Au fond des bois/Texte entier

1re partie
Au fond des bois (p. Titre-166).

Blanche Lamontagne-Beauregard


au fond
des bois
RÉCITS EN PROSE
avec illustrations

Montréal

Avertissement au Lecteur


Le récit sous forme de journal qu’on va lire — de même que la plupart des autres récits contenus dans ce livre — a été tiré de notes et de souvenirs retrouvés dans l’ancienne demeure d’un colon gaspésien. Ces lignes furent écrites par une jeune fille instruite que les circonstances conduisirent autrefois dans la solitude des grands bois. Malgré les nombreux feuillets qui manquent dans ce récit, on y peut suivre, d’étape à étape, la trame de ces existences obscures et sublimes, souvent pétries d’un véritable héroïsme.

Ces pages seront lues avec intérêt, sans doute, par ceux qui aiment la vie des humbles et leur âme simple.

B. L. B.

Dans le silence des forêts


Le 3 novembre, vers 1880. — Voilà deux mois aujourd’hui que nous vivons tous les quatre, mon père, ma mère, mon frère et moi, dans cette solitude, la plus grande, la plus complète assurément qui se puisse imaginer. Des arbres, des arbres, des arbres ! Des arbres partout, des arbres de toutes formes et de toutes grandeurs… Nous sommes cachés, nous sommes enfouis sous les arbres, et dans ce fouillis admirable nous voyons juste un petit coin du ciel… Les sapins gardent leurs feuilles toute l’année, les grands cèdres et les érables les garderont encore quelques semaines, quelques jours seulement peut-être. En attendant leur dépouillement, quelle magie, quel enchantement pour les yeux qui savent voir ! Il y a du jaune soleil, du jaune doré, du rouge vin, du rouge sanglant, du rouge éblouissant. Et le brun ! Du brun clair de lune et coucher de soleil, du brun rosé, du brun couleur de fruits mûrs, brun des splendeurs éteintes… Ô forêt, je n’ai pas assez de mes yeux pour te contempler et de mon âme pour t’aimer !

Le petit coin de terre que mon père a défriché borde notre maisonnette à gauche. C’est un établissement de colon, et c’est le commencement de la ferme que mes parents rêvent de fixer dans cette immensité vierge. Nous sommes les premiers à envahir ces sauvages montagnes. Plus tard, bientôt peut-être, d’autres maisons s’élèveront près de la nôtre, mais aujourd’hui nous sommes seuls, et à dix milles des autres habitations.

6 novembre. — La fumée de notre toit monte plus libre maintenant, entre les branches presque nues. La forêt se dépouille peu à peu et les feuilles mortes tombent partout. Notre demeure en est enveloppée comme d’un manteau somptueux. Elles recouvraient aussi les abords de la cheminée et gênant le passage de l’air elles diminuaient la vigueur de notre feu. Mon père, à l’aide d’une échelle, a dû monter sur le toit et procéder à un nettoyage minutieux.

Moi, m’aidant d’un gros bâton au dos fourchu, j’ai balayé le petit sentier familier par lequel j’aime à m’avancer dans la forêt secrète. J’enfonçais jusqu’à la cheville dans cette épaisseur humide et mes pieds en devenaient tout transis. J’ai employé mon après-midi à ce balayage inaccoutumé.

Au bout de ce sentier se trouve une sorte de clairière où une grotte mystérieuse se découvre au cœur d’un vieux tronc habillé de mousse. C’est là que je vois souvent une apparition charmante. Un bel écureuil gris argent, assis sur son petit derrière, me regarde amicalement en croquant une noisette. Aujourd’hui il n’est pas venu. A-t-il cherché ailleurs son gîte pour l’hiver ? Le reverrai-je l’an prochain ? Mystère !

7 novembre. — Le ciel est sombre et les bois sont mélancoliques. Le vent glacial nous cingle la peau comme un fouet. La brise est violente. Toute la forêt semble être secouée de frissons.

Mon père dit que nous aurons bientôt de la neige.

Cependant, je n’ai ni ennui ni tristesse de me trouver si loin du monde, malgré mes dix-neuf printemps. Du petit village de X où je suis née, je n’ai souvenir que de l’humble école où j’ai puisé ma modeste instruction. J’ai pensé quelquefois à ma bonne vieille institutrice — aux petits yeux étincelants sous ses lunettes — qui paraissait toujours étonnée de mes aptitudes littéraires, et qui s’est donné tant de mal pour m’instruire. Et c’est tout. Parmi les jeunes filles de ce village aucune ne partageait mes idées et mes goûts. Je ne regrette rien. J’aime ma solitude et les arbres…

Une seule chose m’attriste un peu dans mon isolement, c’est de ne plus voir le clocher du village et de ne plus entendre les sons de l’Angélus. Les clochers font relever la tête et élèvent les pensées au-dessus des préoccupations de la terre. Ils nous prêtent des ailes. Ils nous donnent le goût de la prière. Oui, je regretterai le clocher et ses angélus…

Mais pourquoi me plaindre ? Les arbres ne sont-ils pas d’autres clochers, des clochers sans cloches ? Ils peuvent élever mon esprit loin de la terre puisque leur front auguste est sans cesse tourné vers Dieu. Il est impossible de ne pas être ennobli par la splendeur et la majesté des forêts.

Que de vie, que de beauté, que de richesse on y découvre !

Quand on regarde ces herbes hautes et touffues, ces floraisons éclatantes, ces fougères aux broderies si fines qu’on les dirait faites par des esprits, ces mousses vertes, ces dentelles d’argent, ces branches ployant sous leur poids magnifique, toute cette exubérance splendide et capricieuse, peut-on s’empêcher de rendre grâce au divin artiste qui nous en a fait le don miséricordieux ?

11 novembre. — Mon père qui s’est blessé avec sa hache ne prend pas de mieux. Il languit dans une chaise avec la jambe enveloppée de longues lisières de toile blanche. Cette plaie, que ma mère soigne avec de l’onguent des magasins, le fait parfois beaucoup souffrir. Ce qui le fatigue le plus c’est de ne pouvoir agir, lui qui a toutes les vaillances, toutes les audaces, toutes les énergies. Nous sommes très attristés de cette situation, car nous voyons que notre malade se trouve bien malheureux. Et de plus nous craignons de manquer de provisions si cette maladie se prolonge. Mon frère, qui n’a que quinze ans, n’est pas habile à la chasse, et il ne connaît pas assez ces bois pour s’y aventurer seul. Comment pourrait-il se reconnaître dans un pareil enchevêtrement de troncs, de branches, de cavernes et de profondeurs ? Et la neige, qui tombe épaisse depuis le matin, va rendre la forêt encore plus impénétrable et plus mystérieuse.

12 novembre — La première neige est tombée. Les feuilles ont perdu le sang de leurs veines, et la forêt a des cheveux blancs. Le siège rustique que je me suis découvert dans le tronc d’un vieux chêne a maintenant un coussin de neige. Le cher petit oiseau à ventre rouge qui venait se percher près de moi a fui… Je n’entends plus de bruits d’ailes, je n’entends plus que la neige qui tourbillonne, enveloppante comme une ouate… L’hiver nous envahit, et c’est une force qu’on ne songe pas à repousser, tant elle est puissante, tant elle est au-dessus de nous… Les arbres sont comme de blanches apparitions qui tendent les bras. On croit les entendre respirer, on croit les voir se pencher, se redresser. Rien n’est plus vivant que la solitude, et les lieux les plus déserts sont les plus animés. Ô douce, ô bonne solitude, monde de vie et de pensées, quoi qu’il advienne de nous, sois à jamais louée et bénie !

13 novembre — Notre malade est toujours dans le même état, et cela nous inquiète affreusement. Il a des accès de fièvre dévorante, suivis de grands frissons qui lui font rechercher la chaleur du poêle. Mais grâce à Dieu, le feu ne manque pas ! Mon frère passe des journées entières à couper des branches d’arbres pour notre bois de chauffage. Après que, muni de la hache, il les a toutes détachées du tronc, il se sert de la scie pour les mettre en longueurs convenant à la forme de notre « poêle à trois ponts ». Et les grosses branches, rougies et pétillantes, jettent dans notre pauvre maison la résineuse senteur des forêts.

Il a neigé durant trois jours et trois nuits. Nous voilà à moitié ensevelis dans la neige. Tout est blanc, du plus haut sommet des montagnes jusqu’au plus petit recoin du sol.

Il pèse sur nous un poids de mélancolie intense que nous ne pouvons pas secouer. Quels seront les jours marqués pour nous à l’horloge du destin ? Quel avenir nous attend dans cette immensité sauvage, à la fois bienfaisante et redoutable ?…

Pendant que mon père languit et se traîne du poêle à la chaise, et de la chaise au lit, je m’occupe avec ma mère du nettoyage de la maison et du linge, de la préparation des repas, et aussi de traire et de soigner notre vache qui vit seule, à deux pas de nous, dans sa cabane de bois rond. Car nous avons une vache, et elle se nomme Rougette. C’est la plus jeune des cinq que mon père possédait quand nous étions au village de X. Elle est d’un beau brun rouge, avec une ligne blanche autour du cou — ce qui lui fait un collier charmant. Ses yeux sont de velours, et son regard est presque humain. Nous l’aimons, Dieu sait combien ! Son lait, qu’elle donne en abondance, nous est précieux, surtout depuis que nos autres provisions s’épuisent.

15 novembre. — Nous avons eu hier soir une surprise épouvantable. Ce matin encore j’en suis si tremblante que j’ai peine à tenir ma plume. Il est impossible d’imaginer une chose aussi effroyable. Heureusement, nous avons pu échapper à cet horrible danger.

Pendant que ma mère attisait le feu, et que mon père et mon frère parlaient ensemble, j’étais occupée à traire Rougette. Soudain, dressant les oreilles, elle a levé la tête comme frappée d’un bruit extraordinaire, et elle se mit à trembler de tous ses membres. Aussitôt nous avons entendu des hurlements affreux qui venaient de l’extérieur. C’était une rumeur grandissante et si sinistre que je ne trouve pas de mots pour la peindre.

— « Une bande de loups ! s’écria mon père, effaré. Mettez tout de suite le verrou de fer dans la porte et fixez des linges épais dans la fenêtre, car ils pourraient apercevoir les lueurs de notre feu et ces lueurs les exciteraient davantage. Ne faisons pas de bruit non plus. Le bruit, comme la lumière, a pour effet de les rendre plus furieux. »

Leurs cris devenaient de plus en plus perçants. On aurait dit que ces bêtes féroces allaient fondre sur nous par milliers.

« Ils vont enfoncer les murs et nous dévorer ! cria mon frère, fou de peur. »

— « Il ne faut pas s’effrayer outre mesure, reprit mon père avec calme. Ces animaux ne peuvent pas deviner que nous sommes ici. Ils ne peuvent pas non plus jeter à terre les murs de notre demeure. C’est moi qui l’ai bâtie ; je sais comment elle est résistable. Tout au plus, pourraient-ils briser les vitres de la fenêtre. Et alors il nous serait possible de fermer cette ouverture avec les épaisses planches de cèdre que nous avons ici à portée de notre main. D’ailleurs leurs cris atroces nous les font croire beaucoup plus nombreux qu’ils ne le sont. Généralement, les loups sont plutôt rares dans cette région du bas Saint-Laurent. Ceux-ci sont affamés sans doute car ils ont été surpris par l’hiver trop hâtif, et ils se dirigent maintenant vers les villages pour y chercher leur pâture. Ils ne nous ennuieront pas longtemps de leurs cris. Les voilà déjà qui s’éloignent. Et je suis certain qu’ils ne reviendront plus. »

En effet, l’affreuse clameur commença alors à s’éteindre. Et elle fut bientôt complètement disparue. Il était temps, car malgré les paroles rassurantes de mon père, je croyais mourir de frayeur.

Plusieurs fois aujourd’hui, j’ai cru les entendre encore, mais mon père assure que je me trompe et qu’ils sont maintenant bien loin de nous. Ils ne peuvent d’ailleurs courir que sur la neige durcie, et dès qu’il neigera de nouveau il n’y aura plus aucune crainte de les voir apparaître ici.

16 novembre — Nous avons fait aujourd’hui le relevé de ce qui nous reste d’huile pour nous éclairer et de farine pour manger. Bien peu d’huile, bien peu de farine. De viande pas du tout. Rougette achève sa réserve de foin. Nous lui donnons sa ration de plus en plus petite, et la pauvre bête en demande davantage en se plaignant, et en fixant sur nous des yeux suppliants. — « Voilà, dit mon père, le résultat de ma négligence ; j’aurais dû prévoir ce qui arrive aujourd’hui. Si j’avais enseigné à Louis — c’est le nom de mon frère — la manière de reconnaître le chemin qui conduit au village, il aurait pu — avant que la neige tombe — se rendre seul au magasin pour chercher des provisions. Je comptais tuer soit un orignal, un chevreuil ou un caribou ; je n’avais aucune inquiétude de ce côté, car je sais depuis longtemps comment on s’y prend pour abattre ces grosses bêtes des bois. Mais, me voilà incapable de faire un pas… Comment pouvais-je penser qu’une chose semblable m’arriverait ! Et si cela dure, nous n’aurons plus bientôt de quoi nous nourrir. Il est vrai que nous avons le lait de Rougette. Mais ce lait va diminuer et se tarir parce que la pauvre bête est à la ration. Elle va maigrir de jour en jour, et si cette terrible épreuve se prolonge, nous serons obligés de… tuer Rougette et de la manger ! »

Cette dernière phrase tomba sur nous, comme une catastrophe. Tuer Rougette, notre belle vache rouge que nous aimons tant, et qui fait, pour ainsi dire, partie de la famille !… Mon Dieu, se peut-il qu’un tel malheur nous arrive ? Tuer Rougette pour la manger !… Cette pensée nous paraît plus affreuse que la mort même. Ma mère en a les larmes aux yeux… — « Nous commencerons ce soir, dit-elle, une neuvaine à la sainte Vierge. »

Ce soir, après avoir longuement prié nous nous sommes assis tous les quatre auprès de notre feu. Les reflets de la lune et ceux de la flamme nous donnent une lumière suffisante pour prendre notre maigre souper et pour vaquer à nos occupations. Que cette économie nous est utile, nous qui sommes sur le point de manquer d’huile !

Le vent ne soufflait plus. Il faisait un temps calme et froid. Une clarté éblouissante courait sur les champs de neige et brillait comme mille flèches ! Pour jeter un peu de gaîté sur notre tristesse, comme on met de l’huile sur une plaie, mon frère, à la demande de ma mère, chanta une de ces vieilles chansons qu’il apprit jadis des lèvres de notre vénérable grand-père. Il a une voix agréable et douce qu’on ne se lasse pas d’entendre. Et c’est avec joie que nous avons écouté : La Chanson de Caroline.

De sa maisonnette bien close,
Caroline aux champs regardait.
La bise avec fureur grondait.
Plus de feuillage, plus de rose :
Partout la neige et les glaçons.
Transis de froid, quelques pinsons
Des arbrisseaux du voisinage
Becquetaient l’écorce sauvage,
Mais n’essayaient plus de chansons.
« Pauvres petits ! La faim peut-être
Plus que le froid vous fait souffrir
Le même Père nous fit naître :
De ses biens je dois vous nourrir. »
Du pain bis déjà les miettes
Pleuvaient pour les tristes oiseaux ;
Déjà, chère enfant, tu les guettes
À travers les brillants vitraux.

Un, deux, trois… la volée entière
Accourt à ce friand repas.
Elle est toujours plus familière ;
Tu parais : on ne s’enfuit pas.
Sans craindre fâcheuse aventure
On revient chaque jour. Enfin
Ce peuple chéri, dans ta main,
Découvre à souhait sa pâture.
Que les moments te semblent courts !
Ah ! si l’hiver durait toujours !
Mais la primevère indiscrète
Sourit au soleil printanier.
Voici déjà la violette
À l’abri du vert groseillier.
Sans peine aux champs l’oiseau butine ;
Plus de frimas, plus de pinsons…
Oiseaux adieu ! Dans vos chansons
N’oubliez jamais Caroline !

17 novembre — Le vent a sifflé toute la nuit, et ce matin c’est une grosse tempête. Il a beaucoup neigé. Cette neige immaculée se soulève en tourbillons et tourne et tourne comme la roue d’un rouet invisible. On dirait que tous les nuages du ciel sont autour de nous, et qu’ils dansent une ronde terrible ! Parfois cela crie et pleure d’une voix d’enfant, d’autres fois cela se lamente d’une voix d’homme… Aux gémissements de la tourmente se mêlent aussi les faibles plaintes que mon père laisse échapper parfois quand sa plaie le fait trop souffrir. La neige tombe, les arbres craquent, le vent hurle. Impossible de bouger d’ici. Mon frère lui-même qui, malgré les supplications de ma mère, était décidé de partir en raquettes pour se rendre au village, n’y songe plus aujourd’hui. Les côtes, les ravins, les collines, tout va se trouver bouleversé par l’amoncellement de la neige ; personne ne pourrait s’y reconnaître.

Notre table, vraiment, n’est plus attrayante. Seulement du pain bien sec et le peu de lait que Rougette nous donne encore. Qu’allons-nous devenir ? Et quand cela finira-t-il ? Nous vivons dans une profonde angoisse, n’ayant confiance maintenant qu’en la divine Providence. Rougette beugle lamentablement dans son étable. La faim la tenaille. Je lui donne parfois quelques croûtes de pain que je prends sur notre maigre ration. Alors, la chère bête me lèche les mains, folle de joie. Mais, cela ne peut combler son immense appétit, et la déception demeure au fond de ses yeux tristes.

20 novembre. — Nous faisons notre neuvaine avec une grande ferveur, à genoux aux pieds de l’image sainte qui est accrochée au mur, près de la croix. Jamais, assurément, nous n’avons prié avec une telle foi… Obtiendrons-nous la guérison de notre malade ? Sauverez-vous, ô mon Dieu, ces faibles êtres que nous sommes, et que vous seul pouvez sortir de cette affreuse détresse ?…

Être forts et pleins de jeunesse, et se voir en face de la mort par la faim. Quelle horrible situation !…

Rougette n’a donné ce matin qu’une petite tasse de lait, et du lait qui n’a pas le moindre soupçon de crème. Voilà donc ce précieux aliment qui disparaît. Mon Dieu, mon Dieu, qu’allons-nous devenir ? Nous voilà réduits au pain sec, et le peu de farine qui nous reste sera épuisé en quelques jours. Nous devenons tous pâles comme des morts, pâles de faim et d’angoisse… Mon père guérira-t-il ? Serons-nous obligés de tuer Rougette ?…

22 novembre. — Quand je me suis éveillée ce matin, la maison était encore dans l’obscurité, et cependant ma mère était debout.

— Pourquoi vous être levée avant le jour ? lui demandai-je aussitôt.

— Avant le jour ! me répondit-elle. Tu n’y penses pas, mon enfant. Il y a bien des heures que le jour est commencé. Il a neigé sans relâche toute la nuit et cette neige nouvelle, poussée par le vent, dépasse maintenant la fenêtre. Nous sommes complètement enneigés ! C’est tout juste s’il reste une petite place, à l’extérieur, pour que la fumée s’échappe de notre cheminée… Voilà, pourquoi, malgré le jour avancé nous sommes dans une si grande noirceur. »

Mon frère, en entendant ces mots, accourut en toute hâte. Mettant ses plus chauds habits et son casque aux larges bords, il commença de suite un long travail de déblaiement. Ce ne fut pas chose facile de faire mouvoir la porte. Ensuite il fallut dresser un échafaudage. Il se composait d’une chaise, de deux caisses et de nombreux morceaux de bois placés les uns par-dessus les autres. Grâce à cet escabeau improvisé, mon frère a pu traverser la muraille de neige et commencer doucement à s’y frayer un chemin. Ah ! que d’inquiétudes pour ceux qui assistaient à ce spectacle ! Plusieurs fois nous crûmes qu’il allait être englouti dans cette mouvante blancheur. Mais enfin il en sortit victorieux, et dans notre fenêtre libérée, le soleil d’hiver entre à flots.

25 nov. — À cause du manque de provisions, notre situation devient de plus en plus critique. La farine est complètement épuisée. Dans quelques jours nous n’aurons plus comme nourriture qu’un peu de pommes de terre. Rougette ne donne plus de lait et elle est d’une maigreur extrême. La pensée que pour nous permettre de survivre il faudra peut-être la tuer nous crève le cœur. Mon Dieu que cette épreuve est grande ! Mon père en a parlé ce matin comme d’une chose inévitable ! Quoique sa plaie soit moins sensible, il ne peut pas encore marcher. On ne peut donc pas espérer qu’il retournera bientôt à la chasse.

Ma mère ne s’est pas couchée de la nuit. Voilà plusieurs fois, je crois, qu’elle veille ainsi pour prier. Chaque fois que j’ouvrais les yeux, je la voyais à genoux en prière aux pieds de la croix. Elle avait allumé un grand cierge en face de l’image de la Madone que nous avons clouée au mur. Ses yeux étaient suppliants et son visage consterné… Il ne se peut pas, il me semble, que la Providence reste sourde à de telles supplications…

27 novembre. — Le ciel a exaucé nos prières. Nous sommes sauvés ! Un gros morceau de viande d’orignal cuit sur le feu dans notre grand chaudron noir… Et cela sent bon… Oh ! que cela sent bon !… Voici ce qui s’est passé. C’était hier soir, vers huit heures. Nous venions de faire notre prière en famille, après avoir soupé d’un petit morceau de pain sec. Moi, je n’avais pas mangé ma part ; je la gardais pour Rougette… La lampe était éteinte, — nous l’éteignons pour ménager l’huile. Une grande tristesse pesait sur nous.

« Qu’allons-nous devenir ? » Telle était la pensée que nous nous cachions mutuellement et qui nous mettait le désespoir dans l’âme. Le lendemain ne s’annonçait pas gai, je voyais que ma mère était dévorée d’inquiétude, et je ne pouvais rien faire pour adoucir son malheur. Notre malade se portait difficilement sur sa jambe. Le lait, sa seule nourriture, allait bientôt lui manquer. Mon frère ne pouvait se rendre seul au village sans risquer de tomber dans un précipice, de s’égarer dans les bois ou d’être dévoré par les loups… Pour toute nourriture, il ne nous restait qu’une couple de tranches de pain. Mon père disait toujours : « Demain, je serai assez bien pour aller à la chasse », et le lendemain lui apportait encore la même déception. Sa blessure ne lui permet pas d’agir et de travailler.

Donc, nous étions là, à prier intérieurement le Ciel de venir à notre secours. Le poêle faisait entendre son léger ronflement et la bonne chaleur se répandait autour de nous. Or, voici que nous entendons tout à coup des bruits étranges, une sorte de plainte rauque et prolongée, et des craquements qui n’étaient pas les craquements ordinaires des arbres pliés par le vent. Mon père, après avoir écouté longuement, dit : « C’est le cri d’un orignal blessé. Mais, que diable, personne ne peut chasser par un temps semblable ! » Nous ouvrîmes la porte, et regardant du côté d’où venaient ces bruits, nous vîmes, tout près de notre maison, à demi enfoncés dans la neige, deux énormes orignaux qui se trouvaient emprisonnés par leur panache. Ils cherchaient à se dégager l’un de l’autre, mais leurs efforts ne servaient qu’à renforcir le lien. Du sang bien rouge luisait sur la neige… — « Cela arrive souvent dans les forêts, dit mon père, ce sont deux mâles qui se livrent une lutte acharnée, et, maintenant, leurs bois sont tellement liés qu’ils ne peuvent plus se séparer… C’est le temps de leur loger chacun une balle dans la tête… Remercions Dieu, c’est lui qui nous envoie cette chance ! Allumez la lampe, et placez-la dans la fenêtre afin que la lumière tombe sur les deux bêtes… Toi, Louis, charge ma carabine, et tous ensemble vous allez me soutenir par les épaules, car je ne suis pas fort comme Samson… En appuyant mon fusil comme cela, sur le coin de la maison, je suis juste de la bonne hauteur… Tenez-moi bien… » Nous le soutenions de toutes nos forces par les épaules et par les coudes. La lueur de la lampe tombait sur le dos des deux bêtes, qui haletaient, immobiles, se reposant, sans doute, pour reprendre ensuite leur terrible combat. Le bras de mon père tremblait de faiblesse, mais il est trop bon chasseur pour ne pas atteindre son but. Une détonation retentit… puis une autre… Les deux orignaux tombèrent presque ensemble, l’un atteint dans la tête, et l’autre dans le cou. Mon père, épuisé, s’écroula sur une chaise, le fusil à ses côtés. Il était fou de joie.

28 novembre. — Voilà donc le bonheur qui sort de notre détresse comme le jour sort de la nuit, comme la victoire sort des batailles !

— « Ne soyons pas ingrats envers Dieu, disait ma mère, ce matin. N’oublions pas de le remercier, de le remercier encore. Il a voulu par cette dure épreuve nous procurer, au sein de notre pauvreté, un contentement plus grand que celui de la richesse. Il faut avoir souffert pour connaître le vrai prix de la vie. Plaignons les riches de la terre, ceux qui n’ont jamais été privés de rien ; ceux-là ignorent le véritable bonheur. »

Afin que notre joie soit plus grande encore, Dieu a permis que mon frère découvre hier, dans un coin du grenier, deux sacs de pommes de terre parfaitement conservées, et un paquet de tabac en feuilles dont mon père fait ses délices. Il a aussi le plaisir de marcher un peu dans la maison, car sa blessure commence à se fermer.

Tout en fumant ce bon tabac qu’il savoure, il occupe ses loisirs en compagnie de mon frère, à tailler au canif en longueur égale des branches sèches que Louis va chercher à pleines brassées dans les alentours. Ce sera pour entourer les carrés d’un jardin à légumes projeté. « Travailler ainsi pour la belle saison la fera peut-être venir plus vite »… disent-ils, en riant.

Mon frère a retrouvé sa belle humeur d’autrefois, si naturelle à son âge. Il chante avec entrain toutes ses belles chansons de jadis. Je copie ici Le Chant des Moissonneurs que j’aime particulièrement.

L’aube sourit dans le lointain.
Quel beau pays ! Quel beau matin !
Le batelier fuit le rivage
Et le berger sort du bercail.
Le vieux clocher pour le village
A sonné l’heure du travail.

Ah ! ce travail c’est le bonheur !
C’était l’espoir du moissonneur.
Sous le marteau la faux résonne.
La troupe aux champs a pris l’essor.
Et sous ses mains, riche couronne,
Je vois tomber les épis d’or…

Pour assembler leurs flots épars,
Venez, venez, femmes, vieillards.
À nous, amis, des gerbes mûres
À nous de serrer les liens.
Ouvrez vos flancs, larges voitures,
Suffirez-vous à tant de biens ?…

C’est le ciel qui les a donnés.
Enfants de bluets couronnés,
Assis sur la paille dorée,
Chantez-lui vos douces chansons ;
Au village faites entrée :
Louange au Père des Moissons !…

29 novembre.Rougette a fait, comme nous, un gros repas de viande cuite. Elle pourra avant longtemps manger de la bonne avoine que mon père et Louis iront chercher au magasin du village. Pauvre Rougette, elle ne se doute pas que durant plusieurs jours nous avons songé à la faire mourir !…

Notre malade est en voie de guérison. Sa plaie se cicatrise rapidement. Rougette ne se lamente plus de la faim. Nous sommes tous très heureux.

Aujourd’hui, un gai soleil a joué dans les branches. Le jour s’est couché rouge parmi les bouleaux. C’était beau comme la plus belle image. J’aurais voulu être peintre. Il fait presque noir ; les rêves ont beau jeu. Seule, la lueur du feu jette des reflets dansants sur les murs. Qu’avons-nous besoin de lumière puisque nous avons maintenant la paix, le bonheur ? Mon père va mieux. Rougette donne du lait, nous avons de quoi manger ; que nous faut-il de plus ? Dehors, c’est l’hiver, mais dans la maison quelle chaleur, quelle sécurité ! Je ferme les yeux, et j’ai dans ma tête des papillons, des fleurs, des oiseaux… Je songe aux printemps qui renaissent et qui chantent dans les mousses légères, dans les feuilles, dans les branches. Je songe aux petites sources qui coulent doucement dans les fougères, entre les bouleaux rieurs… Je songe aux oiseaux qui volent, aux papillons qui passent, au vent qui murmure. Je songe aux clairières qu’on rencontre, aux profondeurs qu’on découvre, aux écureuils qu’on surprend… Je songe aux sentiers moelleux où le pied enfonce comme dans du velours. …Je songe au printemps, je songe à l’été. Je suis heureuse !

La Tentation


26 mai 1886. — Les mois ont passé après les mois, les années après les années. Les saisons ont succédé les unes aux autres, avec leurs rigueurs, leurs tristesses, et leurs joies. Notre ferme s’est agrandie. Nous voilà maintenant établis comme des colons qui peuvent espérer l’aisance, tout en ne la possédant pas encore. Notre maison, qui n’était d’abord qu’une cabane, a été peu à peu élargie ; elle est maintenant une demeure d’apparence solide. Un four à pain, une laiterie, un hangar ont été bâtis par les mains habiles de mon père. Nous avons deux vaches, quinze poules, un cheval. Il nous est possible de voir venir les longs hivers sans craindre les malheureuses aventures qui découlent d’un trop grand éloignement. Il ne nous arrivera plus de redouter la mort par la faim en des temps de maladie ou de tempête. Tout a été prévu. Mon père et mon frère ont fait dans la terre un grand trou dont ils ont retenu les bords avec des pieux. À l’extérieur, cette caverne a été recouverte de branches et de feuilles, étendues avec soin. L’ombre des arbres la recouvre constamment ; aucun filet de lumière ne pénètre jusque là. D’un automne à l’autre ce trou est plein de glace, et c’est là que nos provisions se gardent fraîches, même dans les jours de chaleur.

Nous sommes toujours en pleine forêt et Dieu sait combien elle est profonde !… La vie mystérieuse des arbres se déploie autour de nous, et se mêle à notre propre vie… Une multitude d’êtres y respirent, y palpitent, s’y meuvent dans l’ordre de la création, et cette vie sans cesse en mouvement nous retient par les fibres les plus profondes de l’âme. Qui croirait qu’une jeune fille peut aimer à vivre dans un pareil isolement ?… J’aime ces bois, ces montagnes pleines de mystères, cet infini de verdure qui s’étend comme un océan… J’aime notre pauvre toit, le jardin, le puits dont la margelle chante étrangement par les jours de grande brise… Son eau qui retombe en gouttelettes a des reflets argentés et chaque goutte reflète un coin du Ciel… Ainsi l’âme humaine qui est bonne, qui est sainte, reflète l’image de Dieu. Notre pensée peut contenir l’infini comme une goutte d’eau contient le firmament.

27 mai — L’horizon est d’un gris très pur. Les sapins tendent leurs branches résineuses vers la lumière. Les fougères tissent leurs feuilles en dentelle. Les lierres s’attachent au tronc des chênes. Les bouleaux pâles, et les aulnes rieurs se penchent sur les lacs : jeune famille mirant leur jeune visage… L’herbe pousse follement ; je crois l’entendre grandir… Les bluets et les fraises montrent leurs petites fleurs blanches parmi le vert enchevêtrement des feuilles. L’iris d’eau ouvre son cœur bleu, tout plein des ombres de la nuit… Mais la nature n’est plus la même pour moi. Un voile noir la recouvre à mes yeux depuis que ma mère est morte… Je suis comme un oiseau dont le nid a été dévasté ; je ne sais plus comment ouvrir mes ailes… Oh ! ma mère ! Oh ! ma mère ! Vous, la dévouée, la silencieuse, la résignée, la souriante ; vous, la courageuse qui ne reculait devant aucun travail, la vaillante qui ne s’arrêtait devant aucun sacrifice, vous dont le sourire était plus fidèle que la lumière du matin, la bonté plus certaine que l’air du jour, oh ! ma mère, comment m’habituer à ne plus vous voir ?… Tant de choses entretiennent votre souvenir ! La chaise où vous étiez assise, la table où vous preniez votre place quand le repas était à tous servi, le rouet qui est là avec son écheveau abandonné ; les rideaux que vous avez cousus, les tapis que vous avez tissés… Y a-t-il ici quelque chose qui ne soit œuvre de vos mains ?

Le 28 mai. — Nous avons dans notre forêt des hôtes inattendus. Quatre riches Américains partagent, pour quelques mois, notre solitude. Ils ont le droit exclusif de la pêche au saumon dans la rivière de C. — qui est belle et profonde — et pour cela ils paient redevance au Gouvernement. Ce sont nos voisins qui les logent et les pensionnent. Ils sont trois hommes aux cheveux grisonnants, et un jeune garçon, qui a la taille d’une fille. Son père est un millionnaire de New-York. Il ne sait que quelques mots français : « Bonjour, Bonsoir, Mazelle, y fait beau »… Voilà plusieurs fois que je les rencontre, quand ils s’en vont à la pêche ou qu’ils en reviennent. Leur accoutrement annonce bien leur état de fortune. Ils ont des bottes de cuir qui leur vont aux genoux, des vestes de velours, des habits de drap fin comme je n’en ai jamais vu ; ils ont des fusils perfectionnés, des lignes à pêcher qui se roulent et se déroulent comme par magie, des coussins de soie et de satin ; enfin, un bagage innombrable et riche. Deux pêcheurs du village leur servent de guides et l’on dit qu’ils paient largement ces services… Ces hommes fournissent leurs canots et leurs expériences, les millionnaires donnent l’argent, et l’onde donne le poisson… La pêche se fait surtout en canot. L’embarcation est mise à l’ancre, et ces messieurs, bien assis dans leurs coussins, attendent que cela tire au bout de leur ligne… Quand ils sentent un petit coup sec, c’est que le saumon a mordu… Alors, il faut se bien tenir, car le poisson se débat comme un forcené !… Et c’est, paraît-il, un grand plaisir de le voir se rouler et se tordre, ruisselant, en ses belles écailles argentées…

3 juin. — J’ai vu aujourd’hui le jeune Américain et il m’a parlé. Il m’a regardée longuement ; j’en suis toute bouleversée. Son regard est perçant, et limpide comme l’eau de roche… Je cherchais dans le bois ces écorces roses que le vent fait tomber des bouleaux, et qui servent si bien à allumer le feu quand c’est l’heure des repas. Je comptais en même temps les cerisiers et les groseillers qui doivent me donner bientôt une abondante cueillette. Après avoir entendu des craquements de branches et des pas, j’aperçois, devant moi, le jeune étranger, saluant jusqu’à terre, et souriant comme un soleil de mai. Avec une foule de gestes, entremêlés de mots français et anglais, il me fait comprendre que les autres l’ont devancé, qu’il veut les rejoindre à la rivière, et qu’il ne sait quel côté prendre. La forêt est si épaisse ; on peut s’égarer facilement dans ses profondeurs. Moi j’en connais tous les détours ; je lui indiquai tout de suite le sentier. Il me remercia avec effusion. Ah ! ce sourire, je crois que jamais je ne l’oublierai !…

5 juin. — Ce sourire, j’y pense encore. Il me semble qu’il y avait dans ce sourire quelque chose qui parle, quelque chose d’affectueux et de profond. Pour me sourire de cette façon il faut que je lui plaise… Mais qu’ai-je donc pour lui plaire à ce garçon qui a vu tant de choses, qui a connu tant de monde ? Est-ce que je serais jolie ?… Cette pensée me trottait dans la tête depuis le matin. Je ne savais pas comment est mon visage ; (nous n’avons pas de miroir : il n’y en a que chez mon oncle le riche) ; mais j’ai songé au miroir des sources, et j’ai couru près du ruisseau. « Petit ruisseau, lui dis-je, voici quelqu’un qui veut apprendre de toi sa destinée. Si je suis belle je deviendrai peut-être la femme d’un millionnaire… Si je suis laide, je resterai une humble fille des bois… Oh ! mon petit ruisseau, dis-moi, dis-moi ma destinée ! » L’onde était claire comme un miroir véritable. J’écartai en tremblant les branches capricieuses qui s’enlacent sur ses bords, et je me dressai lentement au-dessus de l’eau limpide qui dormait à mes pieds. Puis, je me regardai. Oh ! quelle charmante surprise ! Est-ce qu’on croit facilement ce qu’on désire ?… Je me suis trouvée belle ! Oui, je suis vraiment belle. Un menton en ovale, une peau rose, des joues pleines, et surtout des yeux remarquables : grands, noirs, et profonds comme les nuits. Ma chevelure est épaisse et souple comme de la soie de Naples. Oui, je suis belle. Je me suis regardée longtemps, pour en être bien sûre. Tête haute, tête basse, les yeux ouverts ou à demi-fermés, j’ai pris des poses, je me suis étudiée. Je ressemble à cette chanteuse célèbre dont j’avais vu le portrait chez mon oncle le riche, dans un grand journal. Et me voilà maintenant qui rêve au jeune Américain et à son sourire…

8 juin. — Il m’aime. Il ne me l’a pas dit, mais je le vois, je le sens !… Voilà trois fois qu’il s’approche et me parle… Hier, il s’est assis près de moi dans l’herbe, et comme il ne parle pas beaucoup le français, il passait son temps à jouer avec les feuilles et à me regarder. Pour s’amuser il a tressé une couronne avec des branches de fougère. Ses mains venaient facilement à bout de toutes ces tiges rebelles ; je ne puis m’expliquer tant de souplesse dans des doigts masculins… Quand cette guirlande fut finie, il me la posa sur la tête, entremêlant les légères feuilles vertes à mes longues mèches de cheveux bruns. Il fit un « Oh ! » qui disait bien toute son admiration, et j’eus sans cesse sur moi son œil joyeux et profond… Sans doute, je lui rappelais quelque joli visage de son pays !…

Oui, je dois lui rappeler quelque fille de son pays qui lui écrit souvent, sans doute, car il reçoit beaucoup de lettres. Ah ! cette pensée me rend jalouse !…

18 juin. — Je viens de vivre des jours bien tristes. Mon « ami » a été malade, très malade. Il fut trois jours entre la vie et la mort. Une chute qu’il fit dans la rivière en glissant d’une roche limoneuse, lui causa un refroidissement qui mit ses jours en danger. Il eut grande peur de se noyer quoique ses guides assurent que cet endroit n’offrait pas de profondeur dangereuse. Mais les effets furent plus funestes que la chose elle-même. Deux médecins mandés en toute hâte des paroisses voisines se tinrent sans cesse à son chevet. Que j’aurais eu du chagrin s’il était mort ! J’ai appris qu’il commençait à sortir. J’ai hâte de le revoir. Voilà des heures et des heures que je flâne autour de leur sentier dans l’espoir de le voir passer. Quelle est donc cette folie qui s’empare de moi ?…

19 juin. — Aujourd’hui j’ai examiné mon état d’âme avec les yeux de la vérité. Je me suis dit : Regardons les choses bien en face pour savoir ce qui en est. Je suis une fille de la solitude et des bois. J’aime mon isolement si peuplé, si vivant. La vie des forêts, les merveilles de la nature m’intéressent, me passionnent. Je vis contente au milieu de mes travaux et de mes pensées. Et voilà qu’un jeune étranger survient, un jeune homme efféminé aux mains blanches et fines. C’est un inconnu, né à des centaines de lieues d’ici, dont je ne connais rien du passé, et qui vit d’une vie absolument différente de la mienne. Et parce qu’il m’a regardée, qu’il m’a souri, qu’il m’a fait de l’œil, me voici toute troublée toute bouleversée. Vraiment, c’est absurde. Je crois que je m’en vais vers un abîme…

25 juin. — Je l’ai revu tous les jours, et il est venu plusieurs fois à la maison. Combien j’étais confuse de le voir assis à notre humble foyer ! Je lui ai appris plusieurs phrases françaises. Il les a saisies avec beaucoup de facilité. Il est un compagnon aimable et gai. J’ai toujours hâte de le revoir, mais je reste timide et rougissante devant lui ! Et quelle gêne j’ai éprouvée hier, quand son père est venu me parler ! Il s’exprime en assez bon français, malgré un accent désagréable. Cet homme a un visage très bon et très doux. Sa voix est morne comme un jour de pluie… Le père et le fils s’entretenaient ensemble, et sans comprendre tout ce qu’ils disaient, je voyais qu’ils parlaient de moi. Nous étions tous debout au milieu des arbres, et le soleil jouait dans les branches. Lewis (c’est le nom du jeune homme) me regardait de plus en plus. Tout à coup, s’approchant de moi, il s’empara de mon grand chapeau de paille dont il releva le bord, et me le plaça sur la tête à sa façon, en arrangeant avec soin autour de mon front les mèches de mes cheveux. Il en redressa une ici, en rabattit une autre là, et pour juger de l’effet il se reculait un peu en me relevant le menton de ses doigts fins… Il redressa aussi mon fichu de mousseline que le vent avait dérangé… Puis, m’ordonnant de ne pas bouger, il courut cueillir un bouquet de violettes sauvages qu’il épingla à mon corsage. Alors, d’un air triomphant, il me montra à son père en s’écriant : « Regarde comme elle est jolie ! »… J’étais rouge comme une pivoine… J’entendis une foule d’exclamations comme celles-ci : « Splendide ! Admirable ! Merveilleux ! »… J’étais troublée à tel point que je croyais m’évanouir… La forêt dansait devant mes yeux. À la fin, le millionnaire me prit les mains et les serra avec force en disant : « C’est vo venir à New-York ! C’est vo venir avec no ! »… Je n’en pouvais croire mes oreilles ; je restais pétrifiée. Ils parlaient donc tous deux de m’emmener ?… Le père, continuant, moitié anglais, moitié français, me dit combien son fils serait heureux et fier d’emmener là-bas une aussi jolie femme, et de montrer à tous ses amis cette belle « fleur des bois » cueillie dans les forêts sauvages du Canada. Il parla de la magnifique maison dans laquelle ils vivent, du jardin enchanteur qui l’entoure, des toilettes, du confort, des voyages, enfin de ces multiples plaisirs que l’argent procure. Il parla abondamment, avec mille gestes, et je voyais que cet homme était sincère. À mesure que je comprenais, des visions de splendeur envahissaient mon cerveau. Je me voyais devenue une grande dame, me promenant dans les allées d’un jardin tout en fleurs, portant une robe éblouissante, entourée de domestiques… J’essayais de m’imaginer autant qu’il m’était possible le luxe inouï qui m’était offert… Cela me paraissait un enchantement, comme dans les rêves, et j’en avais le vertige…

Je restais muette devant tant d’admiration. J’étais paralysée, éblouie… Je partis sans répondre un seul mot, et revins à grands pas vers la maison, tandis que le bouquet de violettes tombait de mon corsage.

Ce soir j’ai voulu revoir l’endroit où Lewis m’a demandée en mariage. La guirlande de feuilles vertes qu’il avait tressée de ses mains gisait à terre dans l’herbe. Je l’ai ramassée pour la faire sécher. Je la garderai dans mon coffre aux souvenirs.

J’y trouvai aussi des violettes. Elles meurent une à une comme mourront en moi les folles visions de splendeur entrevues.

Jamais je n’ai vu la forêt aussi attirante que ce soir. Ô forêt, tu étais si belle que j’en fus émue jusqu’aux larmes. Ô mon amie, tu as voulu te montrer à moi dans toute ta beauté afin de me retenir dans mon pays !

Les chênes aux longues branches penchaient légèrement sous l’haleine du vent, les flèches des sapins brillaient comme de vertes étoiles, et toutes les petites sources chantaient dans l’ombre. Et les petites mousses ignorées, et toutes les feuilles, toutes ces fleurs obscures qui renaissent à mesure qu’on les coupe ou qu’on les écrase, la menthe, la gentiane, la verveine, le sainfoin, le coquelicot, l’anémone, l’herbe à mille feuilles, le bouton d’or, la collerette et la camomille, toutes me souriaient, toutes me regardaient !

Et la lune blanche marchait à pas de velours sur les herbes, y laissant de grandes ombres lumineuses…

Les bois étaient remplis de quelque chose d’indéfinissable et de divin…

Le Souvenir


26 juin. — Je n’ai pas fermé l’œil, cette nuit. Le sommeil ne venant pas, je me suis levée, et j’ai marché sans bruit, par toute la maison. Quelles heures tourmentées j’ai vécues là sans que personne le sache ! Mon père et mon frère ignorent la proposition qui m’a été faite ; je ne veux pas leur en parler avant d’avoir pris une décision.

Quelle nuit ! Un reste de crépuscule rose, filtrant à travers les feuillages, mettait des lueurs vivantes sur les murs. Un doux reflet tombait sur ce portrait de ma mère qu’un photographe ambulant fit jadis sur une grande plaque de zinc… Ah ! ce portrait m’a inspirée !… J’ai beaucoup réfléchi, j’ai pesé toutes choses… Je sens des liens puissants qui m’attachent ici. Je sais maintenant que si je partais, mon cœur en serait à jamais déchiré… Je ne partirai pas !… Je ne partirai jamais. Partir, partir… quel mot plein de mystère et de menace ! Si je partais d’ici je mourrais d’ennui, j’en suis sûre, comme une plante déracinée qui se dessèche sur sa tige.

Près de moi est le portrait de ma mère. Sa coiffe blanche retombe, gracieuse, sur ses cheveux lisses, et ses yeux semblent me regarder mystérieusement. Son âme est ici qui se pose sur toute chose. Elle m’entoure, elle me garde, elle m’inspire mon devoir. Mon devoir est de rester dans cette maison. Là-bas, il est vrai, je serais une grande dame, et tous les plaisirs deviendraient mon lot ; mais j’aurais toujours au fond de l’âme un remords : celui d’avoir abandonné l’œuvre commencée, d’avoir délaissé mon père et le foyer… Je pense à ma mère. Ce serait donc en vain qu’elle s’est dépensée sans compter, qu’elle a tant travaillé, tant peiné ? Cette maison qu’elle aimait, qui a été, pour ainsi dire, pétrie de ses sueurs, cette maison à laquelle elle a donné tous ses instants et toute sa vie, cette bonne maison qui nous a abrités des froids et des grands vents, cette maison deviendrait, par mon abandon, une « Maison Condamnée » ?… Je sais que mon père, laissé seul, abandonnerait la tâche, qu’il partirait et vendrait à vil prix ce bien si péniblement défriché… Des mains étrangères, peut-être, viendraient profaner ces travaux. Non, cela ne sera pas ! « La fleur des bois » (comme ils m’appellent) ne sera pas transplantée dans une terre lointaine pour y sécher, pour y mourir. Ô ma mère, votre regard m’implore dans l’ombre… Vous ne rougirez pas de votre enfant ! Votre demeure ne sera pas fermée, des êtres étrangers n’y viendront pas s’asseoir à votre place. Je vivrai et mourrai dans cette maison, et je garderai avec soin votre souvenir.

Ces lueurs, ces mirages de bien-être de nouveauté qui sont entrés dans ma pensée sans que j’aie pu crier gare, aujourd’hui je les repousse avec ardeur comme on repousse la tentation et le péché… Une force inconnue vient à mon secours. Les mille esprits de ces bois et toutes les voix du passé me défendent contre cette invasion étrangère.

28 juin. — Je l’ai vu pour la dernière fois ce matin. Sortant d’un épais feuillage, où, sans doute, il m’attendait, il s’est élancé vers moi avec joie, en scrutant du regard les sentiments de mon âme. Mais ma décision était prise. Je me détournai tout de suite de son visage, et je fis de la main un geste qui voulait tout dire… Il comprit. Je le vis pâlir et reculer en me tendant les bras… J’avais mal de lui faire mal, et j’étais bien près de pleurer… En lui faisant toujours des signes d’adieu, je me suis enfuie, sans regarder en arrière. Tout est fini.

Ce soir, je suis seule à la maison, les hommes étant retournés au champ. Le jour achève de s’éteindre… Une à une, les collines riantes sombrent dans une brume grise et vaporeuse. Les grands chênes, secoués par la brise des nuits, se pressent autour de notre toit, comme des sentinelles. La forêt a l’air de comprendre ; elle chante amoureusement. Et, sur le mur de la grande salle, en son portrait au cadre étroit, la morte, la chère morte me sourit…

Août 1896. — Après la mort de mon père — survenue il y a six ans à la suite d’une longue maladie — je suppliai mon frère Louis de prendre femme et de se mettre résolument à la tête des travaux de la ferme. Je promis de rester là bien des années encore pour l’aider. (Et j’y tiens de toute mon âme à cette promesse !). N’aurions-nous pas été coupables de laisser périr cette œuvre si péniblement et si courageusement commencée par nos chers disparus ? Le succès a couronné les efforts passés et présents. La forêt recule devant notre labeur persévérant, et la pauvre maison d’autrefois est devenue une grande et solide demeure où il fait bon vivre.

D’un côté c’est le jardin débordant de verdure et ombragé par d’énormes peupliers qui croissent libres dans la lumière. Ici c’est le four à pain, là c’est le poulailler et le fournil. Plus loin, c’est une longue étable toute neuve. En face brille le champ principal qui fait une grande trouée dans la forêt et qui s’étend presque à perte de vue. Oui, tout cela est beau à regarder, tout cela annonce le bonheur…

De temps en temps de nouvelles terres apparaissent autour de nous. Parfois une autre maisonnette s’élève au milieu d’un petit terrain et l’on voit une famille s’y installer. Dans quelques années nous formerons un groupement important.

Des champs pleins d’épis, des foyers pleins d’enfants, voilà comment se perpétuent sur cette terre d’Amérique le courage et l’héroïsme de nos ancêtres français. Peuple de missionnaires, de défricheurs et de colonisateurs, peuple de France, soyez loué par les plaines, par les épis, par les enfants du Canada !

Et moi je m’attache de plus en plus à ces lieux où tant de souvenirs me retiennent. Je suis comme le lierre uni à l’arbre par mille enlacements. On peut le broyer et le tordre, on peut briser ses longues tiges ; il reste toujours attaché par quelque lien puissant. « Je meurs où je m’attache » semble-t-il dire. Et moi je dis de même. Jamais je ne voudrais partir de cette maison.

Ma tâche est d’amuser les enfants de mon frère quand leur mère est occupée à d’autres travaux, (ce qui arrive très souvent). Ils se tiennent bien sages tant que je consens à leur chanter ces bribes de chansons que ma mémoire a retenues. Parfois c’est :

La poulette noire
Qui a pondu dans l’armoire,

La poulette blanche
Qui a pondu dans les branches ;

La poulette jaune
Qui a pondu dans les aulnes…

L’aînée, la petite Cécile, espiègle, et jolie à ravir, me demande sans cesse la chanson de Cécilia. Et chaque fois que je chante les Ah ! Ah ! du refrain elle avance ses petits pieds mignons et essaie des pas de danse. C’est une chose ravissante ! Aussi je ne sais combien de fois par jour je fredonne pour elle ces trois couplets :

Mon pèr’ n’avait fille que moi,
Mon pèr’ n’avait fille que moi.
Encor sur la mer il m’envoie,
Sautez, mignonne Cécilia !
Ah ! Ah ! Ah !
Ah ! Ah ! Cécilia !

Encor sur la mer il m’envoie,
Encor sur la mer il m’envoie.
Le marinier qui m’y menait,
Sautez, mignonne Cécilia !
Ah ! Ah ! Ah !
Ah ! Ah ! Cécilia !

Le marinier qui m’y menait,
Le marinier qui m’y menait,
Il devint amoureux de moi.
Sautez, mignonne Cécilia !
Ah ! Ah ! Ah !
Ah ! Ah ! Cécilia !

Je chantais pour endormir le plus petit, ce soir, quand Louis et sa jeune femme arrivèrent des champs. — Que vous nous êtes utile ! Que vous nous êtes précieuse ! me dit la jeune épouse, avec cet air de bonté remarquable que j’aime tant. Si vous n’étiez pas là pour prendre soin de nos enfants, je ne pourrais pas aider à rentrer la récolte, et peut-être en aurions-nous perdu une partie à cause du mauvais temps… »

— Eh ! bien, votre bonheur est aussi le mien, repris-je, toute émue, je n’aurai plus jamais le courage de m’en aller d’ici. Ce sera seulement quand je partirai pour l’éternité…

— Ne vous pressez pas, ne vous pressez pas ! dit-elle encore avec tendresse, tandis que des larmes brûlantes s’échappaient de mes yeux…

Courtes histoires

L’Outarde


C’était une belle outarde à la tête fine et reluisante, au col soyeux, aux ailes teintées d’un bleu de mer charmant. Elle avait de petits yeux noirs brillants comme des perles, et qui nous regardaient d’un air moqueur. Elle savait se tenir droite et digne dans son malheur, comme une reine en exil. Et nous l’aimions plus qu’on ne peut dire.

Sa capture fut un coup de hasard en même temps qu’un coup d’adresse. Mon frère s’en empara par un soir de chasse, alors qu’il poursuivait avec acharnement une bande de ces canards sauvages qui s’envolent au moindre bruit. Ils allaient d’anse en anse et d’îlot en îlot. Quand les oiseaux fugitifs se rapprochaient de terre, le chasseur tenace sautait rapidement de sa chaloupe, et s’enfonçait dans ces hautes herbes qui masquent les bords des rivières. Là, avec un soin extrême, il se cachait au milieu des tiges et, mettant un genou en terre, il épaulait, prêt à tirer… Mais, hélas ! la déception ne tardait guère. Ouf ! Un bruit d’eau qu’on secoue, des battements d’ailes et les canards n’y étaient déjà plus. Chaque fois que leur caprice les dirigeait du côté de l’eau profonde, le jeune chasseur de nouveau montait dans sa chaloupe, et partait à leur recherche, avec l’aviron et le fusil.

Ce soir-là, il ne rapporta pas de canards, mais il arriva, heureux comme un conquérant, tenant précieusement entre ses bras cette belle outarde vivante qui se cachait la tête sous son aile. C’est dans une haute touffe de fenouils qu’il l’aperçut, se débattant, prise comme dans un filet. Elle semblait être blessée à une aile, et emprisonnée par les pattes dans ce réseau, elle ne pouvait s’enfuir. « On est armé quand on est ailé »… Privée de la puissance de ses ailes, l’outarde ne pouvait ni se défendre ni se sauver. Le chasseur n’eut pas de peine à la saisir, et il l’emporta, triomphant.

De crainte que les poules ne fussent pas bien disposées envers la nouvelle venue, nous lui fîmes dans le poulailler un coin à part où elle était bien chez elle. Son enclos fut entouré de pieux faits avec de jeunes aulnes, et cette clôture fut entièrement garnie de feuillages entrelacés. Avec un peu de bonne volonté notre jeune captive pouvait se croire sur les bords ombreux des séduisantes rivières. Elle mangeait avec voracité tout ce qu’on lui apportait, et elle semblait heureuse.

Nous l’avions attachée par la patte avec une corde qui lui permettait un peu de promenade dans les alentours. Son enclos possédait aussi une porte rustique qu’on ouvrait et fermait à volonté. Elle dévastait le persil du jardin, et personne n’y trouvait à redire. Elle s’amusait beaucoup avec les petits poulets, leur donnant coups de bec et coups de patte, et les entraînant à plaisir dans l’herbe. Cet oiseau sauvage, qui prenait pourtant peu de place, était pour nous un bien rare, une sorte de trésor. Mon frère ne passait jamais près de l’enclos sans regarder avec orgueil sa précieuse trouvaille.

Or, un soir, voici ce qui arriva. C’était un de ces soirs plus beaux que le jour, débordant d’échos, de chants et de soupirs… Les feuilles bruissaient, les branches murmuraient, les oiseaux chuchotaient dans l’ombre… Au bord des lacs majestueux les cimes miraient leurs profondeurs sans fin. Ici, on entendait le nasillement des canards et des bécasses, le coassement des grenouilles, « le tire-lire » des alouettes… Plus loin, c’étaient les appels plaintifs du chevreuil et les bramements de l’orignal. Tout n’était que vie et tressaillement. Assise au seuil de la porte, j’écoutais avec ravissement ces bruits et ces chants qui sont comme la respiration harmonieuse de la terre. Soudain, une troupe d’outardes libres passa au-dessus de nous.

Elles étaient bien une vingtaine. Emportées dans l’ivresse de leur vol, elles jetaient des cris de joie qui se répercutaient de cime en cime, de forêt en forêt. Et j’entendis alors — ô cruel souvenir ! — notre outarde à nous que tous croyaient heureuse, je l’entendis battre des ailes avec violence, et jeter dans l’air sonore un cri de détresse, un cri immense qui sembla remuer les entrailles de la terre, et s’étendre jusqu’aux plus hauts sommets des monts !… L’outarde captive répondait à ses sœurs libres ; elle leur lançait un cri d’angoisse dans lequel un monde de tristesse était contenu ! Ah ! ce cri, ce cri désespéré, qu’il était triste dans ce soir plein de vie et de flamme ! Il m’entra dans le cœur comme une plainte comme un reproche, comme un remords… Je fus prise de pitié pour la pauvre bête, et je formai secrètement le projet de la libérer.

Est-ce un regard de Dieu qui tombe sur nous ? Il y a des jours où l’on se sent meilleur, où l’on est enclin à toutes les bontés. Ce soir-là, j’aurais voulu délivrer tous les malheureux de leur souffrance, et sécher tous les yeux humains de leurs larmes. La vue de cette outarde captive m’était maintenant une torture, et je souffrais pour elle comme l’exilé doit souffrir loin de sa patrie…

Un soir, profitant d’un moment où j’étais seule, je pris mes ciseaux et me dirigeai du côté du poulailler. Une lune ronde et brillante éclairait tout devant moi, jusqu’aux plus sombres profondeurs. Les arbres semblaient être une multitude d’ailes brillantes. J’entrai doucement dans l’enclos. L’outarde dormait, seule, en son coin, le cou plié sous son aile. Je m’approchai d’elle sans bruit, et quand elle ouvrit ses petits yeux brillants j’avais déjà coupé d’un trait la corde qui la retenait prisonnière. Encore engourdie par le sommeil, elle ne comprit pas tout de suite son bonheur. Elle me regardait d’un air étonné. Alors, je la pris dans mes bras, je la secouai, et je lui ouvris les deux ailes en disant : « Va, ma belle captive, ma pauvre exilée, va, je te rends ta liberté ! Va retrouver tes sœurs, va voler avec elles dans les grands espaces bleus, et sur les ondes paisibles où le divin silence règne dans les brumes du soir ! Tu n’auras plus la nostalgie des landes brunes, des rivières chantantes, et des montagnes vertes aux noires profondeurs ! Va, je te rends ton pays natal, ta rivière aux bords fleuris, l’air, le soleil, la vie. Va-t-en ma belle captive ! » Et elle s’en alla. Elle se dressa sur ses pattes, se débattit, se secoua, puis s’élançant de toute la force de ses ailes, elle s’enfuit. Quelques instants après, je ne la voyais plus. Le lendemain, je crus reconnaître son cri parmi les bruits multiples qu’apporte le vent du soir. Et ce cri chantait la délivrance et la joie…

J’ai songé bien des fois à l’outarde captive. Durant son exil, elle était l’image de ces êtres vulgaires que nulle pensée haute n’élève. La plaine les retient. Ils ne voient pas les cimes. Ils sont paralysés dans le limon de la terre, et rien ne peut les sortir de leur prison et de leur nuit. Au contraire, les âmes vibrantes ont des ailes. Comme l’outarde délivrée de ses liens, elles peuvent à toute heure du jour et de la nuit fuir vers la lumière du ciel. L’outarde libre, c’est l’âme humaine forte de sa pensée, de sa méditation, de son idéal. Comme l’oiseau elle vole, elle monte, elle monte, dans une folle et sauvage joie…

— Volez donc, ô notre âme, puisque vous avez des ailes ! Au printemps, quand la terre s’éveille et chante son cantique de vie, volez avec les oiseaux et les fleurs, volez avec les papillons et les colibris. En automne, volez avec les graines voyageuses qui transportent la joie dans l’air, volez avec les nuages légers, avec le riche parfum des champs mûris, volez avec les brises embaumées, avec le souffle des forêts pleines de bruits d’ailes et de merveilleuses éclosions ! Ne soyez pas le ver qui rampe ; soyez l’oiseau qui plane. En été, volez avec les senteurs et les sèves ; en hiver, volez avec les neiges et leurs puretés. Volez donc, ô notre âme, dans la lumière, vers la Beauté, jusqu’au jour où, comme pour l’outarde captive, une main secourable rompra vos liens et vous permettra de monter, de monter, jusqu’à vous perdre dans l’Infini !

Les Vieux


La petite rivière coulait en scintillant au pied des coteaux veloutés. L’air était doux, le ciel était pur et l’oiseau chantait à pleine voix…

C’était hier, un jour superbe. Bien peu après midi, je vis arriver ma voisine, conduisant elle-même son cheval. Car j’ai maintenant une voisine. Une voisine qui est à vingt arpents, c’est une aubaine quand on vit en plein bois !… Donc, j’ai une voisine. C’est une jeune femme, illettrée comme son mari d’ailleurs, mais elle est intelligente et bonne. Nous nous entendons bien ensemble Plus fortunés que nous, ils ont un cheval et une voiture d’été, — un quatre-roues non couvert — ainsi qu’une voiture d’hiver qu’on appelle un « traîneau ». Sa mère, une bonne vieille encore robuste, garde les petits, et Marie-Jeanne parfois m’emmène avec elle, soit à l’église, soit au magasin du faubourg.

Donc, hier, elle vint me chercher pour aller chez une de ses tantes, à l’extrémité du village. Elle conduit elle-même la voiture, et aussi adroitement qu’un homme. Le cheval est bon, mais le chemin ne l’est pas. Quel chemin ! C’est une route en ébauche seulement. Des souches, des branches tombées, des roches, des trous. Le quatre-roues y monte, et y descend comme un bateau sur la mer… Parfois nous nous tenions toutes deux à bras-le-corps et nous avons ri comme des enfants… Oh ! ce chemin, ce qu’il nous donne d’émotions ! Mais les gens des bois sont habitués aux émotions.

Un ciel limpide brillait dans les éclaircies. Un merle, caché dans les feuilles, chantait à tue-tête. Comment décrire le charme de ces promenades en voiture dans les chemins de montagnes ? Un monde de merveilles respire autour de nous. Quand nous heurtons au passage quelques branches trop longues, on dirait que toute la forêt frémit. Un immense frisson court d’un arbre à l’autre. Est-ce que les bois ont peur ?… Que de vie, que de rayonnements, que d’ombres aussi belles que la lumière elle-même ! L’eau murmure dans les sources. On entend des chants de cascades ; des gammes mélodieuses se déroulent, des oiseaux s’envolent, des écureuils, surpris, s’engouffrent dans les feuillages. Le vent joue dans les branches ; céleste musicien, il en tire des sons magnifiques, comme un artiste qui toucherait à la fois mille instruments. Nous sommes entourés d’arbres ; des arbres, des arbres partout ; des lacs de verdure, des gouffres bleus, des ravins, des talus, des clairières… Et tout cela remue, tressaille, murmure, respire, rêve, chante et pleure. Et cette respiration est si douce, si légère, que, saisi, comme au seuil d’un temple, on s’arrête, de peur d’effrayer les vols mystérieux qui passent autour de nous…

Nous allions lentement dans ce chemin sauvage où l’herbe croît tout à son aise. Les côtes s’éloignaient dans leur robe rayonnante. L’horizon, devant nous, commençait à s’élargir. « J’ai hâte de voir la mer, dit Marie-Jeanne ; c’est la mer que je préfère car je suis fille de marin, moi. — « Et moi, repris-je, je suis fille de bûcheron, j’aime mieux la forêt. Écoute les grands vents rugir dans les feuillages, et tu me diras si ce n’est pas comme le bruit des flots. Quand je pénètre au fond de la forêt, je suis impressionnée comme en entrant dans une église, et j’écoute les arbres qui grondent comme de grandes orgues… Pour moi, la forêt a quelque chose d’humain. Regarde ce vieux pin qui penche son front décharné sur les bords de la petite rivière. N’a-t-il pas la dignité du vieillard que la vie a dévasté, mais qui est resté noble et grand sous l’épreuve ? Vois-tu ses feuilles qui retombent comme une vieille guipure ? Et son tronc, couvert de mousse, n’est-il pas marqué, ridé comme les fronts humains ? Que de tempêtes ont passé sur lui ! Et parce qu’il a souffert, il n’a jamais cessé de lever en haut ses bras suppliants… Cet arbre est une prière vivante ; il est comme la muette supplication de la terre au ciel. »

Enfin, Marie-Jeanne aperçut bientôt la mer, et à notre gauche, dans un bouquet d’arbres, la rustique demeure de sa tante. Un mince filet de légère fumée blanche sortait de la cheminée. La maison était vieille et basse, sans doute faite ainsi à dessein à cause des grands vents. Tout autour, le sol était déboisé et cultivé, couvert de foin ou de grains aux longs épis. Sur une petite élévation, un homme conduisant un gros bœuf roux tenait les mancherons d’une charrue et labourait la terre. Sa silhouette et ses gestes lents se détachaient carrément sur l’horizon. Cet homme m’apparaissait comme un géant de l’antiquité en train d’ouvrir les premiers sillons. « C’est mon oncle, dit Marie-Jeanne. Il est vieux et il travaille comme un jeune. C’est lui qui fut, ici, le premier cultivateur. Ce qu’il a souffert, Dieu seul le sait ! Il a, pendant des années, vécu de pain noir. Et, pourtant, il est bien gai, tu vas voir. »

Près de la maison, se voyait un grand jardin avec de hauts arbres. Des marches de pierre conduisaient au seuil. Tout était ancien et rustique dans cette maison. Tout y annonçait l’austère travail, le bien lentement amassé par efforts acharnés et persévérants. En entrant, on se trouvait dans une grande cuisine, une humble cuisine avec une haute pendule, des casseroles de fer-blanc, des cruches de grès et des plats suspendus. Cela sentait le chou cuit et la crème fraîche… Ô bonne senteur des cuisines de chez nous, que vous avez d’attraits pour ceux qui arrivent et qui ont faim ! Je rêvais déjà de lait crémeux et chaud, et de légumes lentement mijotés avec du lard et garnis d’un bouquet de ciboulette…

La tante accourut pour nous accueillir. Elle était ravie de joie à la vue de sa nièce venue de si loin pour les voir. Le vieux, revenu des champs, accourut à son tour. Comme son aimable visage souriait joyeusement !… « Et cette demoiselle-là, c’est ton amie, disaient-ils, celle qui reste près de chez vous ? Quelle bonne idée de l’avoir emmenée ! » Ils parlaient de tout, de tous. Leurs bons petits yeux clignotaient de plaisir… La porte de cave s’ouvrit ; la petite vieille en revint avec une bouteille de sirop de framboise. Le vieux, en même temps, sortait des armoires un gâteau et une terrinée de crème. Les assiettes de faïence apparurent, puis les gros verres à patte, enfin tout ce que la vieille armoire contenait de plus beau. Jamais on ne peut voir plus de jeunesse en de vieux visages, plus de gaieté dans les rides. Une verve intarissable sortait des lèvres de ces deux vieux. Nous nous levâmes pour partir. Mais il fallut rester à souper. Et je mangeai de ces légumes délicieux cuits avec du lard, de la ciboulette et du persil frisé.

Au départ, en nous embrassant, les petits vieux avaient le cœur gros. « Vous reviendrez, vous reviendrez avant les neiges, » murmuraient-ils… Longtemps, longtemps leurs petits yeux nous suivirent sur la route. Et longtemps aussi je me rappellerai ces deux vieux au doux visage empreint d’un si bon sourire. Oui, c’est grâce à de semblables vieux qu’une race demeure éternellement jeune.

Bientôt le soir tomba. Des traînées de brume flottèrent sur les monts et sur le bord des sources, dans la montagne, les petites voix chantantes semblaient encore plus lointaines…


La Grand’mère


Hier, il vint chez nous un pauvre mendiant.

Cet homme — l’être le plus étrange que j’aie connu — me raconta cette histoire que j’écoutai avec la plus grande avidité :

— « Ma mère, dit-il, mourut en me donnant le jour. Je fus recueilli au berceau par ma grand’mère que mon adoption sembla consoler de la mort de sa fille. Mon grand-père étant mort aussi quelques années auparavant, je devins l’unique raison de vivre de cette pauvre vieille, et toute son affection retomba sur moi. Malgré le travail acharné qu’elle dut accomplir pour m’élever, — car elle était pauvre — elle m’aimait autant qu’il est possible d’aimer en ce monde.

Je vivais seul avec elle, dans une petite maisonnette, pauvre, blanchie à la chaux, perchée sur une colline, un peu éloignée de l’église et des autres habitations. Elle n’avait pour tout bien que cette maison et le morceau de terre qui s’étendait autour sur une distance de quatre ou cinq arpents. Mais il était inculte, en partie couvert de roches et de souches. Elle rêvait de cultiver un jour avec moi ce terrain et d’en retirer un petit revenu chaque année. J’étais alors un petit garçon à l’air sage, aux yeux vifs, aux longues boucles frisées qui me retombaient sur les épaules… Hélas ! que ces beaux jours sont loin de moi ! Plus je grandissais, plus elle me parlait sérieusement de son projet. « Mon « fi », disait-elle, en son langage rustique, mon « fi », dépêche-toi de pousser, il y a de l’ouvrage qui t’attend ! On travaillera tous les deux, ce sera amusant… Tu amasseras ton argent, sou par sou, et tu pourras ensuite agrandir ton bien et acheter une lisière du voisin. Ça donnera du beau foin, tu verras ; ensuite tu t’achèteras des moutons et des vaches, tu prospéreras, je te le dis, mon « fi », tant que j’aurai les deux yeux ouverts ! » Et son regard s’attachait sur moi avec un amour intense mêlé d’orgueil.

En attendant que je fusse assez grand pour commencer avec elle le travail des champs, la pauvre vieille peinait bien fort pour gagner sa vie et la mienne. Elle reprisait les filets de pêche, faisait des chaussures, cousait et filait. En retour elle recevait du poisson, du lard. D’autres lui apportaient le bois pour se chauffer. Les marchands lui donnaient du drap, du sucre, de l’huile pour sa lampe, et parfois aussi une ou deux pièces d’argent qu’elle serrait avec joie dans un tiroir de la vieille commode aux poignées usées… J’étais toujours bien vêtu, mieux que les autres enfants de mon âge. Elle prenait du temps sur ses nuits pour coudre mes habits, et même des fois, je crois qu’elle ne se couchait pas du tout. Je la voyais toujours à l’ouvrage, avec une aiguille à la main, ou bien, assise à son rouet et filant…

Ah ! ce que je la connaissais la voix du rouet, cette voix ouatée qui berce comme une chanson et qui endort comme un rêve !… « Ô voix berceuse du rouet, que ne résonnez-vous encore à mes oreilles comme au temps où j’étais un petit garçon à l’âme pure et aux longs cheveux frisés ! » Toute l’année, en toute saison, du matin au soir, et parfois du soir au matin, ma grand’mère filait. L’hiver, elle filait près de la fenêtre pour voir clair plus longtemps et pour ménager l’huile. L’été, et tant que le vent le permettait, elle s’asseyait dehors, près du vieux perron aux marches tremblantes, du côté du soleil et de la montagne. C’était une jolie vieille dont le visage avait du charme et de la dignité. Ses petits yeux, gris comme la mer, s’embusquaient sous des sourcils blonds. Ses cheveux blancs frisaient joliment sur les tempes. Sa petite coiffe de grenadine encadrait bien son doux visage encore rose… Cette femme était belle de la beauté des saintes…

Que de fois, par les beaux soirs d’été, en revenant de l’école, j’apercevais de loin la chère vieille filant au milieu des rayons du soleil couchant ! Des feux magnifiques scintillaient au-dessus d’elle. C’était comme l’apothéose de la fileuse… Au fond, les montagnes se recouvraient d’un voile mauve. Les forêts, les ravines, tout s’enveloppait d’ombre et de silence. La mer venait tranquillement mourir à nos pieds. L’oiseau, caché dans les broussailles, achevait ses chants d’amour. Un incendie céleste répandait ses flots ardents sur la crête des monts. Et tandis que son bras vigilant tournait la roue du rouet, parmi cette poussière dorée, il me semblait que grand’mère filait du soleil !…

Puis je grandis. Bientôt, je commençai à défricher avec elle le lopin de terre que la broussaille avait envahi. Il y avait encore de la neige entre les souches, que déjà nous étions courbés sur les mottes de terre et les troncs d’arbres enracinés. Tout un printemps et tout un été nous travaillâmes avec un acharnement monstrueux, couverts de sueurs et de terre, brûlés par le soleil, piqués par les mouches, d’autres fois les mains et les pieds engourdis par le froid. Les brumes du soir tombant sur les collines nous trouvaient à notre rude tâche. Mais ma grand’mère avait l’énergie d’un homme et la force d’un lion. Elle venait à bout des plus grosses souches, et c’est elle qui soulevait les fagots que je pouvais à peine remuer. « Pour toi, mon « fi », disait-elle, aucun fardeau ne me paraît trop lourd ! Tu vas donc te trouver établi. Et ce qui reste d’arbres, là-bas, devant nous, nous abattrons tout cela l’année prochaine avec un peu d’aide des voisins. Oui, nous en viendrons à bout, mon « fi » ! Ensuite, tu pourras te marier. La petite Jeannette à François te ferait une femme accomplie… Elle t’aime déjà, je le sais… Et quelle est la fille qui ne t’aimerait pas, mon « fi » ?… La pauvre vieille parlait avec exubérance, laissant déborder de son cœur toute son ambitieuse, toute sa folle tendresse. Hélas ! son beau rêve ne s’est pas réalisé ; j’en avais décidé autrement.

Deux amours se partagent l’existence des hommes de la Gaspésie : la mer et la forêt. Or, j’avais sans doute du sang de marin dans les veines ; je ne songeais qu’à naviguer. Souvent, avec des camarades, je me laissais aller au gré du vent, dans une chaloupe à voile. Cette promenade sur l’eau était la plus grande joie que je connusse. Le large m’attirait avec ses courants mystérieux, ses brouillards dorés, ses éclairs, ses ombres, ses vagues frangées d’écume… Dès lors, mon avenir fut fixé et rien ne put m’en dissuader. Les conseils, les remontrances de ma grand’mère, les dangers des flots, qu’elle me fit voir sous toutes leurs faces, les larmes qu’elle versait abondamment chaque fois que je parlais de mon dessein, rien ne put me détourner de ce funeste projet. Ô douloureux, ô cruels souvenirs ! Encore aujourd’hui, après tant d’années, ils sont dans mon âme comme un fer chaud dans une plaie vive !

Je partis donc, je partis la nuit pour ne pas voir pleurer la pauvre vieille. Comme il faut que la passion de la mer soit puissante pour étouffer dans une âme tous les autres sentiments ! Je partis sans me demander ce que deviendrait cette femme qui ne vivait que pour moi, qui ne travaillait que pour moi, dont j’étais l’unique espoir et l’unique tendresse, dont j’étais la vie enfin, toute la vie ! Je partis comme un déserteur, et je me rendis à pied, de peine et de misère, jusqu’à Gaspé. J’y trouvai un brick en partance pour l’Angleterre. Je fus assez chanceux pour y monter tout de suite comme matelot. Alors commença pour moi une vie nouvelle, vie de bonheurs et d’épreuves. Toujours engagé à bord des bateaux qui transportaient des marchandises d’un pays à l’autre, je n’amassai jamais un sou, dépensant dans les hôtels de Londres tout ce que je gagnais d’argent sur la mer. Puis je fis la connaissance d’une jeune Anglaise que j’aimai follement. Comme elle m’aimait aussi, nous nous mariâmes secrètement et je l’emmenai à Gaspé où je louai une petite maisonnette de pêcheurs. Je faisais la pêche avec les autres hommes de l’endroit.

Comme j’étais habile à prendre la morue, je gagnais de jolies sommes. Grâce à mon travail nous vivions sans connaître la misère. Parfois, je pouvais acheter chez le marchand de l’endroit les plus belles soies dont ma femme aimait à se parer. Ses yeux riaient alors, tout son visage rayonnait, et par sa joie j’étais payé de mes peines.

Mais malgré tout le mal que je me donnais pour la rendre heureuse je la vis rapidement devenir songeuse et mélancolique. Son front se penchait en de longues rêveries dont elle me cachait le motif. Paraissant se détacher de tout, elle passait des heures entières sur la grève à contempler l’horizon. Ses grands yeux, bleus comme la vague, se perdaient dans le lointain, s’y enfonçaient, s’y attachaient obstinément. Elle rêvait à son pays, à la brumeuse Angleterre.

Ô rives enchanteresses du pays où l’on naît, où l’on grandit, rives qui répétez les chants de notre enfance et qui résonnez de la voix de nos pères, ô rives du pays natal, vous serez donc toujours, pour tout être humain, le plus beau coin de l’univers !…

Hélas ! ce que j’avais redouté arriva. Peu à peu, ma compagne fut prise du mal du pays, et, un jour que je m’étais attardé au large plus que d’habitude, le soir, je trouvai la maison vide… J’appris qu’elle s’était embarquée le matin même sur un vapeur qui partait pour l’Angleterre ; et depuis je n’en ai jamais entendu parler. Je connus alors le désespoir le plus terrible qui se puisse imaginer. J’errai pendant des semaines sur les grèves, criant et l’appelant, croyant que quelque lointain vaisseau allait la ramener. Mais elle ne reparut jamais. Après avoir pleuré toutes les larmes de mes yeux, sortant de cette épreuve comme d’un horrible cauchemar, je me retrouvai maigre, vieilli, pauvre, sans aide et sans soutien. Alors, je n’eus plus qu’une idée : retrouver ma grand’mère, lui demander pardon et refaire auprès d’elle mon existence brisée…

Je fis de mes vieilles hardes un paquet que je mis sur mon dos, et je partis à pied comme un gueux. Je ne me rappelle plus pendant combien de temps je marchai. La tête me brûlait ; j’étais comme fou. Quand j’aperçus la maison de mon enfance, le cœur me battait à grands coups… Je la reconnus bien vite cette pauvre et vieille maisonnette, petite, presque jolie, à demi cachée dans un bosquet de peupliers qui jetaient de longues ombres sur la blonde colline. À côté était encore le petit pont ployant sur l’eau bleue du ruisseau. C’était vers la fin du jour, en été. Déjà l’automne commençait de roussir les coteaux. Les parfums maritimes qui montaient des grèves se mêlaient à la bonne odeur des champs mûris. Les petites sources chantaient dans les savanes. Des nuages blancs s’enroulaient en écheveaux, et tournaient, tournaient dans un océan de lumière. Le seuil de la maison me fit battre le cœur. La cheminée fumait. La porte était ouverte À l’intérieur, je voyais des enfants qui jouaient, une jeune femme qui allait et venait. « Si je l’avais voulu, me disais-je, les larmes aux yeux, si je l’avais voulu, cette maison serait à moi ; ce bonheur serait le mien ! Chaque jour je viendrais m’asseoir à cette table, et j’y mangerais dans la paix et l’amour le blé levé dans mes propres sillons. J’aurais à mes côtés une femme joyeuse, et sur mes genoux des enfants babillards. Hélas ! hélas ! je n’ai que la misère. Je couche sur la paille des granges, dans l’herbe des fossés, et je suis le plus malheureux des hommes ! » Le maître de céans, revenant chez lui, arrivait justement des champs. Je m’approchai pour l’interroger. « Savez-vous, lui dis-je, ce qu’est devenue la vieille N. qui vivait dans cette maison ? » Il me regarda, tout surpris, scrutant mon regard sous les bords du chapeau que j’avais rabattu sur mon front. Mais il ne me reconnut pas ; il ne pouvait pas me reconnaître, car j’étais déjà presque un vieillard. Vous l’avez connue ? demanda-t-il. « Ah ! oui, repris-je, parlant comme un vrai mendiant, elle m’a hébergé plusieurs fois, jadis ! — Ah ! dit-il, il n’y en a pas comme les pauvres pour comprendre les pauvres !… Cette vieille-là, c’était une sainte. Elle est morte l’année dernière. Figurez-vous qu’elle est morte de peine pour son petit-fils qu’elle a élevé, et qui la quitta pour aller naviguer en Angleterre. Elle a parlé de lui jusqu’à la dernière minute. Ce sans-cœur-là n’a jamais écrit un mot. Pauvre vieille ! Il lui prenait des chagrins que ça faisait pitié ! Oui, pauvre vieille ! Ce gaillard-là peut dire qu’il l’a tuée la même chose que si il lui avait planté un poignard dans le cœur ! » À mesure qu’il parlait, je sentais mes jambes ployer sous mon corps ; il me semblait que je tombais comme une masse inerte. J’aurais voulu que la terre s’ouvrît pour m’engloutir, pour y enfouir ma honte et mon désespoir. L’homme au visage accueillant dit encore : « La vieille n’est plus là, mais si vous voulez coucher, on vous recevra de grand cœur. » Je balbutiai un remerciement, disant que je voulais faire encore un bout de chemin, et je tournai le dos à la maisonnette blanche dont jamais je n’aurais osé franchir le seuil. Je marchai au hasard, traînant mon âme lourde de tous les remords de l’assassin…

Depuis longtemps le jour avait disparu. Dans la vague obscurité du soir, je voyais moutonner la mer des feuilles et se profiler la cime des sapins, comme des mâts immobiles. De partout, autour de moi, montait la sourde fermentation des sèves et le mystérieux épanouissement des forêts… J’étais seul, près des bois immenses. Là, loin de toute habitation, je criai ma douleur comme une bête sauvage. Mes cris et mes sanglots se répercutaient de gouffre en gouffre, de profondeur en profondeur. À pleine voix je suppliai la pauvre morte de m’écouter, de me pardonner ; je l’implorai comme une sainte. De toutes mes forces je criais : « Ma grand’mère, ayez pitié de moi ! » Ma grand-mère, priez pour moi ! » L’écho des bois répétait gravement : « Ayez pitié de moi ! « Priez pour moi ! » Les arbres semblaient prier avec moi, et leurs branches s’étendaient comme pour me recevoir. Je m’enfonçai dans leurs ombres épaisses, et je disparus au plus noir de la nuit… N’ayant plus maintenant ni ambition ni espérance, je suis devenu, dit-il, un gueux des grands chemins, et bien rares pour moi sont les jours où je peux manger à ma faim comme aujourd’hui. »

Les deux Compagnes


CONTE DE NOËL

C’était une pauvre vieille femme, très pauvre, très vieille, — elle se nommait Flavie — qui n’avait pour tout bien au monde que sa vache. Cette vache était la plus belle qu’on puisse voir. Sa tête était gracieuse, ses yeux bruns et doux, et ses cornes dorées comme un croissant de lune.

La vieille l’aimait comme un trésor et elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. On les voyait toujours ensemble. Elles étaient inséparables. Qui rencontrait l’une rencontrait l’autre. Les gens qui les voyaient passer disaient d’un air moqueur : « C’est la vieille Flavie avec sa vache. »

Chaque printemps, dès que les petites mousses recommençaient à tisser leur dentelle sur les épaules de la terre, la vieille Flavie menait sa vache paître au bord des sentiers sauvages qui sentent la menthe et la fougère. La pauvre vieille qui n’avait pas d’autre amie lui parlait à tout propos comme on parle à une compagne. L’automne, elle se faisait une ample provision de bois mort qu’elle apportait en fagots sur ses épaules, et tandis que la brunante tombait, elle revenait à sa pauvre demeure, suivie de la chère bête dont le lait était son unique nourriture.

Que serait-elle devenue sans cette précieuse compagne ? Sans parents, sans soutien, n’ayant que des voisins indifférents ou sournois, que serait-elle devenue sans sa vache qui lui procurait chaque jour sa subsistance, et qui, souvent, dans les grands froids de l’hiver, quand le bois manquait, la ranimait de son haleine et de la chaleur de son corps ?

L’hiver était arrivé, et de nouveau la campagne était devenue toute blanche. Les petits arbres ne se voyaient plus. Les gros sapins eux-mêmes ployaient sous leur couronne étincelante, et dans les champs de neige, les humbles toits fumaient. Et voilà que Noël approchait avec ses concerts célestes et ses visions de Paradis.

La vieille Flavie était dévorée du désir d’aller à la messe de minuit. « Ce sera, sans doute, la dernière fois de ma vie, se disait-elle. Je vieillis ; me voilà vieille, bien vieille. Mais j’ai de bonnes jambes encore. Et je connais bien le chemin. Après tout, il n’y a qu’un petit bout de bois à traverser ; le reste est du chemin battu… Et le temps s’annonce très doux… Ah ! revoir encore une fois cette crèche toute ruisselante de feux, et l’Enfant-Jésus couché sur la paille fraîche, et la Sainte-Vierge en robe bleue, et Saint-Joseph avec son rabot, tout en rouge, et puis les Rois Mages avec leurs couronnes magnifiques, et puis les Bergers et les moutons !… S’agenouiller encore une fois auprès de ce petit Enfant blond, maître du monde, qui sourit, qui attire, qui pardonne et qui bénit ! Pleurer auprès de lui comme autrefois, lui demander ses bénédictions pour sa vache et pour elle ! » Tel était le rêve qui mettait l’extase au fond de ses yeux.

À mesure que les jours avançaient, de plus en plus son rêve se précisait. Elle irait à la messe de minuit. Elle partirait quelques heures d’avance — puisqu’elle ne marche pas vite — et elle emmènerait sa vache au bout d’une corde. Pas un instant, elle ne songea à la laisser seule dans sa mansarde. Cela était une chose impossible. La pauvre bête, affolée par l’ennui, pourrait avec ses sabots éparpiller les fagots en flamme, mettre le feu au logis et y brûler vive. Ou bien, quelque méchant voisin — elle en connaissait — ayant vent de son absence, viendrait peut-être la lui enlever pour toujours. Un frisson d’horreur la secouait toute quand elle pensait à ces choses. Non, non, elle ne voulait pas de ces inquiétudes atroces. Elle emmènera sa compagne avec elle jusqu’à l’église. Là, elle l’attachera sur le seuil, près d’une porte entrebâillée, où ses grands yeux pourront apercevoir l’Enfant merveilleux couché sur la paille.

La nuit de Noël était enfin venue. Un ciel bleu, d’un bleu uniformément sombre, s’étendait sur les plaines et les cimes toutes blanches. Les sapins des forêts, droits et calmes, ressemblaient à des légions de moines noirs marchant dans la lumière. En haut, quelques étoiles s’accrochaient aux arbres dont les branches retombaient sous le poids des dernières neiges. Tout autour, les montagnes dormaient.

Flavie et sa compagne s’en vont, l’une devant l’autre, à travers le petit bois sombre qui les sépare du village. La neige fraîchement tombée cache les petits sentiers bien connus. La marche est difficile dans ce fouillis de branches sèches entremêlées les unes aux autres. Mais, cependant, elles avancent peu à peu. Un pas après un pas, une côte après une côte. La pauvre vieille se sent un courage jusque là inconnu. Dans les éclaircies, elle voit déjà les lueurs des cierges, et elle croit entendre le bruit soyeux d’une légion d’ailes d’anges. Des sons de cloches, des bribes de cantiques lui viennent de partout.

Il est né Le Divin Enfant
Jouez hautbois, résonnez musettes…

Déjà elle est ravie de joie, elle est tout près de pleurer d’attendrissement. Elle croit reconnaître là-bas la voix des chantres accompagnée des orgues harmonieuses chantant le

Venez Divin Messie…

Mais, parfois, ses jambes, pesamment et grossièrement vêtues, enfoncent dans la neige meuble. Ses membres engourdis et sans force peuvent à peine se tirer de ces trous. Hélas ! le temps coule sur elle sans qu’elle en ait conscience. Et le petit bois n’est pas encore traversé. Elle ne pense plus à rien, elle ne voit plus rien que la féerique église, et ses lumières, et sa crèche. La douleur naît dans ses membres et la sueur sur son front. La vache, haletante, inquiète, s’est arrêtée aussi. Elle ne peut pas aller plus loin. Voilà maintenant qu’il commence à neiger et que le vent s’élève. Est-ce un crépuscule éternel ou une aube interminable ? La cime des arbres s’agite. Des nuages noirs passent en rafales. La vieille Flavie essaie d’avancer encore. Sa bouche est amère et ses yeux sont lourds, mais dans la trouble clarté elle distingue toujours un clocher lumineux, des ailes angéliques, et l’Enfant-Jésus, et les Bergers, et les moutons… Elle se relève et retombe, se relève et retombe encore. Cette fois, elle ne se relèvera plus. Ses membres glacés refusent tout effort. Le froid maintenant mord sa chair sous les hardes, et l’air est coupant comme une lame d’acier. Sa compagne aussi, se laisse tomber. Elles se serrent l’une contre l’autre comme elles ont coutume de faire pour se réchauffer. Et la neige tombe sur elles, lentement, lourdement. Et le vent, et la tempête, forces irrésistibles, les couchent toutes deux, les ensevelissent comme en un cimetière blanc…

Voilà donc que la mort les avait mises sur la route du Paradis. Elles eurent vite fait d’en atteindre le seuil. Tout de suite, saint Pierre s’avança pour les recevoir. Il n’eut aucune surprise en apercevant la vieille Flavie qui, toute craintive et rougissante, le regardait d’un air suppliant. Ah ! il en avait bien vu, il en voyait bien souvent de ces bonnes petites vieilles, toutes menues, toutes rapetissées, dont les paupières sont brûlées par les veilles et les doigts usés par les grains du chapelet !

— « Ah ! oui, entrez, entrez, bonne femme, fit saint Pierre ; il y a place pour toutes les braves gens. Mais celle-là, dit-il, en regardant la belle vache aux yeux de velours, celle-là n’entrera pas ici. Ce n’est pas dans nos habitudes. »

En entendant ces mots, la pauvre vieille se mit à pleurer. Un chagrin affreux lui déchirait l’âme. Elle se cachait le visage dans les mains, et sa gorge était soulevée par de longs sanglots. — « Ne nous séparez pas ! Ne nous séparez pas ! gémissait-elle. Elle a toujours été mon unique compagne et mon seul bien. Elle me nourrissait de son lait et me ranimait de son haleine, tandis que les humains, mes frères, ne me donnaient ni une parcelle de feu, ni une bouchée de pain. Elle est ce que j’ai de plus cher et de plus précieux. Ne nous séparez pas ! Ne nous séparez pas ! » Et ses gémissements éveillaient les échos célestes.

Alors Notre-Seigneur survint, et il dit à saint Pierre : — « C’est Noël, c’est la joie sur la terre et dans les cieux. Paix à tous les hommes et à toutes les bêtes ! Il serait cruel de séparer ces deux êtres. Laissez entrer la vieille et sa compagne en reconnaissance des services que les animaux rendent à l’humanité… Dans l’étable de Bethléem, n’étais-je pas heureux de trouver l’âne et le bœuf qui me réchauffaient de leur souffle ? Et n’est-ce pas sur le dos d’un mulet docile que Joseph et la Vierge, ma mère, s’enfuirent pour me ravir aux fureurs d’Hérode ? Oui, laissez-les entrer toutes deux. Elles voisineront avec saint Roch et son chien, ou avec saint François d’Assise et ses innombrables alouettes. »

Et c’est ainsi que la vieille Flavie entra avec sa vache au Paradis.

Le Vieux Terrien


Je connais, dans les replis de nos montagnes, une maison vieillotte, bâtie à la mode d’autrefois, abritée par deux vieux chênes, et riant au soleil de toute la gaieté de son pignon pointu… Aujourd’hui, de jeunes époux et de beaux enfants l’habitent. Des champs de seigle mûrissent autour. Son toit fume, ses fenêtres sourient, sa porte chante… Tous les coteaux voisins sont verts. Partout s’étendent les blondes collines, tranquilles et riches. Et, le soir, dans l’air tiède du crépuscule, monte des plaines embaumées l’odeur de la moisson et des foins séchés.

Mais autrefois, du temps des vieux, cette ferme connut des jours sombres. Longtemps la misère y régna. Cette terre, aujourd’hui féconde, n’était que cailloux et guérets. Que de sueurs, que de fatigues, que de désespoirs ont marqué ce large domaine ! En vain l’homme ridé, vieilli, s’acharnait-il à la tâche journalière, à cette rude besogne qui brise le corps et flétrit le visage ; en vain, de l’aube au soir et souvent du soir au matin, portait-il toujours le fardeau de plus en plus lourd à ses épaules courbées. Son travail acharné ne pouvait vaincre le sol rebelle et la vie était très dure et mauvaise.

Plus tard, quand ses fils grandis purent apporter le secours de leurs bras, l’habitant tenace se remit à espérer en des jours meilleurs. La glèbe revêche s’ouvrait, peu à peu dominée par la force de ces défricheurs. Mais, hélas ! le pauvre père, épuisé, tomba alors malade d’un ulcère cancéreux qui lui ravageait le visage. En proie à la plus grande torture, cet homme robuste devint en peu de temps l’ombre de lui-même.

Un médecin consulté dit : « C’est un chancre, c’est malin. Mais un séjour à l’hôpital et une opération vous guériront. Allez, mon ami, ne tardez pas ! » Le malheureux « habitant » décida donc de prendre sous peu le chemin de l’hôpital le plus proche, où les chirurgiens arrêteraient ce mal terrible qui le rongeait.

L’automne approchait avec ses feuilles séchées, ses vents frais et ses forêts nues. Toutes les tiges étaient coupées. Les moissonneurs rentraient dans leurs charrettes les pailles couchées à terre par la lame des faux. Mais cette fois encore la récolte était petite. La sécheresse avait fait de grands ravages dans les champs, et le grain bien venu était rare.

La tristesse régnait en souveraine au foyer du malade. Cette moisson manquée augmentait encore les angoisses de ces braves cœurs. Comment acquitter les redevances, comment faire les paiements obligatoires et diminuer la dette lentement accumulée ? Le marchand qui avait fait crédit était reconnu pour sa cupidité. Il ne tolérerait pas un nouveau retard ; il faudrait, coûte que coûte, lui donner de l’argent. Une lettre arriva justement, et cette lettre — qui était du marchand — disait : « Le paiement complet est dû depuis plusieurs mois. Si je ne reçois pas ce montant immédiatement, je serai dans la triste obligation de faire vendre votre bien »… À la lecture de cette nouvelle, le vieil habitant pâlit, atterré… Ses muscles décharnés se raidirent ; la sueur froide commença d’inonder son front blême que couronnaient des cheveux blancs. En son âme de vieux terrien, lié par des racines profondes au sol, aux arbres, aux moindres pierres de la maison qui l’avait vu naître, il ressentait une blessure plus cuisante que celle de l’ulcère dans son visage…

Mais, soudain, un éclair étrange passa dans ses yeux. Il se redressa, et traînant ses faibles pas jusqu’à la vieille commode de la chambre à coucher, il en sortit un porte-monnaie qu’il palpa entre ses doigts desséchés. Et le donnant au plus vieux de ses fils il lui dit : « Va tout de suite porter cet argent et régler notre dette. C’est tout ce que nous possédons. C’est ce qui devait servir à ma guérison… Mais j’aime mieux mourir que de laisser vendre mon bien. Va, mon fils, il vaut mieux que je parte et que la terre vous reste. Va chez le marchand payer la dette ; j’aime mieux mourir que de voir vendre ma terre et ma maison… Quand je serai disparu le Ciel vous viendra en aide… Va vite, mon enfant ; je mourrai content si je meurs dans ma maison ! »… Des sanglots montaient à sa gorge, des larmes, lentement, coulaient de ses yeux, et son noble visage, avec sa plaie vive et son expression résignée, avait quelque chose de divin…

La dette fut payée, et la terre ne fut pas vendue. Celui qui, sans le savoir, était un héros, mourut peu de temps après, dans les plus atroces souffrances. Depuis, la terre donne chaque année de belles moissons ; la vie est née de cette mort héroïque. Les fils et les petits-fils se succèdent sur le sol paternel. Et je suis sûre que si, un jour, l’un d’entre eux songeait à déserter le bien familial, l’ombre du grand-père martyr se dresserait devant lui pour lui crier : « Reste ici ! Reste ici ! Ne trouble pas le repos de ma tombe par l’abandon de ce que j’ai aimé jusqu’au sacrifice suprême ! Mon enfant, mon enfant, garde les souvenirs recueillis dans les jours d’enfance, les contours, les paysages immuables comme notre âme elle-même. Garde ces souvenirs qui, un jour, si tu pars, te poursuivront partout d’une hantise implacable. Mon enfant, reste ici, reste ici ! »… Et le petit-fils se rattachera à l’humble et douce existence des champs, et il restera sur la terre que l’ancêtre sublime a rachetée au prix de sa

vie.

La Belle Octavie


La belle Octavie vient de mourir. Quel désarroi dans notre petit village ! Cette mort c’est un peu le deuil de chacun, car elle était un ange cette fille, et tous l’aimaient. Ah ! il y a vraiment de bien braves gens sous le ciel ! Aussi belle de l’âme que du visage, toujours douce et souriante, elle semblait avoir du soleil dans son sourire. Ses beaux cheveux noirs bien lisses sur les tempes, ses yeux tour à tour graves et rieurs, sa bonté, sa finesse, sa compassion, tout contribuait à faire d’elle un de ces êtres privilégiés qui sèment le bonheur sur leur passage.

On l’avait surnommée « la belle Octavie » à cause de son visage et de son grand cœur. Et jamais un nom n’avait été mieux porté. Devenue moins jeune, elle n’en était pas moins belle, quoique un peu plus songeuse et de cheveux grisonnants. Mais quel sourire, et quelle voix charmante ! C’était plaisir de la voir passer dans le petit sentier pour aller soigner ses poules. Ce qu’elle leur en disait des choses, et ce que le soleil mettait de reflets sur son fin visage !

…Mais nous ne la verrons plus. D’autres printemps viendront, d’autres printemps et d’autres étés, et nous ne la verrons plus ouvrir ses volets au soleil, semer ses radis, jeter le grain aux poules, et mener dans les herbes humides sa vache aux cornes arrondies…

La belle Octavie ne s’est pas mariée. Et cela, non pas faute de prétendants, mais pour avoir soin de sa vieille mère. Elle lui garda toujours une vénération sans bornes qui fut la source de son inlassable dévouement. Chaque fois qu’un nouveau « cavalier » se présentait, la vieille, en suppliant, disait à sa fille : « Tu sais, mon enfant, je veux mourir dans ma maison ; tu n’es pas pour me laisser seule »… Et tout de suite la réponse venait, réponse dictée par l’amour qui va joyeusement jusqu’au sacrifice : — « Non, non, vous savez bien que je ne pars pas. Je ne m’en irai jamais ; soyez tranquille !… » Chaque fois, l’amoureux s’en allait, et la vieille recommençait à être heureuse.

Mais cette pauvre femme, qui avait de l’âge, dépérissait graduellement. Sa vue s’affaiblissait, son dos se courbait, ses jambes tremblaient. Cette année surtout, depuis la fin de l’été, après que les brises fraîches eurent annoncé l’automne, elle toussait, se plaignait, se traînait péniblement les pieds. Et la belle Octavie, inquiète et désolée, redoublait de soins, l’encourageait de ses paroles douces et de son rire clair. — « La santé va revenir, vous allez voir, disait-elle. Et plus vite que vous pensez ! Tenez, voilà pour votre rhume, le sirop de sucre et d’oignon. Voici votre tisane de sureau blanc et puis le remède du vieux docteur, qui va vous guérir, certainement »… Elle ne disait pas que pour payer cette potion célèbre elle avait tricoté en cachette une douzaine de paires de bas.

L’automne vint tout à fait, sapant la sève des plaines, arrachant les feuilles jaunies et jetant dans l’air les plaintes de son vent farouche. Tout était dépouillé, tout était nu et triste. La nature mourait lentement. Plus de ces jours tièdes qui mettent le cœur en joie, plus de ces après-midis heureuses et chaudes où tout rit, où tout chante sous le frémissement du soleil ; plus de ces soirs embaumés où l’amour sort comme par magie de tous les pores de la terre. C’était l’heure des rafales et des choses mortes.

Le haut peuplier, sous la fenêtre, achevait de perdre ses feuilles. Il n’en restait plus que trois, balancées furieusement par le lugubre vent de novembre. Et la vieille disait souvent : « Je partirai avec la dernière feuille. Quand on est vieux on ne tient plus qu’à un fil. Vois-tu, quand la dernière feuille tombera, ce sera mon tour »… Chacune de ces paroles entrait comme un dard cruel au cœur d’Octavie.

Et voilà la brave fille qui se met à chercher un moyen d’empêcher la dernière feuille de tomber. — « Tant que ma mère la verra, se dit-elle, elle aura plus de courage, et la guérison viendra. Il faut absolument qu’il reste une feuille au peuplier !… Mais rien n’empêchera les gelées de la dessécher cette feuille, et le vent de l’emporter… Il n’y a qu’une chose à faire, c’est d’en tricoter une… Quant à la forme j’en suis capable, en tricotant à mailles serrées. Le plus difficile c’est la couleur… Moitié verte, moitié jaune. Ah ! j’y arriverai bien… Moitié verte, moitié jaune… »

La belle Octavie court ouvrir ses tiroirs. Il y a un bout de laine verte qui reste d’un veston tricoté pour le pauvre père Joson, l’an dernier, mais rien de couleur jaune. Chez les bonnes voisines elle ne trouve rien non plus. Il faut donc aller au magasin du village pour chercher un paquet de teinture. Aussitôt la brunante venue, pendant que la malade repose, elle se rend à pied au village, et revient toute trempée par une pluie torrentielle qui l’a surprise en chemin. Mais elle a la précieuse teinture jaune. En peu de temps la laine est teinte et mise au grand vent pour sécher.

Dès qu’il fait nuit, avec hâte, avec joie, elle commence son tricot. Dans sa petite chambre froide, sous la lampe fumeuse, elle crée la feuille de laine, qui, aux yeux de la chère vieille, éternisera la vraie feuille, la feuille du peuplier. Un vieux fil d’acier est ensuite passé autour et dissimulé avec soin. Voici maintenant la feuille artificielle prête à prendre place sur la branche desséchée. Il n’y a pas de temps à perdre. Déjà le jour commence à poindre. Et la dernière feuille est sur le point de tomber. Allons, vite à l’ouvrage ! Avec des précautions infinies, la noble fille entasse roches et souches au pied de l’arbre, pour en atteindre les branches.

Elle y parvient après des efforts inouïs. À plusieurs reprises elle croit qu’elle va tomber et se fendre la tête sur le sol. Le vent gronde et siffle ; il hurle autour des maisons et fait le bruit des grandes vagues. La voilà qui est toute en sueurs, et dans sa hâte, elle ne s’aperçoit pas qu’il neige à gros flocons et qu’elle est enveloppée de frimas. Ses vêtements sont glacés sur elle… Le vent souffle de plus en plus fort, et la voilà qui tremble à en claquer des dents. Elle a froid maintenant jusqu’aux os…

Enfin, la feuille de laine était accrochée. Mais la brave fille rentra avec un frisson terrible qui devait l’emporter. C’est en vain que toutes les voisines, atterrées, l’entourèrent des soins les plus maternels. Au milieu des larmes et des lamentations de tous, elle mourut quelques jours après d’une forte attaque de pleurésie.

Et ce fut la belle Octavie qui s’en alla avec la dernière feuille du peuplier.

Angèle
ou l’Histoire d’une Servante


Elle était la fille d’un colon gaspésien établi sur une maigre terre, en pleine forêt si loin, si haut que, en la regardant du pied des côtes, sa maisonnette n’était qu’une tache blanche dans un gouffre de verdure. Le chemin, d’abord, partant de la mer, passait entre les vallons, des terrains en friche, des pâturages, puis il s’enfonçait dans les bois épais pour aboutir enfin à la clairière où se trouvait l’habitation. Là, un sentier menait au seuil. De chaque côté, dans un fouillis d’herbes sauvages, des ronces poussaient et s’enchevêtraient. Des groupes d’arbres — sapins et bouleaux — faisaient çà et là une ombre fraîche sur le pré, où des poules gloussaient, où des moineaux pépiaient.

Ce fut par un bel après-midi d’été que Mme Saint-Amand arriva en voiture, à la recherche d’une servante. Retroussant avec soin sa jupe de soie noire que les chardons retenaient malgré elle, elle salua le bûcheron au milieu de sa grouillante famille. — « J’ai su, dit-elle, que vous aviez une grande fillette. Elle ferait peut-être mon affaire pour prendre soin des enfants ? » Ils la regardaient tous, surpris, ne sachant que répondre, tant cette visite était inattendue. Dans cette existence d’humbles gens, toujours en face de la misère, la perspective d’un peu d’argent à gagner fit l’effet d’un rayon de soleil au milieu de la pluie… Angèle s’avança, rougissante et timide. C’était une fillette de quinze ans, très robuste, pas laide, ayant presque la taille d’une femme, avec de grands yeux bleus et doux.

— « Mon Dieu, dit enfin sa mère, si vous voulez l’engager ce sera une grande chance pour nous ! Mais elle est pas encore bien habituée au ménage ; ici, comme vous voyez, il y en a pas grand… Elle connaît surtout l’ouvrage du dehors. Elle sait bûcher le bois, atteler et dételer un cheval, soigner les cochons, battre le beurre… Et aussi — il faut pas oublier de vous dire cela — elle a très bien le tour d’endormir les enfants. » — « Ah ! mais c’est justement ce qu’il me faut ! Des enfants il y en a. Mon mari est marchand, et nous avons aussi une terre. Il y a toutes sortes de travaux. Elle fera un peu de tout. Bon, je l’emmène. Quand vous descendrez à la messe vous viendrez au magasin prendre de la marchandise en retour de son salaire. Vous savez, c’est la grande maison de brique rouge, à l’ouest de la route, cinq arpents de l’église. Viens, ma fille ! »

Sa mère lui fit vivement un paquet de ses pauvres hardes, et Angèle monta dans la belle voiture des Saint-Amand, fière, comme si elle partait pour conquérir le monde.

Les Saint-Amand possédaient un magasin prospère, et de plus une grande ferme où se voyaient : dindons, oies, poules, chevaux, porcs, vaches et moutons. Ils étaient des commerçants ingénieux et retors qui ne perdaient jamais une chance de doubler leurs profits et d’augmenter leurs affaires. L’orge de leurs champs, le foin, la paille, les œufs, la toile, la laine, tous les produits de leur ferme se vendaient à grand bénéfice soit aux hommes de chantier, soit aux pêcheurs ou aux colons. Et les Saint-Amand passaient pour les plus riches de l’endroit.

Angèle fut envoyée d’abord à la basse-cour pour aider à soigner les volailles. Quand il lui restait du temps on lui faisait traire les vaches et préparer la nourriture des porcs. Cette préparation se faisait dans une petite cabane appelée « fournil » où se trouvaient plusieurs grands chaudrons noirs, suspendus devant un foyer fumeux qui semblait aussi vieux que le monde.

Le soir, quand elle rentrait à la maison, les enfants, qui l’aimaient, se pressaient autour d’elle, et elle les endormait à tour de rôle, sur ses genoux. Ils étaient au nombre de quatre, sans parler des plus grands. Mais elle jeta tout de suite sa préférence sur « l’avant-dernier », le petit Pierre, un bel enfant de trois ans qui, depuis sa naissance, était resté « en langueur ». Il était maigre et pâle, avait un visage allongé, de grands yeux tristes toujours prêts à pleurer, et aussi de magnifiques cheveux blonds bouclés, qui lui faisaient une tête à l’Enfant-Jésus.

Il se fit si vite à Angèle qu’il ne demanda plus sa mère, et la jeune fille reçut de Mme Saint-Amand l’ordre de s’occuper exclusivement de l’enfant. Elle dut abandonner tout travail au dehors. Le petit Pierre la suivait pas à pas, et pour ne pas le voir pleurer, elle lui consacra tout son temps. La petite couchette fut transportée près du lit d’Angèle, dans une grande chambre neuve, du côté du soleil levant. Avec une douceur souriante, une humeur toujours égale, jour et nuit, elle surveillait son sommeil et répondait à ses moindres désirs. Le matin, dès qu’il ouvrait les yeux, il s’élançait dans ses bras, et avec autant de force que de tendresse, elle le portait à la cuisine, où elle préparait elle-même ses repas. Tout son temps passait à le calmer, le soigner, l’endormir, le distraire. Vingt fois par jour, par manie ou caprice, il ôtait de ses petits pieds bas et chaussures. Vingt fois aussi Angèle les lui remettait, passant et repassant dans leurs œillets les lacets dénoués. En hiver, elle l’amusait avec des images, des pantins, des maisons de carton qu’elle taillait et cousait avec la même maladresse et la même patience. En été, elle l’emmenait dans l’herbe, en plein soleil, tel que le docteur l’avait recommandé. Là, elle cueillait pour lui toutes les fleurs qu’il lui désignait et saisissait au vol les papillons errants.

D’autres enfants, accourus des alentours, venaient, parfois, prendre part aux ébats. Sous les feux du jour éblouissant, dans la palpitante lumière des clairs après-midis, ils devenaient de plus en plus turbulents, et cela déplaisait fort à Angèle, car elle craignait que le petit Pierre ne fût renversé ou blessé dans l’excitation de leurs jeux. Aussi ne le quittait-elle pas des yeux. Elle le trouvait toujours plus beau que tous les autres, et, dans sa robe aux couleurs vives, parmi les boutons d’or et les marguerites, il lui semblait qu’il était une fleur merveilleuse, tombée, quelque part, des jardins célestes…

Un jour, vers l’âge de six ans, il fut pris de la rougeole. Comme il était chétif, cette maladie mit ses jours en danger. Durant deux longues semaines la fièvre le mina, et Angèle se désespérait de ne pouvoir rien faire pour arrêter ces crises et ces cauchemars. Elle ne voulut pas se coucher et resta jour et nuit autour du petit lit. Elle se reprocha amèrement de s’être endormie quelques fois, dans sa chaise pendant les nuits de veille. Il lui sembla qu’elle avait manqué à son devoir. Enfin, le médecin annonça qu’il était sauvé. Angèle put reprendre son sommeil, mais elle était si changée qu’on avait peine à la reconnaître.

Le petit Pierre se rétablit à merveille. Il prit rapidement des forces et sa santé fut meilleure. Ses membres osseux devinrent plus lourds, son petit corps plus pesant et Angèle, la mort dans l’âme, s’aperçut bientôt qu’elle ne pouvait plus le porter, parce que cela lui donnait des points de côté.

II

Une fois par année, à la même date, Mme Saint-Amand recevait la visite de sa sœur aînée, Élise, vivant dans une paroisse voisine et mariée à un de ces hommes qui sont de tous les métiers. Le printemps et l’automne, il était travailleur des champs, l’été il devenait matelot, et l’hiver, il se faisait bûcheron avec les gens des chantiers. Elle, c’était une grande femme sèche ayant la voix aigre et l’air rude, mais cachant un bon cœur sous des apparences sévères. C’est elle qui, jadis, avait avancé aux Saint-Amand l’argent nécessaire aux débuts de leur commerce. Aussi, était-elle portée « sur la main ». Elle venait toujours à la fin de juin, quand le grain était en terre et le jardinage terminé. Cette fois, elle semblait plus mince que d’habitude et se plaignait de sa santé devenue mauvaise. Enfin, le jour de son départ, elle demanda à sa sœur de lui « prêter » Angèle, afin de pouvoir se mettre au repos pour quelques mois. — « L’été, tu sais que mon homme navigue, dit-elle ; je suis dévorée par le rhumatisme et incapable de faire ma besogne comme autrefois. Cette jeune fille, qui est très forte, viendra à bout de tout. Je te la renverrai à l’automne, par la voiture du postillon »… Mme Saint-Amand n’osa refuser, et Angèle, voyant que c’était le désir de sa maîtresse, n’eut pas un seul instant l’idée de résister. Elle partit donc sans une plainte, sans une parole, et songeant déjà à l’heureux jour où elle reviendrait à la maison des Saint-Amand.

L’été parut bien long à Angèle dans cette demeure nouvelle où rien ne lui était familier. Les travaux du ménage et de la cuisine, ceux de l’étable et de la porcherie, ainsi que l’entretien du potager la tenaient occupée jusqu’au soir. Mais, après souper, quand elle se berçait dans la chaise de cuisine, aux côtés de « madame Élise », un grand ennui s’emparait d’elle. Elle pensait à Mme Saint-Amand, à cet intérieur plaisant auquel elle était habituée, et surtout à petit Pierre qu’elle aimait tant, et qui était pour elle comme un trésor perdu. Elle songeait à ces heures paisibles où elle l’endormait dans ses bras, le bordait dans son petit lit. Elle se rappelait ses frêles doigts attachés à son cou et ses grands yeux tristes qui la regardaient si candidement… Ah ! comme elle aurait voulu être encore auprès de lui, même pour le veiller nuit et jour comme au temps de sa grosse maladie !…

Les jours et les semaines passaient. L’ennui d’Angèle devenait une obsession. Il lui semblait qu’elle était en exil et que cet exil n’aurait pas de fin. Les heures lui paraissaient longues comme des années. Madame Elise, s’apercevant sans doute de sa mélancolie, se mit à rassembler des voisines pour veiller. Quand la température était propice, on s’asseyait sur le perron pour y jaser de mille et une choses. Les petits cancans, les histoires d’aventures, les récits d’autrefois allaient leur train. Quand le vent était froid ou qu’il pleuvait, elles se réunissaient toutes autour de la table de cuisine, sous la lueur d’une grosse lampe à l’huile. On apprit à Angèle à manier les cartes, et elle jouait chaque soir, avec les autres, plusieurs parties de « Charlemagne ».

Mais elle demeurait toujours triste et distraite, se mêlant bien peu aux conversations. Sa pensée était ailleurs. Elle avait hâte de monter à sa chambre pour se souvenir à son aise. Alors, elle pensait à petit Pierre, à ses grands yeux toujours rivés sur elle, à ses cheveux dorés qu’elle peignait, à ses petits pieds qu’elle chaussait et déchaussait… Son cœur se gonflait de tristesse contenue. Elle comptait les jours qu’il lui restait à vivre dans cette maison ; et parfois, s’enfouissant la tête dans les oreillers, lasse de fatigue et d’ennui, elle s’endormait en pleurant…

Les froids allaient venir. Déjà les « grandes mers » d’automne lançaient sur la grève leurs attaques formidables. Les feuilles commençaient de tomber et le vent les faisait tourbillonner, les unes sur la route comme des oiseaux blessés, les autres sur les flots, comme des flottilles en détresse. Dans les jardins, des femmes et des filles, par groupes, faisaient la cueillette des légumes. Les pêcheurs ramassaient leurs filets ; les bateaux rentraient au port. Madame Élise scrutait chaque jour le large et guettait les voiles nouvelles. Parmi les goélettes qui revenaient elle ne reconnut pas celle qui portait son mari. Mais une lettre de lui arriva bientôt, disant que son capitaine laissait le vaisseau en hivernement à Québec, qu’ils s’en retourneraient tous deux par terre, et que le long du voyage ils rendraient visite à tous les parents. Ils devaient arrêter à l’Île d’Orléans et à Saint-Jean-Port-Joli. Ils seraient de retour dans un mois environ.

Angèle fut atterrée de cette nouvelle. Encore un mois avant de retourner chez Mme Saint-Amand ! Comment trouverait-elle le courage d’aller jusqu’au bout ? Non, c’était impossible, elle n’en pouvait plus ! Elle se révoltait, ne voulait pas accepter cette épreuve qui lui paraissait au-dessus de ses forces. Elle se dit : « J’en parlerai à Madame Élise aujourd’hui ; je vais lui dire que je veux m’en aller ». La journée se passa ; une mystérieuse gêne l’empêcha d’ouvrir la bouche. Mais le soir, quand elle pénétra dans sa chambre, sa décision était irrévocable : elle se mit au lit avec l’idée de partir à pied le lendemain.

Le jour se laissait à peine deviner qu’elle était déjà sur la route, avec son petit paquet sous le bras. Les monts, encore habillés des ombres de la nuit, ressemblaient à de hautes murailles. Un mince filet de clarté émergeait au-dessus des forêts. Le gris de la mer se distinguait vaguement. Tout semblait enveloppé de brume. Ici et là, des coqs s’éveillaient et chantaient. Quelques maisons, sortant du léthargique silence, laissaient entendre des grincements de verrous, des bruits de portes qu’on ouvre et qu’on ferme.

Angèle marchait d’un pas pressé. Il lui semblait que ses pieds ne touchaient pas terre, qu’elle avait des ailes. Plus elle avançait, plus le jour augmentait. Elle distinguait très bien maintenant le sable des ornières et la découpure des toits. À un tournant du chemin, un gros chien qui aboyait furieusement se dressa devant elle. Elle le chassa en lui jetant une pluie de cailloux. Des enfants l’aperçurent, et tentèrent de la poursuivre avec des bâtons. Mais elle se mit à courir si vite qu’ils s’arrêtèrent, décontenancés.

Elle avait fait déjà plusieurs milles de chemin quand elle s’aperçut, par le calme du dehors et les bruits qui venaient des cuisines, que c’était l’heure du dîner. Dans sa hâte du départ elle n’avait pas songé à prendre une bouchée ni à emporter le moindre morceau de pain. Avec l’odeur des chaudrons son appétit se réveillait ; elle aurait aimé se mettre quelque chose sous la dent. Mais elle ne voulut pas s’arrêter encore, car il fallait, à tout prix, arriver au terme du voyage avant la nuit.

Les heures et les heures passaient. Elle se hâtait toujours sur cette route qui devait la conduire à la chère maison retrouvée. Déjà le soleil touchait le sommet des collines. Partout, c’était le même paysage, avec la mer en face ; des étendues de champs en souche ou en culture, des près piqués de hauts arbres, dont le feuillage protégeait du vent les moutons paresseux ; des vallées où couraient des ruisseaux entre des haies de saules ; des buissons, des taillis, des rideaux mouvants de peupliers ; des bois, des fermes solitaires dressant leurs bâtiments au milieu des plaines silencieuses.

Le vent, refroidi par la haute marée, jetait une fraîcheur humide venant du large. Angèle se sentait lasse et glacée. De plus, une grande faim la torturait. Cette fois, il fallait bien refaire un peu ses forces pour continuer son chemin. Elle décida de frapper à la première porte. Une voix cria : « Entrez ! » Des enfants étaient assis autour d’une table et mangeaient. Un autre, joufflu et rougeaud, dormait chaudement dans son « ber ». Un chat, couché en rond, sommeillait près du poêle. La grand’mère, une petite vieille, tremblante et marchant menue, apporta à Angèle un grand bol de lait, du pain et du sucre qu’elle dévora avec avidité. — « Vous vous rendez à pied à la Bonne Sainte-Anne ; c’est un vœu que vous avez fait, sans doute ? » questionna timidement l’aimable vieille. Angèle, qui mentait pour la première fois, répondit un faible « oui », et pour ne pas perdre plus de temps s’enfuit aussitôt sur la route.

Bientôt, enfin, elle reconnut, au loin, le clocher de l’église et les toits des maisons groupées autour. Tout cela se fondait, s’effaçait dans la brume du soir. Elle savait qu’il restait encore une bonne distance. Aurait-elle le temps de se rendre avant la nuit ? De plus, voilà que le vent s’élevait, dans une tourmente glaciale, et qu’il neigeait, qu’il neigeait à gros flocons. Elle voulut se hâter davantage, mais elle ne le pouvait plus car ses pieds lui faisaient trop mal. La neige tombait toujours. Transie jusqu’aux os, Angèle tremblait comme une feuille au vent. Après avoir marché longtemps encore, traînant maintenant des pieds endoloris, elle aperçut, enfin, à droite, avec sa façade de briques rouges, et le vieux cerisier qui étendait ses branches autour, elle aperçut la grande demeure des Saint-Amand.

Alors, elle l’embrassa des yeux la maison bien-aimée qui contenait tout son bonheur. Une grande émotion l’oppressait. Elle eut tout de suite la vision des êtres chers qu’elle allait revoir, des joies d’autrefois qu’elle venait de reconquérir…

Éperdue, chancelante de faiblesse, à bout de force, elle poussa la porte, et se laissant tomber dans une chaise, elle éclata en sanglots…

III

Après huit jours d’inaction qui guérirent ses pieds meurtris, Angèle continua de vivre heureuse au sein de la famille St-Amand. Elle reprit son travail d’autrefois et recommença à soigner les poules et les porcs. De plus, elle conduisait les troupeaux au pâturage. Elle se levait au petit jour et menait les vaches dans un pré éloigné où on les laissait paître. Elle devait aussi surveiller les moutons et les rentrer à la bergerie quand le temps était trop vilain. Chaussée de hautes bottes et munie d’un bâton noueux, elle montait pentes et collines, passait les ravins, traversait des sentiers, et cheminait de longues heures pour mener ou ramener vaches et moutons, dont la marche égale faisait le bruit d’une pluie fine… Parfois, tandis que les animaux dociles broutaient l’herbe des routes, elle cherchait des plantes pour faire des tisanes. Ayant appris, d’une vieille « soigneuse », à reconnaître la feuille de la bourdaine et du sureau blanc, elle en apportait des brassées et préparait des infusions pour le petit Pierre. Il était un petit écolier malingre, étiolé, élancé, d’un œil vivace, d’une intelligence surprenante. Tour à tour calme et agité, nonchalant et actif, rieur et taciturne, il avait des attaques de faiblesse qui le rendaient indifférent à tout. Ces jours-là, il fermait ses livres et ne voulait pas aller à l’école. C’est alors qu’Angèle apprêtait ses tisanes qu’il buvait sans trop maugréer parce qu’elle y ajoutait des morceaux de sucre. Elle se tourmentait, ne savait que faire pour lui être agréable.

Souvent, elle l’emmenait voir les poussins dans leurs cabanes et les petites oies dans leurs enclos. D’autres fois, elle allait chercher, dans un plat, tous les œufs du poulailler et les étalait devant lui. Alors il choisissait, suivant sa fantaisie, le plus blanc, le plus rond, le plus beau et Angèle, le sourire aux lèvres, les lui faisait cuire dans une petite poêle, avec le jaune entier. Rien n’était trop beau et trop bon pour lui. Chaque soir, pour le lendemain, elle brossait ses habits et passait du noir sur ses chaussures. Une fois par semaine aussi elle lavait avec un soin religieux le surplis dont il se servait comme enfant de chœur, le dimanche.

Les années et les années passaient paisiblement, faisant suivre les rudes hivers, les printemps plus cléments et les automnes venteux. Pierre était devenu un jeune homme sage, aux goûts mystiques. Sa chambre ressemblait à une chapelle aux quatre murs tapissés d’images saintes et de crucifix. Avec l’aide d’Angèle il s’y était élevé un autel, où luisait une blanche nappe brodée au point de Venise. Deux grands cierges s’y dressaient, plantés en de vieux chandeliers, devant une gravure en couleurs qui représentait le Crucifiement.

Revêtu de son surplis des dimanches et d’une bande de drap fleuri en guise d’étole, il y « disait la messe » à sa manière et chantait le « Ite Missa Est » sur le même ton que M. le Curé. Angèle, toute ravie, l’écoutait les yeux levés au ciel. — « Que c’est donc beau de l’entendre ! » disait-elle à Mme Saint-Amand. Il récitait, matin et soir, avec une fervente piété, de très longues prières, et se complaisait dans la lecture des paraboles de l’Évangile.

Sur les conseils de M. le curé, qui assurait qu’il ferait un prêtre, ses parents le mirent pensionnaire au Collège de R. le plus proche de la région. Dès lors Angèle l’appela respectueusement : « Monsieur Pierre ». Et l’année suivante elle lui disait « vous », ne pouvant plus se décider à le tutoyer. Elle éprouvait devant lui une sorte de trouble fait de gêne et de ravissement. Son dévouement se muait en respect et sa tendresse en vénération. Chaque fois qu’il revenait du collège il rapportait un air plus grave et des récompenses plus nombreuses. Ce bagage de gros livres aux titres grecs et latins qu’elle ne pouvait déchiffrer la jetait dans la plus grande admiration. Il était devenu pour elle un personnage.

Tout le temps de ses vacances il se levait aux sons de l’Angélus et s’en allait à l’église pour communier et entendre la messe. Angèle s’y rendait aussi, parfois, en revenant de conduire ses troupeaux. Pour le regarder à son aise, elle se plaçait près du chœur, dans un banc qui longeait le mur, entre deux colonnes. Elle le contemplait comme un futur saint quand elle le voyait être de longs instants les yeux fermés, les mains jointes, en extase. Agenouillé sur un prie-Dieu, au pied du maître-autel, il demeurait immobile et pâle en son surplis blanc. Les pensées célestes illuminaient sa douce et mince figure autour de laquelle les reflets d’un vitrail faisaient des dessins lumineux. Angèle venait près de fondre en larmes quand elle songeait qu’il serait bientôt un prêtre, qu’il dirait la messe, qu’il administrerait les sacrements, enfin qu’il deviendrait un homme de Dieu avec tous les privilèges accordés aux disciples du Seigneur. Et le jour où elle communierait pour la première fois de sa main, elle se demandait si elle aurait la force de ne pas s’évanouir…

Un nouvel été tirait à sa fin. Quelques semaines encore, et ce serait le dépouillement des feuilles dans le lugubre vent d’automne. Puis, ce serait l’hiver étendant sa grande nappe de neige qui recouvre tous les brins d’herbe, toutes les plantes, et ne laisse rien de vivant. Des hommes et des femmes étaient aux champs, occupés à mettre dans des charrettes, au moyen de longues fourches, les masses de tiges mûres et coupées, que des chevaux traînaient dans les ornières, vers les granges.

L’air sentait le bois brûlé, car, çà et là, des habitants allumaient des feux d’abatis. Du côté de la mer, le vent soulevait des odeurs de varech, de poisson et de goudron. Des goélettes aux voiles froissées, suintant la pluie et la brume, étaient amarrées au quai, et des hommes, marchant sur une passerelle, les allégeaient de leur charge de caisses et de barils pleins de provisions, venant des villes. On entendait des voix, des cris, des commandements, des bruits de ferrailles, des grincements de poulies le long des mâts. C’était une exubérance de vie, un regain d’ardeur avant la mollesse et le repos de l’hiver.

Pierre Saint-Amand, le grave séminariste, goûtait en secret ses derniers jours de vacances avant de quitter de nouveau la maison paternelle. Un livre sous le bras, s’arrêtant parfois, soit pour lire, soit pour méditer, il parcourait la campagne et traversait les sentiers âpres et tortueux de la forêt, que le ciel de fin d’été baignait d’une languissante lumière. Il s’empressait de respirer à pleins poumons l’air résineux qui monte de ces régions intactes et vierges, dont nul sifflet de locomotive n’a encore percé les profondeurs. Rêvant en face de la grande nature qui impressionnait son âme chaste, il songeait à la vocation entrevue devant faire de lui un aide de Dieu, un homme voué au bien et au beau. Et l’essaim des idées sublimes se levait en lui comme un vol de papillons au-dessus de la plaine…

Le soir tombait. Angèle ramenait ses vaches dans les herbages, entre les buissons déjà roussis par les fraîcheurs nocturnes. Pierre, arrivant d’une longue marche dans les bois, s’était appuyé à la clôture pour regarder le ciel gonflé de nuages et les monts qui se couvraient d’une gaze violette.

Près du chemin de culture, libres dans l’herbe haute, des bœufs ruminaient tranquillement, jetant dans le vide leur regard vague. L’un d’eux, tout à coup, se mit à battre la terre de ses sabots, en fixant le jeune homme immobile. Il secouait les cornes avec violence tandis que ses coups de pattes creusaient le sol en soulevant un nuage de poussière. Il baissait le mufle, mouillait l’herbe de sa bave et rugissait horriblement. Puis, soudain, tremblant de fureur, la bête enragée bondit en galopant vers Pierre, qui, fou de peur, ne cherchait pas à fuir. D’un coup d’œil Angèle avait tout vu. Vive comme l’éclair, en criant : « Pierre, Pierre sauvez-vous ! » elle s’élança au-devant de l’animal, et le saisissant par les cornes, d’un coup de bras formidable le fit dévier de sa course. Mais hélas ! ne pouvant plus reprendre son équilibre, l’héroïque servante roula sous les sabots du taureau furieux, qui la mutila affreusement. Quand on la releva, elle avait cessé de vivre.

Angèle fut longtemps pleurée par ses maîtres. Et plusieurs fois, Pierre Saint-Amand alla déposer sur sa tombe un gros bouquet de fleurs rustiques, en souvenir des jours heureux d’autrefois, où la brave fille chassait pour lui les papillons et cueillait dans les champs fleuris le trèfle, la marguerite et les boutons d’or…

Récits
--- et ---
Tableaux

Printemps


Le semeur esquisse dans la plaine son geste divin. Les sapins reprennent leur vieille sève, la Terre retrouve sa beauté perdue, et la vie joyeuse chante dans les grands chênes. Salut ô printemps, saison de promesse et de résurrection ! J’ai revu la corneille au plumage noir comme la nuit, et son cri est un cri d’espérance. Il dit son merci au soleil, aux feuilles, aux bourgeons nouveaux, aux parfums, aux moucherons ; il dit sa gratitude aux torrents de jeunesse et de lumière, aux sèves en mouvement qui montent à l’assaut de tout comme une armée triomphale… Tous les rêves se sont ranimés. Rêves des jeunes amoureux attendant la bien-aimée à la lueur des « clairs d’étoiles » ; rêves du laboureur comptant sur les champs pleins d’épis ; rêves de la fermière admirant ses légumes abondants et dorés ; rêves du pauvre vieux espérant un regain de santé. Tous les rêves sont éveillés et font une ronde lumineuse dans la réjouissance printanière.

Les jeunes buissons sourient à côté des arbres vénérables. Voici que le jour danse autour des futaies et que le feuillage des peupliers frissonne dans la lumière. Les petites sources gazouillent à l’ombre des bouleaux. La forêt s’habille d’un manteau de soleil. Les violettes sauvages, tremblantes et timides, lèvent vers le jour leurs petites têtes, semblables à de minuscules clochettes. Les hauts cerisiers, les frêles aulnes, les bruyères odorantes, les broussailles en dentelle, tout s’agite, tout se redresse, tout vibre. Sous les branches qui craquent on entend le chant de l’eau vive, et le vent semble balayer une poussière d’or…

C’est l’heure des rayons, des senteurs, des calices ouverts, des ailes revenues. Les coqs chantent, les fenêtres s’ouvrent, les portes grincent. Les enfants, en robes pâles, tournent autour des vieux saules. Les moutons, lentement, s’en vont paître le long des sentiers. La cloche des vaches résonne dans la brousse lointaine, et les roues se lamentent dans l’ornière des routes.

Ô printemps, sous ton haleine de feu l’hiver interminable a fui, et l’homme des champs se remet à espérer ! Il espère en la moisson prochaine qui germe au sein de la terre maternelle. Déjà il rêve à ces longs épis que Dieu fera naître et qui vont se balancer dans le jour éblouissant. Et ce sera là l’œuvre de ses mains. Il se retrouve grandi en se voyant nécessaire. Et tandis que les jours viennent vers lui chargés de promesses, il revoit sous la lueur de la lampe sa femme et ses enfants, réunis pour manger le pain quotidien.

Salut printemps, saison d’espoir ! Voici l’heure d’aimer davantage la vie avec ses « petits bonheurs ». Je songe au grand saint d’Assise, « le Petit Pauvre », qui tombait en extase en écoutant le chant des oiseaux. N’est-ce pas là pour nous une sublime leçon ? Aimons la campagne, aimons la nature, richesse des pauvres, joie des simples et des sages. Soyons heureux des blancs nuages qui passent, du vert rajeuni des montagnes, du bégaiement des feuilles, du bavardage des petits ruisseaux, du miroitement des lacs sous les branches, et du murmure des fontaines aux pleurs d’argent. Nous respirerons encore la vivifiante odeur des sapins et la fraîche senteur des fougères, qui se penchent comme des cierges vivants sous la voûte du ciel. Nos pieds fatigués fouleront encore la douce et légère mousse des savanes, qui s’étend comme une écharpe de soie sur les épaules de la Terre. Nous pourrons apercevoir, comme jadis, du fond de sa grotte de verdure, le charmant petit écureuil aux yeux vifs, qui nous regarde, curieux et surpris.

Et voici l’heure aussi d’aimer davantage notre pays. Que toutes les fibres de notre âme se rattachent à la terre natale, comme la racine des arbres et la tige des épis qui trouvent une force nouvelle dans le sol nourricier ! Voici que les splendides moissons canadiennes vont chanter bientôt l’hymne de la survivance à travers le grand vent qui souffle sur nos plaines. Le prodigieux et rapide été bondit sur les bords de notre fleuve, de nos collines et de nos monts. Fixons les yeux sur notre pays ; aimons-le d’un amour intense. Il est riche, il est fécond, il est glorieux. Rendons-lui en amour ce qu’il nous donne en bienfaits…

Saluons le printemps canadien qui sort des blanches neiges !

Caquetage


Dans un modeste village, habillé de verdure, enveloppé de silence. Au fond des cours réchauffées par le soleil de midi, des coqs chantent, des poules gloussent. Les chats, paresseux, s’étirent sur les vieux perrons de bois. Tandis que des odeurs de cuisine s’échappent des portes ouvertes, deux voisines caquettent sur leur seuil. Elles ne sont pas pressées. N’ont-elles pas le temps de causer pendant que le pot-au-feu mijote sur le poêle et que les légumes poussent dans le jardinet ? À la campagne, tout vit dans le calme, choses et gens. Rien ne les presse, rien ne les excite. Là, l’horloge n’indique pas d’un doigt rigide, d’un doigt de fer, les secondes, les minutes et les heures. Lentement, silencieusement, le soleil de Dieu se lève sur les moissons, et la rosée baigne l’herbe des plaines. Tout vit, tout se meut sans secousse et sans bruit, et sur le seuil des portes les voisines caquettent à leur aise.

Ce sont deux vieilles, une grande, une courte. La courte, toute ridée, a la peau comme du bronze. C’est une grosse femme à l’air bon enfant, à la lèvre moqueuse, à l’œil fin. Sa jupe ample est d’indienne fleurie, aux dessins effacés. Ses cheveux sont lisses et retenus dans un chignon bien tourné.

L’autre, la grande, habillée avec un peu plus de recherche, porte autour du cou un bout de fine dentelle blanche. Sa taille est élancée et gracieuse. Elle revient du jardin, où elle a sarclé dans les choux. Sous son chapeau de paille noire orné d’une fleur défraîchie, qu’elle est jolie avec son petit visage rose et duveté, pareil à une pêche trop mûre !

Comme entrée en matière il est toujours question de la température.

— Beau temps !

— Oui, pensez-vous s’il fait beau ! Ça va bien dans les jardins. Espérons que ça va durer.

— Changement de propos, avez-vous vu passer le mariage, la Rose à François L. avec le plus vieux chez Josaphat B. ? Croyez-vous si elle est folle cette petite ! La plus jolie fille du comté qui épouse le plus pauvre garçon du village. Pauvre petite, elle ne sera pas lente à le regretter. La misère, la pauvreté, quelle belle affaire ! Tenez, l’amour, y a rien de plus fou, y a rien de plus fou !

— Je sais pas, je sais pas, reprend l’autre vieille, la grande ; je suis pas prête à dire cela. Le temps de l’amour c’est le plus beau temps de la vie. Si c’est une folie, il y a bien des fous… Vous, aussi bien que moi, vous avez été folle de cette façon-là !… La petite Rose à François a choisi celui-là parce qu’il est dans ses goûts. Quand on aime on voit tout en rose, on est heureux.

— Oui, on est heureux, pour quelques jours. À quoi sert l’amour quand on n’a pas de pain à se mettre dans la bouche ? Oui, elle voit tout en rose, mais pensez donc, si la maladie le prenait, lui pas un sou de côté ; elle verrait tout en noir… je vous le dis, moi, l’amour, y a rien de plus fou…

— Je sais pas, je sais pas, reprend encore la fine vieille au visage rose. Quand on est jeune, on a la santé et l’énergie. Le ciel vient en aide aux gens de bonne volonté, Il faut compter un peu sur la Providence. Moi, quand je me suis mariée avec mon pauvre Étienne, on avait juste deux cuillers pour manger notre soupe. Et pourtant, j’ai été heureuse, oui, j’ai été heureuse… »

Et la belle vieille au visage comme une pêche redresse sa longue taille finement drapée dans une robe de popeline brune. Son œil bleu brille étrangement sous son grand chapeau de paille, orné d’une fleur défraîchie. Oui, son œil brille d’une grande flamme, car, soudain, parmi les ombres du passé, elle revoit sa joyeuse jeunesse, ses jours tissés de soleil et d’amour. Elle se revoit jeune fille rieuse. Ses paupières émues s’abaissent, et son âme se recueille dans l’ivresse d’un souvenir adoré… Et son beau visage rose et duveté comme une pêche devient encore plus beau de tristesse et de bonté résignée.

L’angélus tinte lentement dans le jour calme. Les deux vieilles disparaissent.

Et je me prends à songer, malgré moi, à tout ce qui passe, à tout ce qui meurt, à toutes ces belles jeunes filles devenues de petites vieilles. Hélas ! oui, jeunesse, beauté, rêves, espoirs, amours, tout s’efface, tout fuit. Mais il est une chose qui survit dans le naufrage des ans, une chose qui croît comme une fleur d’ombre, dans le jardin de nos cœurs. C’est l’immortelle fleur du souvenir. C’est cette fleur secrète et divine qui met sur vos lèvres ce sourire, petite vieille au visage rose et duveté comme une

pêche trop mûre !…

Vieille Demeure


J’ai revu aujourd’hui la plus vieille maison de la région, la plus vieille qu’on puisse imaginer. Elle est maintenant déserte. Le vieux qui l’habitait est mort l’année dernière. Comment se tient-elle encore debout ? Dieu seul le sait. Elle ressemble à une maison de cartes qui est sur le point de s’écrouler.

Son toit pointu et branlant retombe sur ses fenêtres embrumées, comme un vieux chapeau sur des yeux éteints. Ses fondations sont de pierre brute ajustée au moyen d’un lourd ciment qui porte encore les marques de l’ancienne truelle. Une meule à manivelle, un puits à longue perche, une faucille noire et rouillée, toutes ces choses gisent là dans un délabrement complet. Les murs de bois moussu, aux lézardes nombreuses, abritent des nids d’hirondelles, qui y cachent leurs couvées. Un vieux four tombé en ruines rappelle ces jours anciens où chaque famille cuisait son pain. Et dans le jardin abandonné fourmillant d’herbes sauvages, une unique fleur résiste encore à la destruction, un beau myosotis dresse sa petite tête bleue et crie : « Ne m’oubliez pas » !

Cette maison m’impressionne. Il me semble que son vieux cœur va se réveiller, que ses paupières vont battre sous la force des souvenirs, et qu’elle va me parler comme à une amie. Elle va me parler du passé, de son passe vécu avec les êtres qui lui étaient chers. Et pourquoi ne parlerait-elle pas ? N’a-t-elle pas en elle des trésors, des beautés qui survivent, des ombres qui demeurent ? Où peut-on trouver plus de vie que dans une vieille maison ?…

Oui, cette vieille demeure me parle. Elle parle des matins d’été, où dans la brise fraîche, les hommes partaient au petit jour, la faucille sur l’épaule, et ne revenaient qu’à la brunante. Elle parle des soirs où l’on veillait à la chandelle, en contant de belles histoires. Elle parle des mariages joyeux où l’on chantait, où l’on riait, où l’on dansait ; des soirées en famille, des repas où chacun, jeunes et vieux, fredonnait sa chanson. Elle parle des jours ensoleillés où, dans la grande cuisine inondée de lumière, l’aïeule filait tandis que la jeune mère endormait son enfant. Ô ravissante mélopée des femmes qui berçaient leurs petits ! La vieille demeure est remplie de votre ombre, ô vaillantes mères d’autrefois !…

Ah ! pour elle, c’étaient les beaux jours ! Elle partageait la vie des êtres bien-aimés ; elle s’attristait de leurs peines, elle se réjouissait de leurs joies. Comme eux, elle souriait à la venue du printemps qui dore les plaines, réchauffe les cœurs et charme les esprits. Avec orgueil, elle aussi voyait revenir l’automne qui remplit les granges et comble les jardins. Elle tremblait avec ses maîtres quand le grand vent sifflait, quand le tonnerre grondait. Et, durant toute l’année, comme une mère, avec amour, elle les rassemblait autour de la table coutumière pour manger le pain de chaque jour.

Mais, hélas ! ce beau temps n’est plus. Les jours de deuil sont venus. Ceux qu’elle aimait, la vieille maison les a vus partir, l’un après l’autre, couchés dans les draps blancs, quittant pour toujours leur foyer, étendus au fond d’un noir cercueil. Et depuis ce jour, ils ne sont plus jamais revenus… Où sont-ils ? Où sont-ils ?… Sur les routes inconnues, dans l’ombre mystérieuse, marchent-ils encore, les mains jointes, levant vers le ciel leur visage paisible, leurs yeux francs et honnêtes ?…

La vieille maison les attend toujours. Où sont-ils ? Où sont-ils ?…

Mais parce que leurs mains se sont usées au travail, et que leur âme est restée naïve et bonne, Dieu, le Père des humbles de cette terre, Dieu le Maître indulgent, le Père miséricordieux, Dieu, sans doute, leur a ouvert la porte de sa Demeure

Eternelle…

La Vieille Horloge


L’automne a fait son apparition ? Tout nous annonce sa présence. Des feuilles sèches éclatent sous nos pas. Le ciel s’est drapé de teintes plus douces, et l’horizon s’élargit sans limites devant la forêt à demi dépouillée. Des oiseaux par bandes s’enfuient. La voix des petites sources est étouffée dans l’épaisseur des mousses qui s’étiolent. Toutes ces beautés sont en train de mourir.

Quel charme infini se dégage de cette brise rude qui passe, de ces coups d’ailes furtifs, tristes comme des adieux, de cet été magnifique agonisant dans la splendeur de l’automne, et que la neige bientôt couvrira d’un linceul blanc !…

Plongée dans ma rêverie je marchais ce matin le long de la route paisible où, seules, quelques maisons se dressent à l’entrée des bois, enveloppées de feuillages et de silence. Les champs sont rasés. La plupart des arbres sont nus. Le ciel semble se rapprocher de nous et venir à notre rencontre. En face de cette immensité attirante, la pensée ouvre ses ailes comme l’oiseau, et l’on a soif d’espace… Je marchais, je marchais toujours, et je m’aperçus que je me trouvais à l’extrémité du rang, juste en face de la maison du père Antoine Leroux.

Le vieux, assis dans les marches du perron, fumait sa pipe, tandis qu’un rayon de soleil jouait dans sa barbe blanche. Je connais depuis nombre d’années cet homme étrange, au visage patriarcal, aux yeux brillants et spirituels, aux allures débonnaires. Je connais sa parole facile, son amour du babillage, le talent naturel qu’il a pour raconter, discourir, raisonner. Je sais qu’il aime à conter ses peines, à faire des confidences, à s’entretenir avec tous, jeunes ou vieux. Il parle de ceci, de cela, de tout, de rien, avec un entrain particulier, et les mots tombent de sa bouche comme l’eau qui coule d’une source…

Depuis que, l’an dernier, il a enterré son épouse, le père Leroux est devenu un peu taciturne. Il vit seul comme un ermite, dans cette maisonnette pleine de souvenirs. Mais la parole lui est toujours facile. Il parle de ses tristesses, de son ennui, de son deuil. C’est là la grande obsession de ses vieux jours.

Il me salua avec un « Bonjour mon enfant ! » et un sourire où se lisait le plaisir éprouvé par cette rencontre inattendue. J’avais déjà reçu ses confidences. Je m’attendais à quelque effusion. Ne sachant plus depuis combien de temps je marchais je lui demandai de me dire l’heure. — « Ah ! oui, dit-il, j’peux te dire cela par le soleil. Tu sais, autrefois, dans mon jeune temps, y avait pas d’horloge. C’était le jour qui nous guidait. J’peux te dire cela par le soleil. Il est à peu près midi moins vingt. Dans la maison, j’ai une horloge mais c’est comme si j’en avais pas… Elle ne marche pas depuis un an. Entre un peu, ma fille, j’vas te conter son histoire. Il n’est pas encore midi. Viens t’asseoir un peu »…

Tout en parlant le vieillard m’entraînait dans la cuisine et me montrait la vieille horloge, immobile sur sa corniche de bois brut où pendait une dentelle en papier à jour. C’est une horloge haute de plusieurs pieds, brune, presque noire, dont la tête pointue est surmontée de deux petits clochetons qui lui donnent un air sévère et monastique. Elle est faite d’un bois verni qui a depuis longtemps cessé de luire. Son aiguille, semblable à un doigt de fer, se détache, rigide sur la pâleur du cadran. Sa robe brune est ornée en avant d’une grosse touffe d’églantines peintes à la main, et dont les couleurs sont à demi effacées par l’usure. On dirait quelque grande dame de jadis, en toilette démodée, qui garde dans sa décrépitude une apparence de splendeur… Il se dégage d′elle je ne sais quel aspect de mélancolie et de fatigue. Elle semble triste et lasse comme tous les êtres qui ont peiné et souffert.

— « Tu sais, mon enfant, continua le vieil Antoine, d’une voix de plus en plus vibrante, tu sais, aussi vrai que j’suis ici, cette horloge-là, elle a un cœur comme toi et moi… Vois-tu, c’est ma pauvre femme qui s’en est toujours occupée. C’est elle qui la montait, la réglait, lui donnait son air d’aller. On a tant besoin de cela, une horloge dans la maison ! Les femmes ne peuvent pas s’en passer. C’est elle qui leur dit quand est-ce qu’il faut faire du feu, mettre la table, allumer la lampe, soigner les poules, traire la vache… C’est elle qui dit aux femmes : « Levez-vous, mettez la soupe au feu, préparez la cuite de pain, rangez les chaudrons, ouvrez les lits pour la nuit »… Elles étaient accoutumées de vivre l’une à côté de l’autre. Sans doute, à force de voir son visage, tous les jours à la même heure, l’horloge l’aimait ma bonne vieille et depuis qu’elle est partie elle est dans la peine et n’a plus de goût pour rien… Elle n’a pas voulu avancer d’une seconde, elle n’a pas frappé un coup depuis que ma pauvre vieille est morte… Oui, j’te le dis, ma fille, c’te horloge-là elle a un cœur comme toi et moi !… L’émotion lui serrait la gorge. Il parlait maintenant d’une voix étouffée où montaient des espèces de sanglots contenus. Puis deux larmes coulèrent de ses joues et tombèrent sur ses mains ridées…

— Tu vois pourtant, continua-t-il, en se levant et secouant vivement du doigt le balancier, les ressorts et les aiguilles de l’horloge, tu vois comme tout est bien en place et d’aplomb. Elle n’a rien de dérangé. Elle est solide comme un vieux brick. Non, ce qu’elle a, vois-tu, c’est du chagrin. Elle ne peut pas se consoler, et elle pleure à sa manière… Oui, j’te le dis, ma fille, aussi vrai que je suis ici, c’te horloge là elle a un cœur comme toi et moi !… »

Le vieillard se tut. J’étais, à mon tour, émue et bouleversée. Une émotion intense m’envahissait. Quelles paroles aurais-je pu dire à cet homme plongé dans sa douloureuse croyance ? Aucune phrase, j’en étais sûre, aucun artifice ne pouvait jeter un baume sur cette plaie profonde, sur ce cœur qui aimait son mal et n’en voulait pas guérir…

Je repris ma route, l’esprit hanté d’étranges impressions. Ce récit me laissait songeuse et perplexe. Le vers célèbre de Lamartine me revint alors à la mémoire : « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? »

J’étais troublée par le mystère de cette vieille horloge devenue tout à coup silencieuse et cessant subitement de vivre comme un cœur qui se refroidit. Et je me disais : « Qui sait ? Qui sait ? C’est peut-être vrai qu’elle pleure la mort de sa maîtresse, qu’elle souffre de ne plus voir cette aimable petite vieille aux cheveux en bandeaux qui, à toute heure, se penchait vers elle et lui souriait. Dieu permet peut-être ces amitiés entre les êtres et les choses pour marquer davantage la grandeur des humbles vies, où tout est régulier et fidèle comme le tic-tac de l’horloge… »

Accablée sous le poids de ces réflexions, je continuai mon chemin, tandis que le soleil étendait devant moi des ombres dorées et que les feuilles d’automne roulaient à

mes pieds comme des papillons morts.

Histoire de Chasseurs


Ils débouchaient, fusil à l’épaule, entre les pins hauts et pressés, quand la tempête éclata, soulevant furieusement la neige qui les giflait comme avec des doigts de glace. Partout, devant eux, derrière eux, les bois s’allongeaient, raides et sombres ; les cèdres les bouleaux, les sapins, les érables, se dressaient comme des murailles et s’estompaient comme des gouffres. Ils marchaient depuis plusieurs heures dans cette neige incessante. Ils en étaient couverts de la tête aux pieds et ressemblaient à des fantômes.

Ils étaient deux, deux amis d’occasion, aimant le danger et l’imprévu, chassant plus par goût que par besoin, et partageant en camarades le même gîte, une petite maison de bois rond, bâtie par eux durant l’été précédent. C’était au pied du Mont Albert, dans la plus grande solitude, loin de toute habitation humaine. Ces deux hommes vivant ensemble la vie des bois, n’écoutaient pas d’autres bruits que l’écho des torrents sur les rocs et du vent sur les sommets. Ils n’entendaient pas d’autres cris que les cris du hibou, de la chouette, des orignaux et des loups. Ils connaissaient la forêt sur le bout de leurs doigts, et jamais ils ne s’étaient trompés de sentier pour revenir à la cabane où ils mangeaient et dormaient. Même ils ne craignaient pas d’entreprendre de longues courses à l’approche des mauvais temps. Ils ne dédaignaient pas non plus la rencontre des bêtes sauvages : leur fusil en avait vite raison. Ils ne redoutaient qu’une chose : le froid, le froid sournois qui endort sa victime et la couche pour le dernier sommeil. Voilà donc que, pour la première fois, ils s’étaient laissé surprendre, bien loin de leur toit, par une tempête et un froid terribles. Mais il leur restait la possibilité de se rendre au plus tôt à la première des maisons opposées, dont leur longue marche les avait grandement rapprochés.

L’un, qui se nommait « Jack », était un grand sec aux mains noueuses, aux petits yeux mobiles embusqués sous d’épais sourcils, et qui parlait en bégayant. On ignorait tout de son origine. On le croyait un émigré anglais, venu très jeune au pays, et vivant, ici et là, d’aventures, et peut-être aussi de rapines. L’autre était un homme de la région, gras et trapu, solidement planté sur de courtes jambes. Il répondait au nom de Jean-Louis.

— « Écoute, dit Jack, qui battait des pieds et des mains pour ranimer ses membres engourdis, si on ne veut pas laisser notre carcasse aux loups, faut se dépêcher de se rendre à la première maison du “Rang”. On rentrera là pour se chauffer et laisser passer cette sale tempête. Ensuite, on continuera notre chemin. » —

L’autre acquiesça de la tête, tout en rabattant sur ses yeux les bords de son casque en peau de loutre. Puis ils enjambèrent rapidement un ravin tortueux pour tomber dans une vallée étroite, où se distinguait, vague et grise, une unique maison dont la fenêtre jetait un pâle reflet au milieu de la tourmente.

Quand ils montèrent les marches du perron, un chien jappa à l’intérieur. Bientôt la porte s’ouvrit, et un grand gaillard parut, large d’épaules, droit comme un peuplier, et tenant sous son épaisse moustache une vieille pipe au couvercle d’étain, d’où s’échappait une mince fumée bleue. Après avoir dévisagé les deux compagnons il s’écria, ébahi : — « Comment, c’est vous autres ça ? Mais d’où venez-vous donc ? » — « Du bois ! » répondirent-ils ensemble. Ils se connaissaient bien tous trois pour avoir travaillé autrefois sous les ordres d’un arpenteur, à partir du bas des monts de Gaspé jusqu’aux limites des Shikshoks. L’expédition avait cessé aux bords d’une chute qui charrie ses eaux claires entre des massifs de saules. Alors ces hommes s’étaient séparés, et ils ne s’étaient pas revus depuis.

Eux le reconnurent aussi. C’était François Leroux, renommé comme le guide le plus habile de la région. Il les fit approcher de la bonne chaleur du feu. D’énormes bûches brûlaient en pétillant, et la lueur qui passait par la petite porte du poêle étendait des langues roses sur la lampe pansue et les plats de terre cuite alignés sur la table. Il y avait au mur des fusils, des couteaux au manche de corne, des raquettes en peau tressée, des agrès de pêche, et au-dessus de la porte trônait un grand bois d’orignal. Des bottes fraîchement nettoyées séchaient près du poêle et jetaient dans la maison une forte odeur d’huile chaude.

François Leroux alla prendre dans un coin de l’armoire un gros flacon de whisky blanc. (Il en recevait parfois en cadeau des riches chasseurs étrangers dont il était le guide). Sa femme apporta des verres, et chacun se versa à boire. Ils burent à lentes gorgées, en clappant de la langue pour louer à leur manière la rare et précieuse liqueur.

Puis, sur l’instance des nouveaux venus, qui, bien surpris de le voir en ménage, le pressaient de questions, François répondit :

— « Je vas vous conter mon histoire. » Et il commença ainsi :

— « Dans le jour, je chassais le caribou, (peau et viande étaient promises à un commerçant de Matane) et le soir je revenais au village pour voir Élise. Élise, c’était la plus belle fille du canton. Grande, élancée, des yeux brillants comme le jour et profonds comme la nuit, un sourire d’ange, et une chevelure, mes amis, des tresses d’or capables d’ensorceler un roi !

« J’en étais amoureux, j’en étais fou… Savez-vous ce que c’est que d’être amoureux ? On se reconnaît pas ; on est devenu un autre homme. On est heureux et malheureux à la fois. C’est une joie et en même temps un supplice. On a comme du feu dans les veines. On se ferait écorcher on se ferait brûler, rien ne nous empêcherait de voler vers celle qu’on aime ! Moi, après avoir passé la journée entière à courir dans la montagne, à travers la brousse, et souvent sans manger, je faisais encore autant de chemin le soir, pour veiller avec Élise. Mais je n’avais pas toujours cette chance. Il y en avait un autre qui était son préféré, Louis Roy, un grand mince aux mains larges comme des battoirs, et qui me regardait avec des yeux mauvais. Quand je les voyais ensemble, j’en avais le cœur serré de tristesse… et de rage.

« Un jour — c’était au printemps — je m’étais attardé dans la forêt pour guetter un diable de caribou qui me faisait courir depuis le matin. J’étais sur sa piste ; je le suivais et ne voulais pas le manquer. Pour ça, j’avais passé la nuit à la belle étoile, dormant quelques heures sur un lit de mousse et de branchages. Le soleil commençait à baisser. J’écoutais chanter l’eau des sources et gronder les cascades qui bondissaient sur les cailloux, délivrés des neiges de l’hiver. Le ciel était comme un beau lac tranquille. Les oiseaux chantaient, les bourgeons craquaient. Il faisait une brise douce comme le miel. Tout s’agitait sous une force mystérieuse. Quand la nature est belle, le cœur de l’homme s’émeut et son amour éclate comme une fleur qui s’ouvre… Je pensais à Élise, je la nommais, tout haut, je l’appelais, et je criais au ciel de me dire quoi faire pour qu’elle m’aimât…

« Tout à coup, comme je jetais un coup d’œil derrière moi, qu’est-ce que j’aperçois dans les branches ? Une forme noire, un homme étendu et qui semblait dormir. Je m’approche, je le reconnais. C’était Louis Roy, mon rival !… Mais il ne dormait pas. Il était sans connaissance, et un gros filet de sang lui sortait d’une blessure à la cuisse gauche. Je compris tout de suite l’affaire. Il courait après quelque gibier. Son pied toucha une roche quelconque. Il tomba, le fusil lui glissa des doigts et une balle vint le percer, bord en bord. La vie de cet homme était entre mes mains. Maintenant, que faire ?…

— Tu l’as fini d’un coup de pied, je suppose ! s’écria Jack, en pointant ses petits yeux méchants où passaient de terribles éclairs, et penchant en avant son corps ramassé dans l’attitude d’un homme frappant quelque invisible ennemi.

— Tu l’as laissé mourir là ? dit à son tour Jean-Louis.

— « Attendez. Le laisser mourir là… Oui, j’en ai eu l’idée. Je m’en cache pas. Tous les hommes à ma place auraient eu cette idée-là. Je n’avais qu’à passer mon chemin, qu’à faire comme si rien n’était. Il serait mort au bout de son sang, et j’aurais eu la première place auprès d’Elise. Ah ! oui, j’y ai pensé ; cela m’a trotté dans la tête !… Et c’eût été si facile !… Mais, des fois, il y a des forces qui sont au-dessus de nous. On dirait que les morts sont là, dans l’ombre, et que leur pensée nous protège et nous inspire. Il m’a semblé voir le fantôme de ma pauvre mère — une sainte femme — qui se penchait sur moi et me disait : « François, sauve-le ! Une bonne action a toujours sa récompense. Sauve-lui la vie ! Tu en seras récompensé ! » — Vous riez ? je vous jure que c’est vrai ! Je sentais comme un poids qui pesait sur mes épaules, et j’entendais une voix qui disait : Sauve-le ! Sauve-le ! J’hésitai encore quelques secondes. À la fin, le bon instinct l’emporta sur le mauvais.

« Sans plus tarder je courus au plus proche ruisseau. J’y remplis mon gobelet d’eau fraîche que je jetai sur le visage du blessé. Puis, en toute hâte, je déchirai mes manches de chemise et je bandai la plaie pour arrêter le sang. Il commença alors à se ranimer. Avec les plus grandes précautions je le chargeai sur mes épaules et je partis avec ce fardeau. À chaque contrecoup que je donnais pour éviter, soit une branche, soit une souche, il se lamentait comme une bête qui souffre. Cela me faisait pitié. Bien souvent, à bout de forces, je dus m’arrêter pour reprendre haleine. Il pesait comme dix ; j’en pouvais plus. Enfin, de peine et de misère, je réussis à le traîner jusqu’au premier coteau, d’où je criai pour avoir du renfort. Trois hommes vinrent et le portèrent chez lui. Il en guérit. Le printemps suivant il se maria avec Élise.

— Ah ! Ah ! où est ta récompense ? fit Jack, en ricanant. — Attands un peu, reprit François Leroux. La femme qui, tout à l’heure, nous a apporté des verres, c’est… c’est Élise…

— C’est Élise ? — « Oui, c’est elle. J’étais parti aux États, pour oublier ma peine et me gagner un peu d’argent. Bientôt une lettre d’un parent m’apprit que Louis Roy s’était noyé dans un remous en faisant le flottage des billots. Je revins tout de suite au pays, et l’année suivante je fus le mari d’Élise. J’étais au comble du bonheur. Vous voyez bien, mes amis, qu’une bonne action a toujours sa récompense !… »

La tempête avait cessé. Le vent ne faisait plus dans les arbres ce grand bruit de la mer battant les falaises. Il s’était apaisé comme un chien qui se couche, et caressait doucement la neige aux mille reflets. Une clarté imprécise ornait les crêtes des montagnes découpées en dents de scie. Un silence imposant régnait sur la sauvage immensité. Et les deux compagnons reprirent leur route dans la sérénité

limpide et glacée de la nuit.

Charme du soir dans mon pays


Le jour s’éteint. Le soleil descend sur les monts déserts. Les insectes, cessant de bourdonner, rentrent sous l’herbe et dans l’épaisseur des buissons. La forêt, incendiée par les derniers feux du jour, est comme un temple illuminé pour une cérémonie splendide. Les longues clôtures, qui séparent les terres, semblent être des foules étranges, habillées de pourpre… Ici, entre des peupliers aux feuilles doublées d’argent, des hêtres au feuillage rosé, et des sapins aux tiges sombres, ici coule un petit ruisseau qui chante adorablement. Ses bords sont couverts de fougère sauvages, de mouron, de boutons d’or, mêlés au foin vert en fleurs. On y voit des grottes minuscules, des cavernes profondes où vit le peuple remuant des hannetons et des fourmis. Les hirondelles y font aussi leur nid. Le bout de leurs ailes ride parfois d’une ombre grise le miroir de l’eau. Des gouttelettes retombent dans l’air, comme des perles, et l’oiseau disparaît au sein du feuillage tranquille.

Le petit ruisseau coule dans le silence, qui est grand comme l’horizon. Les montagnes se recouvrent d’un manteau violet. Le vent, doux et léger, m’apporte les notes d’un angélus lointain et ma pensée se disperse sur la plaine avec la fumée d’une maisonnette que je vois dans les champs voisins.

Ô pauvre et séduisante maisonnette des champs ! Je n’ai rien vu de plus beau que toi, humble maison, ornée ce soir des gloires du couchant !

Sur le pas de la porte, le colon s’attarde pour respirer l’air des montagnes et voir un peu quel temps il va faire demain. Au firmament, des nuages qui ressemblent à des voiles, passent avec d’autres nuages qui ressemblent à des îles. Des fleuves d’azur, des abîmes de lumière s’éternisent encore au sein des brumes du soir. Des mains qu’on ne voit pas referment doucement les volets, car la brise va devenir fraîche. Des enfants jouent dans l’herbe avec leur chien. Un habitant revient des champs suivi de ses bœufs. Les sonnailles des vaches tintent dans les plis du vallon. Une pénétrante odeur de foins coupés monte dans l’air avec cette étrange et forte senteur que dégagent les plantes vénéneuses des savanes.

C’est la paix, une paix sans bornes, une paix sans mélange que nulle agitation ne vient troubler. Ici, les heures coulent sans bruit, sans entrave, toujours pareilles à elles-mêmes, comme le murmure de l’eau vive sous les feuilles, comme le chant de l’oiseau dans les branches… Ailleurs aussi, en d’autres coins du monde, la brise est douce, le soir est beau. Le couchant dore aussi d’autres maisonnettes, humbles et joyeuses. D’autres êtres vivent ailleurs, attachés à leur terre, enracinés au sol comme les vieux arbres qui les ont vus naître. Et leur cœur, comme le mien, ce soir, se fond dans l’amour du pays natal.

Homme de mon pays, regarde un peu ce ruisseau qui coule, ce foin qui embaume, cette maison qui fume, ce soir qui tombe… Écoute ces cris d’oiseaux dans les bois profonds, écoute le vent rugir dans la cime des pins, et l’orignal clamer son sauvage amour. Écoute l’eau des rivières gazouiller sur les penchants des montagnes et les bouleaux bruire sur le bord des grands lacs… Ouvre ton âme aux souffles du sol natal, et jamais tu ne voudras chercher ailleurs tes chansons et tes amours !…

Paysages de mon pays, hautes montagnes bleutées, blondes collines, aux versants dorés, petite maison de bois panachée d’une fumée grise, plaines fertiles où vont les chevaux et les bœufs ; forêts au noir feuillage, aux inaccessibles profondeurs ; visions de calme et de beauté, paysages de mon pays, entrez dans mon âme, entrez dans mon rêve, et pour toujours !