Au fond du verre : histoires d’ivrognes/La poitrine m’ouvre !

Maison du Tiers-ordre (p. 32-34).

La poitrine m’ouvre !



Ce dimanche-là, le bon vieux curé, comme à son ordinaire depuis que la croisade de Tempérance était commencée, avait prêché contre l’ivrognerie. Il ne se lassait pas depuis trois mois, le pasteur, de traiter ce sujet ; il y revenait chaque dimanche ; le prône y était consacré, le sermon aussi, et le catéchisme donc !…

C’est qu’il faut savoir que le curé de X… était payé, comme l’on dit, pour avoir l’alcool en abomination. Dans une paroisse toute petite, que le village à lui seul couvrait presque, quelque chose comme cinq cabarets — et des ivrognes, et des épouses malheureuses, et des misères !… un vrai ramassis de toutes les horreurs que peuvent déverser sur un coin de terre cinq cabarets acharnés à se faire concurrence.

C’était le cauchemar du curé depuis 30 ans. Aussi, vous pouvez vous imaginer s’il avait béni Monseigneur l’Archevêque pour sa croisade de Tempérance !… Dieu prenait donc enfin son peuple en pitié… Et il avait recommencé de plus belle à tonner contre les boissons que depuis longtemps, devant la stérilité de ses efforts, il avait cessé de prendre à partie. Mais ce qu’il y allait depuis trois mois ! je ne vous dis que ça…

Ce jour-là, donc, il allait finir un sermon sur les châtiments qui attendent dès cette vie les malheureux ivrognes parce qu’ils ne cessent d’offenser Dieu… lorsque les fidèles le voient qui hésite… se trouble… se tait… Tous les yeux sont rivés sur la chaire… Ce ne fut pas long. Le pasteur sortant de son trouble, prononce d’une voix grave et recueillie ces paroles :

« Mes frères, je me sens pris subitement d’un mystérieux pressentiment… il me semble qu’un grand malheur plane sur la paroisse — Si vous le voulez, après la messe nous ferons ensemble le chemin de la croix, afin que Dieu éloigne ce malheur de nos têtes. »

L’assistance entendit ces paroles avec émotion et dans un profond silence. Après la messe tout le monde resta dans l’église — tout le monde, sauf deux individus : un hôtelier et l’un des plus forts ivrognes de la paroisse. Leur sortie scandalisa fort et fit trembler les fidèles…

Le chemin de la croix est terminé, l’église évacuée… la foule stationne sur la place et commente les paroles du curé… soudain arrive une nouvelle qui se répand comme une traînée de poudre : l’ivrogne sorti de l’église avant le chemin de la croix a été frappé de mort subite… Terreur et stupéfaction… les hommes pâlissent, les femmes joignent les mains, quelques-unes se trouvent mal…

La nouvelle n’est que trop véridique. À peine l’ivrogne mettait-il les pieds dans sa maison, où étaient restés quelques membres de la famille, qu’il s’écriait : « La poitrine m’ouvre ! la poitrine m’ouvre ! bandez-moi la poitrine !… » Il s’étreint avec une rage folle ; il se roule par terre, blasphémant et hurlant : la poitrine m’ouvre !… Il mourait en un instant.

Le misérable avait fui la miséricorde de Dieu qui le voulait à l’église, il avait rencontré, chez lui, sa justice qui l’y attendait, prompte, implacable, pour sanctionner le sermon.