Au couchant de la monarchie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 46-80).
◄  09
11  ►
AU
COUCHANT DE LA MONARCHIE[1]

X[2]
LES RÉFORMES DE NECKER


I

Après l’exemple de Turgot, celui de Saint-Germain constituait pour Necker un enseignement suggestif. L’un et l’autre, comme on a vu, avaient été victimes des mêmes erreurs, des mêmes fautes de tactique. Quand même l’humeur, les habitudes d’esprit du directeur général des Finances ne l’eussent point engagé à restreindre son horizon et à limiter ses efforts, ce qu’il avait eu sous les yeux aurait suffi sans doute à rendre sa marche prudente et son programme modeste. Il comprit la leçon et il en profita. Cette sagesse calculée, ce souci de modération, seront, pendant le cours de ses cinq ans de ministère, et plus spécialement au début, la caractéristique de la méthode politique de Necker ; elles expliquent le succès de ses opérations.


Son premier soin, en montant au pouvoir, devait être celui de tout bon commerçant qui prend la direction d’une maison longtemps négligée : se procurer assez d’argent pour boucler le budget et pour relever les affaires. Il se trouvait à cet égard dans une position difficile. La brève, mais désastreuse, administration de Clugny avait creusé un vide nouveau dans les caisses de l’Etat, mis le Trésor en déficit pour le paiement des dépenses permanentes. Et d’autre part, la situation extérieure, l’approche rapide, inévitable, de la guerre avec l’Angleterre, dont il faudra bientôt parler, laissait prévoir l’urgente nécessité de ressources extraordinaires, dont le chiffre, encore inconnu, serait certainement formidable. Pour faire face à ces charges, qu’avait-on devant soi ? Un crédit public épuisé, une opinion soulevée contre la seule pensée de toute taxe nouvelle, un Roi jaloux de popularité et refusant, par conséquent, de pressurer ses sujets à outrance. En écartant l’augmentation d’impôts, un seul moyen restait, dont jusqu’alors en France on n’avait guère usé que dans des cas exceptionnels : l’emprunt, sous ses formes diverses, loterie, constitution de rentes fixes ou viagères, émission de valeurs garanties par l’Etat. L’emprunt et non l’impôt, ce fut la formule de Necker, et il n’est guère de point sur lequel, en son temps, il ait été plus vivement censuré.

Emprunter, disait-on dans les milieux physiocratiques, c’est sans doute éloigner la ruine, mais c’est en même temps l’aggraver, en accroissant la dette. Car tout emprunt, en dernière analyse, ne peut manquer d’aboutir à l’impôt, ne fût-ce que pour payer l’intérêt des sommes empruntées. « C’est reculer pour mieux sauter, » écrivait un gazetier. On prétendait y voir aussi quelque chose d’assez peu honnête : « On pouvait dire, disserte gravement Soulavie, qu’emprunter, si l’on pouvait imposer, c’était charger le Trésor de la somme à verser pour les intérêts aux prêteurs, et que, si l’on ne pouvait pas imposer, c’était tromper la confiance des prêteurs en les abusant sur le gage. » Les moralistes dénonçaient l’encouragement donné à la spéculation et à l’agiotage, la « destruction de l’esprit de famille » par la facilité de se faire des rentes viagères. Enfin d’autres disaient que chercher de l’argent par de semblables procédés était user d’un simple expédient dilatoire et d’un vulgaire trompe-l’œil ; ils comparaient Necker, emplissant les caisses du Trésor en affirmant : Sans impôts, messieurs, sans impôts ! à l’arracheur de dents qui couvre les cris du patient en répétant sans cesse : Sans douleur, messieurs, sans douleur !

L’un des hommes les plus perspicaces, l’un des esprits les plus avisés de ce temps, le célèbre abbé Galiani, montrait déjà, proche et béant, le fossé où le novateur culbuterait avec son système : « Je plains[3] M. Necker sans le maudire. Obligé d’être un joueur de gobelets, il faut qu’il fasse croire qu’il n’a pas mis d’impôts. Mais point d’argent sans impôts... L’illusion disparait, le jeu des gobelets est découvert, et un homme qui paraissait un ange ou un alchimiste redevient homme, sans pierre philosophale, sans admirateurs, et, qui pis est, sans rencontrer des hommes justes et raisonnables qui ne lui fassent pas un crime de n’avoir pas fait l’impossible. »

À ces critiques multipliées, Necker objecte tout d’abord qu’il n’a pas le choix des moyens, que créer des taxes nouvelles sans opérer au préalable une complète réforme fiscale, sans remanier l’assiette même de l’impôt, sans refaire pièce à pièce le mécanisme suranné du mode de perception, serait, selon son expression, travailler « à remplir un tonneau percé par le fond. » Or, l’heure pressait ; il fallait à tout prix trouver assez d’argent pour éteindre les dettes criardes. Il alléguait aussi, — et l’événement lui a donné raison, — que la nation française, si obérée qu’elle fût par la gestion d’administrateurs maladroits, était, au fond, riche et pleine de ressources ; qu’avec de l’ordre, de l’économie, une probité sévère, on arriverait sans doute à rembourser les sommes prêtées et que l’avenir se chargerait d’acquitter les dettes du présent. Enfin, il faisait observer, — et aucune considération ne pouvait faire plus d’impression sur l’esprit de Louis XVI, — qu’en multipliant les rentiers, on augmentait le nombre des Français intéressés au maintien de l’autorité, le nombre des sujets dévoués au prince qui tenait en ses mains une part de leur fortune, et il citait, à l’appui de cette opinion, l’exemple concluant du gouvernement britannique, « Comment, ajoutait-il, un Roi qui, sans augmenter d’un écu le poids lourd des contributions, comblerait le gouffre creusé par ses prédécesseurs, ne serait-il pas assuré de voir son nom vénéré et béni jusqu’au fond des lointaines campagnes[4] ? »


S’il est permis de juger un système sur ses résultats immédiats, on ne peut nier, d’ailleurs, que celui de Necker n’ait porté en lui-même sa justification. Dès son premier emprunt, — quarante millions de rentes viagères, — on vit, aux guichets du Trésor, ce que, depuis la banque de Law, on n’avait jamais vu en France : une longue file de prêteurs assiégeant fiévreusement les portes, se pressant et se bousculant pour obtenir des titres, la somme totale entièrement souscrite en un jour. Deux ans plus tard, en 1779, un emprunt analogue, et plus considérable encore, excite un pareil enthousiasme : « Il a fallu, dit l’abbé de Véri, envoyer une garde dans le jardin du Trésor royal, pour contenir la foule de ceux qui voulaient qu’on prît leur argent[5]. » Certains emprunts furent couverts plusieurs fois. L’étranger même, surtout la Hollande et la Suisse, envoyait des fonds à la France ; la seule ville de Genève fournit à peu près cent millions. Mais la majeure partie venait du peuple parisien. La province, trop tard avertie, n’avait guère le temps d’arriver, et les bas de laine des villages formaient comme une réserve intacte, où l’on pourrait puiser plus tard.

L’empressement de la multitude s’explique par des causes diverses, dont la première est l’exactitude scrupuleuse, la ponctuelle honnêteté qui président au paiement du revenu des sommes versées. Au cours de ces dernières années, nombre de banques particulières, par des faillites retentissantes, avaient ébranlé la confiance des capitalistes français. Avec Necker, on est sûr, au contraire, de recevoir, au jour de l’échéance, le total auquel on a droit. « On ne sait plus où placer son argent, répète-t-on couramment. Le Roi est encore le meilleur des débiteurs[6]. » Il faut également tenir compte des avantages, parfois exagérés, accordés aux prêteurs par le directeur des Finances, de la manière adroite dont il prépare d’avance tout appel au crédit, toute nouvelle émission de rentes, n’hésitant pas à employer, pour le bien de l’Etat, les moyens de publicité et les procédés de « réclame » habituels à un commerçant pour lancer une affaire. Il est de fait qu’en cinq années Necker se procurait ainsi cinq cent trente millions de livres. Sur ce chiffre, quarante millions servaient à combler annuellement le déficit des dépenses ordinaires, tandis que le surplus, c’est-à-dire trois cent trente millions, défrayait les dépenses de la guerre d’Amérique. Le public n’en revenait pas et criait au miracle. « M. Necker fait la guerre sans impôts ! » C’est l’exclamation générale. Chez certains, l’enthousiasme est tel qu’on va jusqu’à dire : « C’est un dieu ! »

Il s’élevait néanmoins déjà quelques voix discordantes, parmi lesquelles il faut noter les vives réclamations du parlement de Paris. L’indignation était grande, en effet, parmi la haute magistrature. Les décisions que je viens d’indiquer avaient été, comme il était légal, pour éviter les formalités compliquées et les retards de l’enregistrement, promulguées par simples arrêts, sans employer la voie solennelle des édits. Le parlement, grâce à cette procédure, n’avait pas eu à examiner la question ; il n’avait pu s’opposer d’une façon directe aux opérations du ministre. Il voulut du moins se venger en faisant parvenir au Roi de sévères « remontrances, » où il critiquait aigrement la politique financière de Necker : « Le Parlement, lit-on dans une de ces harangues, n’a pu voir sans douleur qu’après quatorze années de paix, au lieu de préparer les diminutions d’impôts tant de fois et si solennellement promises, l’état des finances exige d’avoir encore recours à un emprunt, qui sera nécessairement le germe d’une imposition... » Bien mieux, un peu plus tard, il prenait un biais détourné, en ordonnant l’exécution de vieilles lois sur l’usure qui remontaient à Charlemagne, des lois interdisant « les prêts contraires aux saints canons reçus et autorisés dans le royaume. » Or les dits « canons » prohibaient d’une manière absolue « tous prêts à intérêts, » sous quelque forme que ce fût. Il s’ensuivait qu’un homme qui constituait des rentes, escomptait des billets, prêtait ou empruntait de l’argent à un taux quelconque, risquait, si on lui appliquait l’édit de Charlemagne, l’exil ou les galères, ce qu’il était permis de trouver excessif. On souriait de ces vaines menaces, et elles n’intimidaient personne. Elles marquent cependant le début de l’opposition acharnée et systématique qui, croissant d’année en année, amènera finalement l’échec du programme de Necker et provoquera sa chute.


Sans partager l’engouement fanatique des uns, et moins encore les étroites préventions des autres, il est juste de rendre hommage aux heureux et habiles efforts du directeur général des Finances, pour manœuvrer parmi des embarras inextricables et sauver le Trésor public d’une ruine qui semblait menaçante. On lui reproche quelques fautes de détail, des erreurs de calcul dans la constitution de ses rentes viagères, certaines clauses qui furent, semble-t-il, inutilement onéreuses pour l’Etat. Je laisse aux spécialistes à décider sur ces points délicats. Ce qui est indéniable, et tout à l’honneur de Necker, c’est qu’il a, le premier, eu la claire intuition de la vitalité française, qu’il a deviné l’étendue des ressources cachées dont l’avenir devait démontrer la merveilleuse richesse, qu’il a inauguré chez nous, en matière de finances, la politique qui est aujourd’hui celle de toute nation civilisée, qu’il a créé, organisé en France le mécanisme du crédit public.

On ne saurait douter qu’il ait désiré davantage, qu’il ait envisagé la réforme complète de toutes les lois fiscales et compris la nécessité de substituer à la bizarrerie des impôts, à l’inégalité des charges, un régime d’ordre, de logique et de justice sociale, et ce que je dirai plus tard de ses essais d’Administrations provinciales suffira pour montrer ce qu’il prétendait faire et par quelle voie il comptait le réaliser. Mais, dans les circonstances troublées où il arrivait aux affaires, avec la perspective prochaine d’une grande guerre maritime, un tel remaniement était chose impossible. Il fallut donc ajourner à des temps meilleurs les plans d’ensemble, les réformes fondamentales, se contenter de vivre au jour le jour, tout en améliorant la situation existante et en détruisant les abus les plus intolérables. Dans cet ordre d’idées, les mesures édictées par le directeur des Finances peuvent être divisées en deux catégories distinctes : celles qui ont trait aux institutions mêmes, celles qui sont relatives au mode de perception ainsi qu’au personnel chargé de ce service. Je n’en saurais donner ici une énumération complète et je me garderai, pour cause, d’entrer dans les détails techniques. Il faut pourtant, avec la modestie qui sied à mon incompétence, indiquer brièvement certaines de ces opérations, les plus fécondes en résultats, les plus retentissantes aussi dans l’opinion du temps.


II

L’un des impôts les plus impopulaires, les plus justement exécrés, était l’impôt dit du vingtième, qui ressemble beaucoup à ce que l’on nomme de nos jours l’impôt sur le revenu. La taxe prélevée sous ce nom sur chacun des sujets du Roi était, à l’origine, de 5 p. 100 du revenu réel, évalué par des procédés nécessairement fort arbitraires. Elle fut doublée sous Louis XV et portée jusqu’à 10 pour 100. Cet impôt du vingtième ne frappait pas seulement le produit des domaines et des propriétés foncières, dont on pouvait, à la rigueur, malgré le défaut de cadastre, apprécier la valeur d’une manière approximative ; il s’étendait, de plus, aux produits du travail et de l’intelligence humaine : c’était ce qu’on appelait les vingtièmes d’industrie. Là, on nageait en pleine incohérence et en pleine fantaisie. Nulle contribution n’excitait tant de plaintes légitimes et de contestations fondées.

Faute de pouvoir, comme il l’aurait souhaité, procéder sur ce point à une réforme générale, transformer l’impôt du vingtième en un impôt exclusivement foncier, établi sur des bases sérieuses et rationnelles, « proportionné, suivant son expression, au revenu des biens fonds, d’après des principes uniformes et certains, » Necker voulut supprimer tout au moins ce qu’il jugeait avec raison l’article le plus irritant. Il abolit les vingtièmes d’industrie, non partout, il est vrai, car il excepta les grands centres, mais « dans les bourgs, villages et campagnes, » tant, disait-il, « pour y attirer davantage l’industrie, que parce que l’on ne pouvait pas y régler cette imposition comme dans les villes, où la répartition est confiée aux chefs des corps et communautés[7]. » Ainsi libérait-il d’une charge cruellement pesante la classe intéressante des travailleurs ruraux.


C’est dans le même esprit et c’est d’après la même méthode, faite (le prudence et d’équité, qu’il touche à l’impôt de la taille. Cette taxe, d’origine ancienne et d’un produit fructueux, était, dans son essence, prélevée sur la propriété foncière ; elle ne frappait qu’accessoirement les revenus fonciers et mobiliers. Elle avait un vice capital, c’était son inégalité criante, l’exemption dont jouissaient une bonne part des sujets du Roi, et les plus opulens d’entre eux, les membres du clergé, les membres de la noblesse, les titulaires de certaines charges accessibles à la roture en y mettant le prix. Ces dernières charges, au nombre de quatre mille environ, étaient souvent acquises dans le seul dessein de se soustraire ainsi à la perception de la taille, de sorte que, selon l’observation de Dupont de Nemours, « le plus sûr moyen d’échapper à l’impôt était de faire fortune. » Une autre anomalie, non moins fâcheuse, non moins injustifiée, distinguait cette contribution de la plupart des autres : par une dérogation étrange à la règle commune, la taille pouvait être augmentée sans le contrôle du parlement et sans le consentement des Etats-Généraux. Une simple décision du Roi, publiée par décret, sans aucun examen public, sans même qu’il fût besoin d’alléguer un motif, en fixait le montant d’une manière arbitraire, d’où l’expression de « taillable à merci. » Aussi, par suite de cette facilité, la taxe avait progressivement monté, s’était aggravée à chaque règne. Gréée par Charles III pour produire 2 millions par an, sous Louis XVI elle s’élevait à plus de 90 millions[8].

Necker agit à l’égard de la taille comme il avait agi à l’égard du vingtième. Il en respecta le principe, pour ne s’en prendre qu’à l’abus. Abolir le scandale des exemptions privilégiées, organiser parmi tous les sujets du Roi l’égale répartition des charges, c’était son rêve secret, qu’il ne crut pas pouvoir réaliser d’un trait de plume. Il se contenta pour l’instant de mettre un frein légal au bon plaisir du prince et au caprice du fisc. Louis XVI, sur son avis, déclara qu’à l’avenir la taille serait soumise à la règle ordinaire en matière de contributions, qu’elle ne pourrait être augmentée sans l’accord préalable du Roi avec les parlemens. C’était parer du moins aux aggravations imprévues, dictées par un besoin pressant, décrétées brusquement par quelque ministre aux abois. Tout incomplète qu’elle fût, cette réforme fut accueillie avec une joie sincère. On y voyait un acheminement vers un régime plus libéral, une limite apportée au pouvoir absolu, un coup porté à l’arbitraire. On y voyait aussi, de la part de Necker, l’indice de son respect pour la magistrature, la volonté de rendre hommage aux lumières, à l’autorité de la suprême Cour de justice. Le parlement fut seul à considérer cette avance comme un témoignage de faiblesse[9],

Porter ainsi la main, si légère, si prudente fût-elle, sur des institutions consacrées par un long usage, c’était déjà, sans doute, faire preuve de fermeté. Combien plus hasardeux, toutefois, serait tout essai de réforme portant sur l’administration du fisc et sur le personnel préposé à la perception ! Car, ici, détruire un abus, changer ou supprimer un rouage, remanier un service, serait toujours, en fin de compte, léser un intérêt privé, tarir une source de profits pour certains fonctionnaires. Tout s’arrangeait, tant bien que mal, lorsqu’on lie touchait qu’aux principes ; dès qu’on s’attaquait aux personnes, là commençaient vraiment les risques périlleux. Necker, rendons-lui cette justice, ne redouta pas d’aborder cette seconde partie de sa tâche et de s’aventurer sur ce terrain brûlant.

La machine financière, en France, était alors d’une complication prodigieuse, dont on pouvait, pour une bonne part, accuser le système de la vénalité des charges, issu lui-même des besoins du Trésor. « Sire, disait à Louis XIV M. de Pontchartrain, contrôleur général, toutes les fois que Votre Majesté crée une charge. Dieu crée un sot pour l’acheter. » De là, l’institution d’un nombre inouï d’emplois, d’offices et de judicatures, ressource toute trouvée aux heures où l’argent était rare, mais ressource dangereuse, commode dans le présent, onéreuse pour l’avenir. La pensée constante de Necker, qu’il maintint sans faillir d’un bout à l’autre de son ministère, fut de réduire au minimum, dans la mesure possible, l’innombrable cohorte des fonctionnaires et des intermédiaires, d’élaguer les branches superflues, de faire régner ainsi dans l’administration de son département plus d’ordre, d’unité, plus de simplicité surtout. Entreprise étrangement ardue, dont les contemporains reconnaissent la difficulté. « Si M. Necker n’en voulait qu’au pauvre peuple, lit-on dans une correspondance du temps[10], tout irait à sa volonté. Mais, dans notre gouvernement, tout monarchique qu’il soit, l’intention du monarque lui-même est souvent combattue et assez de fois vaincue. Il faut donc chez nous à un ministre novateur une souplesse de caractère, une adresse d’esprit incroyables, pour apaiser les uns, gagner les autres, désintéresser enfin ceux qui prennent parti sans avoir de motif réel, mais pour se rendre importans. » La marquise du Deffand écrit à la même date : « Les abus de la perception sont immenses, et si M. Necker parvient à les réformer, il fera un grand chef-d’œuvre ! Il s’y prend très bien, mais il faut que le Maurepas le soutienne, et voilà ce qui est bien scabreux[11] ! »

L’état-major de l’armée financière se divisait en deux sections distinctes : d’une part, les fermiers généraux, qui affermaient les impôts indirects pour une somme fixée à l’avance, se partageant entre eux le surplus de l’argent provenant des contribuables ; les receveurs généraux, d’autre part, préposés aux impôts directs, qu’ils percevaient pour le compte de l’État. Les uns et les autres, d’ailleurs, se tenaient étroitement entre eux, se reconnaissaient solidaires, se regardaient enfin comme membres de la même famille. Il fallait de l’audace pour s’attaquer à cette double puissance, devant laquelle avaient tremblé tant de contrôleurs généraux. Cette centaine d’hommes, unis, ligués par l’intérêt commun, tenaient entre leurs mains la fortune du royaume.

Les fermiers généraux, « rois plébéiens, » comme les nommait Voltaire, rois dont chacun tirait de ses sujets un revenu annuel de 300 000 livres environ, étaient au nombre de soixante. Le premier acte de Necker, lorsqu’il dut renouveler leur bail, fut de les réduire à quarante. De plus, en évaluant le produit normal des impôts à 126 millions de livres, il décida que l’excédent serait partagé par moitié entre l’Etat et les fermiers, transformés de ce fait en régisseurs intéressés. Par une juste compensation, il les libérait en partie du lourd et scandaleux fardeau dont on les chargeait d’ordinaire à chaque renouvellement : il modéra l’usage des croupes, si fort en honneur pendant tout le XVIIIe siècle. On entendait par là les parts secrètement réservées dans les bénéfices des fermiers et attribuées à de hauts personnages, grands seigneurs ou belles dames, totalement étrangers aux affaires de finance, auxquels le Roi constituait à bon compte, et sans bourse délier, une rente quelquefois assez forte au détriment du Trésor de l’Etat. Necker, par deux arrêtés successifs, défendit pour l’avenir tout trafic de ce genre. Toutefois, fidèle à son système de respecter avec scrupule les engagemens passés, il laissait subsister jusqu’à l’expiration du bail les croupes anciennement consenties. Il put, par ce tempérament, faire accepter une réforme notable, dont une plus grande rigueur aurait sans doute compromis le succès.


Les receveurs généraux furent plus durement traités. Ils étaient quarante-huit, qui coûtaient à l’Etat plus d’un million par an. Ils furent restreints à douze, avec des attributions modifiées, et leur traitement total fut réglé à 300 000 livres. Ici, la chose ne passa pas sans exciter des récriminations. Les receveurs avaient de puissans appuis à la Cour ; ils firent agir leurs partisans, ou, pour mieux dire, leurs obligés. Louis XVI fut assailli de réclamations et de plaintes. On fit appel à sa pitié ; on allégua, dans l’espoir de toucher son cœur, le triste sort des subalternes que « l’implacable cruauté » du directeur général des Finances allait, par contre-coup, plonger dans l’infortune. On montrait avec larmes « trois cents familles détruites, » et cinq cents petits employés réduits à la misère !...

Les princes du sang intervinrent également, mais en invoquant des raisons d’un ordre moins sentimental. Ils avaient jusqu’alors le droit de désigner eux-mêmes les receveurs préposés à la perception dans les terres de leurs apanages. Six de ces charges étaient ainsi à leur nomination. Ils jetèrent les hauts cris, quand ils connurent l’arrêté de Necker, se prétendirent frustrés, affirmèrent que le Roi lui-même ne pouvait, sans leur consentement, toucher à leur prérogative. « Tous les princes, écrit M. de Kageneck[12], sont ligués contre M. Necker à cette occasion. » Le Comte d’Artois, surtout, montrait une indignation violente ; il fut trouver la Reine, la conjura d’agir auprès du Roi et de plaider la cause de la famille royale. Mais Marie-Antoinette eut assez de bon sens pour opposer, cette fois, un refus absolu à ces sollicitations déplacées ; et, du coup, toute l’effervescence tomba, comme une flambée de paille. Au plus fort de l’orage, comme le directeur général prenait congé du Roi pour se rendre à Paris : « Vous laissez beaucoup d’ennemis ici, lui dit affectueusement Louis XVI, mais je vous défendrai. »

Plusieurs autres opérations, portant sur des fonctionnaires moins en vue, réalisèrent aussi des économies appréciables. Dans le seul mois d’août 1777, furent supprimés et remboursés quatre cent dix-sept offices et charges inutiles, contrôleurs des domaines, gardes généraux des eaux et forêts, et autres emplois du même genre. Dans le même temps, le directeur pratiquait une coupe salutaire dans la haute administration des postes. Ils étaient dix qui touchaient annuellement chacun une centaine de mille livres[13] ; Necker institua une régie ; la même besogne fut faite par six commis, aux appointemens de vingt-quatre mille livres.

Un arrêté qui fit un moment quelque bruit est celui qui réglementa l’administration supérieure de la Loterie royale. Clugny, comme on l’a vu, avait érigé la loterie en institution permanente, régie par des agens spéciaux, au nombre d’une douzaine, sous la haute direction du contrôleur général des Finances. Necker, malgré ses répugnances, ne crut pas pouvoir renoncer, dans l’état actuel du Trésor, à un système qui procurait des ressources considérables[14], mais il réduisit de moitié le comité des administrateurs et s’y prit d’une manière assez originale. Il assembla les douze intéressés, leur déclara son intention et les mit en demeure de procéder eux-mêmes au sacrifice, en désignant les victimes à ses coups. Voici, rapportent les gazettes, le langage qu’il leur tint : « Messieurs, le Roi a trouvé des abus dans votre gestion. Je n’en accuse personne ; mais le Roi pense que vous êtes trop de moitié. Il faut donc réformer six d’entre vous. Je ne crois pouvoir mieux faire que de laisser à votre choix ceux qui sont à conserver. Voici du papier et de l’encre. Que chacun de vous donne son suffrage aux six qu’il croira les plus propres à remplir ces fonctions[15]. » Bon gré mal gré, il fallut en passer par là L’Etat gagna à cette exécution l’économie annuelle d’une bonne soixantaine de mille livres.


III

Les doléances, les « criailleries, » excitées par de telles mesures dans le monde financier, étaient, cependant, peu de chose à côté des clameurs soulevées par la réforme des Maisons du Roi et de la Reine. C’était là, en effet, sous l’ancienne monarchie, une question capitale. Aucune réforme n’était plus urgente, plus juste en soi, plus vivement réclamée par l’opinion publique, et en même temps plus difficile, plus dangereuse à tenter. Pour l’avoir naguère entreprise, Malesherbes avait dû se démettre, Turgot avait été chassé. Tout récemment encore, sous les yeux de Necker, le comte de Saint-Germain venait de succomber aux rancunes provoquées par ses essais de réduction parmi les corps privilégiés qui constituaient la Maison militaire. Ces souvenirs étaient inquiétans. Necker refusa, malgré tout, de se soustraire à cette tâche redoutable, mais il attendit patiemment que plusieurs années de succès, de services signalés rendus au Roi et à l’Etat, lui eussent créé une situation assez forte. Il se contenta jusque-là d’opérations préparatoires, telles que le règlement relatif aux dépenses de la Maison du Roi. Le désordre y était affreux, l’habitude étant prise de ne solder chaque dette que quatre années après qu’elle était contractée ; aussi l’arriéré s’élevait-il à une somme formidable. Une révision approfondie des comptes et la liquidation générale du passif permirent, tout au moins, de voir clair dans la situation. Ceci fait, Necker ajournait à une date ultérieure la réformation plus complète, le grand « coup de balai, » qu’on espérait de lui. Ce fut au commencement de l’un 1780 qu’il se jugea suffisamment solide pour se risquer à cette besogne.


On a peine à imaginer ce que représentait alors, comme personnel et comme dépense, la machine, aux rouages innombrables, qu’on nommait la Maison du Roi. Depuis plus de deux siècles, chaque souverain, chaque ministre, y avait, peut-on dire, ajouté quelques pièces et l’avait enrichie de quelque organe nouveau. En revanche, rien jamais n’en était supprimé, tout retranchement passant pour une atteinte portée au prestige du souverain et à la majesté du trône. Vers la fin du XVIIIe siècle, sous le règne du plus simple et du plus modeste des princes, la seule Maison civile comprend vingt-deux services, auxquels président quarante-deux officiers des cérémonies, sous l’autorité du Grand Maître. Cinquante médecins, chirurgiens et apothicaires, pour ne citer que ce détail, sont attachés à la personne du Roi, chacun pourvu d’un gros traitement. La Maison militaire, malgré les réductions qu’y a opérées Saint-Germain, comprend une dizaine de mille hommes, avec force grands dignitaires. La Maison de la Reine, bien que moins imposante, occupe aussi un nombreux personnel. L’abus est plus flagrant encore lorsqu’il s’agit des princes du sang. Dans la Maison du Comte d’Artois sont quatre cent quarante « officiers, » deux cent soixante dans celle de son épouse. Quand Mesdames tantes vont prendre les eaux à Vichy, elles mènent pour le voyage deux cent cinquante personnes et cent soixante chevaux.

Bref, si l’on veut faire le calcul de tous les offices et emplois, largement rétribués, qui se rattachent de quelque manière à la Cour, on arrive au total de six mille charges civiles et de neuf mille charges militaires, qui, réunies, coûtent environ trente-neuf millions de livres, soit le douzième, ou peu s’en faut, du revenu général du Trésor, chiffre auquel il faut ajouter les pensions, gratifications et « grâces » de toute nature dont je parlerai tout à l’heure.

Telle était la forêt épaisse, inextricable, au travers de laquelle Necker s’aventurait, la cognée à la main, non pas sans doute pour tout jeter à bas, mais pour y pratiquer des coupes et pour éliminer la végétation parasite. Par une mesure préliminaire, décrétée au mois de juillet 1779, il supprimait les nombreuses « trésoreries » des deux Maisons du Roi et de la Reine, qu’il remplaçait par un unique « trésorier-payeur général des dépenses de Leurs Majestés. » Il substituait ainsi un seul office à vingt et un, aux applaudissemens du public, qui découvrait dans ce prélude l’annonce de coups plus décisifs. « Le préambule de cet édit, qui est un chef-d’œuvre de bienfaisance et d’honnêteté, ravit et enchante tous les cœurs et tous les esprits. On est dans l’extase et dans l’enthousiasme[16] ! » C’est sur ce mode lyrique que s’exprime le gazetier Métra.

L’année suivante allait voir ces espoirs se réaliser en partie. Ce sont d’abord les deux édits promulgués le 19 janvier 1780, dont l’un abolit force places d’intendans et de contrôleurs dans les divers services des Maisons royales et princières, dont l’autre, plus hardi, enlève aux titulaires de certaines grandes charges de Cour le privilège, lucratif autant qu’abusif, de vendre à leur profit les charges subalternes. Puis, le 1er septembre, c’est un nouvel édit, rayant, d’un trait de plume, quatre cent six places et emplois, dont beaucoup remontaient aux règnes des plus anciens rois et dont les appellations singulières évoquaient, selon l’expression d’une gazette, « la barbarie des siècles primitifs. » La majeure partie des emplois abolis de la sorte se référaient au service de la cuisine-bouche. Entraient dans cette catégorie : huit écuyers qui apportaient au Roi le bouillon du matin, seize hâteurs de rôts, chargés de veiller au rôti, six sommiers de broche, huit sommiers de bouteilles, quinze galopins, deux aides pour les fruits de Provence, deux avertisseurs à cheval, qui suivaient le Roi en campagne et dont la fonction principale était d’avertir l’office de la bouche de l’heure fixée pour le repas, quatre coureurs de vins, qui, à la chasse, portaient la collation du Roi dans un « baudrier de drap rouge, » deux conducteurs de la haquenée, qui, en voyage, accompagnaient le pain, les fruits, les confitures, le sel, la « tasse pour faire l’essai du vin, » et avaient pour mission spéciale d’empêcher tout retard dans la préparation de la table royale. Je ne poursuivrai pas plus loin cette burlesque énumération.

Un mois plus tard, le 30 septembre, une réforme de même espèce visait la chasse du Roi. Le personnel en était diminué de treize cents titulaires, gardes, piqueurs et valets de chiens. L’économie obtenue de la sorte montait à près de six millions. Les meutes et les chevaux étaient, bientôt après, réduits dans la même proportion.


Ce que ces amputations répétées soulevaient de lamentations, de colères, il est superflu de le dire. Le directeur général des Finances n’était accusé de rien moins que du crime de lèse-majesté ; certaines gens affirmaient qu’il « décomposait pièce à pièce » l’antique royaume de France[17]. Versailles retentissait de cris et de protestations, qui s’élevaient parfois jusqu’au trône. La comtesse de Brionne, mère du prince de Lambesc, grand écuyer du Roi, sur le bruit de réformes projetées dans le service des grande et petite écuries, s’essayait à parer le coup, venait trouver Louis XVI, cherchait à démontrer l’impossibilité des réductions en cause, mais le prince lui fermait la bouche aux premiers mots de son discours : « Madame, de quoi vous mêlez-vous ? Ce ne sont pas là vos affaires. » Un même accueil, plus brusque encore, était fait au duc de Coigny, réclamant au sujet d’une mesure analogue : « Je veux, criait Louis XVI, mettre l’ordre et l’économie dans toutes les parties de ma Maison ; ceux qui y trouveront à redire, je les casserai comme ce verre[18] ! » Et ce disant, le Roi, alors à sa toilette, jetait à terre un « gobelet de cristal, » qui volait en éclats[19].

Si l’on a gardé le souvenir de la conduite de Marie-Antoinette en quelques occasions semblables, on sera peut-être surpris de la voir adopter cette fois, bien qu’avec plus de douceur dans la forme, la même attitude que le Roi. Les réductions dans sa Maison, les sacrifices demandés par Necker à son goût naturel du luxe, la trouvent, sauf de rares exceptions, non seulement résignée, mais presque approbative. Les doléances, les récriminations des princes, celles notamment du Comte d’Artois, qui se multiplie en instances pour qu’elle s’associe à ses plaintes, se heurtent constamment à une muette résistance, parfois à une dénégation fort nette. Il faut attribuer cette sagesse, — et Mercy-Argenteau le constate souvent dans ses lettres, — au savoir-faire du directeur général des Finances, à la manière habile dont il s’y prend avec la jeune souveraine, respectueux, « soumis » en paroles, et même galamment empressé, se gardant bien, quoi qu’elle demande, de la blesser par un refus formel. Bien au contraire, à chaque désir exprimé par la Reine, il se rend auprès d’elle, discute avec patience, raisonne avec modération, expose « les possibilités ou les obstacles » qu’il prévoit, s’arrange, quand il le peut « sans blesser la justice, » pour tourner les difficultés qui, au premier abord, semblaient insurmontables. Ainsi, tout en maintenant les principes essentiels, se donne-t-il l’apparence de déférer aux volontés, aux caprices même de l’impérieuse princesse. Ainsi cède-t-il sur les détails pour faire accepter les grandes choses[20].

Le succès couronne cette tactique. « De tous les ministres du Roi, observe Mercy-Argenteau[21], M. Necker est celui dont la Reine a la meilleure opinion et qu’elle considère le plus. » Le témoignage personnel de la Reine vient pleinement confirmer cette appréciation. Dès le lendemain des premières réductions demandées par Necker, « le Roi, écrit Marie-Antoinette à sa mère, vient de donner un édit qui n’est qu’une préparation à la réforme qu’il veut faire dans sa Maison et la mienne. Si elle s’exécute, ce sera un grand bien, non seulement pour l’économie, mais encore pour l’opinion et la satisfaction publiques. Il faut attendre les effets pour pouvoir y compter ; on l’a tentée sans succès sous les deux derniers règnes. » Un mois plus tard, les suppressions déjà réalisées, elle s’exprime en ces termes, dans une lettre à Mercy : « Comme vous vous trouvez quelquefois avec les Necker, et que j’ai très bonne opinion des talens de M. Necker, je vous autorise à le lui faire connaître, en ajoutant que c’est toujours avec plaisir que je lis les nouvelles de ses opérations de finance[22]. »

Dix ans après sa retraite du pouvoir, dans une note tout intime, écrite, semble-t-il, pour lui-même, où il résume en quelques mots sa carrière politique pendant son premier ministère, Necker caractérise ainsi les obstacles comme les appuis qu’il a rencontrés en haut lieu et rend ce juste hommage à la bonne volonté de la Reine et du Roi : « Je trouvais, écrit-il[23], quelque courage auprès du Roi. Jeune et vertueux, il pouvait et voulait tout entendre. La Reine aussi m’écoutait favorablement. Mais, autour de Leurs Majestés, à la Cour, à la ville, à combien d’inimitiés et de haines ne me suis-je pas exposé ! C’étaient toutes les factions de l’intérêt particulier que j’avais à combattre et, dans cette lutte continuelle, je risquais à tout moment ma fragile existence. »


IV

L’instigateur secret, sinon le chef avoué, de la lutte incessante ainsi dénoncée par Necker est «. le ministre principal, » le conseiller intime du Roi, le vieux comte de Maurepas lui-même, c’est un point sur lequel il n’existe aucun doute. Plus jaloux du pouvoir à mesure qu’il avance en âge, le Mentor n’a pu voir sans un vif déplaisir le crédit solide et soutenu, la popularité croissante du directeur général des Finances. De plus, parlementaire dans l’âme, il partage les défiances et les craintes que tout novateur inspire à la magistrature suprême. Enfin certains mécomptes, certains conflits où il avait eu le dessous, et dont j’aurai à parler par la suite, avaient encore accru sa malveillance et son antipathie. Augeard, confident de Maurepas, dépositaire de ses rancunes, ne cherche pas à l’aire mystère de cette disposition d’esprit : « Dès 1779, dit-il dans ses Mémoires, M. de Maurepas était déjà fatigué de Necker ; mais la pénurie des sujets, ou, pour mieux dire, l’ineptie et la mauvaise réputation des intrigans qui se présentaient pour le remplacer, faisaient qu’il différait le renvoi de ce Genevois, le plus possible. » Il se vengeait, à sa manière, de cette patience forcée par des sarcasmes et des mots d’esprit. Aux louanges qu’en sa présence on donnait un jour à Necker : « Oui, c’est un faiseur d’or, répondait-il en riant. Il a fondé le gouvernement de la pierre philosophale ! » Et il disait encore qu’il craignait fort que le royaume de France ne fût « tombé de la Turgomanie dans la Nécromanie, » qui ne valait guère mieux[24].

Le malheur est que cette opposition ne se bornait pas aux paroles. C’était, dans le Conseil, une résistance doucereuse, mais obstinée, à la plupart des projets proposés : c’étaient des réserves discrètes, des objections présentées légèrement, sans insistance, sous une forme ironique ; c’étaient des exigences qui, sans détruire le principe des réformes, en annulaient l’effet. Un des nouvellistes du temps garantit l’authenticité de ce petit dialogue, qui est, en tout cas, vraisemblable. Après l’édit réduisant la table du Roi, Necker porte à Maurepas un nouveau plan d’économies portant sur un autre service. Maurepas écoute d’un air approbateur, puis, avec un sourire : « C’est très bien, monsieur ; mais avez-vous des fonds pour rembourser les offices supprimés ? — Ils seront payés en cinq ans, comme ceux de la bouche ; j’ai fait mes dispositions en conséquence. — Il n’est pas question de cela, monsieur ! Le Roi veut que toutes les charges qu’il supprime soient remboursées argent comptant. — Je comprends ce que cela veut dire, » réplique Necker avec découragement, et il reprend le chemin de Paris, remportant son projet en poche[25].

De l’attitude de M. de Maurepas provient, en grande partie, ce qu’a de défectueux, d’inégal, d’incomplet, la grande réforme, la réforme d’ensemble, souhaitée par le directeur des Finances dans les Maisons royales. Les emplois abolis, comme on a pu le remarquer plus haut, ne visent guère que des subalternes, les petits parasites des cuisines et des écuries. Les charges les plus importantes et les plus coûteuses sinécures subsistent à peu près intactes ; les gros poissons s’échappent hors des mailles du filet ; seul est pris le menu fretin. Necker l’a reconnu et s’en est excusé, en rejetant la faute sur l’hostilité du Mentor. Il a raconté les dégoûts dont une guerre mesquine et sournoise abreuvait journellement son âme. Il faut l’entendre, sur ce point, dépeindre ses tristesses ; on ne peut lire sans émotion ces sincères confidences :

« Je me rappelle encore[26] cet obscur et long escalier de M. de Maurepas, que je montais avec crainte et mélancolie, incertain du succès auprès de lui d’une idée nouvelle dont j’étais occupé. Je me rappelle ce cabinet en entresol, placé sous les toits de Versailles, mais au-dessus des appartemens du Roi[27]. C’était là qu’il fallait entretenir de réformes et d’économies un ministre vieilli dans le faste et dans les usages de la Cour. Je me souviens de tous les ménagemens dont j’avais besoin pour réussir, et comment, plusieurs fois repoussé, j’obtenais à la fin quelques complaisances pour la chose publique, et les obtenais, je le voyais bien, à titre de récompense des ressources que je trouvais au milieu de la guerre. Je me souviens de l’espèce de pudeur dont je me sentais embarrassé, lorsque je mêlais à mes discours quelques-unes des grandes idées morales dont mon cœur était animé... »


Il serait pourtant excessif d’attribuer à la seule influence de Maurepas ce que l’on peut reprochera Necker de timidité dans ses actes, la disproportion qu’on observe entre les principes qu’il émet, les désirs qu’il proclame et les mesures qu’il réalise. Si l’on veut apprécier sainement et justement son œuvre, si l’on veut faire la part exacte de toutes les responsabilités, il faut aussi lui tenir compte des circonstances exceptionnelles qui entravent fréquemment sa marche et l’empêchent d’appliquer ses vues. Pour n’en citer qu’un exemple frappant, c’est bien la situation extérieure qui lui a défendu d’abolir la gabelle, l’impôt flétri par tous les philosophes et économistes du temps, l’impôt qui a fait couler tant de sang et que Necker a jugé en ces termes : « Un cri universel s’élève, pour ainsi dire, contre lui... C’est assez longtemps avoir vécu sous des lois de finance véritablement ineptes et barbares ! C’est assez avoir exposé des millions d’hommes aux atteintes continuelles de la cupidité ! C’est assez avoir mis en guerre une partie de la société contre l’autre[28] ! » Si, en dépit de cette éloquente apostrophe, il a dû reculer devant l’abolition d’une taxe intolérable, c’est que la gabelle, chaque année, rapporte 52 millions et qu’on ne peut vraiment, en pleine guerre d’Amérique, priver l’État d’une telle ressource. Cette grave question du sel, c’est à peine s’il y touche pour tenter d’établir légalité du prix dans toutes les provinces du royaume, ce qui aurait détruit au moins le mal de la contrebande intérieure. Cette modeste réforme elle-même, il ne peut que la préparer ; il n’aura pas le temps de la mener jusqu’à la conclusion parfaite.

Ici, et dans certains autres cas analogues, on ne peut accuser que la force des choses. Mais c’est bien le comte de Maurepas, c’est bien l’appui qu’il prête à l’égoïste résistance des classes privilégiées, qui arrêtera Necker dans l’abolition désirée d’un des abus les plus odieux légués par l’époque féodale. N’est-il pas singulier qu’à la fin du XVIIIe siècle, on rencontre encore des vestiges du droit exorbitant de « mainmorte et de servitude, » que certains grands seigneurs continuaient d’exercer sur la fortune de leurs vassaux, prélevant à leur profit les biens de ceux qui décédaient sans enfans légitimes et s’arrogeant le droit d’apporter de grandes restrictions à la liberté de tester ? Si tenaces cependant étaient encore les préjugés, si puissante la cupidité qui, sous couleur de tradition, s’obstinait au maintien d’une législation surannée, que Necker n’osa pas braver tant de colères et décréter franchement une suppression que l’on représentait comme une « atteinte à la propriété[29]. »

Assourdi de clameurs, il s’avisait d’un biais, qu’il espérait devoir être efficace. Il abolissait la mainmorte dans les domaines royaux, comptant, par cet auguste exemple, convertir les récalcitrans. L’édit, daté du 10 août 1779, est précédé d’un préambule, rédigé par Necker, et dont certains fragmens méritent d’être cités : « Mettant notre principale gloire à commander une nation libre et généreuse, faisait-il dire au Roi, nous n’avons pu voir sans peine les restes de servitude qui subsistent dans plusieurs de nos provinces. Nous avons été affecté de voir qu’un grand nombre de nos sujets, servilement attachés à la glèbe, sont regardés comme en faisant partie et qu’ils n’ont pas la consolation de disposer de leurs biens après eux... Justement touché de ces considérations, nous aurions voulu abolir sans distinction ces vestiges d’une féodalité rigoureuse. Mais nos finances ne nous permettant pas de racheter ce droit aux seigneurs, et retenu par les égards que nous avons pour les lois de la propriété, nous abolissons le droit de servitude, non seulement dans nos domaines, mais dans tous ceux engagés par nous et par les rois nos prédécesseurs. Nous verrons avec satisfaction que notre exemple et l’amour de l’humanité, si particulier à la nation française, amènent sous notre règne l’abolition complète des droits de mainmorte et de servitude, et que nous soyons ainsi témoin de l’entier affranchissement de nos sujets[30]. »

Cet édit si bien justifié, si anodin dans sa teneur, si prudent dans sa forme, le parlement ne l’enregistra cependant qu’avec peine, avec bien des réserves et des restrictions. Est-il d’ailleurs nécessaire d’ajouter que ce moyen sentimental et ce touchant appel n’eurent pas l’effet qu’en attendait Necker ? De ceux auxquels il s’adressait, presque tous firent la sourde oreille. Pour enfoncer les dernières résistances, il faudra la poussée brutale de la Révolution.


V

Enfin, c’est encore à Maurepas et au parti dont il est le porte-parole qu’on a droit d’imputer l’échec des premiers projets de Necker pour purifier le régime bourbonien d’un vice qui, de longue date, lui cause un tort irréparable, pour guérir la plaie vive qui ronge la monarchie, l’abus, le déplorable abus des pensions et des grâces, poids écrasant pour les finances, cause permanente de déficit pendant tout le XVIIIe siècle. C’est une question assez considérable pour qu’il me soit permis de m’y arrêter un moment.

Quel est exactement, au temps dont nous nous occupons, le total des pensions et des allocations annuelles consenties par le Roi, il est bien difficile de le déterminer, le mode de comptabilité en usage sous l’ancien régime ne fournissant, pour ce calcul, aucune base certaine et précise. Necker, dans son célèbre Compte rendu de 1781, l’évalue à 28 millions. De nos jours, M. Stourm, dans la belle et savante étude à laquelle je me suis fréquemment référé[31], pense qu’on peut adopter, d’une manière approximative, le chiffre de 32 millions. Nous sommes encore loin, à coup sûr, des chiffres fabuleux allégués par les pamphlétaires de la Révolution. L’excès n’en est pas moins flagrant, surtout si l’on considère que, comme l’ont démontré de rigoureux calculateurs, pour toutes les autres monarchies d’Europe, l’ensemble des dépenses inscrites sous cette rubrique ne passe pas 14 millions.

Quoi qu’il en soit, pour rester équitable, on doit, sur ce chapitre, faire une distinction nécessaire. Il faut grouper à part, comme constituant une dépense légitime, les pensions, les indemnités, les gratifications, civiles ou militaires, qui récompensent à juste titre les services rendus à l’Etat, en se gardant de les confondre avec les faveurs abusives, tout au moins arbitraires, accordées par le Roi, selon son bon plaisir, à tel ou tel personnage de la Cour. C’est sur ce dernier point que les mœurs établies offrent un vrai scandale. On a peine à imaginer quel flot de sollicitations, de toutes parts, à toute heure, assaillent le Roi, la Reine, leur entourage, les ministres, les gens en place. Pour augmenter ou pour rétablir sa fortune, pour marier ses enfans ou pour payer ses dettes, on compte toujours sur la cassette royale, on tend la main infatigablement, sans scrupule, sans vergogne. Jadis, sous Louis XIV et surtout sous Louis XV, quand un grand seigneur convoitait une faveur de ce genre, il courtisait la favorite ; il s’adresse maintenant à la Reine et à sa société ; » c’est la seule différence qu’ait amenée le changement de règne. On demande indifféremment une pension, une aide temporaire, une exemption de droits ou une grosse sinécure. « L’impertinence du ton corrigeait seule, en certains cas, l’humiliation de la demande[32]. » Lorsqu’un ministre essaie de regimber et de se mettre en travers du torrent, c’est une stupeur sincère, suivie d’une indignation générale. Turgot l’avait tenté en vain ; Necker, pour en avoir d’abord annoncé le dessein, soulevait contre soi toute la Cour, et le prince de Beauvau, pour l’avoir, presque seul, publiquement approuvé, en recevait d’amers reproches : « Voilà comme vous êtes, vous ! Toujours du parti de l’opposition[33]. » L’opposition, c’était la timide résistance aux furieux appétits de la meute affamée.

D’après les meilleures statistiques, les pensions viagères constituées dans ces conditions représentent, sous Louis XVI, environ sept millions de livres, dont plus de huit cent mille sont prélevées par les frères du Roi. Il y faut ajouter les sommes une fois données, les gratifications accordées en passant, « de la main à la main, » dont il est difficile de retrouver la trace, mais qui s’élèvent assurément à un chiffre considérable. Pour combler, dans les heures de crise, le gouffre ainsi creusé dans les caisses de l’État, les prédécesseurs de Necker ne connaissaient guère qu’un moyen, qui était la faillite. De temps en temps, et presque à époque fixe, des arrêtés ministériels, au nom des nécessités du Trésor, exerçaient de grosses retenues ou réduisaient les arrérages des rentes consenties par le Roi. C’était chaque fois, comme bien on pense, un concert de protestations contre la rupture d’engagemens librement contractés, mais le Trésor public n’y gagnait pas grand’chose. Pour se prémunir à l’avance contre les réductions futures, les solliciteurs avaient soin de grossir leurs demandes ; ou bien encore on obtenait quelque pension nouvelle, qui se joignait à la première et bouchait largement la brèche. Les lettres de l’époque sont pleines, à ce propos, de révélations édifiantes.

Ce fut presque uniquement à proscrire le retour de pareils procédés que se restreignit finalement le directeur général des Finances. Son esprit d’ordre, sa probité de scrupuleux comptable, se révoltèrent contre un système qui n’était, après tout, qu’une violation de promesse, une banqueroute déguisée. Ne pouvant extirper l’abus, il voulut le réglementer. Quatre édits successifs, rendus en l’espace de trois ans, posèrent quelques principes d’une incontestable sagesse. Un tableau général dut être dressé chaque année, qui mettrait sous les yeux du Roi la liste des pensions et celle des extinctions, en regard l’une de l’autre. Ainsi pourrait-on désormais établir une balance et connaître dans quelle mesure les largesses consenties chargeraient le Trésor. Necker fit ensuite décréter que la Chambre des Comptes fixerait annuellement, et d’après ces données, le chiffre maximum des grâces et des pensions que chaque ministre proposerait au Roi pour son département. Pour compenser ces prudentes restrictions, toutes les pensions, tant anciennes que nouvelles, furent solennellement déclarées « incessibles et insaisissables ; » les titulaires furent avertis qu’ils pourraient compter à l’avenir, eu toute sécurité, sur la totalité du revenu alloué. C’est le principe fondamental qui, de nos jours encore, régit toute la matière ; à Necker revient le mérite de l’avoir proclamé.


Pour être insuffisante, la réforme n’en est pas moins louable. On ne peut autant admirer l’application qui en fut faite. Ni les freins ingénieux inventés par Necker, ni la bonne volonté du Roi, rien ne put prévaloir contre les mœurs et les préjugés séculaires, contre l’insouciance de Maurepas, contre l’avidité des uns et la mollesse des autres. Devant les réclamations virulentes ou les supplications de ceux qui vivent dans les entours du trône, Louis XVI se montre désarmé. A chaque requête qu’on lui apporte, il « chicane » un moment, soupire, et finit toujours par céder. Pour en fournir la preuve, nul témoignage ne vaut contre celui des faits, et la liste en est accablante. En 1778, la sœur du Roi, Madame Elisabeth, âgée de quatorze ans, voit sa dépense annuelle augmentée de 108 000 livres ; l’année suivante, son inoculation est payée 20 300 livres à ses médecins et chirurgiens. En 1779, les dettes du Comte d’Artois, d’après une estimation détaillée, se montent à dix millions de livres, dont une partie est soldée par Louis XVI, au moyen d’une augmentation des apanages concédés à son fière. L’éducation des enfans du même prince coûte au Trésor royal 770 000 livres par an. De mars 1778 au 1er avril 1781, le total des pensions nouvelles constituées par le Roi, pour récompenser des fonctions et emplois purement domestiques, s’élève à 206 000 livres.

N’entrent pas dans ce compte les immenses libéralités arrachées par la Reine au profit de sa « société, » Mercy les énumère, pour deux années seulement, en 1779 et en 1780 : « 400 000 livres, écrit-il, pour payer les dettes de la comtesse de Polignac, une terre de 35 000 livres de revenu, 800 000 livres en argent pour la dot de sa fille, 30 000 francs par an pour Vaudreuil. » Le duc de Guines, le comte d’Adhémar, d’autres encore de l’entourage de Marie-Antoinette, sont traités de la même façon. Et tout est à l’avenant lorsqu’il s’agit des grands personnages de la Cour.

Ainsi s’élargit graduellement l’abîme où s’engloutit, drainée par mille canaux obscurs, l’épargne, lentement amassée, d’une nation laborieuse, en attendant l’heure proche où la monarchie même y trouvera son tombeau.


VI

Si j’ai dû faire quelques réserves, non sur les intentions, mais sur la fermeté, l’énergie de Necker à pousser jusqu’au bout sa politique de réforme administrative et d’économie financière, il est, en revanche, un domaine où l’on ne peut qu’approuver entièrement les actes et les résultats : ce sont les améliorations sociales et les progrès humanitaires qui ont marqué son passage au pouvoir. L’administration des finances, sous l’ancienne monarchie, présentait, comme on sait, mille ramifications, permettant à celui qui en était chargé d’étendre, en réalité, son action sur toute la vie publique. Turgot avait usé largement de cette faculté. Les goûts, les idées de Necker le portaient à agir de même. A un esprit philosophique il joignait une nature sensible, un penchant généreux vers la philanthropie. Il y était encouragé et soutenu par sa femme, aussi vertueuse qu’intelligente, aussi bienfaisante qu’éclairée. Des excursions du directeur général des Finances sur le terrain social, je laisse de côté, pour l’instant, la plus retentissante, l’expérience qu’il tenta des « Administrations provinciales ; » cette question, en effet, est étroitement liée à sa chute ; nous la retrouverons à son heure. Mais le tableau en raccourci que j’ai voulu tracer de sa carrière ministérielle ne serait pas complet, si j’omettais ici les innovations charitables auxquelles son nom reste honorablement attaché. Elles offrent toutes ce trait commun qu’elles visent à apporter dans les relations de l’Etat avec les humbles et les misérables plus de douceur et de pitié, à donner quelque soulagement à la souffrance humaine.


Les hospices, hôpitaux, asiles de mendians et d’infirmes présentaient, au XVIIIe siècle, dans toute l’étendue du royaume, et plus spécialement à Paris, un aspect dont l’horreur passe l’imagination. Les descriptions qu’en ont laissées ceux qui ont vu les choses de près, — tant les visiteurs étrangers que les commissaires officiels chargés d’étudier la question, — sont remplis de détails qu’on ne peut lire sans frémir de dégoût[34]. « Je savais, comme tout le monde, écrit un voyageur anglais, que Bicêtre était à la fois un hôpital et une prison ; mais j’ignorais que l’hôpital eût été construit pour engendrer des maladies et la prison pour enfanter des crimes. » C’était à Bicêtre, en effet, qu’on enfermait la plupart des mendians et des infirmes sans ressources, reconnus incapables de gagner leur vie. Ils y vivaient dans une promiscuité presque complète avec les prisonniers, les repris de justice, le « gibier de galères, » dont le contact avait vite fait de pervertir irrémédiablement ceux qui n’étaient d’abord qu’à plaindre. Tous étaient entassés dans des salles basses, étroites, sans air pendant l’été, sans feu pendant l’hiver. Durant la saison rigoureuse de 1775, plusieurs centaines périrent de froid. Faute de place et de, matériel, il n’existait souvent qu’un seul lit pour huit occupans ; force était que quatre d’entre eux dormissent « sur le carreau, » en attendant que les quatre autres cédassent leurs places dans la « couchette. » Nulle distinction ni de sexe, ni d’âge ; aucune séparation des malades et des bien portans. D’affreuses exhalaisons ; une nourriture infecte, parcimonieusement distribuée. Pour le partage des alimens, comme pour celui des lits, c’étaient de continuelles batailles. Les habiles et les forts pouvaient seuls espérer « dormir et manger leur content. » — « Impossible de se figurer, conclut un étranger après avoir parcouru cet enfer, la manière inhumaine et barbare dont on y traite les malheureux. Qu’une nation aussi civilisée et, en vérité, aussi sensible, puisse tolérer « le pareilles horreurs au sein même de sa capitale, je n’en reviens pas d’étonnement[35] ! »

L’hospice Sainte-Marguerite était spécialement réservé aux femmes enceintes favorisées d’une haute recommandation ; elles y étaient installées et soignées d’une manière à peu près décente. Mais que dire des infortunées qui peuplaient, par centaines, la maison dite de Saint-Joseph ? Là, on plaçait pêle-mêle femmes légitimes et femmes de mauvaise vie, d’où résultait un grave inconvénient moral, femmes saines et femmes malades, d’où résultait un grand dommage physique. Les accouchées étaient souvent quatre dans un même lit, si serrées et si mal tenues que, « quand on entr’ouvrait ces lits, il en sortait, dit un témoin, comme des vapeurs chaudes et infectes, qu’on pouvait diviser et écarter avec la main. » Les blessées et les opérées étant groupées dans des salles contiguës aux salles des malades ordinaires, et séparées par une simple cloison, les cris, les gémissemens empêchaient tout sommeil, et parfois l’infection des plaies gagnait les accouchées. Les religieuses préposées à la tâche de soulager ces malheureuses y apportaient, nous disent les relations, « un tendre dévouement et une louable sollicitude ; » malheureusement, imbues de préjugés, ignorantes des lois de l’hygiène, elles négligeaient en général « d’ouvrir les fenêtres et de laver les chambres. » Aussi l’odeur était affreuse et « l’air irrespirable. »

Mais rien ne surpassait en incurie et en cruauté inconsciente le plus célèbre et le plus important des asiles de malades, l’Hôtel-Dieu de Paris, dont de nombreux récits ont retracé la condition affreuse. Chaque lit ne devait, en principe, y recevoir que deux personnes ; mais, aux périodes d’encombrement, qui se renouvelaient chaque année, on y installait côte à côte quatre malades, quelquefois six, dont chacun disposait de « huit à treize pouces environ » pour y loger son corps. Aussi, pour obtenir quelques heures de sommeil, doivent-ils « se concerter entre eux pour que les uns se lèvent et veillent une partie de la nuit, tandis que les autres reposent. » Il advenait souvent qu’un des malades décédât brusquement et que le mort restât quelques heures en contact avec ses anciens compagnons d’infortune. D’ailleurs, quand l’un des occupans était mort ou parti, changer les draps était considéré comme un luxe inutile. Le nouvel arrivant était mis sans scrupule dans le lit encore chaud de son prédécesseur, celui-ci eût-il succombé à une affection contagieuse.

La petite vérole, il est vrai, à cause de sa fréquence, était soignée dans un local à part, mais cette faveur n’était que pour les hommes ; les femmes atteintes de ce terrible mal étaient mêlées, dans la salle Sainte-Monique, avec les « fébricitantes ordinaires. » La salle de chirurgie était située à côté de la salle des morts ; par suite, les émanations des cadavres « envenimaient et empoisonnaient » les plaies et les blessures. Les opérations se faisaient au centre de cette salle, et ceux qui attendaient leur tour pouvaient assister de leur lit aux « préparatifs du supplice, » entendaient les cris de souffrance, voyaient ruisseler le sang, s’instruisaient ainsi par avance de ce qu’ils endureraient eux-mêmes tout à l’heure ou demain.

Les égards dus à mes lecteurs m’empêchent de charger davantage les couleurs d’un tableau si répugnant et si lugubre. Mais faut-il s’étonner qu’en de telles conditions, la mortalité atteignît, d’après une statistique dressée à cette époque, des proportions véritablement effrayantes : un malade sur quatre à Paris, tandis qu’on en comptait un sur huit à Versailles, un sur douze à Lyon, un sur vingt-cinq à Edimbourg.


Tel était l’état lamentable auquel Necker entreprenait d’apporter un remède, aux applaudissemens de tous ceux qui connaissaient la vérité. Sur le seul bruit de ces projets, Marmontel abondait en félicitations : « Le bon moment, écrit-il à Mme Necker[36], pour mettre sous les yeux du Roi l’abominable condition des pauvres dans le cloaque de l’Hôtel-Dieu et les déprédations criantes qu’on y exerce !... M. Necker a cause gagnée, et il sera reconnu réformateur de l’Hôtel-Dieu, comme des autres hôpitaux. »

C’est, en effet, par l’Hôtel-Dieu que le directeur des Finances commence l’œuvre d’assainissement dont la nécessité s’impose à son humanité. Louis XVI, informé par ses soins de la situation que je viens de décrire, fut ému de pitié et promit de le seconder. Ils résolurent tous deux d’aller au plus pressé, de réformer sur l’heure les pires abus, tout en se réservant de dresser par la suite un plan d’ensemble, commun à tous les hôpitaux. « Nous avons reconnu, lit-on dans le préambule de l’édit, combien il était difficile de remplir entièrement nos vues ; mais ne voulant pas que le vain désir de la perfection arrêtât l’exécution d’un très grand bien, nous nous sommes déterminé à adopter un plan qui, en satisfaisant aux principales vues d’humanité, n’oblige ni à de très grands sacrifices, ni à une longue attente... » Après ces sages paroles, le Roi, pour le moment, se bornait à prescrire que l’Hôtel-Dieu fût « disposé de manière qu’il pût contenir au moins trois cents malades seuls dans un lit, placés dans des salles différentes suivant les principaux genres de maladies, et en observant encore que les hommes et les femmes soient mis dans des lits séparés. »

Ce modeste progrès fut accru et facilité par une circonstance imprévue. Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, ayant, à la suite du gain d’un procès, touché 300 000 livres, versées entre ses mains par la Ville de Paris, décida d’employer cette somme à l’amélioration du principal hospice de son diocèse. Il la fit remettre à Necker, en joignant à l’envoi la note dont voici la teneur, qui honore également l’auteur et le destinataire : « Nous soussigné[37], archevêque de Paris, voulant contribuer aux projets que M. le directeur général des Finances a conçus pour procurer aux pauvres malades de l’Hôtel-Dieu les secours dont on n’a pu jusqu’à présent les faire jouir, consentons que mondit sieur directeur général dispose des fonds qui nous sont dus par la Ville de Paris et qui nous ont été adjugés par l’arrêt du parlement, et ce comme il le jugera à propos, sans qu’il puisse lui être demandé par nos héritiers aucun compte, nous reposant entièrement sur le zèle dont il est animé pour le bien public et sur son amour pour les pauvres. »

Les mesures prises pour l’Hôtel-Dieu se généralisèrent bientôt, grâce à l’institution d’une commission spéciale, chargée d’étudier les moyens d’apporter aux hospices, sans trop surcharger le Trésor, les améliorations urgentes, et de rédiger un programme en vue de cet objet. De plus, pour agir par l’exemple et fournir un modèle aux membres de cette commission, Necker créait de ses deniers, au quartier Saint-Sulpice, une maison destinée aux malades indigens, où seraient appliquées toutes les règles et prescriptions que la médecine du temps estimait désirables. C’est l’hôpital qui, aujourd’hui encore, porte le nom de son généreux fondateur. Mme Necker en fut la directrice et garda cet emploi jusqu’à l’époque de la Révolution. Un traité passé en due forme avec la communauté des Filles de la Charité de Paris[38] assurait l’assistance de onze religieuses de cet Ordre, pour soigner les malades et pour faire marcher la maison, sous l’autorité supérieure d’une laïque et d’une protestante.


VII

D’après ce que je viens de dire du traitement réservé, avant la réformation de Necker, aux malades indigens, on peut imaginer quel était, à la même époque, le sort des prisonniers., qu’ils fussent détenus avant jugement, ou que, condamnés par sentence, ils expiassent leurs fautes dans les geôles. Si les hospices étaient des bagnes, que devaient être les prisons !

Quelques années auparavant, la Cour des Aides, par l’organe de Malesherbes, avait déjà signalé à Louis XV certains barbares excès, vestiges du moyen âge, et particulièrement les cachots de Bicêtre. « Ces cachots, écrivait Malesherbes[39], sont tels, qu’il semble qu’on se soit étudié à ne laisser aux prisonniers qu’on y enferme qu’un genre de vie qui leur fasse regretter la mort. On a voulu qu’une obscurité entière régnât dans ce séjour. Il fallait cependant y laisser entrer l’air nécessaire pour la vie ; on a imaginé de construire, sous terre, des piliers percés obliquement dans leur longueur et répondant à des tuyaux qui descendent dans les souterrains. C’est par ce moyen qu’on a établi quelque communication avec l’air extérieur, sans laisser aucun accès à la lumière. Les malheureux qu’on enferme dans ces lieux humides et infects sont attachés à la muraille par une lourde chaîne, et on leur donne de la paille, de l’eau et du pain. Votre Majesté aura peine à croire qu’on ait eu la barbarie de tenir plus d’un mois, dans ce régime d’horreur, un homme qu’on soupçonnait de fraude. Personne dans votre royaume, Sire, n’est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à une vengeance, car personne n’est assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis des fermes... »

A l’Abbaye, au For l’Evêque et au Petit-Châtelet, le régime était analogue. De toutes les prisons de Paris, la Conciergerie, disait-on, était « la seule dont le séjour ne fût point rapidement mortel. » De même dans les provinces. A Lyon, d’après un relevé daté de juin 1776, vingt-neuf condamnés s’entassaient dans quatre étroits cachots, malades pour la plupart, n’ayant qu’une chemise pour vêtement, nourris avec une livre et demie de pain par jour.

Dans la plupart de ces maisons régnait une promiscuité révoltante. Hommes, femmes, enfans, prévenus et condamnés, scélérats punis pour forfaits, simples détenus pour dettes, tous étaient enfermés pêle-mêle. La corruption la plus affreuse régnait parmi cette multitude. Le vice y fleurissait et le crime y tenait école. Bon nombre de prisons étant dénuées d’infirmeries, les malades y restaient sans soins. En d’autres, les infirmeries étaient si malsaines, si infectes, que parfois les médecins n’osaient pas s’y aventurer.,

Un scandale non moins déplorable était l’impunité assurée aux gardiens qui, chichement rétribués, dispensés de toute surveillance, tyrannisaient les prisonniers, les rançonnaient impitoyablement, se livraient aux pires exactions. L’enquête ordonnée par Necker sur les prisons de Paris[40] révéla des faits incroyables : pour avoir refusé de l’argent aux geôliers, un officier de cavalerie, détenu pour quelque peccadille, est roué de coups, bâtonné sans pitié, jusqu’à tomber malade ; une femme près d’accoucher est, pour la même raison, jetée à terre, foulée aux pieds et blessée grièvement. Ailleurs, des prisonniers, accusés, — sans l’ombre d’une preuve, — d’avoir tenu sur leurs gardiens « quelques méchans propos, » sont réveillés au milieu de la nuit, « mis à bas de leurs lits, traînés par les cheveux, » plongés dans un cachot, où on les laisse quinze jours, tandis que les guichetiers louent à des prisonniers plus riches les chambres et les lits rendus vacans par ce moyen commode. Car, par une tolérance qui dégénère vite en abus, les gardiens sont autorisés à louer à leur profit certaines pièces plus spacieuses, plus habitables que les autres, pour lesquelles ils réclament des prix « exorbitans. » Quelques-uns se font de la sorte « un revenu énorme… » Bref, comme dit le mémoire, en des lieux destinée à venger la morale et à faire régner la justice, on ne voit que « licence, désordre et anarchie. »


Pour mettre un terme à cet état de choses, le premier soin du directeur général des Finances fut de créer des inspecteurs spéciaux, chargés de rendre compte aux magistrats supérieurs de chaque Cour des faits qu’ils auraient remarqués et de tenir la main à « la stricte observance de tous les règlemens[41]. » Ces inspecteurs devront réprimer sévèrement les exactions, les abus de pouvoir, les brutalités des guichetiers, veillera ce que les hommes et les femmes soient détenus, autant que possible, en des lieux séparés, qu’une division semblable soit établie entre les prisonniers enfermés « pour causes criminelles » et les simples prévenus, établir, en un mot, dans les prisons du Roi la décence et l’humanité, et, comme l’écrit Louis XVI, « prêter une main secourable à ceux qui ne doivent leur infortune qu’à leurs égaremens d’un moment. »

Necker ne s’en tenait pas là. A son instigation, une décision royale du 30 août 1780 établissait, « sur le terrain et dans les bâtimens de l’hôtel de la Force, » une maison destinée « aux prisonniers civils qui, jusqu’à présent, ont été confondus, dans les prisons de notre bonne ville de Paris, avec les criminels de toute espèce. » — « Cette nouvelle institution, lit-on[42] dans la déclaration du Roi, a paru d’autant plus utile qu’en remplissant nos vues de justice et de bienfaisance, elle sera le modèle de tous les asiles de ce genre. » Dans cette « prison modèle, » les sexes étaient séparés, les occupans groupés, selon les cas, en des catégories distinctes et isolées les unes des autres, pour recevoir des traitemens différens, le Roi ne voulant pas « que des hommes, accusés ou soupçonnés injustement, et reconnus ensuite innocens par les tribunaux, aient subi d’avance une punition rigoureuse, par leur détention dans des lieux ténébreux et malsains. » Par une autre disposition, qui fait honneur à sa philanthropie, le souverain prenait à sa charge la nourriture et l’habillement des « pauvres prisonniers, abandonnés jusqu’à ce jour à la misère la plus profonde, » et publiait sa volonté de leur procurer désormais « le logement, la propreté et l’air nécessaires à leur existence. » Enfin l’infirmerie était remise aux mains des Sœurs de Charité, « vouées par état au soulagement des pauvres et qui, dans toute l’étendue du royaume, n’ont cessé de donner des preuves manifestes de leur désintéressement, de leur zèle et de l’utilité de leurs soins[43]. »


La réforme opérée dans le régime pénitentiaire en entraînait bientôt une autre, qui en est comme le corollaire. C’est à Necker qu’est due l’abolition du vieil et redoutable usage, que certains tribunaux, — comme celui du Châtelet, — avaient déjà, en fait, laissé tomber en désuétude, mais dont la pratique se maintenait en plusieurs Cours et tribunaux de province, l’odieuse question préparatoire, qu’il ne faut pas confondre avec la question préalable. Cette dernière, en effet, s’appliquait uniquement aux condamnés à mort, quelques momens avant l’exécution, pour obtenir qu’ils nommassent leurs complices. La question dite préparatoire avait lieu, au contraire, pendant le cours de l’instruction, dans l’espoir d’amener l’accusé à confesser son crime. Depuis longtemps, les philosophes protestaient contre un tel moyen. « C’est une étrange manière de questionner les hommes ! » s’écrie Voltaire, dans une ardente brochure, où il représente l’accusé « hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot, » amené devant un magistrat, au teint rubicond et fleuri, qui le fait longuement torturer, tandis qu’un chirurgien tâte gravement le pouls du patient. Selon ce que dit l’homme de science, le « jeu » s’interrompt ou reprend, jusqu’à ce que le misérable ait parlé, « excellent moyen, dit Voltaire, pour sauver un coupable robuste et perdre un innocent trop faible. « 

Dans une lettre au garde des Sceaux où il ordonne la suppression de cette méthode cruelle, Louis XVI s’approprie les idées et reproduit, jusqu’à un certain point, le langage de Voltaire. « Je me suis toujours demandé, dit-il[44], si, dans l’application de la question, ce n’était pas le plus souvent la force des nerfs qui décidait du crime ou de l’innocence. » Il constatait, d’ailleurs, que d’après les rapports des magistrats les plus instruits, « il était rare que la question préparatoire eût tiré la vérité de la bouche d’un accusé. » Aussi, malgré sa répugnance à « abolir, sans de graves motifs, les lois que leur ancienneté et un long usage ont rendues respectables, » lui paraît-il prouvé qu’un « moyen aussi violent » renferme, tout compte fait, « plus de rigueur contre l’accusé que d’utilité pour la justice. » C’est pourquoi il approuve la proposition de Necker.

L’effet de cette résolution royale fut excellent sur l’opinion publique. Ce passage du gazetier Métra donne la mesure de l’approbation générale : « Si l’Europe, écrit-il[45], admire avec raison les hautes vertus du jeune Titus qui nous gouverne avec tant de sagesse, combien la France ne doit-elle pas être touchée de la sollicitude de son cœur !... Il est probable que les Cours souveraines recevront cet édit avec transport et qu’elles saisiront cette occasion de témoigner leur reconnaissance au Roi, avec autant d’empressement qu’elles en ont lorsqu’il s’agit de soutenir leurs prétendus droits. »


La politique habile et modérée dont j’ai tenté d’esquisser les grandes lignes, les réformes prudentes, pratiques et bienfaisantes dont j’ai noté les principales, avaient produit un résultat, qu’on peut considérer comme un rare phénomène. Après quatre ans d’exercice du pouvoir, le directeur général des Finances était plus en faveur que le jour de son avènement. Louis XVI lui savait gré de ne point l’effrayer par un bouleversement rapide des institutions établies, tout en satisfaisant ses goûts d’économie et ses instincts d’humanité. La Reine était reconnaissante des attentions qu’il avait envers elle, des efforts sincères qu’il faisait pour ne contrarier ses désirs que lorsqu’ils paraissaient vraiment irréalisables. Parmi les grands seigneurs, beaucoup, — les jeunes surtout, qu’attiraient les idées nouvelles, — revenaient de leurs préventions, se ralliaient au ministre qui, sans les inquiéter gravement sur leurs places, sur leurs biens et sur leurs privilèges, donnait un aliment à leurs aspirations vers un généreux idéal et faisait naître l’espérance d’une ère de liberté, de douceur et de tolérance. La bourgeoisie goûtait sa probité sévère, son esprit d’ordre et de méthode, la pureté de sa vie privée. Le peuple avait conscience du souci qu’il montrait de soulager les déshérités de ce monde et d’alléger le poids de la misère humaine. Enfin ceux qui formaient alors et qui gouvernaient l’opinion, les philosophes, les gens de lettres, les coryphées des bureaux d’esprit, reconnaissaient en lui un confrère, un allié, un coreligionnaire. Le salon de Mme Necker était le centre respecté où, sous la direction d’une femme intelligente et belle, se nouait, chaque jour plus étroitement, l’accord heureux des techniciens et des idéologues, des amis de la tradition et des réformateurs.

Ainsi se développait dans toutes les classes de la nation un sentiment d’approbation, ou, pour mieux dire, un engouement, justifié dans son fond, encore qu’excessif dans la forme, selon la coutume de l’époque. Nul ministre, depuis Colbert, n’avait paru peut-être aussi solide, aussi fortement établi. Et cependant déjà quelques observateurs sagaces, — Galiani, Mercy-Argenteau, — sondant le lointain horizon, découvraient des points menaçans, prédisaient l’ouragan qui, dans une heure prochaine, jetterait bas l’édifice de cette brillante fortune.


SEGUR.

  1. Copyright by Calmann-Lévy, 1912.
  2. Voyez la Revue du 15 février.
  3. Lettre du 22 juillet 1780. — Édition Asse.
  4. Journal de Véri.
  5. Journal de l’abbé de Véri.
  6. Ibidem.
  7. Le Parlement crut devoir faire parvenir au Roi des remontrances au sujet de cette réforme. Louis XVI y répondit par une note détaillée, qui fut, dit-on, rédigée par Necker et qui fut très mal accueillie par la magistrature. « Cette réponse, dit à ce propos l’un des membres du Parlement, ressemble à l’épée de Charlemagne, en ce qu’elle est longue et plate. » (Correspondance publiée par Lescure. 17 février 1778.)
  8. Les Finances sous l’ancien régime, par Stourm, passim.
  9. Journal de Véri.
  10. Correspondance publiée par Lescure, 18 juillet 1777.
  11. Lettre du 13 juillet 1777 à Horace Walpole. (Correspondance générale de Mme du Deffand.)
  12. Lettres de Kageneck, 9 avril 1780.
  13. Lettre de Mme du Deffand à Walpole, du 23 août 1T77. (Correspondance générale publiée par Lescure.)
  14. La Loterie royale subsista jusqu’en 1793.
  15. Correspondance secrète de Métra, 30 juillet 1777. — Mémoires de Soulavie, etc., etc.
  16. Correspondance de Métra, 26 juillet 1779.
  17. Mémoires de Soulavie.
  18. Coigny, si l’on en croit Métra, se retirait en murmurant que « mieux valait encore être rayé que cassé. »
  19. Correspondance publiée par Lescure. — Lettres de Kageneck. — Correspondance secrète de Métra.
  20. Journal de Véri.
  21. Lettre du 17 avril 1780. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  22. Lettres des 15 février et 3 mars 1780. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  23. Note écrite en 1791, et citée par Auguste de Staël dans une notice sur son grand-père, mise en tête des Œuvres complètes de Necker.
  24. Mémoires de Soulavie.
  25. Correspondance secrète publiée par Lescure.
  26. Note écrite par Necker, passim.
  27. C’étaient les appartemens jadis occupés par Mme du Barry et que l’on montre aujourd’hui sous ce nom.
  28. Compte rendu des finances pour l’année 1781, par Necker. — Traité de l’administration des finances, publié par le même en 1784.
  29. Journal de Véri.
  30. Journal de l’abbé de Véri.
  31. Les finances sous l’Ancien régime..., passim.
  32. A. de Staël, notice citée plus haut.
  33. Ibidem.
  34. Mémoire adressé au Roi par Malesherbes au nom de la Cour des Aides, en 1770. — État des prisons et hôpitaux en France, par John Howard, traduit de l’anglais en 1784. — Rapport des commissaires de l’Académie des Sciences chargés d’examiner le projet d’un Hôtel-Dieu, etc., etc.
  35. Lettres de Von Vizine, avril 1778.
  36. Archives du château de Coppet.
  37. Archives du château de Coppet.
  38. Acte signé le 21 juillet 1778. — Archives de Coppet.
  39. Mémoire adressé au Roi en 1770.
  40. Manuscrit conservé dans les archives du château de Coppet.
  41. Manuscrit conservé dans les archives de Coppet.
  42. Archives de Coppet.
  43. Les sœurs de charité reçurent aussi pour mission de surveiller tous les détails relatifs à « l’ameublement, la subsistance, les linges et les vêtemens des pauvres prisonniers, » de « faire travailler ceux qui seront en état de le faire, » de s’assurer que ce travail puisse profiter à ceux qui l’auront accompli. — Archives de Coppet.
  44. 20 août 1780.
  45. Correspondance secrète, 27 août 1780.