Imprimerie de « L’Événement » (p. 264-298).

X


La poitrine haletante, Marguerite Delorme est prisonnière dans une chaise longue. On a fermé la fenêtre, on a peur que la bise mauvaise d’octobre ne soit brutale au corps si faible. Il y a un désespoir aigu sous le visage maigre et morne à vous arracher des larmes. Trois spécialistes de renommée certaine ont précisément terminé l’examen décisif et délibèrent à l’écart. De ses grands yeux qui n’y voient guère plus, la jeune fille essaye en vain d’épier, sur la physionomie grave des savants qui s’embrume, la sentence qu’ils préparent. Gilbert Delorme, courbé, vieilli, pitoyable, couve son enfant d’un regard de commisération poignante où flambe un éclair de haine parfois. Et la mère, oubliant d’être frivole, a le cœur lourd comme elle ne l’a jamais eu.

— Monsieur Delorme, nous voudrions vous parler, dit soudain l’un des oculistes. Aurez-vous l’obligeance de nous suivre ?…

Et, sans attendre qu’il vienne, ils quittent la chambre où la voix fatidique du médecin a répandu quelque chose de lugubre. Gilbert est transi d’effroi. Une minute sombre passe avant qu’il ne bouge. Enfin, comme écrasé par la menace de ce qu’il appréhende, il sort, à pas lents moins rapides, lorsqu’il approche du seuil.

Marguerite a beaucoup souffert et beaucoup songé depuis un mois. Cette âme de jeune fille éprise de noblesse et saturée d’idéal, était mûre pour le grand amour dont elle était digne. Toute elle-même a vibré, lorsque, subitement mise en face de Jules Hébert, elle a eu l’intuition profonde qu’il remuait son cœur de battements inconnus. Tout son être, peu à peu, a chancelé, puis défailli sous la révélation que lui fit le jeune homme d’une personnalité ardente et généreuse, magnétique et robuste. Et plus la tendresse grandissante du Canadien a gravité autour d’elle, plus la Française a sombré dans l’amour. Le sentiment, bien qu’impulsif et fatal, à base d’affinités réelles, n’avait rien de superficiel et d’exalté, mais creusait aux profondeurs les plus vives d’elle-même. L’émotion chaleureuse avec laquelle Jules, la première fois qu’il trahit sa religion, s’éleva de l’Océan vaste à Dieu roi des espaces, la conquit tout de suite, et elle lui fut presque reconnaissante de croire avec un tel orgueil, avec une franchise aussi totale. Cédant à un besoin impérieux de femme qui adore, elle voulut s’enivrer du bel enthousiasme du jeune homme, le pria de lui ouvrir largement son cœur de chrétien. Le catholicisme vigoureux et traditionnel du Canada-Français l’émerveilla étrangement, au point qu’elle regretta d’avoir laissé pénétrer en elle autant de flamme religieuse. Elle eut beau faire sentinelle contre elle-même, nier l’ébranlement de ses convictions d’athée, le trouble n’en fouilla que plus loin les abîmes de sa conscience, et il y eut des heures de crise où elle eut peur de croire. Au cours de l’adieu pathétique sur le Cap Tourmente, à l’instant même où elle a si violemment défendu l’athéisme de son père, une voix au fond d’elle-même dominait le tumulte de son âme, et plus elle repoussait Dieu, plus Il s’y dressait, vivant, nécessaire, débordant, tenace, inéluctable.

Alors même que son doute imposait ce qu’il affirmait si énergiquement, la jeune fille, méfiante du surnaturel par habitude et par tempérament, identifiait son trouble avec la puissance de l’amour. La séparation, atténuant les violences du cœur, apaiserait les tourmentes de l’âme. Ce n’est qu’au regard suprême de son ami que Marguerite éprouva un déchirement si vif qu’elle en crut tomber sur place. Elle n’eut que le temps de se hâter vers sa chambre, et là, un spasme creva au plus intime d’elle-même et lui secoua rudement la poitrine. Elle pleura, toute la nuit, le rêve qui s’effondrait en elle. Ils essayèrent vainement, le père et la mère aux abois, d’enrayer ce délire de sanglots. Cette insomnie de nerfs douloureux lui mit la tête à feu et à sang, et le lendemain, une telle névralgie martelait son crâne qu’il fallut ne pas laisser Québec. Il y avait des moments de calmes affreux, suivis de larmes plaintives ou mouvementées. On lui redit souvent quel péril menaçait les yeux fragiles : le désespoir du père et l’angoisse de la mère se heurtèrent sans cesse au chagrin tyrannique, et cela dura plusieurs jours lamentables.

Un soir où la crise nerveuse paraissait lâcher prise, la malade se plaignit que son regard se filait de noir. Gilbert fut affolé. Il déchaîna sa rage contre Jules Hébert le lâche. Marguerite, si déprimée qu’un rien l’assommait, ouvrit de grands jeux hagards sur le père qui outrageait l’être qu’elle aimait de tout le martyre enduré pour lui. Et quand il eut fini toute sa colère, une détente se fit dans l’âme de son enfant qui se tordit longtemps sous des sanglots saccadés. Gilbert, effaré, la supplia de refouler ses pleurs, se demanda avec horreur pourquoi il n’avait pas songé à l’épouvantail salutaire du médecin. « Tu vas te briser les yeux, mon enfant », redisait-il, mais la volonté frêle était moins puissante que la douleur. Il n’est pas ridicule d’aimer de la sorte, il suffit d’avoir le cœur altier. Le rire des persifleurs d’amour sonne mal, il est fêlé d’égoïsme ou de lâchetés. Il est bien facile de se reprendre, quand on n’a rien donné de soi-même. Elle avait donné le meilleur d’elle-même, voilà pourquoi l’agonie de son rêve était si longue et si atroce.

Gilbert comprit qu’il avait trop retardé. Un spécialiste de Québec s’empressa. Le verdict fit planer un doute formidable. Les lésions anciennes de l’œil s’étaient de nouveau ouvertes, l’acuité visuelle s’écoulait par les blessures. Il serait bien difficile de les cicatriser. Des médicaments et des bandages furent tentés. Ils ne furent pas efficaces. On fit accourir un praticien largement connu de Montréal. Il fut catégorique, déclara la chose inévitable. Déjà beaucoup vieilli, Gilbert, en quelques secondes, courba de plusieurs années. La mère ne songea plus à se faire divinement belle. Marguerite ne chercha pas à savoir, la souffrance au visage de ses parents disait tout. Les deux confrères résolurent d’appeler à l’aide un prodigieux oculiste de New-York. Il venait, précisément, il y a quelques minutes de scruter les yeux d’où la lumière s’enfuyait de jour en jour.

— Nous sommes unanimes, dit à Gilbert, qui les rejoignait, l’un des trois savants, celui de Québec, plus familier, connaissant mieux le chagrin du Français.

— Je devine tout, balbutie le père.

— Notre confrère de New-York est positif, le cas est incurable…

— Est-ce bien vrai que mon enfant va devenir aveugle ? s’écrie Gilbert. J’en avais le pressentiment, la certitude même, et pourtant, je ne puis le croire !… Elle avait des yeux si profonds et si beaux !…

— C’est, au mieux, une question de jours, dit en anglais l’oculiste américain. Je le regrette pour vous et pour elle, il n’y a rien à faire…

— Que dit-il ? demanda machinalement le père.

— Dans quelques jours, demain peut-être, elle ne verra plus, explique le médecin de Québec. Comme je vous le disais tout d’abord, les lésions trop envenimées ne peuvent être cicatrisées…

— Je vous en supplie, laissez-moi une espérance quelconque, gémit le Français. Il ne faut pas que cela vienne, il y a encore une ressource, un moyen d’écarter la chose horrible !… Nous allons retourner vers elle, vous trouverez l’opération salutaire !… Oui, venez la sauver !… Que ne suis-je à Paris !…

— Paris même serait impuissant, Monsieur Delorme, dit le praticien de Montréal. On ne fait pas de miracle à Paris…

— Il n’y a donc alors que le miracle, ricana Gilbert, haineux, mordant. S’il n’y a plus que Dieu pour guérisseur, nous allons attendre longtemps…

— Qu’en savez-vous, Monsieur Delorme ? interrompit le médecin de Québec.

— Comment ! Vous êtes un homme de science, et vous croyez encore à cela, vous ?…

— J’ai déjà condamné des yeux que Sainte-Anne de Beaupré sauva…

— Et moi aussi, ajoute celui de Montréal.

— C’est que la nature a des ressources dont le mystère échappe encore à votre science, Messieurs !…

— Je regrette que notre science nous ordonne de n’avoir plus d’espoir à vous donner, se contenta de dire le praticien de Québec.

— Je vous demande pardon d’avoir insulté votre foi, Messieurs, la douleur me fait perdre la tête…

— Permettez-nous de partager votre peine, Monsieur Delorme, conclut le médecin de Montréal au nom de ses confrères.

— Merci de votre pitié, murmure Gilbert aux trois savants qui s’esquivent…

Longtemps, il est pétrifié par la douleur. Il chancelle à la pensée de transmettre le message horrible à son enfant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant le colloque précipité de Gilbert et des oculistes, la jeune fille traverse une crise atroce. Elle a eu de longues heures, seule à ses rêveries de malade inerte, pour s’angoisser du problème de la vie humaine. Et les germes que la foi canadienne-française avait inoculés dans son âme y ont gonflé des racines lointaines, magnifié le doute envahisseur. Il ne pouvait plus s’agir de la passion courbant la volonté sous le joug, puisqu’elle avait fait le sacrifice de toute elle-même à l’idéal de son père. Malgré le combat incessant de l’athéisme pour demeurer tyran de son intelligence, malgré la persistance à rayer le surnaturel de la pensée aux prises avec l’obsession divine, elle s’épouvanta, un jour, du relief dominateur avec lequel Dieu logeait au plus profond de sa conscience. Avant même d’avoir subi le choc de Jules Hébert et de sa mentalité chrétienne, il lui arrivait parfois de se demander si les générations n’étaient vraiment que des étapes vers le bonheur absolu dans la Libre-Pensée universelle, triomphe du principe intelligent et bon palpitant dans la Matière. Ainsi, elle pourrait ignorer toujours ce bonheur éperdument convoité jusqu’au dernier souffle, et rien n’en serait venu étancher la soif. Depuis qu’elle avait été broyée par ce malheureux amour, maintenant que la lame s’émoussait, tranchait moins dans la chair vive de son cœur, elle éprouvait des aspirations plus brûlantes encore vers la grande joie nécessaire que le plus intime de nous-même réclame et veut. Ce n’était plus l’amour qui travaillait son âme, il était immolé. Quelle était cette attente d’allégresse hors l’amour ? Si c’était vrai, l’au-delà, gouffre d’extase, apaisement de l’être, nourriture d’éternel Amour ? L’humanité devenait-elle meilleure sous le sceptre de la Libre-Pensée ? Parmi ses fidèles, y avait-il moins de haine, moins de vilenie, moins de traquenards, moins de bestialités, plus d’essor vers les cimes ? L’immolation au bonheur de tous ne serait-elle qu’une supercherie leurrant un petit nombre, débordé par la masse des brutes et des égoïstes ?

Tout d’abord violentée par l’agonie de son rêve, elle s’effraya peu de la menace de devenir aveugle. Quand on lui ceignit les yeux d’un bandeau écrasant, elle espéra qu’elle allait guérir. Mais au cours de ces ténèbres denses, elle écouta plus volontiers les murmures divins plus impérieux dans le silence en elle-même, et Dieu s’empara plus rapidement de l’âme plus solitaire. Elle devina que le spécialiste de Montréal n’avait pas laissé d’espoir. À la perspective d’étre plongée dans une nuit sans relâche, elle sentit des tenailles refermer leurs griffes sur le cerveau à la dérive et l’étreindre. Ce fut, pendant quelques minutes, un supplice inexprimable. Tout son être se cabra, en une révolte rageuse, contre le martyre qui s’approchait. Quelque chose, du fond d’elle-même, cria follement au secours vers un libérateur, et la vision de Dieu, plus précise que jamais, se dressa tout-à-coup lumineuse et pacifiante. C’est ainsi que Marguerite connut la prière. Elle y revint souvent malgré elle et la trouva douce et rafraîchissante. Et bien qu’elle tremble si fort, craignant le retour de Gilbert, elle entrevoit qu’une espérance merveilleuse adoucira le désespoir.

— Sois bien courageuse, mon enfant, murmure soudain la mère que le silence oppresse.

— Il n’est pas facile d’avoir du courage contre le désespoir…

— Vous ne pouvez me cacher vos inquiétudes… Père tarde beaucoup à venir… Je suis jugée maintenant, on m’a condamnée…

— Non, ce serait trop barbare, s’écrie la mère, avec un élan d’affection débordante. Si tu deviens aveugle, il n’y a plus de joie pour nous !… Gilbert apportera des nouvelles calmantes… Une allégresse trop vive fait sourdre les larmes, il ne faut pas que tu pleures… Sois raisonnable, là est le salut, je le devine…

— Depuis longtemps, je suis fort sage, ma mère.

— Depuis une semaine, depuis dix jours, mais avant cela, tu nous as trompés, tu sanglotais à la sourdine, alors que nous te croyions guérie de cette blessure au cœur… C’est même le chagrin qui t’a affaiblie de la sorte…

— Pardonnez-moi tout cela, mère, je ne pouvais faire autrement… Il y avait, au fond de moi-même, une source inépuisable de souffrance. Plus j’ai pleuré, plus j’avais le besoin de pleurer toujours…

— C’est plutôt nous qui devrions réclamer ton pardon… Nous espérions sans cesse que ta douleur ne serait qu’une passade, nous aurions dû voler au médecin plus tôt…

— Le médecin aurait échoué… Ils n’ont jamais guéri les cœurs qui saignent d’amour, vous le savez bien, mère… Il n’y a, pour cela, d’autre remède que soi-même…

— Et s’il t’avait menacé du malheur que tu redoutes ?…

— Je crois que cela eut été la même chose, vraiment… Il fallait que la crise, amassée comme un nuage trop lourd dans mon âme, crève et fonde… Enfant naïve que j’étais, j’ai cru qu’une larme d’adieu suffirait à la vengeance de la passion étranglée en moi-même…

— Il n’est donc pas fini, cet amour néfaste ?…

— Il ne finira jamais, mère…

— Comment l’aimes-tu encore, après tant de mal ?…

— Je l’aime davantage, parce que je l’aime plus profondément, plus saintement… Je penserai à lui, désormais, sans amertume et sans violences… Au fait, vous n’avez pas oublié mon message à Jeanne Hébert, n’est-ce pas ? Vous a-t-elle répondu ?…

— Pas encore, mon enfant…

— Oh ! Que j’ai hâte de la voir !… Il faut qu’elle ne tarde pas. Mère, je distingue à peine votre charmant visage… Je perds mes yeux à chaque instant, goutte à goutte… Mon père ne vient pas encore : c’est bien cela, demain, je ne vous verrai plus, je ne verrai que des souvenirs…

— Le voici ! murmure Geneviève, effrayée par le visage décomposé de Gilbert.

— Approchez, mon père… Vous avez bien tardé… Plus vite que cela… Vous paraissez ne pas vous empresser de me communiquer la sentence… Parlez sans crainte, je suis prête…

— Pourquoi désespères-tu, ma fille ? dit Gilbert s’efforçant de maintenir sa voix calme et plutôt rassurante.

— Cela flotte dans l’air que vous traînez… Il faut bien que je devine, je distingue si peu votre visage que je n’y puis lire ma condamnation… Approchez-vous plus près encore, tout près de mes yeux, que je puisse vous voir… C’est le dernier jour, n’est-ce pas ?…

— Il est impossible que tu ne puisses pas me voir, je suis tout près de toi, je ne puis l’être davantage, proteste Gilbert, avec presque des sanglots dans la voix. C’est une ruse pour me forcer à déclarer ce que tu appréhendes…

— Inutile de feindre, reprend vivement la jeune fille… Si c’était le contraire, je n’aurais pas besoin de recourir à la ruse pour le savoir… Vous m’auriez déjà préparée à la nouvelle du salut, vous m’auriez déjà tout dit… Vous vous êtes trahi, je suis aveugle !… Mais dites-le moi donc, afin que je pleure à loisir !…

— Hélas, pauvre enfant ! sanglote le père, étreignant la tête brune sur sa poitrine.

— Courage, ma fille, gémit la mère…

— Aveugle ! Je suis aveugle !… Quelle horreur !… Mais je ne veux pas, je proteste contre le sort !… Malgré tout, j’espérais toujours !… Fermés à toujours, à la clarté, à la vie immense, à la poésie des espaces, aux livres adorés, aux chers visages, à la France !… C’est la nuit, lugubre, épaisse, inflexible, jusqu’au dernier souffle de ma poitrine !… On m’abandonnera seule à mon martyre !… Oh non, c’est trop cruel !… Je ne veux pas, moi !… Elle est barbare, elle est monstrueuse, cette Matière !… Non, mon Dieu, si Vous êtes, Vous ne voudrez pas cela !…

— Que dis-tu, Marguerite ? interrompt Gilbert, atterré.

— Ce n’est pas moi qui ai dit cela, répondit-elle, se rappelant que son père doit ne jamais le savoir, le désespoir m’a entraînée, mon âme a voulu se cramponner à je ne sais quelle illusion de salut !… J’ai crié vers un Être quelconque, vers celui qui me délivrera… Le nom de Dieu m’est venu malgré moi, comme tout autre aurait pu venir !… Sauvez-moi, quelqu’un, Lui ou un autre, vous ou un médecin, Jules Hébert ou son Christ, venez à mon secours, quelqu’un !… Les hommes n’ont donc rien trouvé pour guérir le désespoir !…

— Dis, mon enfant, tu ne crois pas à Lui ? implore Gilbert.

— Le sais-je, moi ?… Donnez-moi, je vous en conjure, une espérance de vous revoir tous, un jour, tous ceux que j’aime !… Qu’avez-vous à m’offrir, s’il faut endurer le supplice des yeux vides jusqu’à la fin des jours ?… Non, c’est trop douloureux, ce que je sens là !… On doit éprouver cela, quand on nous entre un poignard dans la chair, quand la soif nous étrangle, quand l’agonie nous empoigne au cerveau !… Il faut qu’on déchire ces ombres, là, qui envahissent, qui tuent !…

— Mais que pourrait-il t’offrir, Lui ?…

— Sa Lumière, la vision éternelle, le regard plongeant dans les abîmes de l’infini…

— Ah ! ce Jules Hébert que j’abhorre, ce canadien-français abject ! Voilà donc ce qu’il t’a enseigné, le misérable hypocrite, il t’a fait le catéchisme, inoculé le virus de la superstition !… Comme lui, comme les siens, tu as la bouche pleine de Dieu, d’éternité, de Lumière des choses… Mais c’est lui, ce lâche, qui t’a valu la souffrance et t’a brisé les yeux en te broyant le cœur !… Tu ne le hais donc pas ?… Faut-il qu’il joigne la honte à tous les maux dont il a jonché ton âme ?… Quel est cet art diabolique avec lequel il t’a ligotée de chaînes ?… Il enveloppe ton existence d’un deuil effroyable, et tu l’aimes toujours !… Une semaine encore, et tu abjurais la Libre-Pensée, tu m’apostasiais… Je l’exècre, je le maudis !… S’il était devant moi, je me jetterais sur lui, j’en ferais de la charpie !…

— Je vous supplie de ne pas frapper Jules Hébert, c’est moi-même que vous brisez… Je vous en conjure, mon père, calmez votre fureur… Peut-être est-ce le dernier jour où je pourrai vous entrevoir… Laissez-moi deviner, sur vos traits, toute leur douceur pour que j’en garde l’empreinte au fond de mon être… Je veux sentir, dans vos yeux, tout votre amour pour moi… Approchez vous aussi, mère, que je vous sache tout près de mon cœur… Oh, comme cela, je distingue un peu, si peu vos deux visages bons et tendres, le souvenir me donne le reste… Maintenant, je les possède à jamais… Éloignez-vous, l’effort épuise l’énergie de mes yeux, il faut que j’en conserve, si je veux que la lumière leur parvienne encore demain…

— Oh ! mon enfant, cela me navre et me transperce le cœur ! s’écrie Gilbert, écrasé de peine.

— C’est trop de malheur ! sanglote Geneviève.

— Ne pleurez pas, chers parents… Vous serez auprès de moi quelquefois… Cela me suffira pour vivre… Avec de la tendresse autour de soi, on n’est pas incapable de vivre… Il n’y a que les âmes tout-à-fait seules qui aient besoin de mourir… Je vous promets d’être vaillante, de ne pas me plaindre… Mais oui, ce sera encore du bonheur, vous aimer comme j’en aurai le loisir… Ah ! que je vous aimerai !… Vous serez ma vie toute entière, je ne me lasserai pas de vivre pour vous…

— Oh ! que tu es généreuse, ma fille !… Tu n’as pas une parole de haine contre cet infâme !… Je ne lui pardonnerai jamais, moi, je le sens !… Ne me le demande pas, je suis incapable de te le promettre… Ne te chagrine pas, je ne te parlerai plus jamais de lui, ma rancune sera discrète… Je t’aimerai comme jamais père n’aima… Ce n’est rien, l’amour dont je te comblai, si je le compare à celui que je te réserve…

— Et moi, je serai meilleure pour toi, je serai vraiment ta mère, ajoute Geneviève, qu’un remords vague hantait.

— Vous fûtes bonne sans cesse, mère chérie… J’ai cru que vous vous accusiez dans l’accent de vos paroles… Vous aviez tort de vous faire des blâmes… Nous allons partir bientôt, n’est-ce pas, mon père ?…

— Ah ! pourquoi y sommes-nous venus, dans ce Canada funeste ?…

— Encore des violences, mon père !…

— Pardon, Marguerite…

— Je vous comprends… C’est moi qui devrais implorer votre clémence… J’ai fait crouler votre idéal… Vous n’aurez pas de petit-fils pour continuer votre belle mission… La Matière, que vous adorez, n’est vraiment pas généreuse à votre égard, on dirait même qu’elle se venge… Si je fus coupable, elle m’a rudement châtiée, elle a bien choisi sa torture…

— Ne parle pas ainsi, ma fille… Il y a du fiel dans tes paroles ! Les lois de la Matière sont immuables… Alors que jeune, tu fus terrassée par une maladie…

— Qui venait d’Elle, se hâta d’interrompre la jeune fille.

— Eh bien ?…

— Pourquoi m’avait-Elle frappée ?…

— Tu avais été imprudente, je suppose, répondit Gilbert interloqué, de nouveau soupçonneux.

— Pourquoi l’a-t-Elle permis ?…

— Tu accuses, tu doutes, mon enfant… Ah ! Ce Jules Hébert !…

À ce moment, Jeanne Hébert, introduite jusqu’à la chambre où le père et la fille se blessent au cœur, a l’intuition d’une chose affreuse et court, d’un élan impulsif, vers son amie affaissée dans la chaise longue.

— Qu’y a-t-il, Marguerite ? s’écrie-t-elle, frémissante, le cœur battant vertigineusement.

— Ah ! c’est vous, Jeanne ! Que je suis heureuse !…

— Vous ici, Mademoiselle Hébert ! s’étonne Gilbert, les sourcils pleins de menaces, mais Jeanne ne pense guère à s’inquiéter.

— Hâtez-vous de tout me dire, implorait-elle, j’éprouve une inquiétude indicible… Est-ce un malheur ?…

— Viens ! dit Geneviève à son mari, il faut que ces enfants demeurent seules, et le père obéit avec un geste de colère sourde.

— Je vous remercie d’être venue si promptement, avait répondu Marguerite pendant qu’ils s’éloignaient. Voyez-vous, il fallait ne pas tarder… Je désirais tant vous revoir avant la fin !…

— Non, vous ne mourrez pas, Marguerite, c’est trop douloureux !… On vous a trompée, je n’en crois rien !… Je vais vous sauver, moi !…

— Votre cœur est impuissant, petite amie… Il ne s’agit pas de mourir, il s’agit de pire encore peut-être… C’est bien là vos boucles blondes, Jeanne, elles sont noires, tout votre joli visage est presque noir… Au moins, je l’entrevois un peu encore… Il fallait venir vite, demain, je n’aurais probablement rien vu de ma petite amie québécoise…

— Vous allez être aveugle, Marguerite !… Ah ! que je souffre pour vous !… Mais c’est inhumain, c’est monstrueux, il faut vous sauver de ce tourment !… Il y a des médecins, à Montréal, ici, à New-York, il faut qu’ils accourent, qu’ils fassent un prodige, qu’ils aient du génie.

— Ils sont tous venus, Jeanne…

— Et ils vous ont promis le salut, n’est-ce pas ? Ils vous ont permis d’espérer, vos yeux vont ressusciter à la lumière, à la joie !…

— C’est fini, je suis condamnée, irrévocablement, jusqu’au dernier battement de mon cœur !…

— C’est bien vrai, alors, dit Jeanne, les larmes se précipitant de ses prunelles qui s’élargissaient de pitié. Vos yeux que j’aimais tant, auxquels j’ai rêvé souvent depuis qu’ils nous avaient quittés, Jules et moi, vont se couvrir de nuit profonde !… Mais non, c’est horrible, c’est déchirant, je ne veux pas que cela soit vrai !… Dites, ils ne se voilent pas, vos beaux yeux, Marguerite ! On se trompe, elle ne se cachera pas, votre belle âme !…

— Mon âme a bien changé, mon amie…

— Elle n’a pas cessé d’être bonne et généreuse, cela, je le jure…

— Parlez-moi de votre frère, balbutie Marguerite, et son cœur ému teinte ses joues de flamme rose.

— Il vous pleure… Oh ! s’il savait ! Il deviendrait fou de chagrin !…

— Je vous remercie de ne lui en avoir rien dit…

— Pourquoi exigez-vous qu’il ne vous revoie pas ?…

— Il faut qu’il ne vienne pas, il faut que je parte, comme cela ; je ne supporterais pas un autre adieu, je le sens !…

— Que s’est-il donc passé ?…

— Dès l’adieu consommé, j’ai eu beaucoup de chagrin, une crise d’affolement douloureux… Ma tête fut si déchirée par le mal que nous dûmes rester à Québec… J’ai trop pleuré, Jeanne, voilà tout ce qui eut lieu…

— Ah ! si Jules n’était pas à Ottawa, j’irais…

— Je vous le défendrais ! interrompit la Française, vivement. Il vaut mieux qu’il ne me voie pas, l’amour est si bizarre, il ne m’aimerait que beaucoup moins peut-être…

— Est-ce que je vous aime moins ? lui reprocha Jeanne.

— Les hommes, ce n’est pas la même chose… Je vous disais que j’ai pleuré… Une maladie, alors que j’étais bien jeune, avait blessé mes jeux… Les cicatrices n’étaient pas solides… Trop de sanglots les ont ouvertes… Les médecins, il n’y a pas une heure, les ont déclarées invincibles…

— Oh ! que vous avez dû souffrir, quand on vous l’a dit !…

— Le délire fut effroyable… J’ai presqu’imploré la mort, j’ai eu des cris de bête sauvage, ils m’ont percée jusqu’au plus intime de la chair, ils sont là pour toujours… Cela ne pouvait pas durer : le désespoir, quand il ne tue pas, se tue lui-même… N’en parlons plus, Jeanne, c’est la dernière fois que nous nous voyons, ou plutôt, que vous me voyez… Mon père souffrirait de votre présence ici… Causons des jours heureux, voulez-vous ? Que devient-il ?…

— Il y a quelques jours, il demandait au ciel de vous rendre heureuse… La session est commencée à Ottawa…

— Il a parlé ! s’écrie Marguerite, avec un élan d’enthousiasme.

— Oui, il a parlé de son âme canadienne, reprit Jeanne, impuissante à ne pas être orgueilleuse. Il a fait une sensation !… Les journaux ont signalé son éloquence et l’envergure de son idéal !… Comme il le disait, il a semé la graine !…

— Elle poussera !… Oh ! comme je l’adorais, son enthousiasme de patriote !… C’était le troisième jour que j’avais le bonheur d’être avec lui… Il me parla longuement de l’âme canadienne-française, et je l’aimai tout de suite, parce qu’elle était la sienne. Puis, s’animant davantage, il me révéla l’âme canadienne, m’en déroula les plis beaux et larges !… Et je le contemplais, si beau, si généreux, si vibrant !… On peut me crever les yeux, on ne m’empêchera pas de toujours le revoir, si éloquent, si fier et de l’aimer toujours !…

— Marguerite, je ne le crois pas encore !… Dites, on vous guérira !… C’est monstrueux, si vous saviez tout ce que j’endure pour vous !… Je voudrais vous délivrer de ces ténèbres, il faut qu’on dompte la nature !… Ah ! si vous croyiez !…

— Quoi, Jeanne ? interrompit brusquement la fille de Gilbert.

— Oui, si vous étiez avec nous, Dieu vous redonnerait vos yeux !… Sainte-Anne de Beaupré vous sauverait !…

— Êtes-vous bien certaine ? balbutie Marguerite.

— Tellement certaine qu’elle devra vous guérir !… Je veux qu’elle agisse ! Je vais tant la prier, il faudra qu’elle m’écoute ! Mais oui, je m’étonne de ne pas y avoir songé plus tôt… Demain, je cours au sanctuaire de Beaupré, je prie jusqu’à la résurrection de vos yeux !…

— Je ne crois pas, Jeanne… Le ciel ne peut avoir pitié de moi… Merci de votre grand cœur, cela me touche infiniment…

— Ah ! si vous croyiez, cela serait tôt fait, je vous l’assure, dit la petite Québécoise, ardente, si impétueuse qu’elle vainquit les derniers scrupules de la Voltairienne.

— Eh bien, Jeanne, dit-elle, comme épouvantée de l’aveu qu’elle faisait, je devais ne pas vous le dire, le garder pour moi seule à jamais… Savez-vous ce qui m’a soulagée, rendue moins douloureuse, presque résignée au supplice d’être aveugle ?… La certitude qu’un jour la soif intense de ravissement dont mon être brûle encore, sera largement assouvie !… Oui, mon amie, j’ai la conviction forte et sereine que, par delà ma torture, il y aura des joies ineffables !…

— Vous croyez ! s’écrie la petite Québécoise. Ce n’est pas autre chose, croire !… C’est l’au-delà que vous pressentez au meilleur de votre conscience, vous avez la foi, vous êtes sauvée, demain nous irons à Sainte-Anne de Beaupré !… Quelle joie !…

— Si j’avais votre foi, j’irais… La mienne est si nuageuse et si rudimentaire… Ce n’est peut-être que de la poésie, du sentimentalisme, le besoin de remplacer les horizons perdus par des rêves d’infini !… D’ailleurs, il faut que mon père ignore, il en serait si malheureux !…

— Dieu le prendra comme Il vous a prise !… Croyez-vous à Lui ?…

— Attendez un peu, Jeanne… Peut-être est-ce Lui, cela… Mais oui, plus j’y songe, plus ce doit être Lui, plus je Le sens en moi !… Il répand, dans mon âme, le repos et l’Amour…

— C’est Lui, je Le reconnais !…

— Il y a quelques semaines, Il est venu… Misérable ! je L’ai chassée… Il est revenu, toujours plus pressant, plus doux, plus magnifique… Il poussait dans mon âme, je voulais l’en déraciner… Oh ! qu’il est bon ! Il ne s’est pas offensé !… Il m’est resté fidèle, m’a inondée chaque jour davantage, plus grand, plus nécessaire… Et maintenant que je Le vois au fond de moi-même, Lumière et Joie, Espérance et Bonté, je L’aime, je L’adore, je me soumets, parce que je ne puis plus faire autrement… C’est fini, la lutte en moi contre Vous, mon Dieu, je crois en Vous, je vous remercie de la souffrance qui m’a valu votre Amour…

— Oh ! la belle prière !… Dieu ne résiste jamais à de tels accents !… Vous prierez comme cela devant la Sainte, et Dieu vous guérira, Marguerite !…

— Je commence à vous croire, Jeanne… Je suis plus légère et je ne sais quelle ivresse m’envahit toute entière, serait-ce la sensation de l’Infini ?… C’est vrai, Jeanne, ce que vous disiez, Il va me guérir, j’en suis certaine, je le sens, je l’exige, Il ne m’en veut pas de Lui commander ainsi !…

— Je Lui en veux, moi ! s’écrie Gilbert, froidement, avec une rage condensée. Les deux jeunes filles, stupéfiées, attendent qu’elle éclate.

Il n’a pu résister à l’élan de sa méfiance. Il a soupçonné Jules Hébert d’il ne sait quelle machination fourbe. Dès qu’il eût abandonné la chambre, docile malgré lui à l’appel de Geneviève, il a eu peur. Incapable de mater son inquiétude, il est revenu, presqu’aussitôt, la démarche assourdie, se dérobant, sournois, presque rampant, la haine à l’affût. Il sait tout, ou plutôt, il ne croit pas à ce qu’il entend, identifie cette explosion de foi au délire des nerfs à la dérive.

— Oui, je Lui en veux, mon enfant… Bien qu’il ne soit qu’un mythe et de la fumée, j’ai toujours haï ce Dieu !… Depuis que je t’ai entendue L’implorer de la sorte, je ne sais plus ce que j’éprouve pour Lui : c’est quelque chose de plus fort que la haine, comme un besoin de me venger de Lui !… Il n’existe pas, et je voudrais L’avoir sous mes talons !…

Jeanne, effarouchée, transie, regarde avec terreur le sectaire dont la fureur se déchaîne.

— Il ne vous poursuivrait pas comme cela, s’Il n’existait pas, murmure doucement Marguerite. Il n’est pas naturel de vouloir étrangler un mythe, écraser de la fumée… Plus vous le niez, plus Il existe en vous… Que je suis heureuse de ne jamais L’avoir haï !… Ne soyez pas violent, mon père, n’ayez pas de chagrin, vous L’aimerez bientôt !…

— Jamais, te dis-je !… Ainsi, tu crois à Lui ? Il t’a ensorcelée ?

— N’allez pas plus loin, mon père, je vous en supplie, au nom de ce qu’il y eut de plus tendre et de plus doux entre nous !… J’ai cru, à votre accent, que vous alliez me maudire !… Il ne faut pas faire cela, je n’y pourrais survivre… Pardonnez-moi, je devine toute la peine dont je vous accable, il faut me comprendre, absoudre !… Que n’ai-je le mot qui persuade ! Que ne puis-je vous étaler le mystère de ce qui change mon âme !… Est-ce ma faute, si je ne puis vous expliquer comment Il m’a prise et comment je L’aime ?… J’essaye de ne pas croire à Lui, c’est impossible, Il est là, je L’entends, je veux Le garder !…

— Je rêve, c’est un cauchemar !… Tu me disais qu’on n’a pas cherché à t’évangeliser, tu ne m’as pas menti !… Il aurait suffi de te causer un peu de cette foi naïve, pour qu’elle te corrompe l’intelligence ?… Ne prolonge pas mon angoisse, dis-moi que je rêve, que tu rêves, que c’est la fièvre dans tes cellules nerveuses, rien de plus, rien de honteux, mon enfant !… Tu es encore mon disciple, mes idées, n’est-ce pas, Marguerite ?…

— J’avais résolu de vous le dissimuler toujours, mon père !… Dieu ne m’en aurait pas voulu, il s’agissait de ne pas vous faire de la peine, à vous si bon !… Vous êtes venu de vous-même au chagrin, vous avez surpris mon secret !

— Non, tu ne rêves pas, tu es sereine, ta voix ne bronche pas, tu es une convertie !… Ah ! malheureuse !… Ou plutôt non, ce n’est pas toi qu’il faut maudire !… La première fois que j’ai toisé ce Jules Hébert, j’aurais dû flairer sa lâcheté !… Il s’est insinué tortueusement dans ton âme, t’a sournoisement infusé la superstition dont la moëlle de sa race est pétrie, s’est servi du patriotisme et de l’amour pour t’apprivoiser à son au-delà chimérique et dégradant !… C’est un voleur d’âme, un ravisseur d’idéal, il m’a volé mon enfant ! Le misérable ! l’hypocrite ! je le hais, je le maudis !…

— Jules n’est ni un lâche ni un hypocrite ! s’écrie Jeanne, dont le sang, fouetté au vif comme par des lanières, se rebelle.

— Il m’a ravi la joie par excellence de ma vie, rétorque Gilbert, à qui le visage menu de Jeanne, si vibrant, si fier, si beau dans sa faiblesse en courroux, en impose. Il est le meurtrier de mon bonheur, dites qu’il n’est pas un misérable !…

— Je le redis, mon frère n’est pas un lâche !… Il n’a pas essayé de faire le catéchisme à Marguerite, cela, je l’affirme, il est trop généreux pour cela !… Il a respecté son incroyance, j’en suis certaine !… Dignes l’un de l’autre, furent-ils criminels de s’aimer ?… Mon frère agir en fourbe, en larron, en serpent ? C’est faux, vous le dis-je !…

— N’est-ce pas lui qui lui insuffla le poison du ciel ?…

— Et d’abord, ce n’est pas un poison, Monsieur Delorme, s’écrie Jeanne, violente, puisque Dieu est la source de la vie même !… Qui vous assure que c’est nous qui sommes dans l’erreur ? Si le cœur vous en dit de mourir comme le vulgaire animal que le talon écrase, libre à vous, mais n’aurions-nous pas raison d’aspirer vers une survie qui apaisera notre faim, de joie sans bornes ?… Où est la honte à nous courber sous le mystère ? Il est des interrogations, dans l’être de Marguerite, auxquelles vos doctrines n’ont jamais répondu, ne répondront jamais, je les en défie !… Jules a parlé de sa foi sans arrière-pensée, sans hypocrisie, je le répète !… Quand le désespoir s’est déchaîné dans l’âme de Marguerite, elle a eu le désir d’une espérance par-delà les années de martyre qui entassaient leur horreur devant elle !… Vous n’aviez rien à lui donner, vous le savez bien, Dieu lui promit l’extase du ciel !… Ce fut la prière, cela !… Et maintenant, je vous en supplie, oubliez votre haine, donnez-moi votre enfant demain, plus tard, dès qu’elle en sera capable, et je vous promets de vous redonner ses beaux grands yeux ! J’en suis certaine, Dieu la sauvera, Sainte-Anne de Beaupré la guérira !…

— Oui, tu as raison, Jeanne, je crois en tes paroles, dit soudain Marguerite, que le plaidoyer émouvant de la petite Québécoise avait enflammée. Pardon, mon père, c’est irrésistible… Je suis toute imprégnée d’une Présence étonnante et radieuse !… Une puissance me possède, et j’en suis ravie au-delà de tout ce que je peux dire !… C’est comme si les flots d’un Amour immense venaient chanter dans mon âme comme sur un rivage !… Et je ne sais quel transport m’enchante !… J’ai besoin de prier, de prier longtemps !… Oui, je n’ignore plus ce qu’il faut Lui dire, je sens qu’Il va m’écouter, je suis certaine de Lui !… Oh oui, vous allez me guérir, mon Dieu, je le devine, je le sais !…

Au cours de ces ardentes paroles, une éclaircie magique s’ouvre dans l’âme enfiévrée de Gilbert Delorme. La rage, en lui, s’éparpille. Il perçoit, dans la flamme dont l’imagination de son enfant brûle, une possibilité extraordinaire et prodigieuse. Croyant aux ressources illimitées de la nature, il se rappelle que la science en ignore presque tout, que l’auto-suggestion en est un des pouvoirs admirables et féconds. Mais oui, pourquoi pas ? La volonté, surchauffée jusqu’au paroxysme, ne pourrait-elle pas triompher du mal ? Pourquoi ne pas exploiter ce délire d’enthousiame ? Il était impossible qu’elle crût vraiment à Dieu, la crise d’affolement avait semé le désordre en son âme, voilà tout. Dès que l’exaltation des nerfs aurait amené le prodige espéré d’eux, il serait facile de reprendre à Dieu celle qui ne croyait à Lui que par désespoir, mais qui n’y croirait plus, lorsque le calme aurait pacifié le cerveau…