Au fond des bois/Vieille Demeure

Vieille Demeure


J’ai revu aujourd’hui la plus vieille maison de la région, la plus vieille qu’on puisse imaginer. Elle est maintenant déserte. Le vieux qui l’habitait est mort l’année dernière. Comment se tient-elle encore debout ? Dieu seul le sait. Elle ressemble à une maison de cartes qui est sur le point de s’écrouler.

Son toit pointu et branlant retombe sur ses fenêtres embrumées, comme un vieux chapeau sur des yeux éteints. Ses fondations sont de pierre brute ajustée au moyen d’un lourd ciment qui porte encore les marques de l’ancienne truelle. Une meule à manivelle, un puits à longue perche, une faucille noire et rouillée, toutes ces choses gisent là dans un délabrement complet. Les murs de bois moussu, aux lézardes nombreuses, abritent des nids d’hirondelles, qui y cachent leurs couvées. Un vieux four tombé en ruines rappelle ces jours anciens où chaque famille cuisait son pain. Et dans le jardin abandonné fourmillant d’herbes sauvages, une unique fleur résiste encore à la destruction, un beau myosotis dresse sa petite tête bleue et crie : « Ne m’oubliez pas » !

Cette maison m’impressionne. Il me semble que son vieux cœur va se réveiller, que ses paupières vont battre sous la force des souvenirs, et qu’elle va me parler comme à une amie. Elle va me parler du passé, de son passe vécu avec les êtres qui lui étaient chers. Et pourquoi ne parlerait-elle pas ? N’a-t-elle pas en elle des trésors, des beautés qui survivent, des ombres qui demeurent ? Où peut-on trouver plus de vie que dans une vieille maison ?…

Oui, cette vieille demeure me parle. Elle parle des matins d’été, où dans la brise fraîche, les hommes partaient au petit jour, la faucille sur l’épaule, et ne revenaient qu’à la brunante. Elle parle des soirs où l’on veillait à la chandelle, en contant de belles histoires. Elle parle des mariages joyeux où l’on chantait, où l’on riait, où l’on dansait ; des soirées en famille, des repas où chacun, jeunes et vieux, fredonnait sa chanson. Elle parle des jours ensoleillés où, dans la grande cuisine inondée de lumière, l’aïeule filait tandis que la jeune mère endormait son enfant. Ô ravissante mélopée des femmes qui berçaient leurs petits ! La vieille demeure est remplie de votre ombre, ô vaillantes mères d’autrefois !…

Ah ! pour elle, c’étaient les beaux jours ! Elle partageait la vie des êtres bien-aimés ; elle s’attristait de leurs peines, elle se réjouissait de leurs joies. Comme eux, elle souriait à la venue du printemps qui dore les plaines, réchauffe les cœurs et charme les esprits. Avec orgueil, elle aussi voyait revenir l’automne qui remplit les granges et comble les jardins. Elle tremblait avec ses maîtres quand le grand vent sifflait, quand le tonnerre grondait. Et, durant toute l’année, comme une mère, avec amour, elle les rassemblait autour de la table coutumière pour manger le pain de chaque jour.

Mais, hélas ! ce beau temps n’est plus. Les jours de deuil sont venus. Ceux qu’elle aimait, la vieille maison les a vus partir, l’un après l’autre, couchés dans les draps blancs, quittant pour toujours leur foyer, étendus au fond d’un noir cercueil. Et depuis ce jour, ils ne sont plus jamais revenus… Où sont-ils ? Où sont-ils ?… Sur les routes inconnues, dans l’ombre mystérieuse, marchent-ils encore, les mains jointes, levant vers le ciel leur visage paisible, leurs yeux francs et honnêtes ?…

La vieille maison les attend toujours. Où sont-ils ? Où sont-ils ?…

Mais parce que leurs mains se sont usées au travail, et que leur âme est restée naïve et bonne, Dieu, le Père des humbles de cette terre, Dieu le Maître indulgent, le Père miséricordieux, Dieu, sans doute, leur a ouvert la porte de sa Demeure Eternelle…