Au jardin de l’infante/L’île fortunée

Au jardin de l’infanteMercure de FranceŒuvres de Albert Samain, t. 1 (p. 71-78).
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Vers les Îles d’Amour, en les lacs bleus écloses,
Mes Rêves sont partis sur des nacelles roses.

L’ÎLE FORTUNÉE

À Antony Mars.

Dites, la Bande Jolie,
J’ai l’âme en mélancolie,
Dites-moi, je vous supplie,
Où c’est.
Est-ce à Venise, à Florence ?
Est-ce au pays d’Espérance ?
Est-ce dans l’Île-de-France ?
Qui sait ?




Viens, tu verras des bergères,
Des marquises bocagères,
Des moutons blancs d’étagères,
Et puis
Des oiseaux et des oiselles,
Des Lindors et des Angèles,
Et des roses aux margelles
Des puits.



Viens, tu verras des Lucindes,
Des Agnès, des Rosalindes,
Avec des perles des Indes,
Gardant
Sur l’index une perruche,
Le col serré dans la ruche,
Le grand éventail d’autruche
Pendant.




Les Iris, et les Estelles
En chaperons de dentelles
Rêvent près des cascatelles
En pleurs,
Et fermant leurs grandes ailes
Les papillons épris d’elles
En deviennent infidèles
Aux fleurs.



Unis d’une double étreinte
Les Amants rôdent, sans crainte,
Aux détours du labyrinthe
Secret.
Sur le jardin diaphane
Un demi-silence plane,
Où toute rumeur profane
Mourrait.




C’est la Divine Journée,
Par le songe promenée
Sur l’herbe comme fanée
Un peu,
Avec des amours sans fraude,
Des yeux d’ambre et d’émeraude
Et de lents propos que brode
L’aveu.



Le soir tombe… L’heure douce
Qui s’éloigne sans secousse
Pose à peine sur la mousse
Ses pieds ;
Un jour indécis persiste,
Et le Crépuscule triste
Ouvre ses yeux d’améthyste
Mouillés.




Des cygnes voguent par troupes…
On goûte sur l’herbe en groupes ;
Le dessert choque les coupes
D’or fin.
Les assiettes sont de Sèvres ;
Et les madrigaux, si mièvres,
Caramélisent les lèvres
Sans fin.



L’après-midi qui renie
L’ivresse du jour bannie
Expire en une infinie
Langueur…
Le toit des chaumières fume,
Et dans le ciel qui s’embrume
L’argent des astres s’allume,
Songeur.




Les amants disent leurs flammes,
Les yeux fidèles des femmes
Sont si purs qu’on voit leurs âmes
Au fond ;
Et, deux à deux, angéliques,
Les Baisers mélancoliques
Au bleu pays des reliques
S’en vont.



Au son des musiques lentes,
Les Amoureuses dolentes
Ralentissent, nonchalantes,
Le pas…
Du ciel flotte sur la terre ;
Et, dans le soir solitaire,
L’angélus tinte à Cythère,
Là-bas…