Au fond du verre : histoires d’ivrognes/Cousu… et pas de fil blanc !

Maison du Tiers-ordre (p. 23-29).

Cousu !… et pas de fil blanc !
Cousu !… et pas de fil blanc !



Si vous rencontrez le père Michaud, demandez-lui qu’il vous raconte comment il a été guéri de sa passion pour la dive bouteille. Puis, sans attendre la réponse… sauvez-vous à toutes jambes !…

— La guérison du père Michaud sort donc de l’ordinaire ?

— Oh ! tout à fait…

— Mais pourquoi se sauver sans lui laisser le temps de raconter son extraordinaire guérison ?…

— C’est que le père Michaud a les bras et les poings solides…

— Ouida ! mais alors…

— Curieux, va ! Je vois bien qu’il est plus simple de vous raconter l’affaire. Écoutez donc, et plus un mot.

Pour lors le père Michaud était un ivrogne de gros calibre. Depuis quand buvait-il ? Personne n’aurait pu le dire. Les anciens savaient seulement que « Michaud l’ivrogne » était son surnom depuis sa première culotte : héritage patronymique, sans doute…

L’ivrogne avait l’habitude du samedi soir. Vous savez ce que c’est ? Le samedi notre homme passait de l’atelier à la buvette, de la besogne à l’ivresse. C’était réglé comme le temps. Le samedi n’arrive pas avec plus de régularité à la fin de la semaine, que la brosse du père Michaud n’arrivait le samedi ; si l’on eût vu le bonhomme sur ses jambes un samedi soir, on aurait pu se demander si la semaine avait perdu son samedi en route. Mais personne ne se trouva jamais en face de ce problème embarrassant.

N’allez pas croire que la mère Michaud — car il y avait une mère Michaud — n’avait pas tenté de corriger son homme.

Elle avait remué ciel et terre.

Elle avait pleuré, gémi, supplié, grondé, crié, tempêté ; tous les saints du calendrier avaient tour à tour, puis tous ensemble, été implorés en des neuvaines de neuvaines ; le bedeau avait vu plus d’une fois sa provision de cierges épuisée…

Et toujours rien, rien de rien, moins que rien. Je me trompe. La mère Michaud avait elle-même été améliorée par toutes ces épreuves et ces prières… et puis elle allait être enfin illuminée d’un trait génial et convertisseur… Mais n’anticipons pas.

… Où donc ai-je laissé le père Michaud ?… Ah ! j’y suis, à sa brosse du samedi.

Quand le bonhomme était complet, il retournait chez lui : et chez lui, couché dans son lit, il cuvait son whisky en un somme profond, béat, grand comme le monde. Vous n’avez pas vu dormir le père Michaud, vous autres. Il dormait à poings fermés, les yeux en dedans… On aurait tiré du canon à côté de lui que pas un poil de sa barbe n’eût bronché ; on lui aurait placé une bouteille de whisky sous le nez que ses narines n’en eussent pas été plus émues que d’un verre d’eau… Non, mais ce qu’il dormait, vous n’avez pas idée de ça. Il faisait plaisir à voir.

Or vous savez — ou vous ne savez pas — que le bonheur vient en dormant ? Le proverbe l’assure, et le père Michaud le dirait également, si seulement il voulait raconter sa guérison. Le bonheur, alléché par un si beau sommeil vint rôder auprès du lit du dormeur, un samedi soir, et se présenta à lui sous forme de…

— Sous forme de…

— Allons, ne dansez pas plus vite que le violon.

La mère Michaud en était arrivée à ce tournant de l’existence où une femme d’ivrogne choisit entre l’espoir quand même et le légitime découragement. Allait-elle mourir sans avoir eu un mari sobre ?…

Avant de prendre le parti de la désespérance, elle se gratta le front une dernière fois. C’était justement un samedi soir, à côté du lit de son homme qui saoul comme un polonais, dormait, dormait à poings fermés, les yeux en dedans… un vrai bonheur ! Une pensée géniale jaillit du front de la vieille. Il en est toujours ainsi quand on se gratte le front : on amène à fleur de cerveau quelque pensée, comme le soc qui déchire la terre amène au jour quelque racine…

J’ai dit que l’idée de la mère Michaud était géniale ; le père Michaud, lui, la trouva infernale. Vous autres, vous allez la trouver drôle…

La Mère Michaud se leva comme mue par un ressort : « Attends, vieil ivrogne, j’ai ton affaire… »

Elle s’engouffre dans la cuisine, où durant une minute on entend le cliquetis des tiroirs qu’elle ouvre et qu’elle ferme… puis elle reparaît munie d’un rouleau de gros fil, d’une aiguille et de son dé. Vous voyez son plan ? En un tour de main elle enroule autour du corps, des jambes et des bras du dormeur les couvertures du lit, puis elle coud, elle coud… dix aiguillées de fil y passèrent…

Ô douceur d’une vengeance si longtemps inespérée !… Je me trompe, c’est une pensée de charité qui anime l’aiguille de la mère Michaud ; elle veut guérir un ivrogne.

En quelques minutes le dormeur fut ficelé, boudiné, momifié…

La couseuse examina son œuvre, avec grand soin… Non, pas moyen que le vieux se dégage… c’est serré, solide, à toute épreuve… et puis, les jambes et les bras sont dans l’étui, sa couverture est piquée au ras du cou, aucun risque à courir…

Alors, patiemment, savoureusement, elle attendit le réveil : tel un chat couve des yeux l’illusoire liberté de la souris dont il se joue. Elle avait dans les yeux, de la férocité… allons, de la charité, la mère Michaud.

Quand l’ivrogne eut fini de cuver son whisky, il s’éveilla, ouvrit un œil, les deux yeux, voulut se les frotter…

Nenni ! les mains étaient en prison, sous clef, sous drap, si vous préférez.

Il voulut s’étirer… Bernique ! en prison aussi les jambes…

À cet instant précis la mère Michaud entra en scène… avec un bâton…

Elle ne parla pas, mais le bâton parla très fort. Oh ! l’éloquence brutale des faits ! Il parla aux épaules, à l’échine, aux bras, aux jambes, à tout le corps du prisonnier, qui hurlait de rage et de honte autant que de douleur…

Que voulez-vous qu’il fît ?

On ne fait pas toujours ce que l’on veut en ce bas monde. Oh ! s’il l’avait pu, le père Michaud aurait de grand cœur interverti les rôles, je vous en passe un papier…

Mais souvent il faut se contenter de faire ce que l’on peut… et pour l’instant le battu s’en contentait faute de mieux… il criait.

Le colloque entre le bâton et sa victime dura bien cinq minutes. Le bâton cessa enfin de parler, la victime se tut aussi ; alors la mère Michaud prit la parole.

Il n’y avait pas de copieuses explications à donner pour faire comprendre à l’ivrogne ce qui venait de se passer… Aussi n’en donna-t-elle pas ; mais elle tint ce langage :

« Michaud, je m’en tiens là pour cette fois. Mais écoute bien ce que j’ai à te dire avant que je te découse.

Si tu te saoules encore, tu dormiras ; et si tu dors, je te coudrai — et quand tu seras cousu… la vieille ramena le bâton vers le dos du bonhomme…

— Aïe ! fit-il.

— Et maintenant, vas-tu me toucher si je te découds ?

— Non » ragea le pauvre battu, tout au désir d’être enfin libéré…

Ô merveille de conversion ! ce que les larmes et les reproches, les supplications et les cris, les neuvaines et les cierges n’avaient pu opérer en 30 ans, le bâton l’avait obtenu en une fois.

Le père Michaud, au sortir de l’atelier le samedi, dans un cauchemar effrayant se voit cousu dans son lit, et la vieille jouant du bâton… brrr… il en a la chair de poule, et tout le whisky du monde ne pourrait le décider à affronter un si épouvantable réveil !…

Pour être exact je dois dire qu’il lui arriva bien encore une fois ou deux de se faire coudre… histoire de compléter la guérison qui d’ailleurs fut radicale. Jamais la cure Dixon ou la cure Mackay — voire l’Orrine — n’ont remporté triomphe aussi complet que le bâton de la mère Michaud…

Le père Michaud a conservé dans sa mémoire et un peu partout le souvenir cuisant de cette guérison…

C’est pourquoi, lorsque vous le rencontrerez, demandez-lui de vous raconter comment il a été guéri, puis, sans attendre la réponse, sauvez-vous à toutes jambes… car il a les bras et les poings solides, le père Michaud…

Mais il est doux pour sa vieille, qui l’entoure de petits soins pour lui faire oublier qu’autrefois… il a bu.

Et la mère Michaud est toute au bonheur de voir qu’elle ne mourra pas sans avoir eu un mari sobre…