Éditions Édouard Garand (p. 25-27).


LA VENTE


Paul voyait le beau domaine dont il devait hériter sur le point d’être sacrifié pour payer les créanciers. Le foyer dans lequel il avait compté amener Jeanne allait passer à des mains étrangères.

La vente aux enchères fut décidée. Ce furent pour lui de poignantes heures que celles qu’il vécut pendant ces jours. Une douleur plus atroce que les autres lui serra le cœur. S’il ne pouvait plus offrir à Jeanne cette modeste aisance de jadis, le devoir lui incombait donc de lui rendre sa parole. Un soir de juin qu’elle était seule à traire les vaches, il s’approcha de l’enclos, et lui dit :

« Jeanne, j’ai à vous parler. Voulez-vous venir me rencontrer dans la sapinière ce soir à huit heures ? »

Elle avait fait signe que oui, et ses yeux avaient souri tristement. Ce pâle sourire remplaçait la vive et bruyante gaieté d’autrefois.

Un grand émoi s’était emparé d’elle. Que voulait lui dire Paul ? venait-il annoncer une bonne nouvelle ? Son père avait peut-être consenti à les laisser s’épouser. Elle ne soupçonna pas un seul instant le vrai motif du rendez-vous. Son grand amour, fortifié par le malheur, n’avait pas songé que la pauvreté où Paul se trouvait réduit pût aussi devenir un formidable obstacle.

À l’heure indiquée, elle s’avançait donc, confiante, dans le sentier qui conduisait à la futaie de sapins. Elle regardait droit devant elle, portant le plus profond message d’amour qu’une femme peut donner à un homme, celui de l’aimer dans l’épreuve, le malheur et de partager avec lui sa misère et sa douleur.

Paul était arrivé.

« Jeanne, dit-il, en marchant sous les arbres, tout ce que nous avons sera vendu bientôt aux enchères ; tout ce que je voulais vous offrir je ne l’aurai plus. Je n’ai pas le droit de vous imposer ma pauvreté, je vous rends votre parole ».

Elle s’attendait si peu à la tournure de cet entretien qu’elle fut décontenancée. Elle se recueillit un instant pour donner plus de poids à ce qu’elle allait dire, pour rendre cet arrêt définitif et irrévocable.

« Paul, dit-elle, en le regardant, vous ne m’aviez donc pas comprise. Ce que je vous avais juré, je l’ai juré à la mort. Rien ne pourra rien changer ».

« Je comptais que nous étions jeunes et forts et que nous pourrions faire notre vie ailleurs ».

— « Jeanne, je vous demande pardon. Vous êtes faite de vaillance et de bravoure. Il fera bon de traverser la vie avec vous ».

Il n’en fut pas dit davantage. De nouveau, leurs âmes venaient de leur être révélées. Ils se séparèrent chacun de son côté.

La vente eut lieu au jour annoncé. Ce fut un spectacle lamentable que ces pauvres meubles que l’on arrachait du foyer où ils avaient fini par si bien s’adopter, ces vieux domestiques que l’on jetait dehors. Les secrets de toutes ces générations livrés à la curiosité du public, tant de choses consacrées par le temps abandonnées à des mains étrangères. Tout fut éventré, ouvert, violé, pesé, palpé, adjugé pour un vil prix. Le berceau, la huche où l’on faisait le bon pain, le coffre où les aïeules gardaient leurs belles robes. Les lits antiques, le rouet, le métier, tout fut mis dans des charrettes pour prendre le chemin de l’exil. La mère, les enfants, toute la famille regardait d’un air hébété, sans comprendre, cette profanation sans nom.

On se sépara de tout. On vendit tout. On donna tout. Le chien, le fidèle ami, le gardien des enfants, celui qui veillait dans la nuit pendant que ses maîtres dormaient fut donné à un voisin. Le chat sédentaire, l’orgueil de la maison, celui qui venait chaque soir laper son lait tiède et qui ronronnait d’une façon si charmante près du gros poêle, fut laissé à la belle étoile. Corriveau était au milieu de ce désarroi, hagard, vieilli de vingt ans, terrassé, maudissant sa faute.

Lamarre voyait de sa fenêtre ce triste va-et-vient, touché de ce qui se passait, et n’osant pas se montrer de crainte de paraître insulter la déchéance de son ennemi. Il lui aurait volontiers serré la main, dans cette profonde misère.