Au pays de Sylvie/Contes de la pelouse/Une rancune

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 125-135).


UNE RANCUNE





Cette brute de sanglier nous avait conduits vite et loin. Après vingt kilomètres presque en ligne directe, nous galopions moins légèrement, au retour que fit la bête, et comme nous n’entendions plus de bien-allé, mon camarade Maxime et moi, nous nous arrêtâmes quelques instants en un carrefour, pour mieux écouter, et pour souffler.

Or, un groom se trouvait là, menant un cheval recouvert entièrement d’une housse orangée, sur laquelle s’allongeait avec noblesse un svelte chiffre blanc. Et au même moment un galop ayant retenti derrière nous, le groom jetait bas précipitamment la couverture, et n’avait que le temps de tenir l’étrier à un grand diable de cavalier dont nous admirâmes la prestesse à changer de monture, puis à repartir droit devant lui, à belles et longues foulées.

— Qui est-ce ? fit Maxime surpris.

— C’est M. Gilbert Courtehaie, le célèbre éleveur. Il possédait lui-même récemment un vautrait en Lorraine, je crois.

— Comment ?… Tu dis bien, M. Gilbert…

— Courtehaie, oui. Tu le connais ?

— Je le connais.

Et Maxime se tut. Je savais par expérience qu’il était incapable de rien ajouter de plus jusqu’à ce que l’on eût sonné l’hallali, tué la bête et fait la curée. Ici principalement, en forêt de Chantilly, où il venait chasser pour la première fois, il ne fallait pas songer à le distraire une seule minute. Je n’insistai donc point. Et ce ne fut qu’en rentrant, après les dernières fanfares, après avoir revu plusieurs fois l’éleveur Courtehaie, après avoir considéré de nouveau ses chevaux splendides, observé son air à la fois calme, obstiné, sévère et doux, que je me risquai à demander :

— Donc, tu le connais, M. Courtehaie ? Et d’où cela ? Fréquenterais-tu les courses, à présent ? Je croyais que tu n’y allais jamais !

— Oh ! ce n’est point là, en effet, que j’ai pour la première fois entendu son nom, mais bien loin de Paris, et même de Chantilly…

Le soir allait venir. Déjà l’ombre naissait dans les broussailles et tombait des hautes branches. Fut-ce le solennel crépuscule d’hiver, fut-ce le silence des futaies, fut-ce la voix même de mon camarade Maxime, devenu tout à coup singulièrement grave, qui me fit paraître presque tragique ce simple récit ?

— J’avais été convoqué au fin fond de la Lorraine, me dit-il, dans un régiment de cavalerie, pour mes vingt-huit jours. C’était au mois d’août. Bien. Arrive l’Assomption : quarante-huit heures de congé. Que faire ? Rentrer dans Paris brûlant au cœur de l’été ? Ma foi non. Un officier de qui j’étais connu voulait bien me prêter l’un de ses chevaux, une excellente et robuste jument de route : me voilà donc parti à travers le pays. J’avais tracé sur le papier un itinéraire, et fait envoyer une valise en un bourg où je comptais coucher.

Tout alla bien le matin que je quittai ma ville de garnison, au tout petit trot. Des fermes heureuses, des villages en fête, des paysans endimanchés, les cabarets remplis et bruyants sur mon chemin, je croyais errer à travers une immense kermesse. Mais bientôt j’entrai dans une forêt profonde, et tout changeait ; je n’y avais pas chevauché depuis vingt minutes que trois gardes-chasse déjà m’y avaient considéré d’un œil soupçonneux, et lorsque j’eus après cela franchi par jeu un méchant fossé, un quatrième ne tardait pas à me demander de quel droit je venais ainsi de pénétrer sans permission sur les terres de M. Courtehaie.

Je lui répondis :

— J’ignorais. Je vais à X… N’est-ce point la route directe ?

— Sans doute. Mais il vous faut traverser tout notre domaine. Si vous étiez du pays, je vous dresserais procès-verbal. Cependant, je vois à qui j’ai affaire. Je vais vous donner un laisser-passer.

Et il me remit un petit carton. Un laisser-passer ! Dans une forêt ! J’en compris vite l’utilité d’ailleurs : il y avait des gardes partout. Chacun d’eux venait à moi, vérifiait mon carton.

— Suis-je toujours, demandai-je, chez M. Courtehaie ?

— Oui, monsieur.

Et plus loin, étant sorti du bois pour m’aventurer à travers des terres incultes, des herbages déserts, des solitudes :

— Ces prairies, ces jachères, seraient-elles toujours à M. Courtehaie ?

— Sans doute.

— Et cette route de sable à perte de vue ?

— Également.

Je songeais au marquis de Carabas.

Cependant, quelle tristesse, quelle désolation ! Pas un paysan, pas le moindre bétail, personne. Rien que les gardes. L’herbe était puissante, le terrain défoncé, les sentes recouvertes, les chemins barrés par des troncs d’arbres chus. J’arrivai devant un ancien pavillon, au bord d’une allée ; il n’avait plus ni vitres, ni toit. À deux cents mètres de là, de vastes ruines s’étendaient, des poutres tombées les unes par dessus les autres, parmi lesquelles bondirent des centaines de lapins.

Non loin de ces décombres enfin, effrayant et isolé, le château s’élevait. Le château ! Un grand épouvantail, veux-je dire, un refuge à hiboux, sans portes ni fenêtres, aux escaliers arrachés, aux murailles effondrées par endroits…

Le soir seulement, au bourg de X…, où je dînai, j’eus le mot de l’énigme.

— Ah ! monsieur, me dit l’aubergiste, c’est une catastrophe pour le pays. Mais, que voulez-vous, on l’a tant embêté, ce pauvre M. Courtehaie ! Paysans, petits propriétaires, gardes champêtres, fonctionnaires, députés, tout le monde lui reprochait sa richesse. Il était un assez bon bougre, pourtant ; lorsqu’il gagna le derby, voilà six ans, il distribua plus de quarante mille francs dans nos communes. Mais il n’y a pas de grandes fortunes par ici ; ce boïard qui galopait à travers ses deux ou trois forêts de chasse, qui mettait ses poulinières au pré sur des pelouses où tant de vaches se fussent engraissées à l’aise, qui avait fait tracer, drainer et sabler une lieue en ligne droite pour entraîner ses chevaux, ce potentat les rendit tous enragés d’envie, que diable ! Ce fut la guerre générale contre lui. Dès qu’un de ses sangliers paraissait à la lisière des forêts, pan ! il était tiré comme un simple lièvre. La dernière fois que l’équipage à tunique orangée découpla, un fermier coucha en joue l’un des piqueurs ; celui-ci dégaîna… Bref, un beau matin, et malgré les centaines de mille francs dépensés en terrassements et en constructions, M. Courtehaie est parti brusquement d’ici ; en moins de huit jours tous ses meubles furent expédiés je ne sais où, ses portes et fenêtres descellées et enlevées, ses écuries jetées bas, sa meute vendue, ses chevaux de course transportés ailleurs…

Depuis ce temps il s’obstine, par vengeance, à ne vouloir rien céder de son domaine en friche, et se borne à y entretenir un régiment de gardes occupés uniquement à dresser des procès-verbaux et à guerroyer contre les braconniers. Ses terres forment comme un cadavre énorme, une gigantesque charogne au milieu des champs. Ses forêts de chasse n’ont plus été louées. Un hameau forestier a cessé de vivre. Deux villages riverains ont perdu un tiers de leurs habitants. C’est un malheur public. M. Gilbert Courtehaie, tout seul, boycotte plusieurs communes de Lorraine. Il se ruine peut-être, mais peu lui en chaut…

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Lorsque je croisai à la chasse suivante le terrible éleveur, je le saluai très respectueusement, en vérité. Je ne saurais m’empêcher de rendre les plus grands honneurs aux entêtés qui nourrissent de sérieuses, de longues, de divines rancunes.