Au jardin de l’infante/Tentation

Au jardin de l’infanteMercure de FranceŒuvres de Albert Samain, t. 1 (p. 239-243).
◄  Le Fouet

TENTATION

l’amant

Qui parle ainsi dans l’ombre, et quel appel résonne,
À travers les rideaux pesants et ténébreux ?
C’est un poignant appel, et ma chair en frissonne
Comme s’il m’enlaçait de grands bras langoureux.

la mort

Viens, je t’aime, je suis la Belle fabuleuse,
La sirène qui rôde aux suprêmes confins,
Et qu’on entend chanter, lente et vertigineuse,
Dans l’air triste des soirs où les sens sont divins.


l’amant

Que veux-tu ? Sur mon cœur s’endort la Sulamite,
Ivre du vin trop fort que nos lèvres ont bu :
Et mon amour, debout dans sa foi sans limite,
Est comme un chef superbe au sein de la tribu.

la mort

Viens, tous les lendemains d’ici-bas sont funèbres ;
Chaque miroir d’une heure est un miroir terni.
Viens, plonge en mes cheveux ruisselants de ténèbres,
En eux seuls tu pourras respirer l’infini.

l’amant

Oui, ta voix est suave et mon cœur se dilate
À t’écouter chanter, ô pâle, ô sombre sœur ;
Souvent, dans la fureur du plaisir écarlate,
Ta voix d’ombre arrosa mon âme de douceur.

la mort

Viens, je suis la suprême amante qu’on épouse
Au delà de la vie ironique, au delà

Des soleils d’or brutal dont la terre est jalouse ;
Et la Nuit chaste et froide à jamais me voila.

l’amant

L’heure a sonné parmi l’espace taciturne.
Vois, mon amante est belle, et je veux l’adorer ;
Car son cœur est à moi, son cœur plein comme une urne
De toute l’eau du ciel que l’amour peut pleurer.

la mort

Pauvre fou ! Celle-là vraiment l’as-tu bien toute ?…
Sondas-tu jusqu’au fond l’abîme de ses yeux !
Ton amour ? C’est un fruit mûr pour le ver du doute.
Prends garde, ton amour n’est qu’orgueil, orgueilleux !

l’amant

Tais-toi, laisse-moi vivre et m’enivrer de l’heure,
Dans cet air plein encor de ses derniers aveux.
Sa chair est glorieuse, et son souffle m’effleure
Et son bras est si blanc qui soutient ses cheveux !


la mort

Un nuage d’amour roule à travers la chambre.
Les fleurs dans les cristaux s’ouvrent à larges plis.
Plus fine que l’acier, plus subtile que l’ambre,
Ma voix glisse et pénètre aux plus secrets replis.

l’amant

Entre toutes les nuits, ma nuit est magnifique.
Va-t’en, je ne veux pas t’appartenir ce soir.
Va-t’en, car ton regard tenace et maléfique
M’attire et me retient comme un sombre miroir.

la mort

Dis, lorsque tu collais tes lèvres à sa bouche,
Dis, n’as-tu pas vécu parfois, dans un moment,
L’infini d’une angoisse éperdue et farouche ?…
C’est qu’alors tu baisais ma bouche, ô mon amant.

l’amant

Oui parfois j’ai goûté des baisers de vertige
Plus puissants que la plus délirante liqueur

Et j’ai senti dans l’ombre, ainsi qu’un noir prodige,
Des doigts mystérieux qui détachaient mon cœur.

la mort

C’était moi, moi, te dis-je, à travers l’étendue,
À travers le mirage éclatant du plaisir,
Tu cherchais dans mes yeux la grande nuit perdue.
Viens, je suis la Mort douce, et l’amante attendue,
Et je te verserai, sous mes larges pavots,
Bercé hors de la vie, et de l’être, et des âges,
Au bruit des mers sans fin battant mes noirs rivages,
Loin du mal et des pleurs, du doute et des sanglots,
Le silence et l’oubli dans l’éternel repos.

Mars 1892.