Au fait, au fait !!! Interprétation de l’idée démocratique/5

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V.


Dans cette France des hauts seigneurs, princes, philosophes et généraux ; dans cette France gourmandée et fouettée, comme un enfant mutin, par on ne sait qui, pour on ne sait quoi ; dans cette France au sein de laquelle les gouvernements ont inoculé un cancer administratif de plusieurs milliards dont chaque franc sert d’anneau aux chaînes qui nous lient ; dans cette France enfin, où tout nous est dénié, depuis la liberté de nous instruire jusqu’au droit d’assaisonner gratuitement notre alimentation, chacun, pour ce qui le touche, doit secouer sa torpeur et se proclamer ministre de lui-même, gouverneur de sa France.

La France de chacun c’est le fait égoïste et indéniable de son individualité avec tout ce qui y adhère, pensée, production, débouché, propriété.

Ma France, à moi, écrivain, c’est ma pensée, dont je veux avoir la direction suprême, la production de ma pensée que je veux administrer ; le débouché de cette production qu’il m’appartient de surveiller, la propriété du résultat acquis que je veux conserver et dont je veux user à ma convenance et dans la limite du respect que je dois à la pensée, à la production, au débouché, à la propriété dont se compose la France des autres, quelle que soit d’ailleurs leur profession ou leur mode d’être.

Dans le nombre infini des pensées diverses qui se traduisent socialement par des productions diverses aussi, chaque producteur porte, infailliblement, l’instinct du goût public ; car, le producteur, qui cherche le consommateur, n’ignore pas que celui-ci n’échange son argent que contre une production qui lui plaît et dont il a besoin. La production ne saurait être gouvernée par celui qui n’y trouve pas son intérêt immédiat, c’est-à-dire par le producteur, sans être inquiétée et tronquée ; mais si chacun gouverne sa pensée, comme producteur, la production tendra nécessairement vers un but unique : la satisfaction du consommateur qui est tout le monde ; de la même manière, si chacun gouverne sa pensée, comme consommateur, un débouché certain est préparé aux résultats du travail, et la production tendra, à son tour, vers un but unique : la satisfaction du producteur, qui est aussi tout le monde.

De cette sorte, chacun est le ministre bénéficiaire de tous, et tous sont les ministres bénéficiaires de chacun, c’est-à-dire que le producteur fait son bien en faisant celui du consommateur, et que le consommateur réconforte son existence en faisant la fortune du producteur. Et cela, sans efforts, sans que nul ait à s’occuper d’autre chose que de son intérêt individuel, qui ressort nécessairement de l’intérêt de tous. Telle est l’harmonie sociale dans sa simplicité démocratique, dans ce que les Américains appellent, comme ils le pratiquent, le self-government, le gouvernement de soi-même.

Que je me gouverne, et je ne puis manquer à mon instinct qui est de chercher mon bien ; qu’on me gouverne, et je suis sacrifié, car les instincts de mon gouverneur qui, soumis à la même loi que moi, cherche aussi son bien, non-seulement ne sont pas et ne peuvent pas être les miens, mais encore sont et doivent être opposés aux miens.

Que ma pensée soit libre, et je vais produire, et ma production aura un débouché et le débouché m’apportera des ressources dont l’échange amènera chez moi et pour ma consommation le produit des autres. Que ma pensée soit, au contraire, tenue en échec par une autorité ; qu’il me soit interdit de l’émettre conformément à la loi infaillible de mon instinct, et je ne produis pas ou je produis mal ; n’ayant pas de production valable, je ne puis opérer d’échange, d’où il suit que je ne consomme point ; je suis à charge aux autres et à moi-même ; je suis le centre d’un rayon paralysé.

Faisons de ce fait isolé une application générale, et nous allons trouver ce remous tourbillonnant d’un résidu social inconnu aux États-Unis, mais avec lequel les digues gouvernementales ont rendu la France familière ; cette collection d’existences stationnaires, qui passent et repassent devant l’administration, comme des corps qui flottent sur un cours comprimé, retournent à l’obstacle, et nous n’avons plus qu’une société où tout se heurte et se choque, ou bien une société immobile, interdite, anéantie, cadavérisée.