Au pays de Manneken-pis/Fleurs artificielles

Au pays de Manneken-pisLibrairie Universelle (p. 10-14).

FLEURS ARTIFICIELLES

I

 
Ton clair magasin, ô modiste,
Plonge dans le ravissement
Mes yeux et mon cerveau d’artiste
Subjugués merveilleusement !


C’est une serre tropicale
Où, par un éternel matin
Rayonnent des fleurs en satin.
En soie, en velours, en percale.

Plus séduisantes que tes pleurs
Ou que tes peignoirs de batailles,
M’apparaissent les fausses fleurs
Qu’aux élégantes tu détailles.

Déserte le banal boudoir,
Car je lui préfère la flore
Bizarrement versicolore
Dont s’ébouriffe ton comptoir.

Je crois, en franchissant la porte
De ce jardin capricieux,
Que l’aile des rêves m’emporte
Loin, bien loin, sous de nouveaux cieux.

Dans leurs fantastiques corolles,
À ton sourire épanouis
Éclatent en chœurs inouïs
Des végétaux sachant leurs rôles.

II

 
Près d’un bleuet en calicot
Fleuri sous d’autres latitudes,
Tout noir, un grand coquelicot
Prend de funèbres attitudes.

Une tulipe de velours
Penche sa tête mauve et pleure
Sur des gramens d’or qu’elle effleure
De ses pétales ronds et lourds.

Ophyrie aux reflets de cuivre,
Hautaine sur le fil de fer,
Lève son front où le faux gîvre
À mis comme un baiser d’hiver.

Ophyrie — et bien d’autres roses
S’émerveillant de leurs satins
Extraordinaires et teints,
Dans de joyeuses couperoses !


Une aube en verre filé met
Sa rosée aux fruits de la ronce ;
L’aile d’un papillon gourmet
Luit dans les calices de bronze.

Rival d’un rameau de pyrus,
Un liseron grenat évase
Aux lèvres neigeuses d’un vase
Son entonnoir de papyrus.

La mouche de jais en maraude
Brille aux clochettes du muguet.
La cétoine aux yeux d’émeraude
Dans les narcisses fait le guet.

De flamboyantes renoncules
Arrondissent leurs taffetas,
Ô caprice, que tu montas
Sur de fabuleux pédoncules.

Au cœur d’un lis artificiel,
L’aile d’azur d’un scarabée
Semble, du firmament tombée,
Une gouttelette de ciel.

III

 
Ô région déconcertante
Par sa naïve absurdité
Qui me séduit et qui me tente,
Adorable en sa fausseté !

Où te lèves-tu, soleil pâle,
Dont les rayons inexpliqués,
Sur ces chers bouquets compliqués
Versèrent l’éclat et le hâle ?

Sous quels cieux et par quels degrés
Croissent ces rigides corbeilles
Que ne vient souiller nul engrais
Et que respectent les abeilles ?

Dans quel mystérieux grenier
S’emmagasinent leurs semences,
D’où leur viennent ces soins immenses,
Et quel surhumain jardinier


En un jour de folie étrange
Osa rêver votre beauté,
Fleurettes dont rien ne dérange
La sereine immobilité ?

Sa fantaisie aux doigts agiles
Enlumina vos fins émaux
Et sut implanter vos rameaux
Dans de merveilleuses argiles.

Loin par delà l’océan vert
Doit germer cette flore unique,
Aucun savant n’a découvert
Le secret de sa botanique.

Sur quelque rivage écarté
C’est un paradis, — ô merveille
Sans lendemain comme sans veille ! —
Fait de couleur et de clarté.

Cet éden fécond en mystères
A proscrit immuablement
De ses impassibles parterres
L’odeur, le bruit, le mouvement !

IV

 
Or, sur ces cadavres voltige
Comme un papillon cajoleur
Ta main qui va de fleur en fleur,
Et l’on voit sur sa roide tige

La fleur surprise se hausser
Puis s’épanouir, bien vivante !
Tout s’anime où va se poser
Ta caresse alerte et savante,

Tout se meut à tes doigts jolis :
Sous leurs délicates phalanges
Le bourgeon rejette ses langes,
La feuille défripe ses plis.

Les boutons mignards font des mines
En délaçant leur corset clair ;
Les amoureuses étamines
Épandent leur pollen dans l’air.


Les spathes exceptionnelles
Tendent leurs cornets à tes pleurs,
Le grand lis farde ses pâleurs
Au doux soleil de tes prunelles.

Émerveillé, le papillon
Agite ses ailes et joue,
Perplexe entre le vermillon
De tes roses et de ta joue.

À tes attouchements subtils,
À tes coups d’ongles, le pétale
Voluptueusement s’étale
Et forme une alcôve aux pistils.

Le scarabée aux ailes bleues
A remué la patte. Il court
À vos mâts de cocagne, queues
D’œillets auxquels il fait sa cour !

Cependant les floraisons fausses
Se groupent en riches bouquets
Parfumés à tes doigts coquets,
Ô modiste ! et, — métamorphoses ! —

Parmi ces fleurs mortes prenant
Vie à ta main providentielle,
Tu me parus, incontinent,
Être la fleur artificielle !