Au fond des bois/Le Souvenir

Le Souvenir


26 juin. — Je n’ai pas fermé l’œil, cette nuit. Le sommeil ne venant pas, je me suis levée, et j’ai marché sans bruit, par toute la maison. Quelles heures tourmentées j’ai vécues là sans que personne le sache ! Mon père et mon frère ignorent la proposition qui m’a été faite ; je ne veux pas leur en parler avant d’avoir pris une décision.

Quelle nuit ! Un reste de crépuscule rose, filtrant à travers les feuillages, mettait des lueurs vivantes sur les murs. Un doux reflet tombait sur ce portrait de ma mère qu’un photographe ambulant fit jadis sur une grande plaque de zinc… Ah ! ce portrait m’a inspirée !… J’ai beaucoup réfléchi, j’ai pesé toutes choses… Je sens des liens puissants qui m’attachent ici. Je sais maintenant que si je partais, mon cœur en serait à jamais déchiré… Je ne partirai pas !… Je ne partirai jamais. Partir, partir… quel mot plein de mystère et de menace ! Si je partais d’ici je mourrais d’ennui, j’en suis sûre, comme une plante déracinée qui se dessèche sur sa tige.

Près de moi est le portrait de ma mère. Sa coiffe blanche retombe, gracieuse, sur ses cheveux lisses, et ses yeux semblent me regarder mystérieusement. Son âme est ici qui se pose sur toute chose. Elle m’entoure, elle me garde, elle m’inspire mon devoir. Mon devoir est de rester dans cette maison. Là-bas, il est vrai, je serais une grande dame, et tous les plaisirs deviendraient mon lot ; mais j’aurais toujours au fond de l’âme un remords : celui d’avoir abandonné l’œuvre commencée, d’avoir délaissé mon père et le foyer… Je pense à ma mère. Ce serait donc en vain qu’elle s’est dépensée sans compter, qu’elle a tant travaillé, tant peiné ? Cette maison qu’elle aimait, qui a été, pour ainsi dire, pétrie de ses sueurs, cette maison à laquelle elle a donné tous ses instants et toute sa vie, cette bonne maison qui nous a abrités des froids et des grands vents, cette maison deviendrait, par mon abandon, une « Maison Condamnée » ?… Je sais que mon père, laissé seul, abandonnerait la tâche, qu’il partirait et vendrait à vil prix ce bien si péniblement défriché… Des mains étrangères, peut-être, viendraient profaner ces travaux. Non, cela ne sera pas ! « La fleur des bois » (comme ils m’appellent) ne sera pas transplantée dans une terre lointaine pour y sécher, pour y mourir. Ô ma mère, votre regard m’implore dans l’ombre… Vous ne rougirez pas de votre enfant ! Votre demeure ne sera pas fermée, des êtres étrangers n’y viendront pas s’asseoir à votre place. Je vivrai et mourrai dans cette maison, et je garderai avec soin votre souvenir.

Ces lueurs, ces mirages de bien-être de nouveauté qui sont entrés dans ma pensée sans que j’aie pu crier gare, aujourd’hui je les repousse avec ardeur comme on repousse la tentation et le péché… Une force inconnue vient à mon secours. Les mille esprits de ces bois et toutes les voix du passé me défendent contre cette invasion étrangère.

28 juin. — Je l’ai vu pour la dernière fois ce matin. Sortant d’un épais feuillage, où, sans doute, il m’attendait, il s’est élancé vers moi avec joie, en scrutant du regard les sentiments de mon âme. Mais ma décision était prise. Je me détournai tout de suite de son visage, et je fis de la main un geste qui voulait tout dire… Il comprit. Je le vis pâlir et reculer en me tendant les bras… J’avais mal de lui faire mal, et j’étais bien près de pleurer… En lui faisant toujours des signes d’adieu, je me suis enfuie, sans regarder en arrière. Tout est fini.

Ce soir, je suis seule à la maison, les hommes étant retournés au champ. Le jour achève de s’éteindre… Une à une, les collines riantes sombrent dans une brume grise et vaporeuse. Les grands chênes, secoués par la brise des nuits, se pressent autour de notre toit, comme des sentinelles. La forêt a l’air de comprendre ; elle chante amoureusement. Et, sur le mur de la grande salle, en son portrait au cadre étroit, la morte, la chère morte me sourit…

Août 1896. — Après la mort de mon père — survenue il y a six ans à la suite d’une longue maladie — je suppliai mon frère Louis de prendre femme et de se mettre résolument à la tête des travaux de la ferme. Je promis de rester là bien des années encore pour l’aider. (Et j’y tiens de toute mon âme à cette promesse !). N’aurions-nous pas été coupables de laisser périr cette œuvre si péniblement et si courageusement commencée par nos chers disparus ? Le succès a couronné les efforts passés et présents. La forêt recule devant notre labeur persévérant, et la pauvre maison d’autrefois est devenue une grande et solide demeure où il fait bon vivre.

D’un côté c’est le jardin débordant de verdure et ombragé par d’énormes peupliers qui croissent libres dans la lumière. Ici c’est le four à pain, là c’est le poulailler et le fournil. Plus loin, c’est une longue étable toute neuve. En face brille le champ principal qui fait une grande trouée dans la forêt et qui s’étend presque à perte de vue. Oui, tout cela est beau à regarder, tout cela annonce le bonheur…

De temps en temps de nouvelles terres apparaissent autour de nous. Parfois une autre maisonnette s’élève au milieu d’un petit terrain et l’on voit une famille s’y installer. Dans quelques années nous formerons un groupement important.

Des champs pleins d’épis, des foyers pleins d’enfants, voilà comment se perpétuent sur cette terre d’Amérique le courage et l’héroïsme de nos ancêtres français. Peuple de missionnaires, de défricheurs et de colonisateurs, peuple de France, soyez loué par les plaines, par les épis, par les enfants du Canada !

Et moi je m’attache de plus en plus à ces lieux où tant de souvenirs me retiennent. Je suis comme le lierre uni à l’arbre par mille enlacements. On peut le broyer et le tordre, on peut briser ses longues tiges ; il reste toujours attaché par quelque lien puissant. « Je meurs où je m’attache » semble-t-il dire. Et moi je dis de même. Jamais je ne voudrais partir de cette maison.

Ma tâche est d’amuser les enfants de mon frère quand leur mère est occupée à d’autres travaux, (ce qui arrive très souvent). Ils se tiennent bien sages tant que je consens à leur chanter ces bribes de chansons que ma mémoire a retenues. Parfois c’est :

La poulette noire
Qui a pondu dans l’armoire,

La poulette blanche
Qui a pondu dans les branches ;

La poulette jaune
Qui a pondu dans les aulnes…

L’aînée, la petite Cécile, espiègle, et jolie à ravir, me demande sans cesse la chanson de Cécilia. Et chaque fois que je chante les Ah ! Ah ! du refrain elle avance ses petits pieds mignons et essaie des pas de danse. C’est une chose ravissante ! Aussi je ne sais combien de fois par jour je fredonne pour elle ces trois couplets :

Mon pèr’ n’avait fille que moi,
Mon pèr’ n’avait fille que moi.
Encor sur la mer il m’envoie,
Sautez, mignonne Cécilia !
Ah ! Ah ! Ah !
Ah ! Ah ! Cécilia !

Encor sur la mer il m’envoie,
Encor sur la mer il m’envoie.
Le marinier qui m’y menait,
Sautez, mignonne Cécilia !
Ah ! Ah ! Ah !
Ah ! Ah ! Cécilia !

Le marinier qui m’y menait,
Le marinier qui m’y menait,
Il devint amoureux de moi.
Sautez, mignonne Cécilia !
Ah ! Ah ! Ah !
Ah ! Ah ! Cécilia !

Je chantais pour endormir le plus petit, ce soir, quand Louis et sa jeune femme arrivèrent des champs. — Que vous nous êtes utile ! Que vous nous êtes précieuse ! me dit la jeune épouse, avec cet air de bonté remarquable que j’aime tant. Si vous n’étiez pas là pour prendre soin de nos enfants, je ne pourrais pas aider à rentrer la récolte, et peut-être en aurions-nous perdu une partie à cause du mauvais temps… »

— Eh ! bien, votre bonheur est aussi le mien, repris-je, toute émue, je n’aurai plus jamais le courage de m’en aller d’ici. Ce sera seulement quand je partirai pour l’éternité…

— Ne vous pressez pas, ne vous pressez pas ! dit-elle encore avec tendresse, tandis que des larmes brûlantes s’échappaient de mes yeux…