Au fond des bois/Le Vieux Terrien

Le Vieux Terrien


Je connais, dans les replis de nos montagnes, une maison vieillotte, bâtie à la mode d’autrefois, abritée par deux vieux chênes, et riant au soleil de toute la gaieté de son pignon pointu… Aujourd’hui, de jeunes époux et de beaux enfants l’habitent. Des champs de seigle mûrissent autour. Son toit fume, ses fenêtres sourient, sa porte chante… Tous les coteaux voisins sont verts. Partout s’étendent les blondes collines, tranquilles et riches. Et, le soir, dans l’air tiède du crépuscule, monte des plaines embaumées l’odeur de la moisson et des foins séchés.

Mais autrefois, du temps des vieux, cette ferme connut des jours sombres. Longtemps la misère y régna. Cette terre, aujourd’hui féconde, n’était que cailloux et guérets. Que de sueurs, que de fatigues, que de désespoirs ont marqué ce large domaine ! En vain l’homme ridé, vieilli, s’acharnait-il à la tâche journalière, à cette rude besogne qui brise le corps et flétrit le visage ; en vain, de l’aube au soir et souvent du soir au matin, portait-il toujours le fardeau de plus en plus lourd à ses épaules courbées. Son travail acharné ne pouvait vaincre le sol rebelle et la vie était très dure et mauvaise.

Plus tard, quand ses fils grandis purent apporter le secours de leurs bras, l’habitant tenace se remit à espérer en des jours meilleurs. La glèbe revêche s’ouvrait, peu à peu dominée par la force de ces défricheurs. Mais, hélas ! le pauvre père, épuisé, tomba alors malade d’un ulcère cancéreux qui lui ravageait le visage. En proie à la plus grande torture, cet homme robuste devint en peu de temps l’ombre de lui-même.

Un médecin consulté dit : « C’est un chancre, c’est malin. Mais un séjour à l’hôpital et une opération vous guériront. Allez, mon ami, ne tardez pas ! » Le malheureux « habitant » décida donc de prendre sous peu le chemin de l’hôpital le plus proche, où les chirurgiens arrêteraient ce mal terrible qui le rongeait.

L’automne approchait avec ses feuilles séchées, ses vents frais et ses forêts nues. Toutes les tiges étaient coupées. Les moissonneurs rentraient dans leurs charrettes les pailles couchées à terre par la lame des faux. Mais cette fois encore la récolte était petite. La sécheresse avait fait de grands ravages dans les champs, et le grain bien venu était rare.

La tristesse régnait en souveraine au foyer du malade. Cette moisson manquée augmentait encore les angoisses de ces braves cœurs. Comment acquitter les redevances, comment faire les paiements obligatoires et diminuer la dette lentement accumulée ? Le marchand qui avait fait crédit était reconnu pour sa cupidité. Il ne tolérerait pas un nouveau retard ; il faudrait, coûte que coûte, lui donner de l’argent. Une lettre arriva justement, et cette lettre — qui était du marchand — disait : « Le paiement complet est dû depuis plusieurs mois. Si je ne reçois pas ce montant immédiatement, je serai dans la triste obligation de faire vendre votre bien »… À la lecture de cette nouvelle, le vieil habitant pâlit, atterré… Ses muscles décharnés se raidirent ; la sueur froide commença d’inonder son front blême que couronnaient des cheveux blancs. En son âme de vieux terrien, lié par des racines profondes au sol, aux arbres, aux moindres pierres de la maison qui l’avait vu naître, il ressentait une blessure plus cuisante que celle de l’ulcère dans son visage…

Mais, soudain, un éclair étrange passa dans ses yeux. Il se redressa, et traînant ses faibles pas jusqu’à la vieille commode de la chambre à coucher, il en sortit un porte-monnaie qu’il palpa entre ses doigts desséchés. Et le donnant au plus vieux de ses fils il lui dit : « Va tout de suite porter cet argent et régler notre dette. C’est tout ce que nous possédons. C’est ce qui devait servir à ma guérison… Mais j’aime mieux mourir que de laisser vendre mon bien. Va, mon fils, il vaut mieux que je parte et que la terre vous reste. Va chez le marchand payer la dette ; j’aime mieux mourir que de voir vendre ma terre et ma maison… Quand je serai disparu le Ciel vous viendra en aide… Va vite, mon enfant ; je mourrai content si je meurs dans ma maison ! »… Des sanglots montaient à sa gorge, des larmes, lentement, coulaient de ses yeux, et son noble visage, avec sa plaie vive et son expression résignée, avait quelque chose de divin…

La dette fut payée, et la terre ne fut pas vendue. Celui qui, sans le savoir, était un héros, mourut peu de temps après, dans les plus atroces souffrances. Depuis, la terre donne chaque année de belles moissons ; la vie est née de cette mort héroïque. Les fils et les petits-fils se succèdent sur le sol paternel. Et je suis sûre que si, un jour, l’un d’entre eux songeait à déserter le bien familial, l’ombre du grand-père martyr se dresserait devant lui pour lui crier : « Reste ici ! Reste ici ! Ne trouble pas le repos de ma tombe par l’abandon de ce que j’ai aimé jusqu’au sacrifice suprême ! Mon enfant, mon enfant, garde les souvenirs recueillis dans les jours d’enfance, les contours, les paysages immuables comme notre âme elle-même. Garde ces souvenirs qui, un jour, si tu pars, te poursuivront partout d’une hantise implacable. Mon enfant, reste ici, reste ici ! »… Et le petit-fils se rattachera à l’humble et douce existence des champs, et il restera sur la terre que l’ancêtre sublime a rachetée au prix de sa vie.