Au pays de Sylvie/Contes de la pelouse/Cacoua

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 149-155).


CACOUA





Mon cheval trottait haut, régulièrement, infatigablement. J’étais en selle depuis déjà longtemps, j’allais, j’allais…

Bah ! j’avais rencontré par mégarde, la veille, à Paris, ma belle amie en flagrant délit de trahison. Mais quoi ! cela n’arrive-t-il pas à chaque instant, et à tout le monde ?

Et puis, au diable cela ! c’était plutôt l’orage qui me serrait le cœur. Quand je débouchai sur la bruyère désolée, quand j’eus gravi la Butte-aux-Gendarmes, je levai la tête en frissonnant. Le ciel descendait sur la terre. On étouffait.

Partout, sous les nuages de plomb, les champs pâlissaient. Les sombres cimes d’Ermenonville ressemblaient à l’Enfer : « Laissez toute espérance, vous qui entrez ! » Ma foi, je tournai bride et revins à travers la plaine.

Une lueur enfin fendit le ciel, et le tonnerre suivit. Je me mis au pas. J’attendais la pluie. Mon cheval tremblait et ruisselait de sueur : il en est, vous le savez, que l’orage met au supplice.

À quelques pas de là, justement, je voyais un pur sang au pré, qui, comme poursuivi, trottait en rond, galopait, puis s’arrêtait soudain, hennissait et repartait. Il semblait soit inquiet, soit furieux. C’était un grand diable entièrement noir, aux mouvements sournois, et qui portait mal une tête farouche. Comme je m’étais arrêté, il me considéra de travers, puis se dressa brusquement vers le ciel dans un élan de révolte incroyable, et s’enfuit à l’autre bout de l’enclos.

Mais ici la grêle fit rage, se ruant contre le bouquet d’arbres qui m’abritait. Quelle tempête ! Le tonnerre se brisait, redoublait, toujours plus près. Il s’approchait, il devait être sur nos têtes. Après un dernier éclair qui m’aveugla, le fracas fut abominable. Oh ! cette fois, la foudre venait sûrement de tomber. Je me retournai : le grand cheval noir, inanimé, gisait au milieu du champ.

Quelque Zeus irrité n’attendait-il donc que d’avoir foudroyé cette bête ? Aussitôt, en effet, une éclaircie se produisit : tout le bruit s’apaisa, et la pluie se mit à tomber doucement, heureusement. L’orage fondait. Je revins bon train vers Chantilly.

Quand j’eus quitté péniblement mes bottes et changé de vêtements, je descendis au bar, afin de m’y réchauffer de la bonne manière. « Garçon, du sherry ! Non, toute la bouteille. Posez-la devant moi. Là, c’est bien. » J’en avalai coup sur coup deux fameux verres, puis écoutai résolument les discours que l’entraîneur Foggs tenait à ses amis.

« — Oui, disait M. Foggs, Cacoua, c’était un nom ridicule, j’en conviens. Mais le baron Joseph, propriétaire du cheval, et l’homme le plus entêté de France, l’avait choisi ; c’était donc irréparable. Et je dis bien : irréparable, car vraiment, on peut croire que ce nom-là, voyez-vous, fit le malheur du poulain. Allait-on le voir à la prairie, on commençait à ricaner, à crier des « Cacoua !… Cacoua !… » Le petit animal effarouché vous regardait, s’énervait, prenait la peur du genre humain. En box, pas un imbécile de lad qui ne lui cornât des « Cacoua !… » aux oreilles, comme pour mieux l’épouvanter encore. Si bien que la première fois qu’on voulut passer un licol au pauvre poulain, ce fut une scène désastreuse ; il se débattit, voulut mordre, et resta méchant toute sa vie.

Et s’il n’avait été que méchant ! Mais il lui arrivait des accidents à vous faire mourir de chagrin, il avait la guigne, croyez-moi. À deux ans, il reçoit une poutre sur le dos, et casse en ruant la figure d’un passant. À trois ans, il éborgne un vétérinaire. À l’entraînement, il met le pied dans un trou, et le malheureux gosse qui le conduit se rompt les deux jambes. Enfin on l’amène un jour à Longchamps. C’était un bon cheval. Mais tout le monde le tournait en dérision : « Cacoua !… » Eh bien, mille mètres après le départ, mon sauvage trouve moyen de désarçonner son jockey qui se tue net.

Il ne reparut qu’en obstacles un an après. On n’osait plus se moquer de ce nom-là. Or, vous vous rappelez l’aventure : Mac Tory qui le montait fut rapporté avec le crâne en bouillie. On entendit alors une clameur d’effroi quand on ramena au pesage la terrible bête : « Cacoua !… Cacoua ! »

— Il n’a plus couru depuis !

— On a bien essayé. Le baron Joseph ne pouvait se résigner à abandonner son cheval tragique. On le rembarque donc un beau jour pour Auteuil. Bon ! en plein Paris, il sait si bien glisser et s’abattre qu’il cause le plus bel accident d’automobile de l’année. Un mécanicien et une dame y sont restés. Ah ! Cacoua… Le voulez-vous, il est à vendre ?

— Qu’en avez-vous fait, Monsieur Foggs ?

— Nous l’avons mis au vert dans un enclos, près de la Butte-aux-Gendarmes. C’est un grand diable de cheval, entièrement noir, brusque d’allures, et qui porte assez mal une tête maudite. »

Moquez-vous de moi, si bon vous semble, mais je crois à la Fatalité. Chacun a son mauvais destin. Ainsi, moi, mes belles amies me trahissent. Mais je leur en veux le moins possible. Ce n’est pas de leur faute. C’est inévitable. C’est écrit.