Au fond du verre : histoires d’ivrognes/Robichoux

Maison du Tiers-ordre (p. 5-7).

Robichoux



Je ne veux pas d’ivrogne, pas de tapageur, chez moi !… Et vlan ! une main au collet, l’autre… ailleurs, le cabaretier aux larges épaules, au ventre en boule, jette à la porte Robichoux, qui roule dans la neige…

C’est bien la centième fois que Robichoux saôulé, désargenté et casseur entend le respectable aubergiste lui déclarer : « Je ne veux pas d’ivrogne, pas de tapageur, chez moi ! » et qu’il se voit ignominieusement jeté à la porte… et ce sera bien aussi la centième fois demain que Robichoux retournera au cabaret, accueilli par le sourire engageant du buvetier, pour être de nouveau saôulé, désargenté, puis expulsé par sa large main et par son large pied… lorsqu’il parlera de tout casser…

Pas de cœur dans la poitrine, Robichoux !…

Le cœur aux talons, l’aubergiste !

L’ivrogne s’est ramassé comme il a pu… a retrouvé son casque roulé à dix pas… s’est retourné vers l’auberge qu’il apostrophe du poing et de la voix.

Puis grommelant il s’ébranle…

Il y a un bon mille du cabaret à la maison de Robichoux, et ce qu’il fait froid en cette nuit du 22 décembre ! L’ivrogne titube, tombe et se ramasse pour rechuter… il va comme ça, plus longtemps étendu que debout.

Sa maison a donc reculé ?… n’y arrivera-t-il donc jamais ?… Il sent le froid l’envahir ; chaque minute le fige, et voilà déjà trois quarts d’heure qu’il cherche son équilibre et son logis…

Et toujours il titube, tombe, se relève pour tomber encore…

Il est une heure, aucun passant attardé ne survient pour aider le malheureux.

À chacune des chutes de l’ivrogne, ses mains nues font une plongée dans la neige étincelante ou se collent à la glace du chemin.

Maintenant ses jambes, engourdies par l’ivresse, ankylosées par le froid, ne le portent plus debout. Robichoux ne marche plus que sur ses mains et ses genoux.

Il se traîne ainsi dans la neige et sur le verglas… longtemps… un quart d’heure ? une demi-heure ?…

Enfin ! la voilà sa maison !… Ô joie d’y arriver ! va-t-il se chauffer, se dégeler !

Il se rue sur la porte, qu’on lui ouvre… et roule sur le plancher.

— Chauffez, chauffez le poële !…

Une heure après, Robichoux affaissé par terre hurlait la douleur de ses deux mains, gelées jusqu’aux poignets…

C’était un spectacle affreux. Les mains tuméfiées, écarlates, crevées par endroits, ruisselaient la sérosité… le moindre contact des mains entre elles, ou des doigts sur le plancher faisait sursauter de rage le misérable. Il allait sans relâche des sanglots aux cris fous… c’était horrible.

« Il faut amputer les deux mains », prononça le docteur…

Elles furent amputées.

Robichoux était père de six enfants…

Devant le comptoir, deux mois plus tard, à l’auberge, vous auriez pu voir un homme accoudé sur le zinc, levant vers le plafond des moignons de bras à peine cicatrisés. Penché sur un verre, il buvait, buvait… avec une paille…

C’était Robichoux.

Et derrière le comptoir l’aubergiste aux larges épaules, au ventre en boule, digne, heureux, souriant…

Pas de cœur, Robichoux !

Le cœur aux talons, l’aubergiste !