Maisonneuve (p. 17-26).


DE LOANGO À BRAZZAVILLE


Nous sommes au pays du soleil ; malheureusement nous sommes aussi au pays des ténèbres : « ténèbres sur les fronts, ténèbres dans les âmes », Cette antithèse a été magistralement développée par des écrivains érudits qui désirent ardemment, avec nous tous, voir la civilisation projeter son éclatante lumière dans cette nuit profonde.

On rencontre de Loango à Brazzaville six tribus : les Loangos, les Mayumba, les Bacougnis, les Bakambas, les Babembés et les Batékés.

Ces tribus ont une même origine qu’atteste l’analogie de leurs mœurs et de leur langue ; mais leur proximité de la côte, de la plaine ou du fleuve a donné à chacune d’elles un caractère particulier et en a fait des porteurs de caravane, des chasseurs, des commerçants ou des cultivateurs.

En Afrique, plus que partout ailleurs, « la force prime le droit ». De là est né, dans chaque village, le groupement des nègres autour d’un chef. Le chef a sur ses sujets un pouvoir absolu ; il peut les faire mettre à mort en cas d’insoumission. Il les conduit à la guerre.

En cas de guerre avec une tribu voisine, tous les chefs de village se mettent sous la protection du plus puissant d’entre eux, qui porte le nom de roi et prend le commandement général. L’autorité du roi est absolue sur tous, chefs et sujets ; mais la guerre terminée, le partage fait ou la rançon payée, cette autorité cesse complètement.

On a appelé fétichisme la religion des nègres. On est donc tenté de croire que les noirs adorent les fétiches : c’est une erreur, ils conçoivent plusieurs divinités : dieu du bien, dieu du mal, dieu de la mort, etc., et toutes ces divinités s’appellent Zambi. Les fétiches sont, dans leur religion, ce que sont, dans nos cultes, les divers objets de dévotion. Ils tirent leur vertu d’un même principe : personnifier des êtres abstraits ; ils ont un même but, un même caractère : concilier la faveur des dieux, conjurer les maux qui peuvent survenir.

Le féticheur joue, chez les nègres, le rôle qu’avait dans nos campagnes le sorcier d’antan ; il a quelque connaissance de la vertu des plantes et, par là même, il est en même temps médecin. Aussi son influence est-elle très grande parmi ses semblables. Il porte continuellement avec lui un sac tressé en fil d’ananas, recouvert de bandelettes de peaux de bêtes et rempli d’objets mystérieux : statuettes, griffes de félins, dents de serpent, etc. C’est le personnage le plus important après le roi et le chef de village.

Le fonctionnement de la famille et la base de la société sont, chez les nègres, d’une effrayante simplicité.

À douze ans un nègre doit créer une famille. À cet effet, après avoir reçu une case de son père, il se met en devoir d’acquérir au plus tôt poules, chèvres, quelques brasses d’étoffes pour acheter une femme. Il en achètera successivement plusieurs autres, mais la première sera leur maîtresse. Toutes les filles qui naîtront de ces femmes seront vendues dès l’âge de neuf ans.

La succession chez les nègres se fait de la manière suivante : à la mort d’un chef, c’est le fils aîné de la sœur aînée du défunt qui lui succède.

Inutile de nous étendre sur les mœurs et coutumes des nègres de cette région fréquemment traversée par nos explorateurs. Nous savons tous que la case, faite de bambous et couverte d’herbes sèches, est d’une saleté repoussante et que, dans cette hutte, munie d’une seule ouverture d’un mètre de haut sur 0m40 de large, vit une nombreuse famille en compagnie de chèvres, de poules et de porcs.

Tous, nous avons vu, — ne fût-ce qu’en gravures — des nègres ceints du pagne traditionnel et parés de bracelets, de colliers, d’anneaux, aux bras, aux jambes, aux oreilles, au nez : preuve évidente qu’ils sont plus soucieux de leur parure que de leur vêtement.

Nous savons aussi que la femme occupe chez eux à peu près le rang d’une bête de somme ; qu’elle doit tout à la fois, sous peine d’être revendue, donner beaucoup de travail et beaucoup d’enfants. La richesse d’un nègre se mesure au nombre de ses femmes. En effet, la terre, en ces pays, appartenant à celui qui la cultive, plus un nègre aura de femmes, plus il aura de bras pour la travailler et plus il aura de filles à vendre.

Personne enfin n’ignore que les fêtes des nègres, ou tam-tams, sont de trois sortes : tam-tams de réjouissances, de guerre ou de mort ; que les guerres sont plus fréquentes que meurtrières et qu’elles se terminent généralement sans mort d’hommes, après trois ou quatre jours de combats bruyants, par une rançon de porcs, de chèvres, de poules et de quelques mètres d’étoffes imposée au vaincu.

Le pavillon français flotte sur cette contrée : ce n’est pas suffisant. Il faut infiltrer lentement, progressivement, la civilisation à ces peuplades à qui le sens moral fait complètement défaut ; les habituer à répudier leurs traditions barbares, à épurer leurs mœurs ; leur indiquer le moyen de faire prospérer l’agriculture et de tirer parti des produits de leur travail.

La tâche est lourde, mais elle est noble : la France n’y faillira pas.

Qu’est le pays ?

D’aucuns disent : ce n’est pas une colonie de peuplement ; on n’y peut vivre, nous n’en tirerons aucun parti, l’Européen n’y peut travailler, etc.

Erreurs. Le climat y est fort supportable ; le thermomètre ne monte jamais à 40° ; il est souvent à 17 et descend plus bas encore. Les côtes sont plus insalubres que l’intérieur ; la chaleur y est plus forte, l’évaporation plus grande, les sueurs plus abondantes. À l’intérieur l’état sanitaire est bon. Il y a des cas de fièvres malignes, mais ils sont généralement provoqués par un trop grand manque de soins ou par des excès. Le climat, par exemple, ne vaut rien aux alcooliques et paraît fatal aux tuberculeux.

Le pays est plat ou légèrement mamelonné. Il n’y a pas de hautes montagnes qui sont des obstacles aux transports et aux grandes cultures ; mais, en revanche, il y a un grand nombre de fleuves et de rivières, voies naturelles de transports à bon marché. L’Ogoué se remonte jusqu’à cinq jours de marche de l’endroit où l’Alima porte bateau : c’est une route toute naturelle qui relie le Congo à la mer bien facilement. Avec fort peu de frais, le Kuilou serait navigable jusqu’à cinq jours de Brazzaville pendant huit mois de l’année. Ce serait une voie rapide, économique, facile à approprier et qui drainerait tout le commerce du Congo. D’après M. l’ingénieur Jacob, qui a consciencieusement étudié cette rivière, deux millions de francs suffiraient pour exécuter les travaux.

Les frais de transport de Loango à Brazzaville sont actuellement très élevés et augmentent toujours. Alors aucune marchandise ne devient rémunératrice. Il faut au plus vite songer à créer une ligne plus courte et moins chère, pour lutter contre la concurrence belge. Le commerce est assez considérable pour l’effort à faire. On peut du reste être persuadé qu’une compagnie qui se formerait en vue d’exploiter cette voie de transport, ferait de très beaux bénéfices. La denrée précieuse du Congo, c’est l’ivoire. Il y en a de très grandes quantités, et les troupeaux d’éléphants ne sont pas près de finir, car le pays est peu connu et peu couru, même des indigènes, qui vont bien de leur village au village voisin, mais jamais plus loin. Encore ne le font-ils qu’en des cas très rares. Le caoutchouc, la gomme, le copal et l’arachide poussent partout ; la vanille réussit parfaitement ; le café est cultivé avec succès dans les missions, et vient à l’état naturel dans le Haut-Oubangui et sans doute ailleurs.

La forêt du Mayombé a une partie de son sous-bois formé par des arachides non exploitées. Les plaines sont, en certaines saisons, couvertes d’ananas. On en tire un alcool excellent et qui paraît destiné à un certain avenir. L’alcool fourni par la distillation de la papaïe, qui vient aussi naturellement et dont on pourrait avec profit faire des plantations, est bien plus fin et bien plus délicat que celui de l’ananas. Il est connu dans la colonie sous le nom de Liranguine, parce qu’il a été fabriqué pour la première fois à Liranga. Le maïs et la canne à sucre se cultivent partout, le riz viendrait presque partout ; il en arrive des Falls à Brazzaville, il est vendu 0 fr. 70 le kilo ; celui que le gouvernement fait venir d’Europe revient à près de 4 fr. à destination. Les bois de teintures et d’ébénisterie sont forts nombreux. L’huile de palme se fabrique partout ; malheureusement les 3/4 de ces produits ne sont ni exploités ni même demandés faute de moyens faciles de transports à la côte.

L’ouverture d’une voie commerciale commode et peu coûteuse sera pour le pays le signal d’un grand développement des échanges. Avec un mouvement plus considérable, les routes deviendront plus sûres, et les naturels ne craindront plus de s’aventurer loin de chez eux à la recherche des produits qui leur sont réclamés par les européens.

Les mines sont fort abondantes. Il y a du cuivre et du fer sur tous les points ; il y a aussi de l’étain, et un métal blanc qui tient le milieu entre le platine, le plomb et l’étain, et dont les indigènes font généralement un bijou de lèvres ayant la forme d’un V ; mais ces produits ne paraissent pas devoir fournir d’autres industries que celles des indigènes. On peut être persuadé qu’un pays si fertile, si bien arrosé, si riche en produits recherchés, ne saurait être considéré par personne comme un pays inutilisable, alors surtout que le climat ne peut en aucune façon passer pour pernicieux.

Bien des gens, sur la foi de personnes ayant habité le pays, douteront de la véracité de ces dires. Mais c’est que la plupart des Français qui ont écrit sur le Congo sont restés sur le bord de la mer, à Libreville, et on doit reconnaître avec eux que le climat y est fort débilitant.

Cette action affaiblissante peut aussi se constater à l’intérieur, mais elle doit être surtout attribuée au manque de confort, à la privation de vin et de fortifiants, de belle viande de boucherie et de légumes frais. On y manque souvent de pain, toujours de légumes, et ceux qui peuvent avoir du vin n’en ont qu’en insuffisante quantité. Ces conditions mauvaises cesseraient avec la rapidité et l’économie des transports qui permettraient d’amener à l’intérieur le vin et les autres denrées comestibles, autrement qu’en charges de trente kilog. Il faudrait aussi créer, au plus vite, une race d’agriculteurs qui pût fournir facilement aux centres formés, des ouvriers jardiniers capables et une main d’œuvre agricole utile et à bon marché.

On avait commencé à transporter des Annamites au Congo. À Libreville, ils avaient immédiatement créé des jardins, et toute la ville, grâce à eux, est abondamment pourvue de légumes. Il serait facile et pratique d’en créer une petite colonie dans chaque centre européen ou dans chaque poste français. Mariés à des femmes du pays, ils créeraient une race métis fort utile ; il leur faudrait très peu de terre pour vivre à l’aise, et comme les maisons se font en branchage et que la fuite est impossible, ils ne coûteraient aucuns frais de prison. Ce serait pour la Cochinchine et le Tonkin une économie et un grand bénéfice pour le Congo.