Au pays de Sylvie/La Tradition

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 3-70).


LA TRADITION


À Fernand Hayem.

I


Ce pauvre abbé ! Bien qu’il y fût préparé depuis fort longtemps, cette nécessité, où il se trouva soudain, de partir, le surprit cruellement. Quoi ! quitter ce gracieux pays de Chantilly, ne plus entrer familièrement au Château, ne plus trouver son couvert mis ce soir chez les d’Oinèche et demain chez les Lorizon, ne plus enseigner aux deux petits vicomtes les bonnes lettres latines, ne plus passer pour un savant homme infiniment spirituel… quelle tristesse !

Enfin, puisque la Providence ne lui avait pas épargné cette épreuve, l’abbé Marigot devait se résigner à prendre congé. Aussi bien, en vertueux professeur et en honnête chrétien, avait-il assidûment travaillé à son malheur depuis quatre ans, et préparé à grand’peine la catastrophe qui l’éloignait : c’est-à-dire que l’abbé Marigot venait de faire admettre au grade de licencié ès-lettres les jeunes vicomtes Armand d’Oinèche et Gilbert de Lorizon, ses élèves. Et la douleur que lui causait cet événement l’emportait de beaucoup en lui sur l’orgueil, car les chers enfants n’avaient été reçus qu’à la faveur de cette indulgence dont la Faculté réserve parfois la surprise aux descendants des nobles familles ; et tandis que l’abbé eut souhaité qu’Armand d’Oinèche et Gilbert de Lorizon se fussent illustrés par de pures études classiques, n’avaient-ils pas été choisir précisément la licence d’anglais, sous prétexte qu’ils parlaient ce patois avec facilité ?

L’abbé Marigot ne conservait d’ailleurs aucune illusion, il faut bien l’avouer. Il n’ignorait pas que ces adolescents cultivés et suivis avec tant de sollicitude depuis quatre ans, n’avaient nullement appris à lire dans le texte Horace ou Rudyard Kipling pour en mieux apprécier les beautés, mais bien pour éviter tout simplement de faire trois ans de service militaire. Messieurs les comtes d’Oinèche et de Lorizon, leurs pères, estimaient sans doute que se former à marquer le pas fût une obligation sacrée, en général, et qu’il fallût au moins trois ans pour faire un bon soldat, mais qu’en particulier Armand et Gilbert ne devaient passer que dix mois parmi de crapuleuses promiscuités.

Et c’était certes bien dommage de les exposer ainsi, eux si réservés, si simples, si modestes, à ces basses et brutales fréquentations militaires. Car ce dont l’abbé pouvait se féliciter avant tout, c’était de l’éducation parfaite, sinon de l’instruction profonde qu’il avait su donner à ses élèves. On admirait en effet dans toute l’Île-de-France et dans tout le Valois la bonne tenue et la politesse des petits vicomtes. Ils montaient bien à cheval, s’entendaient en vénerie, savaient parler sans nécessité, rire à propos, rapporter proprement un commérage, et déplorer non sans grâce un scandale mondain : bref, ils faisaient figure de chérubins dans la meilleure société, et il n’y avait pas de bonne mère qui ne les eût souhaités comme gendres rien qu’à les voir si sagement chevaucher côte à côte, deux ou trois fois la semaine, aux chasses de la contrée.

— « Demeurez chrétiens et honnêtes, ce n’est pas si difficile, mes chers enfants, leur disait l’abbé Marigot au moment de les quitter définitivement. Rappelez-vous que la dévotion, comme la vertu, est aisée en somme. Il y suffit d’un peu de tact et de bonne volonté. Suivez d’ailleurs en tout la tradition, voilà le plus sûr : vous avez eu la chance de naître, l’un comme l’autre, d’une famille ancienne, fertile en croyants fidèles, fertile en excellents esprits. Souvenez-vous d’eux, suivez leur exemple autant que possible, ne vous en détachez jamais… »

L’abbé tenait innocemment ce discours sous le portrait du célèbre Anselme de Lorizon, jadis protégé par Marie-Antoinette, soldat et petit-maître, agent d’affaires et philosophe, auteur d’un traité sur la foudre, de vingt-et-un poèmes champêtres, de quinze tragédies et de plusieurs dialogues licencieux. Le galant capitaine se trouvait représenté dans un beau jardin, en manchettes de dentelles et en habit militaire, le col ouvert, tenant prétentieusement une plume dans sa main et souriant à l’Éros grassouillet qui là-bas, sur la pelouse, décochait vers son cœur un trait inévitable.

Or Gilbert de Lorizon portait en vérité le plus pieux respect au souvenir de cet arrière-grand-oncle qu’on lui avait appris dès l’enfance à révérer. Et l’abbé ne voulait voir dans l’illustre Anselme que le gentilhomme aimable et lettré, non l’effronté ni le roué, que le poète fécond, et non le cadet qui n’eût jamais de patrimoine et vécut bien, jamais de domicile et dormit au chaud, jamais de cave ni de cuisinier, et qui cependant tint table ouverte, et traita les plus fins soupeurs avec les meilleurs gazetiers du temps.

C’était d’ailleurs le profond émoi que lui causait son départ qui poussait l’abbé Marigot à sermonner ainsi ses élèves, d’une manière un peu profane peut-être, mais avec plus de chaleur et de persuasion que de coutume. « Quand vous serez au régiment, ajouta-t-il d’une voix étranglée, gardez-vous des relations imprudentes… Tenez-vous en rapports perpétuels avec vos parents… Enfin, n’oubliez pas trop vos études, et rappelez-vous quelquefois votre vieux maître, ou mieux, votre vieux camarade…

— Monsieur l’abbé ! s’écria tout d’un coup Armand. Je sais un moyen pour ne pas nous quitter si vite.

— Et lequel donc ?

— Voilà ce que nous allons faire : nous vous accompagnerons à Paris, n’est-ce pas, Gilbert ?

— Oh certes, répondit affectueusement celui-ci, et nous dînerons avec vous, monsieur l’abbé.

— Puis nous vous conduirons à la gare de Lyon, nous vous mettrons en wagon…

— Et nous reviendrons coucher ensuite chez notre tante Bussat…

— C’est cela ! »

L’abbé, dans le plus grand trouble, balbutia : « Mes enfants, mes chers enfants, que vous êtes bons !… Mais votre projet me paraît bien soudain : madame Bussat ne saura peut-être où vous loger. En outre, elle n’est point prévenue.

— Notre tante Bussat nous donne toujours l’hospitalité quand nous allons à Paris, soit au bal, soit dîner en ville. Cela ne la dérange en rien, et Gilbert va lui téléphoner.

— Mais avez-vous consulté vos parents ? »

Interrogés sur la démarche de leurs enfants, MM. d’Oinèche et de Lorizon ne purent que louer le sentiment délicat qui la dictait. Et voici comment les jeunes Armand et Gilbert, n’ayant pu se séparer brusquement de leur excellent maître, le conduisirent jusqu’à la gare de Lyon, et n’eurent pas plus tôt vu son train s’éloigner qu’ils sautèrent en fiacre, rentrèrent se mettre en habit chez leur tante Bussat, allèrent au théâtre et finalement firent leur entrée vers minuit et demi chez Maxim, où ils avaient décidé irrévocablement d’attendre le petit jour.


II


Car c’était là un projet caressé depuis longtemps, en effet. Les jeunes vicomtes n’avaient pas attendu leur majorité pour apprécier les biens de la vie, qui sont, comme chacun sait, d’acheter de beaux chevaux, de tutoyer les femmes à la mode et de s’entretenir dans l’oisiveté. Ce dernier plaisir seul leur avait jusqu’alors manqué, car messieurs leurs pères s’étaient appliqués à cultiver et à développer en eux l’honorable goût des chevaux, tandis que l’abbé Marigot n’avait su les empêcher de se faire une réputation dans les brasseries de la rive gauche. Mais de tels succès répugnaient à l’héritier des d’Oinèche comme au dernier des Lorizon, et c’était parmi le monde recherché des demoiselles de luxe qu’Armand surtout, le plus hardi des deux, rêvait d’acquérir la notoriété. Aussi avait-il dit à Gilbert, aussitôt leur examen passé : « L’abbé va partir ; nous pourrions le conduire à Paris : cela nous ferait toujours une nuit.

— « C’est une idée.

— « Nous irions chez Maxim, où nous trouverions Constant Bussat.

— « Amusons-nous, que diable ! Après, ce sera le régiment, nous aurons le temps de ne plus rire.

— « Hélas ! »

Armand et Gilbert étaient cousins germains, et le second ayant témoigné pendant toute son enfance d’un caractère pensif, on s’était évertué à lui répéter : « Regarde ton cousin : c’est un homme, il parle, lui, il sait ce qu’il veut. Toi, tu restes toujours là comme un petit sot ! » Et Madame de Lorizon de déclarer à Madame d’Oinèche, sa sœur : « Tu as de la chance : ton garçon fera quelque chose, et le mien ne sera bon à rien. » Aussi bien se fût-elle fâchée si on ne l’eût aussitôt contredite. Mais enfin, il avait résulté de tant d’affectueuses réprimandes que Gilbert considérait à présent son cousin comme un chef naturel, propre à décider sur tout, et bon à suivre partout.

On louait d’ailleurs cette parfaite entente chez les vicomtes. Il y avait là un charme légèrement comique dont on leur savait gré. On souriait d’abord, puis on était touché de les voir paraître toujours ensemble, marchant du même pas un peu dolent, le pas obligatoire pour quiconque est doué d’une aimable figure et d’un soupçon de titre. Et en vérité, vous les connaissez bien, Armand et Gilbert : de taille égale, d’allure identique, très bien mis, avec le chapeau, la cigarette et le pardessus que vous savez, ils sont deux de ces petits jeunes gens qui peuplent éternellement en été les champs de courses ou les avenues du Bois, en hiver les Palais de glace, music-halls, restaurants, bars et autres lieux où l’on boit, où l’on flâne, où l’on entend des tziganes, et où l’on dit bonjour à de jolies femmes sans prendre la peine de retirer son chapeau.

Dès qu’ils eurent donc pénétré chez Maxim, Armand et Gilbert aperçurent aussitôt cet illustre Constant, viveur fameux, fils de leur tante Bussat et l’objet de leur sincère admiration. C’était un des premiers bouffons de Paris : il en usait familièrement avec tout le monde, en effet, puis inventait de ces mots bizarres, répétait de ces phrases tronquées, et surtout se grisait avec cette impudeur et cet éclat qui valent à certains privilégiés un mystérieux renom d’esprit, de débauche romantique et d’une drôlerie que tout le monde ne saurait entendre, d’une drôlerie qui n’est pas pour les pauvres. Au demeurant, il se montrait bon garçon pour ses amis : et qui donc eût voulu n’être pas son ami ?

— « Ah ! s’écria-t-il en voyant les deux jouvenceaux, vous n’avez plus votre abbé, je me charge de vous. Asseyez-vous là, mes enfants. »

Ajoutons que l’élégant ivrogne se trouvait attablé devant une bouteille et des verres encore nets. Il n’était pas une heure du matin, la soirée commençait à peine, et il n’y avait autour de sa table réservée que Bob Milton le duelliste et Maurice de Salisbot, qui se fût cru déshonoré d’être vu en autre compagnie que celle de Constant Bussat à partir de minuit.

Quelques personnes graves nourrissent d’étranges préventions contre les lieux où l’on soupe. Elles ont tort. Le bar, en somme, pour bien des femmes et pour plus d’un homme, c’est presque un foyer. On y sent bientôt les douces contraintes et la secrète dignité d’une habitude. On y revient quotidiennement causer devant les mêmes cocktails, veiller devant les mêmes huîtres : qui ne goûterait ce voluptueux repos dans le plaisir ? C’est aussi pour les tout jeunes gens une école de galanterie, en somme. Combien d’entre eux apprirent chez Maxim qu’il n’est pas sans grâce de se montrer parfois désintéressé, de se ruiner même pour une catin parfumée, et qu’on vous en apprécie mieux par la suite, qu’on devient « celui, vous savez, qui a déjà mangé toute une fortune… » Séduisant personnage, en vérité, favori particulier des autres femmes qui le plaignent, des vieilles dames qui l’excusent, des jeunes filles riches enfin qui l’épousent. Et si d’ailleurs toute cette fortune gaspillée s’est changée en pierreries, en dentelles, en luxe, en beauté, — qu’en pouvait-on mieux faire ?

N’oublions pas non plus qu’un apprenti séducteur s’exerce là encore à juger avec précision ses futures victimes. Vous entendez dire vers minuit qu’une telle a deux chevaux à sa voiture depuis hier, qu’un financier l’a prise à son caprice et qu’on travaille beaucoup pour elle chez Callot. Voilà une femme qui embellit aussitôt, c’est une valeur en hausse ; envoyez-lui des fleurs, faites une visite, le moindre salut vous rapportera beaucoup d’estime et d’honneur. Vous savez au contraire que celle-ci a mis ses bijoux et ses fourrures au clou : mauvaise affaire, vendez, vendez… Je veux dire, ne saluez même plus la pauvre fille, son affection vous perdrait. Comment peut-on croire qu’un jeune homme se mariera bien et saura trouver à propos la bonne situation, s’il n’a déjà éprouvé ses talents sur le marché de Paris, parmi les courtisanes ?

Cependant toutes les tables s’étaient peu à peu garnies. Une grande profusion de seaux à glace et de verres gigantesques couvrait les nappes, et l’on entendait le fracas des tziganes qui remplace aujourd’hui partout, avec tant d’avantage, l’ancienne conversation, si fatigante, et le vieil esprit, si prétentieux.

Armand et Gilbert écoutaient avec délice ce tumulte de fête, auquel Constant Bussat devait à sa réputation d’ajouter de temps en temps, négligemment, quelque plaisanterie souveraine dont toute la salle se montrait réjouie. Les femmes, les dociles et gracieuses femmes venaient toutes, l’une après l’autre, s’asseoir à la table de Constant : il fallait qu’on les y vît un moment, cela était convenable, et aucun provincial n’aurait seulement regardé la malheureuse que n’eût point tutoyée Constant Bussat. L’une des plus souriantes demoiselles, nommée Adeline Demain, s’étant approchée à son tour :

— Qu’est-ce que tu fous donc en ce moment ? lui demanda sévèrement Constant. On ne te voit plus. Il y a justement mon petit ami Armand d’Oinèche, tiens, celui-là, tu vois, qui en soupirait tout à l’heure et nous disait : mais c’est vrai, on ne la rencontre plus nulle part, la petite rosse… »

Or c’était la première fois qu’Armand apercevait Adeline. Mais l’abbé Marigot l’avait si bien élevé qu’il répartit aussitôt avec une politesse involontaire : « N’en doutez point, madame, je vous prie. » Puis il se tut, ne sachant qu’ajouter ; mais sa courtoisie avait frappé la jeune femme. « Trop aimable, cher monsieur… », dit-elle en minaudant, cependant qu’elle se plaçait, non sans quelque cérémonie, à côté de lui.

Adeline Demain était délicieusement blonde, à l’ordonnance, comme elles sont toutes ; son grand chapeau Louis XIII, crânement posé sur sa tête, et les insolentes plaques de Lalique qui garnissaient son cou, sa poitrine, sa taille, ses poignets, lui donnaient un certain air guerrier. Mais elle savait se montrer plus douce qu’un ange, s’il le fallait. Elle se tourna donc vers Armand, résolue à s’occuper très attentivement de cet agréable freluquet qui lui avait parlé d’un ton si correct.

— « Et alors vous ne venez pas souvent ici ?

— « Mon Dieu, non, madame, je n’en ai guère le temps habituellement.

— « À quoi donc passez-vous vos soirées ?

— « Je sors beaucoup… je vais dans le monde…

— « Ah… et je suis sûre que les femmes du monde vous font la cour ?

— « Peuh, pas tant que ça, pas tant que ça… D’ailleurs, elles ne vous valent pas. »

Il y a toujours, dans les orchestres tziganes, un damné violoncelle et de perfides violons qui vous rendraient amoureux de n’importe qui. Le moyen qu’Armand n’eût point cédé à ces valses qui l’entraînaient, au champagne dont il avait trop bu, au parfum de cette Adeline, si pénétrant — cette Adeline qui déjà lui racontait en confidence qu’elle était de bonne famille, que sa mère avait été bien belle, qu’elle-même avait eu, il y a trois ans, un amour immense et tragique !

La nuit s’avançant, ils avaient changé de place et murmuraient maintenant dans un petit coin. Il ne restait plus chez Maxim que les initiés, les habitués, ceux et celles qui ne se couchent jamais avant le fin matin. On avait retiré plusieurs tables, et les tziganes arrachant à leurs instruments des sons irrésistibles, on dansait. Armand se leva, saisit voluptueusement la taille d’Adeline, et tourna comme dans un rêve.

— « Écoutez, dit-il tout bas en la ramenant à sa place, tenez-vous à rester la nuit ici ? Si nous partions…

— « Qu’est-ce qui vous prend ! » fit Adeline indignée. Puis sur-le-champ elle ajouta : « Filons, mon chéri. » Et ils disparurent sans plus attendre.

— « Ce petit d’Oinèche ira loin, observa Constant.

— « Mes parents me l’ont toujours dit », répliqua Gilbert de Lorizon.


III


Le victorieux Armand ne put malheureusement employer que huit jours à « aller loin » cette année-là. La date de son service militaire devait mettre fin à une carrière si brillamment commencée. Et encore cette malheureuse huitaine se trouva-t-elle gâtée par l’incroyable obstination de son père, de sa mère et de ses sœurs, lesquels ne pouvaient comprendre qu’Armand montrât tant de goût pour Paris, ni qu’il prétendît passer toutes ses soirées dans cette ville où personne, en novembre, ne devait être encore revenu. Les d’Oinèche habitaient Chantilly presque toute l’année. M. d’Oinèche, sans doute, nourrissant dans la capitale de tendres relations avec une chanteuse qui le trompait, s’y rendait fréquemment ; mais il n’admettait pas que son fils pût y aller pour la même raison : « Il en aura bien le temps plus tard », concluait-il fermement.

Quant à Mme d’Oinèche, elle ne concevait nullement le plaisir que cet étrange Armand trouvait dans un lieu déserté par la bonne compagnie. Quelle est la bonne compagnie ? Celle qui chasse. Or, en novembre, elle se trouve dans les châteaux autour desquels on chasse. Donc, il n’y a personne à Paris. Alors, à quoi bon y aller ?

Les Lorizon, qui habitaient également Chantilly, pensaient à peu près de même. Ils éprouvaient pourtant quelque dépit à constater la fougue toujours nouvelle d’Armand, sa jeunesse éveillée, son viril besoin d’indépendance, alors que cet ingrat petit Gilbert demeurait sans cesse inactif. Aussi ne se sentaient-ils pas loin de lui en vouloir, et s’ils ne lui disaient point comme jadis : « Regarde ton cousin : il sait ce qu’il veut ; toi, tu restes là comme un nigaud… », c’était par découragement, en vérité. C’était peut-être aussi par prudence, car le comte de Lorizon, faisant deux fois par semaine une grosse partie à son cercle, se ruinait là peu à peu, et ne se souciait guère dans ces conditions de subvenir aux plaisirs de son garçon. La pension qu’il lui allouait était dérisoire, et s’il consentait à certaines dépenses chez le tailleur ou pour l’écurie, vous n’en eussiez pas tiré un sou pour autre chose. Et encore regardait-il à tout : l’avoine était pesée devant lui, le foin compté, les palefreniers surveillés. La comtesse de Lorizon s’habillait à Senlis, par économie.

Voilà pourquoi Gilbert s’entendit répondre le plus indulgent des « Va, mon ami, amuse-toi ! » tandis qu’on accablait Armand de reproches, le soir où tous deux annoncèrent leur désir formel de passer encore une fois la nuit chez leur tante Bussat. Armand avait invité Adeline à souper avec son cousin Gilbert. La jeune femme tenait beaucoup à son petit amoureux : entre deux amants sérieux, il lui donnait la récréation. D’ailleurs, elle n’avait point de malice. Que lui fallait-il ici-bas ? Son poney, son tonneau, son urbaine, ses fox, de l’argent de poche et des toilettes, rien de plus. Qu’avec cela on l’écoutât calomnier tout à son aise, traîner dans la boue ses meilleures amies, et raconter sur les gens qu’elle ne connaissait pas des histoires idiotes — elle n’en demandait pas davantage. Gilbert ne perdit pas un mot des propos d’Adeline et sut s’en montrer si rempli d’admiration, bref, se conduisit avec tant de complaisance et de flatterie qu’elle s’écria, dès qu’il fut parti : « Mais tu ne m’avais pas prévenue : c’est un amour, ton cousin !

— Bien sûr. Seulement…

— Seulement quoi ?

— Eh bien, voilà : ce garçon-là, vois-tu, n’a pas de volonté : il fait tout ce qu’on lui commande.

— Tu ne lui ressembles pas, toi ?

— Non, par exemple ! »

Enfin, le jour néfaste arriva. Armand et Gilbert durent se rendre à Fontainebleau, où ils allaient être instruits pendant dix mois, aux frais de l’État, dans le but de pouvoir un jour défendre nos frontières, et les franchir au besoin. On s’était proposé au ministère, ainsi qu’on se le propose tous les ans, de transformer les conscrits de cette classe-là en soldats dispos, alertes et zélés, un peu épris même de leur uniforme — un rien de gloriole messied-il à de jeunes Français ?

Pour atteindre ce but, on commença par les revêtir de ce pimpant costume, de ce pantalon rouge surtout sans lequel l’artillerie deviendrait inutile, puisqu’elle ne saurait quelle cible découvrir, ni sur quoi tirer dans les champs immenses. On leur enseigna l’ankylose au moyen d’exercices gradués, et ils furent punis pour ne pas avoir fait sonner la main contre la cuisse avec une fureur suffisante dans le maniement d’armes : « Vous devriez, leur disait un instructeur indigné, vous devriez y prendre plaisir ! »

On leur apprit à parler en fixant héroïquement leur interlocuteur dans les yeux ; on les initia au charme d’un paquetage bien dressé, d’un lit coquettement carré, d’une toilette vivement faite ; on leur démontra l’obligation d’habiter la chambrée, de considérer comme des frères leurs informes camarades, de ne point rire en écoutant les ordres, ni de jamais discuter les inspirations divines inscrites au rapport. On les claustra pour le moindre oubli, on les épouvanta, on les asservit.

Qui donc a prétendu qu’en France les fonctionnaires gagnaient mal leur argent ? Les officiers de ligne, par exemple, se montrent-ils au-dessous de leur patriotique mission, et les jeunes soldats confiés à leurs soins ne savent-ils pas suffisamment, après des mois de désespoir et de prison, porter l’arme, la présenter et la reposer ? Ne se trouvent-ils pas en état de passer une petite revue, de recevoir même un général de division, ce qui est, nul ne le niera, le fin du fin de l’art militaire ?

Armand et Gilbert cependant appréciaient peu leur nouvelle science. Le premier surtout avait beau répandre son argent, corrompre toute sa compagnie, éviter la moindre corvée et ne jamais toucher à une brosse ni à une pomme de terre, il ne pouvait oublier Adeline. Vainement s’inondait-il de son parfum, de son « mélange », vainement montrait-il à qui voulait une photographie obtenue naguère à grand’peine ! Quand le pauvre troupier, tout en plaisantant, soupirait : « Elle m’a chambré, voyez-vous ! » il disait vrai, et se rappelait bien tristement le corps caressant d’Adeline, comme aussi son nom si célèbre entre le Tir aux pigeons, la Madeleine et la place Vendôme.

« — Vraiment, je ne te comprends pas, lui dit à la fin Gilbert. Comment ! Adeline a passé huit jours avec toi, tu y penses, tu souffres — et tu ne lui écris pas de venir te voir ?

— Elle refusera. En outre, j’ai les cheveux ras, je sens le soldat : ça la dégoûtera.

— Essaie toujours ».

La composition d’une telle lettre exigeait les plus grandes réflexions. Armand s’y appliqua longtemps. Après avoir tâché de se montrer affectueux, voluptueux, câlin, spirituel même, il se résolut aux pires excès de lyrisme, de douleur et de passion. Il affirma sans hésiter qu’il allait se tuer. Bien lui en prit du reste, car nos jolies amies se servent, comme nous, d’un langage épuisé par plusieurs siècles d’éloquence et de littérature : il faut que nous leur parlions comme des fous à des folles pour qu’elles nous croient. Et telle qui a déclaré dans l’après-midi à sa couturière que cette jupe allait « ignoblement mal », et que ce corsage «  hideux » faisait des plis « atroces », ne va pas naturellement s’en remettre à la foi d’un amant qui lui murmure avec simplicité : « Je vous aime, mon cher souci. » Non, c’est : « Je ne dors plus, je ne mange plus, je brûle d’un désir torturant, et me meurs de tendresse autant que de jalousie », qu’on doit dire. Alors seulement une femme commence à réfléchir, et si vous avez le courage de continuer sur ce ton six mois au maximum, ou une heure au minimum, c’en est fait d’elle.

C’en fut ainsi fait d’Adeline. Elle lut la lettre d’Armand, et prit le train pour Fontainebleau.


IV


À deux mois de là, le capitaine Blondel s’entretenait fort vivement avec le lieutenant Torigny-Vincent au sujet des soldats d’Oinèche et de Lorizon, dont les excès scandalisaient la ville. M. Blondel, tout récemment promu capitaine, était dans le feu d’un nouveau zèle. Quant à Torigny-Vincent, il tolérait mal qu’Adeline Demain troublât l’ordre établi en visitant deux blanc-becs, plutôt qu’un lieutenant, par exemple.

« — Et d’abord, faisait le capitaine, qui vient-elle voir, cette femme, Lorizon ou d’Oinèche ? On n’en sait rien. C’est ridicule. Si je refuse à ces godelureaux des permissions pour Paris, c’est nous exposer à les rencontrer avec leur demoiselle toute la journée du dimanche, en forêt ou dans la ville ! Si je leur en accorde et si je les fais conduire à la gare, ils descendent à Melun et reviennent par le plus court chemin. Il faut faire cesser cela, Torigny, il le faut !

— Je suis bien de votre avis, mon capitaine, mais je n’en vois pas le moyen. Ce d’Oinèche a trois brosseurs à son service, et une chambrée entière à sa dévotion. À moins de perturber toute la compagnie, on ne saurait les prendre en faute : ils sont impeccablement tenus, toujours exacts, manœuvrent convenablement, marchent comme les autres, tirent bien…

— Ils ont des chambres en ville.

— Si on leur cherche querelle là-dessus, il faudra étendre cette mesure à tous nos hommes. Et puis, à l’hôtel, ces chambres sont-elles à eux, ou à cette femme ?

— Voilà du propre ! Savez-vous, Torigny ? J’ai sous mes ordres Lepol, qui est anarchiste, Henriaut, qui est une crapule, et Trouvet, qui fait des romans : eh bien, je les préfère encore à ces deux gommeux-là ! À d’Oinèche surtout, car l’autre du moins semble plus réservé, produit moins de fracas en ville : on le voit passer quelquefois seul… »

Ainsi grondaient les chefs courroucés, tandis qu’Armand d’Oinèche, redoutant affreusement la moindre consigne, se conduisait en troupier modèle et faisait travailler toute sa chambrée à tenir en état ses armes et ses effets, ainsi que ceux de son cousin Gilbert. Il importait en effet que celui-ci non plus ne fût jamais puni, Armand ayant absolument besoin de lui tous les dimanches, pour amuser Adeline et causer avec elle pendant les promenades et les repas. Car il est bien difficile de soutenir la conversation quand on se trouve seul avec une personne à qui l’on a dit une fois très sérieusement qu’on l’aimait, et qu’on l’adorait, et qu’on en mourrait : les autres sujets d’entretien étant devenus dès lors, et d’un consentement mutuel, indignes d’être traités, le seul qu’on se permette ne va pas très loin. Or si dans une chambre bien close on finit toujours par se taire avec plaisir, il n’en est plus de même aussitôt qu’on en sort. Gilbert, inlassablement amical et patient, tenait donc chaque semaine auprès des deux amants le rôle du compagnon qui fait rire et parler. Puis il lisait ou s’allait promener pendant qu’Armand revoyait une par une les fossettes d’Adeline. Aussi celle-ci embrassait-elle au dîner « son petit Gilbert », pour le récompenser, et lui donnait-elle du « Mon chéri » tant qu’il en voulait…

Mais Gilbert souffrait. Pourquoi était-il sans ressources, lui, tandis qu’Armand en regorgeait ? Pourquoi ne trouvait-il pas les lèvres d’une amie, au crépuscule, pour le consoler d’avoir tant manié son malheureux fusil durant une interminable journée ? Il déplorait sa destinée et se prenait à mépriser furieusement son cousin. Quoi ! il n’était pas laid, Armand, sans doute, mais naïf, mais fat, mais hautain, mais simple enfin. Et qu’eût-il valu sans fortune ? Il descendait de ces d’Oinèche, tous des parvenus : il n’y avait pas cinquante ans qu’ils s’appelaient encore Doinèche, et comment eussent-ils montré, eux, quelque portrait d’ancêtre charmant, quelque Anselme de Lorizon, peint tout souriant dans un beau parc, le col ouvert, la calame aux doigts et la fine épée au côté ? Ah, il avait bien su, celui-là, faire succéder les marquises aux filles d’opéra, et vivre en roué sans un sou vaillant…

Un dimanche que Gilbert songeait plus tristement que jamais, en errant dans le parc, à l’injustice du sort, un camarade rencontré par hasard le présenta à M. Feuilleuse, bibliothécaire du château de Fontainebleau. Le petit vieillard se promenait le long de l’étang, en attendant l’heure de son repas. Il eût fallu fouiller bien des archives et plus d’une bibliothèque pour trouver un érudit plus bavard que M. Feuilleuse, mais aussi plus sincèrement épris de vers et de poésie. Il n’eût pas plutôt connu que le jeune soldat s’appelait Lorizon qu’il lui demanda s’il descendait du poète Anselme.

« — Un distingué polygraphe que votre ancêtre, monsieur, dit-il à Gilbert, et non moins plaisant par le ton de ses œuvres que par ses diverses fortunes, et les amours qu’il inspira. Combien de femmes sensibles s’appliquèrent à le caresser, à le choyer, à lui rendre la vie douce et commode… En cet aimable temps, un galant bien tourné ne risquait pas tant qu’aujourd’hui de mourir de faim. »

Puis, Gilbert lui ayant appris qu’il habitait naguère Chantilly : « Ah ! monsieur, s’écria le père Feuilleuse, les nobles jardins qu’il y a là, les fraîches eaux, les profondes allées ! Et quel souvenir j’ai gardé de la maison de Sylvie ! Ce pavillon caché parmi les arbres, avec sa terrasse élevée sur l’herbe, ses fenêtres derrière lesquelles on cherche encore quelle amante attend son tendre ami, m’est apparu comme tout parfumé, après trois siècles, du souvenir de Théophile. La duchesse de Montmorency, l’illustre Sylvie qu’il chanta, adorait son époux, sans doute, et fut vertueuse, j’en conviens. Mais si elle recueillit notre Théophile de Viau dans cet asile, si elle l’hébergea, le pensionna, ne peut-on croire du moins que ce ne fut pas seulement par charité toute nue ? Le pavillon de Sylvie, refuge de Théophile, demeure un lieu sacré pour moi, monsieur, et je ne me défends pas de regretter ces grandes dames amies des lettres, voire ces courtisanes, qui eurent à leurs gages des poètes, des musiciens, des amants, — des charmeurs enfin. Ce n’était pas alors de mauvais ton, et ceux-ci acceptaient sans vergogne. La grâce sauvait tout. »

À regret, M. Feuilleuse dut quitter Gilbert, qui l’écoutait si bien. On allait clore le parc et il fallait rentrer. Le jeune soldat s’en revint seul et troublé vers son hôtel qui brillait là-bas, sur la place, au-delà de la Cour des Adieux déjà toute noire, majestueuse et silencieuse. Gilbert apercevait la chambre éclairée d’Armand et d’Adeline, et cette petite fenêtre lumineuse lui semblait de la dernière insolence. Comme il s’avançait dans la nuit, l’angelus tinta, et voilà que le dernier des Lorizon se rappela soudain l’abbé Marigot et les suprêmes conseils de l’excellent homme : « Suivez la tradition… Imitez vos ancêtres… » Eh bien, qu’eût donc fait ici l’ingénieux Anselme ?

Cette question qu’il se posa, jointe au souvenir de Sylvie, du pavillon parmi les arbres, du poète Théophile de Viau, surtout, languissant et choyé, furent cause que Gilbert, ce soir-là, tandis qu’Armand tournait un instant la tête, demanda tout bas à la folle Adeline, avec un regard effronté : « Tu n’as donc pas honte, à la fin, de me laisser toujours seul ? La charité, s’il te plaît…

— Tu ne manques pas d’aplomb ! » murmura-t-elle, mais déjà séduite et souriant, la fourbe ! à la seule pensée que ce serait assez drôle.

Puis, au jardin de l’hôtel, un peu plus tard, Gilbert gagnait définitivement sa cause par certaines caresses données avec un à-propos exquis, c’est-à-dire dans l’instant même qu’Armand, de l’autre côté, s’en permettait de toutes semblables. Voilà en effet de ces riens auxquels une femme résiste difficilement — et d’ailleurs, comme le disait M. Feuilleuse, la grâce sauve tout. Gilbert, même soldat, avait de la grâce.


V


Cependant la mauvaise renommée des vicomtes n’avait pas franchi le pays de Fontainebleau, et MM. d’Oinèche et de Lorizon se félicitaient encore des qualités nouvelles que leurs fils venaient d’acquérir sous les armes, de ce mâle esprit d’initiative surtout que la rude et saine vie des camps ne pouvait manquer de leur avoir communiqué. Ils s’étonnaient pourtant que les jeunes soldats eussent si peu de permissions et vinssent si rarement les voir. Ceux-ci écrivaient régulièrement, il est vrai, mais ne paraissaient pas un dimanche sur cinq à Chantilly, et encore n’arrivaient-ils jamais alors que dans la matinée du saint jour, ayant été retenus ou punis la veille, disaient-ils. M. de Lorizon fut le premier à s’inquiéter de ces rigueurs extrêmes, et il s’en ouvrit même à son beau-frère. C’était au retour de la dernière chasse de l’année ; ces messieurs s’en revenaient au pas de leurs montures le long d’une charmille toute abritée déjà par les feuilles légères :

« — Ne croyez-vous pas, dit M. de Lorizon, que nos garçons se moquent un peu de nous ? Il y a sans nul doute quelque mensonge et probablement des femmes dans leur cas. Peut-être serait-il bon d’aller faire un tour à Fontainebleau, un de ces dimanches ? »

Mais le dimanche se trouvant un des jours dont M. d’Oinèche passait le plus volontiers l’après-midi et la soirée avec sa chanteuse, ce projet ne put lui convenir, et il répondit avec bonhomie :

« — Hé, mon Dieu, laissons ces enfants tranquilles ! Quand ils auraient de temps en temps là-bas une petite amie, le grand mal que ce serait !

— Le mal viendra s’ils font des dettes et des bêtises.

— Bah, cela n’ira pas toujours bien loin… »

Holà ! ici M. de Lorizon cessait de rire. Que les enfants s’amusassent, après tout, soit. Mais qu’il fallût payer, non pas.

« — Mon cher, reprit-il sévèrement, chacun a son opinion là-dessus, n’est-ce pas. Moi, j’estime néfaste qu’un jeune homme soit gavé d’argent, comme l’est Armand. Et je ne m’étonnerais nullement si quelque jour vous vous en repentiez.

— Attendons la fin de l’année, répondit d’Oinèche du ton le plus indulgent ; qui vivra verra… »

M. d’Oinèche ayant vécu jusqu’à l’autre semaine, en effet, vit arriver chez lui une note considérable de l’hôtel où Armand avait ses habitudes. Une lettre anonyme suivit, dans laquelle on l’avertissait que le séjour de Fontainebleau était devenu impossible aux femmes honnêtes, depuis que Monsieur son fils y vivait publiquement entouré de créatures ; que ce galopin parcourait la forêt avec des femmes demi-nues, et faisait à l’hôtel, dans sa chambre, des repas dégoûtants.

M. d’Oinèche survint à Fontainebleau le dimanche suivant à une heure et demie de l’après-midi. Une porte de communication se ferma brusquement comme il entrait chez son fils, suivant de près le garçon charger de l’annoncer.

« — Ah, ah, tu ne m’attendais pas, mon gaillard ! Et à qui sont ces gants, cette voilette ? Je vois que tu t’amuses, ici, alors que tu es puni, comme tu nous l’écris chaque semaine. Eh bien, tout ceci va changer, tu m’entends… »

Et il chapitra pendant une heure d’horloge son infortuné descendant, lui annonçant qu’il lui coupait complètement les vivres, et le menaçant même d’une visite chez le colonel, visite que d’ailleurs il ne songeait point à faire, à cause de l’obligation où il était de rentrer à Paris pour dîner avec l’éternelle Raymonde, sa chanteuse. Armand demeura bouleversé, atterré, jusqu’à ce qu’Adeline, au crépuscule, revînt enfin de la forêt où, ne voulant pas compromettre son pauvre chéri, elle s’était sauvée avec ce bon, ce dévoué Gilbert :

« — Va, mon gros, tu as un ami en ton cousin, et un vrai, je peux te l’assurer ! »

Armand, tout attendri, dit à Gilbert : « As-tu pris la voiture que j’avais commandée, au moins ?

— Mais oui, mon vieux, puisqu’elle attendait devant la porte. Il était inutile que ton père la vît.

— Et j’espère que tu n’as rien donné au cocher ?

— Allons, allons, ne te trouble pas tant. Et dînons, tiens, il est l’heure… »

Et voilà comment cette journée tragique ne laissa pas que de s’achever gaîment. Mais où Armand commença de ne plus trouver la farce drôle, ce fut lorsque, n’étant plus payés, ses trois brosseurs se relâchèrent de leur zèle ; lorsque les sergents, pour des raisons de ce goût-là, se mirent à le consigner sans pitié ; et lorsque, trouvant alors plus d’un prétexte, les officiers n’eurent plus qu’à changer la consigne en salle de police, et cette dernière mesure en tout ce qui leur plairait… Ne sachant où recevoir Adeline, ni comment la nourrir et la distraire, Armand ne lui écrivait plus de venir. Il tomba dans le désespoir, et sans Gilbert qui allait voir la petite à Paris, et lui en donnait des nouvelles… Car Gilbert avait été de tout temps mieux vu de ses chefs, et même on le traitait avec une faveur particulière aujourd’hui, afin de vexer davantage ce poseur, ce casse-cœur, cette dangereuse tête de vicomte d’Oinèche.

« — Mon pauvre Armand, tu me fais peine, lui dit une fois son cousin en revenant de permission. Puisque tu languis sans Adeline, procure-toi de l’argent et installe-la carrément ici. Il y a des usuriers à Paris.

— Eh, oui, parbleu ! Mais emprunter quand on est au régiment, c’est compliqué, incommode… et désastreux.

— Oui, sans doute… Que veux-tu ? Quant à moi, tu le sais bien, ma bourse est toujours vide, et je ne puis t’aider en rien. Les autres amis, il n’y faut pas compter. Mais, voyons… Adeline ? Oui, pourquoi pas Adeline ? Elle t’aime, en somme, elle voudrait bien t’embrasser aussi, et c’est par délicatesse pure qu’elle n’ose pas venir. Eh bien, mets-toi franchement au-dessus des préjugés : elle en vaut la peine. Tu as besoin d’argent ? Avoue-le lui. Elle t’en prêtera de bien bon cœur, et ainsi du moins, tu pourras la revoir.

— Diable ! si on l’apprend…

— Et comment veux-tu qu’on l’apprenne, grand idiot ? Il n’y aura jamais qu’Adeline et moi qui le saurons. »

Adeline, sincèrement touchée, répondit par le courrier suivant : « Mon pauvre loup, ta lettre me va au cœur et me fait pitié. Il y a longtemps que tu aurais dû me dire cela si tu avais eu confiance en moi. Voici les cent francs que tu me demandes. Je viendrai dimanche. Et puis écris-moi chaque semaine ce qu’il te faudra, et je te l’enverrai, moi, puisque ta famille te laisse dans la misère… »


VI


Cela dura quelque temps ainsi. Vers la fin de juillet pourtant, il fallut bien se rendre, et Armand d’Oinèche, séduit par un usurier du plus fin talent, en vint à signer autant de billets qu’il lui en fallait pour faire bravement le grand seigneur, et recevoir tout Paris en Seine-et-Marne. On se disait le samedi soir à Armenonville ou à Madrid : « Va-t-on voir demain le gosse à Fontainebleau ?

— Ça tient ! »

Et le dimanche matin, les automobiles volaient sur la route de Melun. Dix, quinze personnes débarquaient à l’hôtel, Yvonne Saint-Cloud, Blanche de Rueil, Odette Partout, leurs amants, sous-amants et simples camarades — tout ce qui n’était pas à Deauville enfin. Une fois, le gros duelliste Bob Milton eut la galanterie de venir se battre à Barbizon. Une après-midi de septembre, enfin, la présence officielle de Maurice de Salisbot prouva que le divertissement de Fontainebleau était définitivement classé.

Et quelles jolies fêtes Armand, aidé de son cousin Gilbert, imagina ! On parla longtemps de cette nuit de lune où il détourna les tziganes de l’hôtel, enleva tout son monde et s’en fut donner les violons aux dames à la Mare-aux-Fées. Une automobile affolée traversa la ville, cette nuit-là, et stoppant devant la caserne avec un bruit affreux, cracha les deux soldats d’Oinèche et Lorizon, à minuit moins deux secondes, juste à l’instant où ils allaient être en retard.

Pendant les manœuvres, les généraux se demandèrent longtemps quels étaient ces deux buggys et cette voiture pleine de malles, qui suivaient toutes les marches et contre-marches. Yvonne Saint-Cloud et Adeline Demain participèrent aux émois de la guerre, troublant les officiers, causant avec les estafettes, souriant à l’état-major. Elles tinrent une fois en échec toute l’artillerie : « Qu’y a-t-il ? firent les capitaines, voyant que la colonne entière s’arrêtait.

— C’est le poney d’un des buggys qui est tombé au milieu du pont.

— Fort bien. Attendons. »

Un officier de réserve ne put s’empêcher de dire à d’Oinèche : « J’ai l’honneur de connaître monsieur votre père, et si j’étais lui…

— Que feriez-vous, mon lieutenant ? je suis majeur. »

M. d’Oinèche fit quelque chose cependant : il pourvut son fils d’un conseil judiciaire. Mais pendant les mois que nécessita cette procédure — scènes de famille, déchirements, raccommodements, promesses, visites chez l’avoué — Armand eut encore le temps de mener à Paris une vie inimitable, de payer à la blonde Adeline les plus rapides trotteurs, les plus douces voitures, un mobilier empire, une robe par jour et tout le superflu. On admirait, on enviait « le petit vicomte », les femmes se faisaient présenter, certains journalistes le tutoyaient, et Constant Bussat ne le quittait plus : c’était la gloire.

Et que devenait Gilbert, tandis que son cousin s’illustrait ainsi ? Mon Dieu ! Gilbert était retourné vivre à Chantilly. Il chassait bien sagement trois ou quatre fois la semaine, et se contentait de prendre le train pour Paris chaque fois qu’il recevait un billet ainsi conçu : « Je déjeûne chez Yvonne… Je passe la journée chez ma couturière… Armand a un rendez-vous chez l’avoué… Ce soir, il dîne en ville… »

Quand, au milieu de tout le drame du conseil judiciaire, éclata une réclamation nouvelle d’Adeline, — Armand ayant commandé en son nom les voitures et les meubles, signé des papiers, formellement promis ; quand on apprit soudain que la jeune femme voulait intenter un procès à la famille d’Oinèche, Gilbert se montra d’une correction et d’une impénétrabilité parfaites. C’était un jour de chasse : il ne répondit pas un mot aux veneurs qui cancanaient, ne manifesta par aucune attitude même son sentiment à ce sujet. Il se contenta de murmurer avec une douleur presque involontaire devant Mlle  Dorillat-Marois, qui seule alors pouvait l’entendre :

« — Mon pauvre cousin aura grand’peine à se tirer de là, mais je ne saurais le plaindre, car il a compromis sa fortune, ce qui déjà est une sottise, et celle de ses parents, ce qui est une mauvaise action. »

Or, Mlle  Dorillat-Marois fut frappée par ces mots, car cette belle jeune fille, puissamment riche, avait hérité de son père le culte de la fortune : on l’honorait pour ses millions, on souriait à ses moindres mots, on faisait cercle autour d’elle ; aussi entendait-elle conserver le prestige de son opulence, et n’eût point voulu d’un fiancé prodigue, même marquis, même duc. Il fallait, pour lui plaire, que l’on témoignât d’abord du caractère le plus sérieux. Mais comme elle était très jeune, il fallait encore qu’on la surprît, qu’on la charmât, qu’on la troublât. Gilbert avait beaucoup de grâce, on l’a vu.

— « Il serait bon, fit un jour à son fils M. de Lorizon, que tu te décidasses pourtant à choisir une profession, à t’occuper.

— Pourquoi si vite, répondit Gilbert. Rien ne presse. »

Et, peu de temps après, il attendait pendant toute une chasse qu’à la faveur d’un change, Mlle  Dorillat-Marois et M. d’Oinèche se trouvassent réunis au même carrefour. Alors, s’approchant de celui-ci, qui rêvait : « Mon oncle, fit-il affectueusement, ne vous tourmentez plus, allons ! Personne encore n’a songé à moi. Mais je vais tâcher de tout arranger. »

Le pauvre comte souffrait, en effet, de la plus cruelle anxiété. Car voici maintenant qu’Adeline Demain, furieuse, menaçait de donner aux journaux les lettres par lesquelles Armand lui avait demandé de clairs écus sonnants, et l’avait remerciée de ses envois ; que déjà elle les prêtait à qui voulait, et que l’on en jasait, qu’on en riait, si bien que le discrédit du fils allait bientôt rejaillir sur le père.

Gilbert vint à Paris, entra chez Adeline le chapeau à la main, et lui dit simplement : « Adieu, Adeline.

— Comment, adieu ? Tu pars ? Non ?… Tu ne veux plus me voir ?

— Dame ! ma pauvre petite, est-ce possible maintenant, voyons ? J’avais toute confiance en toi, je te savais meilleure que tes semblables, je t’aimais honnêtement. Mais tu viens de montrer si peu de tact, de me faire tant de peine… tiens, que je te quitte. Adieu, Adeline.

— Mais, Gilbert, ils me doivent de l’argent, ces d’Oinèche !

— Oui, oui… parfaitement. Réclame ce qu’on te doit, sans plus, c’est juste. Sois accommodante si tu le peux, ce sera charitable. Je n’ai rien à dire là-dessus. Mais tu me chagrines et tu me froisses durement, ma petite Adeline, toi que je croyais si intelligente, quand tu te sers de ces malheureuses lettres… »

Là-dessus il lui assure qu’elle ne ressemble pas aux autres demoiselles galantes, qu’elle a le cœur d’une très honnête femme, qu’il l’a bien devinée, et ne l’aima que pour cela. Il parle d’enfance, de première communion. Sa voix tremble ; Adeline pleure.

« — Va, dit-elle au milieu de ses larmes, si tu savais comme je m’en moque de ces bêtes de lettres ! Elles sont là, dans ce tiroir : tu peux les brûler.

— Non pas les brûler, Adeline. Mais donne-les moi — comme un gage d’amour. » Elle répondit tout bas : « Prends-les… » et se dorlota toute la journée dans les bras de son petit Gilbert, pour se récompenser de sa vertu.

L’effet fut prodigieux à Chantilly. Le comte d’Oinèche ayant reçu des propres mains de son neveu les précieux papiers, informa tout le monde de sa délivrance, et chacun de se dire : « Eh ! mais il est fort, ce petit Gilbert ! » On en fit même tant de contes en forêt que les piqueurs du département se mirent à saluer plus bas M. Gilbert, et les veneurs à l’entourer, et les maîtres d’équipage à lui faire coup sur coup les honneurs. On lui donna trois pieds dans la même semaine. De sorte que Mlle  Dorillat-Marois ne put s’empêcher de lui dire : « Pourquoi ne venez-vous pas me rendre visite à Paris, M. de Lorizon ?

— À votre jour, mademoiselle ? Non, excusez-moi, je ne puis.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que je serais perdu dans la foule, et que j’en souffrirais. »

Elle feignit de rire et, partant au galop : « Venez à mon jour — pour commencer. »

Le printemps n’était pas arrivé qu’ils s’aimaient.

Or, par un bel après-midi, tandis que le jeune homme, frais, parfumé, une rose aux lèvres, écrivait à Germaine Dorillat-Marois, sa fiancée, il levait les yeux vers le portrait de son grand oncle Anselme, et murmurait en souriant : « L’abbé Marigot m’a recommandé jadis de suivre la tradition. Ai-je fait succéder ma belle promise aux demoiselles de chez Maxim tout à fait comme vous fîtes avec les filles d’opéra et les nobles marquises, mon cher aïeul ? »

Ô galant et ingénieux capitaine, vous ne pouviez répondre, mais il parut bien à Gilbert que vous regardiez plus doucement, là-bas, sur votre pelouse peinte, le Cupidon de pierre armé d’un trait inévitable.