracés entre les longues files de souches contemple un paysage d’une laideur singulière et bizarre. Toute ombre, toute fraîcheur sont absentes, cela va sans dire ; en dehors des plantes spéciales aux terrains salés, à peine, de temps à autre, un pin rabougri. La montagne de Cette se dresse devant lui, stérile et nue, couverte de poudreuses « baraquettes. » Mais, en revanche, les Ilots bleus de la Méditerranée étincellent gaîment au soleil ; les voiles blanches des barques de pêcheurs se détachent sur l’étang de Thau, et, de temps à autre, un train de la compagnie du Midi, roulant à toute vapeur, contribue à ranimer un peu le tableau.

L’ensemble de l’exploitation de la société des Salins, entre Cette et les Onglous, se rattache à trois centres ou bâtimens distincts, échelonnés le long de la voie ferrée. L’un d’entre eux, le plus éloigné de la ville, se suffit à lui-même ; le second, celui du Castellas, ne comprend que des écuries et des logemens pour le personnel fixe ou transitoire ; le troisième, celui de Villeroy, sert d’annexe au vaste cellier commun à toute l’étendue des domaines du Castellas et de Villeroy. La position des caves est forcément excentrique ; mais elle a été déterminée par l’obligation où l’on se trouvait de ne pas construire trop loin des routes charretières, qui toutes s’arrêtent à une faible distance du mont Saint-Clair. Il ne faut pas oublier que l’isthme de sable que la ligne ferrée a mis à profit n’est, en revanche, doté d’aucun chemin public.

Une voie Decauville permanente, large de 50 centimètres, tantôt double, tantôt triple, rend du reste les communications très faciles d’un bout à l’autre de l’immense vignoble. Suivant la saison, les wagonnets charrient fumiers ou raisins, et quelques-uns d’entre eux, aménagés en petits tramways rustiques, transportent les employés, les ingénieurs ou les visiteurs. Grâce à un système fort ingénieux de plaques tournantes mobiles qu’on ajuste sur les rails fixes, et au moyen de rails volans perpendiculaires à ceux-ci, les chariots, pleins ou vides, peuvent être entraînés le long de la voie permanente jusqu’à la hauteur du plantier à desservir ; puis, pivotant sur eux-mêmes par l’exécution de la manœuvre que chacun connaît, ils pénètrent au milieu même des rangs de souches pour déposer leur chargement d’engrais ou recevoir le contenu des seaux de vendange. De cette manière, le trajet moyen du « porteur » ne dépasse pas une quinzaine de mètres, et le temps que l’ouvrier perd à cheminer est réduit à son minimum.

Suivons un des convois chargés de raisins, que nous voyons circuler à tout instant, remorqués par des mules. Nous verrions, comme naguère à l’exploitation de Tamariguière, les grappes à demi écrasées s’élever à la hauteur d’un premier étage. Mais alors intervient une grave difficulté ; celle de les fouler complètement, afin d’en exprimer tout le jus. On s’imagine, à première vue, que rien n’est si facile que d’extraire le moût de ces gros fruits parfaitement mûrs. L’opération n’est pas si simple qu’elle en a l’air ; les ingénieurs déploient toute leur sagacité pour arriver à faire suinter jusqu’aux dernières gouttes ; et encore ne sont-ils pas satisfaits, car nous voyons expérimenter devant nous un nouvel appareil d’écrasement. Avec l’ancien système, deux cylindres tournant en sens inverse, sous l’impulsion de la machine à vapeur qui met tout en branle, broient tant bien que mal les picpouls et les terrets-bourrets. Les peaux et les pépins sont arrêtés par des planches criblées de trous et s’entassent ainsi dans une sorte de cage peu élevée au-dessus du sol ; la pluie de jus traverse l’obstacle, ruisselle par terre, s’amasse dans des rigoles, et, purifiée par l’interposition de plusieurs grilles, se précipite dans la cuve-réservoir placée à l’entrée de la cave proprement dite.

Il s’agit, à présent, de fouler le marc. On le déverse dans des paniers de presse cylindriques mobiles roulant sur des rails convenablement disposés ; tous les paniers, garnis de leurs charges, viennent s’aligner sur un même rang sous les compresseurs vis-à-vis des cuves. On fait agir une forte pression hydraulique, se traduisant au manomètre par 50 kilogrammes par centimètre carré, pendant une heure ; puis, pendant une heure encore, l’on comprime avec une force double. Un jus écumeux filtre à travers les génératrices des cylindres, s’écoule dans des rigoles à ciel ouvert et vient se réunir au liquide résultant d’un premier écrasement. Il va sans dire que le moût de seconde qualité se signale par son aspect trouble. En avant des grillages, une mousse blanchâtre, d’aspect peu ragoûtant, bouillonne à la surface du courant. Ajoutons qu’à l’époque des vendanges les pressoirs ne s’arrêtent même pas durant la nuit.

Une pompe, mue par l’eau comprimée[22], puise, dans le récipient dont nous avons déjà parlé, le jus clarifié tant bien que mal et le projette dans un foudre où brûle une mèche soufrée. De cette façon, le futur vin blanc se trouve provisoirement à l’abri de toute fermentation anticipée et se dépouille un peu de sa nuance jaune foncé pour adopter, sous l’influence décolorante du gaz sulfureux, une teinte suffisamment claire. Cette opération effectuée, on soutire le moût et on le transvase dans le logement où doit s’effectuer la transformation du sucre en alcool.

La cave, qui n’était pas encore complètement garnie de foudres à l’époque où nous l’avons visitée, contenait cependant 120 de ces vastes tonneaux, chacun d’une capacité de 280 hectolitres ou peu s’en faut. Tout est si bien prévu que dans le cas où l’administration éprouverait l’agréable surprise d’une récolte trop abondante pour la contenance des foudres disponibles, elle utiliserait de vastes citernes en maçonnerie creusées sous les celliers et qui, en l’année exceptionnelle 1888, ont déjà servi à loger du vin.

Quant aux marcs, enlevés du pressoir et encore chauds, ils sont transportés jusqu’à un petit atelier provisoire organisé en dehors des bâtimens principaux et cédés à un entrepreneur indépendant de la compagnie des Salins. Au moyen d’une disposition empruntée à l’appareil de physique nommé « tourniquet hydraulique, » on les arrose avec de l’eau qu’on a déjà enrichie par le lavage des vieux marcs, puis avec de l’eau pure et on obtient une sorte de piquette[23]. Le résidu final, épuisé de la sorte, est restitué à la compagnie des Salins, qui l’utilise comme engrais.


V

Terminons cette rapide ébauche, au cours de laquelle nous n’avons fait ressortir qu’un petit nombre de points curieux, en notant, comme dernier trait, l’impression définitive et réfléchie qui reste dans l’esprit du visiteur à la suite d’un coup d’œil jeté sur ces immenses vignobles, sur ces vastes constructions.

Il convient d’abord de faire de sérieuses réserves au point de vue artistique et pittoresque. Ni la région en elle-même, ni la culture, ni l’aspect des celliers, ni le travail qui s’y accomplit, n’ont rien d’attrayant pour le touriste superficiel. Mais nous croyons que le savant, l’agronome, l’économiste ou simplement le propriétaire curieux de s’instruire, éprouveront un sentiment différent et favorable à l’institution des grands domaines.

Les uns retiendront avec intérêt les explications qu’on leur aura fournies sur le défrichement de ces terres marécageuses de Marsillargues, de ces flèches littorales sablonneuses réputées stériles autrefois. Ils apprendront avec curiosité comment l’art de l’ingénieur est venu à bout d’en tirer le meilleur parti possible, en luttant sans relâche soit contre l’eau, soit contre la sécheresse, soit contre l’invasion du sel. L’installation des caves, pressoirs et foudres, ne mérite pas moins d’être louée sans réserve. On a beau, sur les bords de la Méditerranée, viser avant tout à produire beaucoup de liquide, il est certain qu’à force de soins intelligens et réguliers, secondés par une propreté minutieuse, l’art de faire le vin a été révolutionné. Là où jadis la vigne ne se cultivait même pas pu ne donnait que des produits de dernier ordre, on récolte maintenant et on livre au commerce des boissons salubres de qualité passable et à bon marché, ou, comme dans les sables, des liquides choisis susceptibles d’occuper, comme vins d’ordinaire, une place avantageuse.

Les spécialistes feront ressortir mieux que nous l’heureuse influence que d’immenses plantiers peuvent exercer à la longue sur le climat du littoral, climat médiocrement sain par lui-même, dans le voisinage immédiat des étangs. Conformément aux théories de M. Lenthéric, les côtes du golfe du Lion, très salubres dans l’antiquité, devinrent malsaines au début de l’époque moderne et, depuis quelques années, paraissent tendre à se purifier par assèchement. Il est certain que le travail de l’homme secondera puissamment à cet égard l’œuvre de la nature.

En se plaçant à un point de vue tout différent, les grands domaines rendront service, comme champs d’expérience, aux viticulteurs d’un rang plus modeste. Puisque ceux-là disposent de capitaux considérables, ils sont en mesure, le cas échéant, de tenter, sans courir beaucoup de risques, des méthodes nouvelles ou de réaliser des perfectionnemens dont les derniers profiteront ensuite. Déjà, plus d’un vieux préjugé a été dissipé, plus d’un vieil abus déraciné, grâce à l’exemple des exploitations de premier ordre.

Il est évident que l’ouvrier agricole, quoiqu’il y soit traité avec sollicitude au point de vue physique, se trouve moins bien du séjour de ces vastes caravansérails que de celui d’une ferme ordinaire. Son sort, au fond, est bien préférable cependant à la destinée d’un ouvrier de fabrique ; il reste travailleur de terre, et rien même ne l’empêche, une fois son petit pécule amassé, d’entreprendre, dans des conditions plus agréables, le métier de viticulteur soit pour le compte d’autrui, soit pour le sien propre. Au sein des grandes fermes, employant dix, quinze ou vingt valets, il règne et doit régner une stricte discipline dont l’esprit d’indépendance de plus d’un Méridional ne saurait s’accommoder. On est obligé de compenser cet inconvénient en offrant des gages plus élevés. Inversement, plus d’un jeune homme se résignera à gagner un salaire quelque peu inférieur en se louant dans une exploitation de second ordre où le régime est plus paternel et où l’initiative individuelle trouve encore à s’exercer un peu.

Dans le Bas-Languedoc, rarement les valets de ferme sont des enfans du pays ; le manque de bras oblige les propriétaires à recruter leur personnel au moyen d’émigrans descendus des hautes vallées cévenoles ou du département de l’Aveyron[24]. Il se produit ainsi un continuel drainage de population, imputable en majeure partie à l’institution des grandes propriétés de la côte languedocienne. La Lozère, les arrondissemens d’Alais, du Vigan, de Lodève, de Saint-Pons, les cantons de l’arrondissement de Montpellier, situés au nord de cette ville, virent sans cesse diminuer le nombre de leurs habitans au profit du plat pays. Seul l’Aveyron, à cause de sa forte natalité, ne faiblit pas, malgré l’énorme courant d’hommes qu’il déverse sur Montpellier et Béziers. Assurément, personne n’osera soutenir que ce phénomène soit heureux ou rassurant pour l’avenir des hautes régions ; néanmoins, il nous semble qu’un pareil dépeuplement offre un peu moins d’inconvéniens lorsqu’il s’exerce à l’avantage de l’agriculture, même à tendance industrielle, que quand il s’opère au bénéfice des grandes villes ou de l’étranger.

Notre siècle, avant la fin de sa course, a été baptisé par anticipation le siècle de l’industrie. Nous avons essayé d’en décrire une qui ne présente pas au même degré les inconvéniens des autres, et nous aurions pu ajouter que les grandes exploitations agricoles du terroir de Montpellier se sont créées, en général, aux dépens de surfaces incultes ou peu productives. Elles n’ont, en aucune façon, ainsi qu’il est arrivé pour d’autres branches de fabrication, nui à l’établissement ou au succès de propriétés vigneronnes moins importantes et le petit cultivateur lui-même peut, par un travail intelligent, prospérer comme autrefois.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Expression patoise répondant au tonne français de « bailli » et employée à Arles, à Beaucaire, à Nîmes. Dans la zone de Montpellier, on appelle souvent baile le chef d’une troupe de travailleurs à la journée.
  2. Mot signifiant « père » (de famille).
  3. Nous ignorons l’étymologie de ce terme, qui n’est pas plus français que les deux précédens.
  4. Quoiqu’il n’existe point de fermiers dans le Bas-Languedoc, on appelle souvent « ferme » l’ensemble des locaux où se trouvent le logement du personnel à demeure et les écuries. L’expression patoise est « mas, » elle s’emploie beaucoup dans le langage courant. A Cette et à Béziers, on se sert volontiers du terme de « ramonetage. »
  5. Au sortir des marécages de la Camargue, le chemin de fer desservait la Tour Saint-Louis, Port-de-Bouc, Martigues, et débouchait dans la ville de Marseille au quartier d’Arenc.
  6. On sait que ce terrible fléau fut observé tout d’abord vers 1866 sur deux points différens : 1° à Pujaut, près Roquemaure (Gard) ; 2° à Saint-Martin-de-Crau, dans la banlieue est de la commune d’Arles (Bouches-du-Rhône).
  7. Le propriétaire loge et nourrit les mécaniciens et leur donne en outre 4 francs par jour.
  8. Organisés à 1 mètre sur 2, les plantiers des sables d’Aigues-Mortes contiennent plus de pieds de vigne par hectare. On dispose, à Montpellier, les souches suivant un damier dont le côté équivaut à 1m,50 ou 1m,60 ; l’hectare renferme alors 4,000 pieds en moyenne.
  9. Avant que la culture des céréales ne fût supprimée à la Communauté, les arrangemens étaient différens. On comptait au paire 0 fr. 30 par jour et on lui donnait en outre pour un an 6 hectolitres de blé : le tout par unité.
  10. La commune n’a pas un seul hameau ; elle se compose du bourg et d’une série d’exploitations ou de « mas, » séparés les uns des autres par des intervalles d’autant plus grands qu’on s’éloigne davantage du centre communal.
  11. Dans l’arrondissement de Montpellier, le baile est un chef ouvrier ; nous savons que sur les bords du Rhône le même mot s’applique au maître valet dirigeant l’exploitation.
  12. Les arbres, en général, sont l’objet d’une guerre acharnée dans le Bas-Languedoc ; néanmoins le long du Vidourle et des canaux qui y aboutissent, on peut s’abriter sous quelques rangées d’assez beaux arbres. Plus près de la mer, dans les terres mal dessalées, les tamaris parviennent seuls à se développer.
  13. Autrefois, avant de mettre en mouvement le wagonnet chargé, l’homme puisait dans un sac une poignée de plâtre blanc dont il saupoudrait les raisins. L’année dernière, le plâtrage n’a plus été pratiqué.
  14. En 1890, les vins de Marsillargues se sont vendus à un taux moyen de 17 à 19 francs suivant les circonstances.
  15. La maire n’a droit qu’à 240 kilos de blé par an et 5 litres d’huile, soit la demi-ration d’un valet. De fait, là comme partout ailleurs, le pain et le vin sont distribués aux hommes presque à discrétion.
  16. Charretier en second. Ce mot se trouve dans La Fontaine.
  17. Frais de défrichement, de nivellement, de plantation, 1,200 francs en tout. Frais de culture durant les seconde et troisième années, 2 X 400 = 800 francs. Quatrième année, frais de culture, fumure, engrais, soufrages, vendanges, etc., 800 francs.
  18. En 1890, les vins rouges produits par les sables n’ont pesé que 8 degrés d’alcool et néanmoins ils ont trouvé acquéreur à 93 francs et davantage.
  19. Il est probable que des accidens de cette nature, qu’on ne savait autrefois ni prévoir ni empêcher, ont dû souvent ruiner les anciens plantiers des sables. A la suite de pareils insuccès s’était formé le préjugé relatif à l’infertilité des sables.
  20. Le domaine de Villeroy appartient depuis 1881 à la Société des Salins du Midi, qui a succédé à la compagnie des Salins de Cette. Les premiers défrichemens datent de 1882. Quant au cellier dont nous ferons bientôt une courte description, il reçoit les produits de 263 hectares de vignobles, dont 75 pour l’exploitation de Villeroy et 188 pour celle dite du Castellas. Près de la gare des Onglous s’élève un autre cellier, celui du Clavelet, auquel se rattachent 57 hectares.
  21. Un honorable industriel marseillais, M. Noilly-Prat, fabricant de vermout, exploite à Montcalm, non loin de l’étang du Scamandre, au sud de Vauvort, un vaste vignoble de plusieurs centaines d’hectares dont les produits consistent uniquement en vins blancs destinée à former la base de ses liqueurs.
  22. Une conduite amène de Cette l’eau douce nécessaire à l’exploitation de l’usine et notamment l’eau destinée à l’alimentation de la machine à vapeur et des pompes hydrauliques.
  23. Elle pèse 3 degrés 1/2 environ. Les vins blancs de Villeroy ne titrent pas moins de 10 degrés ; aussi sont-ils recherchés par le commerce dans les taux de 35 francs (picpouls) et 30 francs (terrets-bournets).
  24. A parité de mérite, de vigueur ou d’intelligence, on choisit toujours le valet né sur le versant méditerranéen, de préférence au campagnard de Millau ou de Mende. Ces derniers, en effet, accoutumés à conduire des attelages de bœufs, ne dirigent qu’imparfaitement les lourdes charrettes languedociennes traînées par des mules.