Au fond du verre : histoires d’ivrognes/À la bouche d’un égout

Maison du Tiers-ordre (p. 18-19).

À la bouche d’un égout



Toute passion fait de l’homme qui se livre à elle un esclave — esclave qui n’a plus dans l’esprit d’autre pensée, dans le cœur d’autre désir, dans la volonté d’autre énergie que la pensée, le désir et l’énergie sauvage de servir sa passion et de la satisfaire. Il en viendra, l’esclave d’une passion — peu importe laquelle — aux extrémités les plus révoltantes et les plus honteuses pour lui donner sa pâture.

L’ivrogne, moins que les autres, échappe à cette déchéance morale et à cet humiliant oubli de sa dignité d’être humain. Qui n’a par exemple vu de malheureux alcooliques se faire mendiants au profit de leur passion ? Mais lisez ce fait : il en évoquera beaucoup d’autres semblables devant votre mémoire. Il m’a été raconté par un témoin oculaire, et absolument digne de foi.

En 1903, le monastère des Pères Trappistes d’Oka fut incendié. Or ces religieux fabriquent des vins de messe, et lors de l’incendie il y en avait dans une cave un certain nombre de barriques. La lueur de l’incendie attira d’assez loin une foule de personnes. Il se trouva dans le nombre quelques ivrognes, qui songeaient avec tristesse que tout ce vin allait être perdu… N’y aurait-il pas moyen d’en boire un peu ? ce serait autant de… sauvé.

Pénétrer dans les caves n’était plus possible. Le feu lui-même vint à leur aide. Les flammes ayant gagné les tonneaux, elles travaillèrent si fort que bientôt le sol fut inondé de vin. Un tuyau d’égout passait par la cave ; le vin s’y engouffra et coula… jusqu’au gosier des ivrognes qui, le cou tendu et la bouche béante à l’extrémité de l’égout attendaient le… précieux liquide.

— Pas dégoûtés ?

— Hé ! hé !… Ils avaient tant et tant pris de coups d’appétit !