Au couchant de la monarchie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 800-842).
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AU
COUCHANT DE LA MONARCHIE


II.[1]

LES PREMIERS ACTES DU RÈGNE



I

La désignation de Maurepas comme directeur politique du royaume n’était pas faite pour soulever l’enthousiasme. Sans doute, dans le monde de la Cour, son nom était de ceux qu’on avait prononcés dès le premier moment, mais sans y croire ni le souhaiter ; et l’on souriait un peu de la confiance exprimée par Louis XVI dans les capacités, les « profondes connaissances » d’un homme que la génération nouvelle, avec un injuste dédain, considérait surtout comme un faiseur de bons mots, un persifleur divertissant, « le premier homme du monde pour improviser une parade » et jouer un rôle dans une comédie de salon. « Il semble qu’il n’y a rien de mieux à faire pour les Français que d’être doux, gais et aimables, » raillait Voltaire en commentant la décision du Roi. Un sincère étonnement, une déception légère, telle fut, dans les hautes sphères, l’impression dominante, que résume cette phrase de Mme du Deffand : « J’avais pensé, comme tout le monde, à M. de Maurepas, et je n’ai pas laissé d’être fort surprise à son arrivée »

Même note, mais plus vive et plus âpre, dans les milieux bourgeois. Le Journal du libraire Hardy, fidèle écho des sentimens de la population parisienne, nous instruit des propos courans[2] : « On croyait devoir en rabattre beaucoup sur tout ce qui s’était répandu d’abord de consolant et d’avantageux. Bien des gens craignaient que l’ancien ministère ne subsistât tel qu’il était et qu’on s’emparât de l’esprit du jeune monarque. Pouvait-on voir, en effet, avec satisfaction le comte de Maurepas, proche parent du duc d’Aiguillon et du duc de La Vrillière, jouir de la confiance de Sa Majesté et présider en quelque sorte à toutes les opérations du Conseil ? On entendait dire d’ailleurs que le comte de Maurepas avait déjà annoncé au Roi que ce qu’il pouvait faire de mieux, c’était de laisser les choses dans l’état où le feu Roi son aïeul les avait mises, et ce bruit ne contribuait pas peu à augmenter la défiance et la crainte. »

Certaines rumeurs, toutefois, qui couraient dans la capitale, laissaient planer l’espoir d’un vrai remaniement, du « coup de balai général, selon le mot expressif de Baudeau, qui ferait bientôt maison nette. » C’est ainsi qu’on se répétait la réplique de la Reine à une dame de la Cour, qui lui disait : « Voici l’heure où le Roi doit entrer au Conseil avec ses ministres. — Avec ceux du feu Roi, » rectifiait Marie-Antoinette, avec une intention marquée. On colportait aussi cette réponse de Louis XVI à Maurepas. l’entretenant d’un programme de réformes : « Oui, mais lorsque j’aurai un ministère honnête[3]. » Ces anecdotes et d’autres du même genre contribuaient à calmer l’impatience populaire, à faire accorder du crédit au règne à peine inauguré. « On comprend, reprend sagement Hardy, qu’un grand royaume ne se gouverne pas aussi aisément qu’une famille. »

La maladie simultanée des trois filles de Louis XV vint à propos pour laisser le champ libre aux velléités du jeune prince, en écartant de ses conseils une funeste influence. « Surtout point de tantes ! » recommandait l’impératrice Marie-Thérèse, eu apprenant le transfert de la Cour à la Muette[4]. L’apparition de la petite vérole, mettant la vie des princesses en danger, les isolait pour longtemps à Choisy, loin de la politique. « C’est un grand bonheur que cette maladie de Mesdames, dit cyniquement le comte de Mercy-Argenteau. Il est incroyable comme, dans les premiers instans, Madame Adélaïde avait débuté à vouloir s’ingérer en tout et à prendre le ton le plus absolu ! » La crise fut longue et grave. Un moment, on les crut perdues ; toutes trois reçurent, sur leur demande, les derniers sacremens ; à la fin de mai seulement, les médecins reprirent espoir. « L’ange exterminateur a remis son épée au fourreau, écrit à ce propos la duchesse de Choiseul[5]. Nous reverrons encore trôner à la jeune Cour ces trois vieilles filles, pour y ergoter, et elles se seront rendues si intéressantes, qu’on ne croira pas pouvoir moins faire que de leur donner le royaume à bouleverser. » En attendant cette heure, les choses marchaient leur train, et d’importans changemens allaient donner quelque satisfaction aux justes exigences de l’opinion publique.

Le 20 mai, se tint à la Muette le premier « Conseil d’Etat. » On appelait ainsi l’assemblée générale des secrétaires d’Etat où, en présence du Roi, se traitaient les plus grosses affaires. Malgré l’appel fait aux lumières de M. de Maurepas, les amis du duc de Choiseul se flattaient encore de l’espoir que le mentor du jeune prince ne siégerait pas dans ce comité supérieur. Leur déception fut vive, quand on apprit que, non seulement il en ferait partie, mais qu’il dirigerait les débats et y aurait la première place. Une tradition constante y fixait, en effet, les rangs d’après l’ancienneté des ministres, sans tenir compte des interruptions de service. Maurepas, secrétaire d’Etat depuis 1715, était le doyen sans conteste, et ce titre seul suffisait à l’assurer de la prééminence. Certains membres du Conseil en laissèrent voir quelque dépit, mais « la roideur, le ton décisif » de Maurepas leur imposèrent silence, et, sauf ce puéril incident, cette séance d’ouverture se passa sans encombre. L’abbé Terray, contrôleur général, y développa, en termes séduisans, de nouveaux plans économiques. Sa conclusion fut que, dans trois années au plus, sans toucher au système d’impôts, le budget présenterait 60 millions d’excédent. On écouta sans sourciller ces calculs optimistes, et l’on se sépara avec une cordialité apparente.

La tactique de Maurepas, pendant ces journées de début, fut de laisser Louis XVI travailler tantôt seul, tantôt avec les différens ministres, et de n’intervenir que sur appel direct du Roi. Il y voyait, expliquait-il à un ami, l’avantage d’enseigner au prince l’utilité de l’effort personnel, de développer en lui l’esprit d’initiative : « Si le bien en résulte, tant mieux ; s’il survient quelque inconvénient, il se chargera, lui, Maurepas, de relever l’erreur ; et le Roi apprendra ainsi à ne donner sa confiance qu’avec discernement[6]. » Méthode habile, qui aura pour effet, en mettant son royal élève aux prises avec des difficultés redoutables, en le jetant sans guide au milieu d’un réseau d’intrigues, de le ramener vers le vieux maître dont la main souple débrouillera tous les fils, aplanira tous les obstacles, et dont l’autorité se fortifiera graduellement des fautes commises, des désappointemens éprouvés.

Louis XVI, au reste, faisait son nouveau métier en conscience, passant ses journées au travail, examinant tout par lui-même avec une ardeur méritoire, montrant une passion sincère pour le bien. « Le point essentiel est le soulagement du peuple, » répétait-il à l’abbé Terray ; et le contrôleur s’émerveillait de sa bonne volonté : « Il s’applique et entend tout ; je lui communique sur toutes les parties de mon administration des mémoires courts ; il les lit avec soin, me questionne… D’ici à trois mois, il saura autant de finance que moi. » Mêmes éloges dans la bouche du duc d’Aiguillon : « Je craignais qu’il ne fût dur, ajoutait le duc, il ne l’est pas. Il n’est que sauvage et timide[7]. » La Vrillière, au contraire, recevait des semonces du Roi au sujet de sa légèreté ; questionné au sujet d’une lettre de cachet lancée contre le sieur Sutton, sujet anglais, que protégeait l’ambassade britannique, il confessait ingénument qu’il ne connaissait pas l’affaire : « Comment, s’écriait Louis XVI indigné, une lettre de cachet signée de vous sort de vos bureaux, et vous n’en savez rien ! » Le ton était si rude, que le duc, assure-t-on, tombait presque en syncope.

Cependant, en certaines occasions, en face de problèmes trop ardus ou d’opinions contradictoires, reparaissait l’humeur indécise de Louis XVI, et il s’abandonnait à de brusques foucades, comme un cheval peureux qui se cabre d’abord, puis se dérobe devant l’obstacle. Au cours d’un « Conseil des dépêches » tenu dans cette première période, tiraillé de côtés divers, embarrasse au milieu d’un débat confus, le Roi se levait soudainement, gagnait la porte et s’esquivait, « plantant là » ses ministres, consternés, « bouche béante. » Il fallut courir après lui, le conjurer d’assigner tout au moins une date pour le prochain Conseil[8].

Ces incartades et ces enfantillages tournaient au profit de Maurepas. Louis XVI, au sortir de ces scènes, le trouvait indulgent et grave, mi-souriant, mi-sérieux, prompt et habile à remettre les choses au point, inépuisable en belles sentences, en judicieuses leçons. A lire ces paroles de sagesse, pleines d’une modération tempérée par le scepticisme, on croirait ouïr Ulysse parlant par la bouche de Nestor : « Sire, disait-il, ne vous pressez pas, jusque dans le bien que vous faites. Suspendez toujours vos décisions, ne précipitez rien… Vous voulez restaurer la religion et les mœurs ? Soit, mais rappelez-vous bien que l’exemple peut tout, et que la rigueur gâte tout. » Il lui disait encore, le prenant par son faible : « Ayez de la justice, de l’amour pour la vérité, de l’application pour vous instruire, de l’économie, un accès facile, et vous ressemblerez à votre aïeul Henri IV, auquel on vous compare déjà[9]. »

Ces conseils tiraient une grande force d’un désintéressement qui n’était pas seulement une apparence. Maurepas, riche, sans enfans, chargé d’années, en prenant le pouvoir n’avait voulu ni traitement, ni pension, ni honneurs d’aucun genre. Un appartement d’entresol au château de Versailles, situé au-dessus de la chambre du Roi, avec un escalier de communication, — l’appartement autrefois occupé par Mme du Barry, — ce fut tout ce qu’il accepta pour salaire de ses peines. « Par cette conduite, remarque l’abbé Georgel, il prouvait au jeune monarque que, s’il rentrait à son âge dans les affaires, il ne s’y déterminait que pour se dévouer à son service, sans considération d’aucun intérêt personnel. » Il éloignait de même tout soupçon d’ambition ou de complaisance pour les siens. Il refusa péremptoirement de prendre un portefeuille : « Je ne vous dirai rien sur ceux qui composent votre ministère, répétait-il souvent au Roi. Les uns sont mes proches parens, les autres ne me sont connus que par les idées du public. Mais, quand je suis seul avec vous, je dois répondre à votre confiance en n’ayant ni parens, ni amis, ni ennemis[10]. »


II

C’est à Maurepas que l’on doit faire honneur d’une décision qui valut au souverain une heure de popularité réelle. Un édit daté du 30 mai, le premier qu’ait signé Louis XVI, porta suppression de l’impôt, prétendu volontaire, perçu à chaque changement de règne et connu sous le nom de don de joyeux avènement. C’était une somme d’environ vingt-quatre millions à laquelle le Roi renonçait au profit de son peuple. Le préambule de cet édit se terminait par ces paroles : « Il est des dépenses qui tiennent à notre personne et au lustre de notre Cour. Sur celles-là, nous pouvons suivre plus promptement les mouvemens de notre cœur, et nous nous occupons déjà des moyens de les réduire à des bornes convenables ; de tels sacrifices ne nous coûteront rien, dès qu’ils pourront tourner au soulagement de nos sujets. » L’abbé Terray avait tenu la plume, mais il n’avait fait que traduire les sincères intentions du Roi ; nous en avons pour preuve la lettre généreuse que ce dernier adressait, au sujet de ce préambule, à son contrôleur général : « Je suis heureux, lui disait-il[11], de pouvoir, sans compromettre aucun service public, suivre dès à présent les mouvemens de mon cœur, voulant, pour soulager d’autant mon bon peuple, retrancher le plus qu’il est possible sur les frais et dépenses de ma maison… L’édit donne plutôt à pressentir les bienfaits d’une bonne administration qu’il ne les promet. Nous aurons à tenir ce qu’il ne promet pas. » Pour ne pas demeurer en reste, Marie-Antoinette, en même temps, déclarait vouloir refuser le bénéfice d’un impôt analogue, ancien et assez onéreux, que l’on appelait le droit de ceinture de la Reine[12]. « Qu’en ai-je besoin ? aurait-elle dit ; on ne porte plus de ceinture. » Vrai ou faux, le mot fit fortune.

Ces mesures, louables par elles-mêmes, réalisées avec bonne grâce, impressionnaient bien le public. « Louis XVI, écrivait le nouvelliste Métra, semble promettre à la nation le règne le plus doux et le plus fortuné. » La joie et l’espérance allaient s’accroître encore, à quelques jours de là, par le renvoi de l’un des hommes les plus impopulaires qu’eût légués le feu Roi, renvoi où chacun voulut voir le gage et le présage d’une épuration plus complète.


Armand de Vignerot-Duplessis, duc d’Aiguillon, arrière-petit-neveu du cardinal de Richelieu, avait eu la mauvaise fortune d’attirer sur sa tête l’inimitié des trois partis les plus puissans, les plus bruyans surtout, qui, dans ces derniers temps, dirigeassent l’opinion. Il était la bête noire des amis du duc de Choiseul, dont il avait hâté la chute et recueilli la succession ; il était en horreur aux partisans de l’ancien parlement, à raison de ses démêlés avec La Chalotais, auxquels on rattachait le coup d’Etat de Maupeou ; il était également brouillé avec les philosophes, qui, sans motif fondé, voyaient en lui un agent secret des Jésuites. Par un malheur plus grand, c’était pendant son ministère qu’avait eu lieu l’acte le plus inique qui eût déshonoré la politique européenne, le dépècement de la Pologne entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Rien qu’en cette occasion il n’eût guère commis d’autre faute que d’en être informé trop tard, il portait cependant la peine de ce qu’il n’avait pu empêcher ; car la malchance, en politique, se paie souvent plus cher que la malhonnêteté.

Parmi tant de déboires et malgré les attaques acharnées sur son nom, on doit, en bonne justice, reconnaître au duc d’Aiguillon certaines qualités d’homme d’Etat. Il était actif, laborieux, d’intelligence alerte. Méthodique et observateur, il possédait le maniement et le discernement des hommes, s’entourant, dans chaque branche, de spécialistes éclairés dont il prenait l’avis et utilisait l’expérience. Il avait pu ainsi, bien que « novice en politique, » supporter sans faiblir le poids de deux lourds ministères, mener de front la guerre et la diplomatie. « Les ambassadeurs étrangers, dit l’abbé de Véri[13], reconnaissaient tous la manière douce, juste, toujours ouverte, dont il les recevait, même lorsqu’il avait le devoir de les contredire. Avec les militaires, jamais d’humeur dans l’audience ; visible à tout le monde, il écoutait paisiblement et portait intérêt à ses moindres subalternes. » Si c’était un ennemi dangereux, implacable dans ses rancunes, il se montrait, en revanche, ami fidèle et protecteur dévoué. La comtesse du Barry aurait pu témoigner de sa reconnaissance ; arrivé par elle au pouvoir, par elle soutenu au temps de sa faveur, il lui gardait un attachement que n’avait ni lassé ni découragé l’infortune. Cette intimité du ministre avec la favorite n’était pas, du reste, étrangère à son impopularité ; car le peuple le plus galant et le plus sensible qui soit au charme féminin eut toujours horreur que les femmes se mêlassent de le gouverner, enveloppant dans le même mépris les maîtresses et leurs complaisans.

L’antipathie que Marie-Antoinette professait pour le duc était également née de cette liaison avec « la créature ; mais des imprudences de langage avaient encore envenimé leurs rapports. « Le duc d’Aiguillon, rapporte le Comte de Provence[14], s’était permis un jour, en parlant de la Dauphine devant plusieurs témoins, de la traiter de coquette. » Ce propos et d’autres pareils, amplifiés, commentés, avaient exaspéré l’âme de la jeune princesse. « La Reine, remarque Mercy-Argenteau[15], a oublié tout ce qui avait pu lui déplaire (quand elle était Dauphine), il n’y a que le duc et la duchesse d’Aiguillon qui soient exceptés de cette règle de bonté. » Au cours de la présentation qui suivit l’avènement au trône, on observa que la souveraine, aimable et accueillante avec toutes les femmes de la Cour n’avait pas adressé un mot à Mme d’Aiguillon, avait même affecté « de la regarder sous le nez d’un air très méprisant[16]. » La duchesse, mortifiée, était partie dès le lendemain pour sa terre de Veretz, où, annonçaient déjà les nouvellistes, elle allait « préparer d’avance le logement de son cher époux. »

Les nouvellistes disaient vrai, et la dernière semaine de mai vit s’ouvrir une ardente campagne. Les lettres de Mercy-Argenteau, parmi les réticences calculées du langage, laissent deviner l’insistance de la Reine, pressant, « harcelant » son époux, pour obtenir le renvoi immédiat de l’homme qu’elle représente comme son ennemi et comme son offenseur. Dans l’autre camp, lutte Mme de Maurepas, qui défend son neveu avec sa ténacité coutumière, s’efforce au moins d’épargner au ministre un affront personnel et d’ajourner sa chute jusqu’à l’époque du remaniement général. Maurepas joue un jeu plus obscur ; sans doute soutient-il son parent, mais mollement et sans conviction, soit qu’il éprouve, comme on l’a dit, un peu de jalousie méfiante à l’égard d’un collègue ambitieux et hardi, soit plutôt que, jugeant sa perte inévitable, il redoute d’user son crédit en faveur d’une cause sans espoir. Dans ce conflit, Louis XVI flotte d’un parti à l’autre, s’emporte par momens et ne sait que résoudre. Le Journal de Véri le met en scène avec Maurepas, écoutant d’un air dépité l’éloge que ce dernier lui fait de son neveu, et criant soudain brutalement, en frappant du Doing sur la table : « Eh ! je le sais, qu’il fait bien, et c’est ce qui me fâche !… Mais la porte par laquelle il est entré !… Et les troubles que sa haine[17]a occasionnés ! » Maurepas souriait à cette sortie et n’insistait pas davantage.

Ce fut le duc lui-même qui, informé, par les soins de Maurepas sans doute, du coup suspendu sur sa tête, voulut, en homme d’esprit, précipiter le dénouement. Le 2 juin, Moreau, son ami, se présentait de bon matin à l’hôtel d’Aiguillon et trouvait porte close. Il forçait la consigne et voyait d’Aiguillon tout seul : « Je crains, lui disait-il, que vous ne soyez occupé aujourd’hui ; je reviendrai demain, si vous voulez, et nous travaillerons. — Ni aujourd’hui ni demain, répliquait le duc en souriant, je ne suis plus de ce monde. » Sur quoi, il lui confiait qu’il comptait, le jour même, donner sa démission, « ayant été averti qu’on la désirait[18]. » Dans l’après-dînée, en effet, il se rendait au Conseil, et déposait entre les mains du Roi son double portefeuille.

Cette chute, plus ou moins volontaire, consacrait aux yeux du public le triomphe de la Reine. C’était, dans tous les cas, comme écrit Mercy-Argenteau, « une grande preuve de son crédit. » Quelques personnes regrettèrent cependant qu’elle en eût fait l’essai au profit d’une rancune et que son début politique eût eu pour objectif un acte de vengeance. Elle eut du moins, pour le moment, le mérite de s’en tenir là, et elle n’exigea pas que l’exil suivît le renvoi, comme il était alors d’usage. D’Aiguillon conserva sa charge de capitaine des chevau-légers et pût reparaître à la Cour, « chose rare, » dit le duc de Croy, et dont on fit honneur à Marie-Antoinette. Il est triste d’avoir à dire que cette mesure d’indulgence relative tourna au détriment de celle qui l’avait inspirée. D’Aiguillon, en effet, oublia la modération pour ne retenir que l’offense. Il établit sa demeure à Paris, y vécut aigri, mécontent, entouré d’une « cabale, » d’une clientèle de gens obscurs qui le reconnaissaient pour chef et prenaient chez lui le mot d’ordre. Ce fut, dit-on, le centre des premières attaques qui assaillirent la réputation de la Reine. De là partirent les mots piquans et les anecdotes scandaleuses, les libelles, les vers, les chansons, tout l’arsenal des traits empoisonnés qui, dirigés contre la femme, atteignaient aussi la souveraine, ébranlaient graduellement le prestige de la royauté. Nous verrons bientôt d’Aiguillon trouver, pour cette triste besogne, des auxiliaires inattendus jusque sur les marches du trône.


III

Les choses s’étaient passées si vite que d’Aiguillon était parti avant qu’on eût eu le loisir de pourvoir à sa succession. Berlin, selon l’habitude établie, lit l’intérim les premiers jours. Le bruit courut même un instant qu’il garderait le portefeuille des Affaires étrangères, et l’on rappelait déjà l’un des mots de Choiseul. : « C’est un bon petit homme fort honnête, disait au duc un ami de Bertin. — Oui, répliquait Choiseul, c’est du vin à deux sous qui n’est pas frelaté. » Il fallut attendre au 5 juin pour connaître les titulaires des deux départemens vacans ; les noms publiés à cette date, pour n’être pas de ceux que prononçaient d’avance les gens bien informés, faisaient pourtant bien augurer de la sagacité royale.

Le comte du Muy, gouverneur de la Flandre[19], qui fut créé ministre de la Guerre, avait été le menin du Dauphin, père de Louis XVI, et les notes posthumes de ce prince l’honoraient d’une mention spécialement chaleureuse. Bon militaire, encore que peu heureux sur les champs de bataille, c’était un homme probe et loyal, vertueux jusqu’à l’austérité, dévot jusqu’à la bigoterie, remplaçant par la fermeté, la conscience et l’application ce qui pouvait manquer du côté de l’esprit. Louis XV, qui l’estimait, lui avait jadis proposé une place de secrétaire d’Etat, que du Muy avait refusée, par une lettre qui fit grand bruit, alléguant son humeur sauvage et son ignorance de la Cour : « A mon âge, terminait-il, on ne change point sa manière de vivre. Mon caractère inflexible transformerait bientôt en blâme et en haine ce cri favorable dont Votre Majesté a la bonté de s’apercevoir. On me ferait perdre ses bonnes grâces, et j’en serais inconsolable. » Ces objections tombèrent à l’appel de Louis XVI. Il consentit à se charger d’une besogne épineuse, et, si une mort prématurée n’eût arrêté brusquement sa carrière, il est à croire qu’il eût déployé les talens d’un administrateur habile, sage sans génie et utile sans éclat.

Plus important par la durée comme par l’étendue des services fut le ministère de Vergennes, auquel échut le portefeuille des Affaires étrangères ; nous retrouverons son nom en bien des pages de cette histoire. Fils d’un magistrat dijonnais, Charles Gravier, comte de Vergennes, comptait, lorsqu’il arriva au pouvoir, trente-quatre ans de diplomatie. M. de Chavigny, son parent, réputé sous Louis XV par le succès de ses différentes ambassades, l’avait formé de bonne heure à la politique, avait essayé ses talens en plusieurs missions délicates, à Lisbonne, à Trêves, à Hanovre. Partout l’élève avait fait honneur à son maître, et nul ne s’étonna de le voir nommer par le Roi, à l’âge de trente-huit ans, ambassadeur à Constantinople, en remplacement de M. des Alleurs. Il resta treize ans dans ce poste, en des circonstances difficiles, où il fit preuve d’adresse, de clairvoyance et de courage. Quelle fut plus tard, en l’an 1768, la véritable cause de sa querelle avec Choiseul, ministre des Affaires étrangères, c’est une question qui demeure incertaine ; le prétexte fut son mariage et le prétendu discrédit que cette union jetait sur l’envoyé du Roi.

Ce mariage du comte de Vergennes fut la source de tant d’attaques dirigées contre lui au début de son ministère, qu’il est bon d’éclaircir ce qui, parmi tant de versions, paraît être la vérité. Les bruits répandus à Versailles représentaient la comtesse de Vergennes comme une vile créature, longtemps courtisane de métier, et ramassée par son amant dans les bouges de Stamboul pour en faire une ambassadrice. En fait, elle était fille d’un « artisan savoyard, nommé Vivier » et veuve d’un chirurgien du quartier de Péra[20]. Fort jolie, fort coquette, elle avait inspiré une passion violente au diplomate quadragénaire ; une liaison s’était établie, dont étaient résultés deux fils ; quelques années plus tard, un mariage en due forme avait régularisé les choses. D’ailleurs, intelligente, réservée et de bonne tenue, la comtesse de Vergennes avait justifié depuis lors la confiance de celui dont elle portait le nom ; rien, semble-t-il, dans sa conduite, ne donna jamais prise aux calomnies atroces qui devaient la poursuivre jusque dans le boudoir de Marie-Antoinette.

Il fallut la chute de Choiseul pour que Vergennes rentrât dans l’activité politique. Il fut alors envoyé à Stockholm, où il se distingua grandement. C’est à ses conseils avisés, à sa direction énergique, qu’on attribua, pour une part importante, l’heureuse issue de la révolution du mois d’août 1772 qui détruisit en Suède le régime populaire et affermit le trône de Gustave III. Il conquit de ce chef une réputation d’homme d’Etat, dont Louis XVI se souvint quand la retraite de d’Aiguillon rendit vacant le ministère des Affaires étrangères. Toutefois, et malgré ses brillans succès, il serait excessif d’admirer chez Vergennes les dons qui font les grands politiques, les larges vues, les conceptions géniales. Il suffit de lui reconnaître un jugement sain, un patriotisme éclairé, l’expérience des affaires, des intentions honnêtes, le « goût de la vertu. » Un maintien froid, une gravité quelque peu compassée, sauvaient ce que sa mine et sa tournure présentaient, dit-on, de « bourgeois. » Sa franchise et sa courtoisie lui attiraient la confiance et l’estime de ceux qui traitaient avec lui. Somme toute, un galant homme possédant à fond son métier, tel apparaît celui qui, pendant tant d’années, allait diriger sans accrocs la politique extérieure du royaume.

La désignation de Vergennes, si justifiée qu’elle fût, ne se fit pas toutefois d’emblée et sans obstacle. La Reine, à défaut de Choiseul, quelle sentait impossible, aurait souhaité l’ami du duc, le baron de Breteuil, ambassadeur à Naples. Maurepas, par complaisance, se disposait à lui prêter appui. L’abbé de Véri s’attribue le mérite d’avoir victorieusement combattu cette idée : « Le jour, dit-il[21], indiqué pour la décision, je dînai seul avec M. et Mme de Maurepas. Le ministre discuta devant moi les motifs de préférence. Mes réflexions lui furent contraires. » Et l’abbé cite les argumens qu’il fit valoir contre Breteuil, représentant « son ambition, la violence de son humeur et son esprit d’intrigue, » auxquels il opposa la droiture de Vergennes, l’aménité de ses manières, son désintéressement notoire. « Ces raisons, reprend-il, firent pencher M. de Maurepas pour le comte de Vergennes, et, le soir même, la décision fut prise avec le Roi. Mme de Maurepas prétend que c’est moi seul qui ai amené ce choix, car, avant dîner, son mari lui avait paru décidé pour le baron de Breteuil. »

Sans contredire à ce récit, il est permis de croire que la résolution du Roi fut inspirée aussi par des raisons plus hautes. Louis XVI, c’est un fait reconnu, avait le sens et l’intuition, héréditaires chez les Bourbons, de la politique étrangère. « Il connaissait, a-t-on dit justement, les affaires de l’Europe mieux que celles de la France[22]. » Il se méfiait d’instinct des intrigues de l’Impératrice, inconsciemment servies par la filiale déférence de la Reine, et il comprenait le danger, pour la France et pour sa maison, du « système autrichien » inauguré depuis plusieurs années, du système qui subordonnait les intérêts français aux intérêts de notre alliée. De là, son perpétuel souci de se soustraire au joug de la Cour impériale, sa fermeté constante, lorsqu’il s’agit des affaires du dehors, à résister aux instances de la Reine, si puissante au contraire lorsqu’il s’agit des affaires du dedans. De là, sa répugnance à ramener au pouvoir Choiseul et son parti. De là enfin, son penchant pour Vergennes, l’appui qu’il lui prêtera contre ses adversaires, la confiance singulière qu’il témoignera jusqu’au bout à ce bon serviteur, au point d’entretenir avec lui, à l’insu des autres ministres, une correspondance clandestine, « conservée et cachée par lui, rapporte Soulavie, dans ses petits appartemens, au-dessus de la pièce des enclumes. »

La France, dans son ensemble, applaudit à ces choix. « Les intérêts de l’Etat et des honnêtes gens, lit-on dans la Correspondance de Métra, sont confiés à des mains pures et fidèles. Ce changement, qui faisait l’objet des vœux de la nation, la confirme dans la bonne opinion qu’elle a conçue des opérations de Louis XVI. » La Reine seule demeurait boudeuse, blessée dans son orgueil et déçue dans ses espérances. « Je vous avouerai bien, mandait-elle à son frère, que les affaires politiques sont celles sur lesquelles j’ai le moins de prise. La méfiance naturelle du Roi a été fortifiée par son gouverneur (M. de La Vauguyon) dès avant mon mariage… M. de Maurepas a cru utile pour son crédit d’entretenir le Roi dans les mêmes idées… Je ne compte pas sur mon crédit ; je sais que, surtout pour la politique, je n’ai pas grand ascendant sur l’esprit du Roi. » Ces amères doléances et la figure chagrine de Marie-Antoinette émurent la bonté de Louis XVI. Nul doute qu’il ne faille voir une intention consolatrice dans sa résolution soudaine d’accorder à sa femme la faveur qu’elle sollicitait dès le premier instant du règne, la grâce de M. de Choiseul, sa rentrée à la Cour.


Depuis la lettre de cachet du 24 décembre 1770, le duc était resté cloîtré dans sa fastueuse résidence de Chanteloup. Aucun effort jusqu’à présent n’avait pu décider Louis XVI à rapporter Tordre d’exil. Aux prières du prince de Conti, il opposait des raisons de convenance : eût-il été décent de « changer précipitamment les dispositions du feu Roi, » quand les cendres de ce dernier n’étaient pas encore refroidies ? A Marie-Antoinette, il demandait « un délai de deux mois, » promettant, ce temps écoulé, d’exaucer son désir. Brusquement, le 10 juin, volte-face et changement à vue. A la suite d’une scène conjugale où s’étaient succédé les reproches et les larmes, Louis se laissait fléchir et accordait la grâce immédiate de Choiseul. Mais, par un de ces retours habituels aux âmes faibles, il se vengeait de sa défaite en défendant que l’on envoyât à Chanteloup pour y annoncer la nouvelle. Le zèle du prince de Beauvau enfreignit cette défense. Choiseul, informé par exprès, montait le lendemain en berline et prenait la route de Paris.

Il y fut le lendemain 12 juin, sur les huit heures du soir. L’accueil qui lui fut fait eut quelque chose de triomphal. Une foule nombreuse, savamment surchauffée, courait à sa rencontre à la Croix de Berny ; une députation de poissardes lui apportait, avec des fleurs, un compliment de bienvenue ; de violentes acclamations retentissaient sur son passage. « M. de Choiseul, écrit une de ses ferventes[23], a été reçu dans Paris comme, Notre-Seigneur à Jérusalem. On montait sur les toits pour le voir passer… » Agitation organisée et popularité factice, dont Choiseul lui-même n’est point dupe, car, avant d’arriver, il s’occupe du retour, et commande des chevaux à Blois pour le ramener prochainement dans sa terre. De fait, tout ce tapage avait indisposé Louis XVI ; le duc s’en aperçut, quand le lendemain, à neuf heures du matin, il fit sa visite à la Muette où résidait la Cour. C’est à peine si le Roi lui adressa quelques paroles maussades : « Monsieur de Choiseul, vous avez bien engraissé… Vous avez perdu vos cheveux… Vous devenez chauve. » Ces mots dits d’une voix brève, une révérence embarrassée du duc, ce fut tout l’entretien. La réception chaleureuse de la Reine fit contraste avec cette froideur : « Monsieur de Choiseul, lui dit-elle, je suis charmée de vous voir ici. Je serais fort aise d’y avoir contribué. Vous avez fait mon bonheur, il est bien juste que vous en soyez témoin. » Monsieur se montra réservé, le Comte d’Artois aimable[24]. Le surlendemain, Choiseul reprenait la route de Chanteloup, pour ne revenir à Paris que dans l’hiver suivant. Nous l’y verrons, dans la coulisse, justifier par son jeu caché les défiances instinctives du Roi.


Pour le présent, le retour de Choiseul et la fin d’un injuste exil ne pouvaient qu’ajouter à la satisfaction publique. A chaque acte du nouveau règne, c’était comme un concert de prévisions heureuses. On louait l’activité laborieuse du jeune Roi, son exactitude aux Conseils, et son sincère amour du bien. On admirait la courtoise dignité de ses discours aux grands corps de l’Etat, — Chambre des Comptes, Cour des Monnaies, députation de l’Académie, — venus le 5 juin à la Muette présenter leurs hommages. On attendait avec une curiosité toute spéciale la réponse que ferait le Roi à la harangue des membres du parlement de Paris, afin d’en tirer quelque indice sur ses dispositions à l’égard de ces magistrats. Ses paroles brèves, intentionnellement vagues, contentèrent tout le monde et laissèrent l’espérance à tous : « Je reçois avec plaisir, dit-il, les respects de mon parlement. Qu’il continue de remplir ses fonctions avec zèle et intégrité. Il peut compter sur ma protection et sur ma bienveillance. »

Il n’est jusqu’aux dames de la Halle qui n’eussent sujet de se féliciter. Louis XVI tint, en effet, à les recevoir en personne, au risque de scandaliser le duc de La Vrillière ; aux représentations du ministre de sa Maison, il répliqua par ces lignes touchantes : « Cette question n’en peut faire une. D’abord elles verraient un déshonneur au contraire ; ensuite les hommages de ces braves gens ne sont pas de ceux qu’on reçoit avec le moins de plaisir… Je ne dois pas oublier que je suis le roi de tous, grands et petits, et que l’art de se faire aimer est le moins coûteux de tous les moyens de gouvernement. »

Le public remarquait avec la même faveur la bonne tenue, la simplicité de la Cour. Le séjour à la Muette offrit vraiment l’image d’une existence bourgeoise dans une famille unie. Chaque jour, le Roi faisait une longue promenade à pied, tantôt avec la Reine, tantôt avec ses frères, escorté d’une suite peu nombreuse, « sans fusils ni hallebardes, » au mépris de toute étiquette. Le peuple, à son passage, l’accablait de bénédictions, de vivats enthousiastes[25]. Une égale popularité allait à Marie-Antoinette. Si l’on néglige quelques saillies d’humeur, qu’on pardonnait à sa jeunesse, elle montrait de la coquetterie à gagner l’affection de tous. Rencontrant un major des gardes avec lequel, étant Dauphine, elle avait eu jadis quelque difficulté, elle l’abordait franchement : « Nous avons eu l’un et l’autre des vivacités, disait-elle avec un sourire ; les vôtres sont oubliées, je vous prie d’oublier les miennes[26]. » Ses défauts mêmes, en cette l’une de miel de son règne, l’aidaient à conquérir le cœur de ses sujets. Rieuse, élégante, frivole, elle succédait à ces reines laides et délaissées qui, depuis plus d’un siècle, avaient langui tristement sur le trône ; cette nouveauté divertissait l’imagination populaire. « Si l’on avait voulu, écrivait un contemporain, faire une souveraine exprès pour les Français, on n’aurait pu mieux réussir. » Le succès lui venait alors de ce qui, peu de temps après, par un étrange retour, lui attirera l’aversion de la foule.

Les Comtes de Provence et d’Artois n’essayaient pas encore de troubler cette bonne harmonie. L’amicale familiarité du Roi s’efforçait de prévenir chez eux tout froissement et toute jalousie. Aux termes de respect qu’ils affectaient d’abord d’employer avec lui : « Je ne veux pas, objectait-il, que vous m’appeliez des noms de Roi et de Majesté ; je perdrais trop au titre de frère auquel vous m’avez accoutumé. » Il est vrai que le Comte d’Artois s’émancipa si vite qu’il dut subir un jour une dure réprimande de Maurepas : « Au bout du compte, s’écriait alors le jeune prince, s’il est roi, je suis son frère ; que peut-il me faire ? — Vous pardonner, Monseigneur, » répondait le ministre[27]. Somme toute, cette Cour adolescente, pleine de simplicité, de bonhomie, de belle humeur, plaisait généralement à ceux qui en contemplaient le tableau, et les moins bienveillans n’y trouvaient à reprendre que cet heureux défaut dont corrigent les années. « C’est le règne de la jeunesse, soupirait Mme de Boufflers. Ils croient qu’on radote quand on a passé trente ans ! »


IV

En ces débuts pleins de promesses, ce qui faisait encore défaut, sans que nul y parût songer, c’était un plan d’ensemble, un programme de gouvernement. Changer le personnel, infuser graduellement dans un organisme affaibli un sang pur et vivace, c’était sans doute l’œuvre la plus pressante, et Louis XVI ni Maurepas n’entendaient faillir à cette tâche. Mais, dans la crise dangereuse qui menaçait la monarchie, la probité et la capacité des hommes seraient des remèdes sans vertu, si l’on ne sentait au sommet une pensée directrice et la volonté ferme d’appliquer des principes étudiés à l’avance. Deux partis différens s’offraient au choix du Roi, dont aucun n’était sans péril, mais qui, suivis avec persévérance, auraient pu l’un et l’autre consolider, prolonger tout au moins, l’édifice vermoulu des vieilles institutions françaises. On pouvait essayer de conserver le moule ancien et les formes traditionnelles, en se bornant à réformer quelques abus crians, à remplacer quelques rouages usés, à introduire dans l’administration l’ordre et l’économie, et vivre ainsi au jour le jour, sans grande gloire et sans grand éclat, mais avec chance d’éviter les écueils et d’échapper aux catastrophes. On pouvait également, si l’on croyait avoir assez de force et de courage, rompre avec une part du passé, trancher hardiment dans le vif, opérer proprio motu les réformes fondamentales, se servir de l’autorité pour assurer le règne de la justice et de la liberté, exercer en un mot, selon une expression heureuse, « la dictature du bien public[28]. »

De ces deux méthodes de conduite, dont l’une répondait mieux au caractère du Roi et l’autre au vœu de la nation, la première, semble-t-il, était la plus aisée, la seconde la plus sûre. Chacune avait ses avantages et ses inconvéniens. L’hésitation était donc naturelle. Ce qu’il fallait craindre, avant tout, c’était de les mêler ensemble et d’en essayer tour à tour, en s’exposant à courir tous les risques et à ne contenter personne. La question se posera de savoir si Louis XVI et Maurepas ne tombèrent pas justement dans cette faute, et si, après de timides et stériles expériences des deux seuls systèmes rationnels proposés à leur choix, ils n’en adoptèrent pas finalement un troisième, — en honneur sous plus d’un régime, — et qui s’appelle l’incohérence.


En juin 1774, après quelques semaines de recueillement et de mesures préliminaires, un premier problème se posait, qu’il était urgent de résoudre et dont la solution paraissait devoir indiquer l’orientation du règne. On entend qu’il s’agit de la question des parlemens, le plus épineux des litiges que le feu Roi laissait au jugement de son successeur.

Le duel du pouvoir royal et de la haute magistrature était, depuis un siècle et demi, le drame de notre histoire. Cette lutte, tragique et sanglante sous la Fronde, calmée en apparence, — mais en apparence seulement, — sous la main puissante du grand Roi, vite ranimée sous la Régence, avait rempli de ses péripéties le long règne de Louis XV et entretenu en France une agitation permanente. Affaire de Law, bulle Unigenitus, querelle de d’Aiguillon avec La Chalotais, ces épisodes retentis-sans avaient encore aggravé la discorde et fomenté dans toute l’étendue du royaume une guerre civile qui, pour se faire sans canons ni mousquets, n’en était pas moins redoutable. Six ans avant l’avènement de Louis XVI, un homme avait surgi, qui s’était cru de taille à terminer à lui seul le conflit, à rétablir la paix publique par le triomphe définitif du trône sur la magistrature factieuse. Qu’il eût, du premier jour, envisagé tout le péril et toute la grandeur de la tâche, il l’a dit lui-même en ces termes : « Il fallait[29]déployer toute la force de l’autorité, ou la perdre sans retour. En effet, ce n’était pas une affaire d’administration, c’était la base même de la Constitution et le trône de la monarchie. Existait-il une puissance publique ? Ou n’existait-il qu’un fantôme ? Avions-nous un seul souverain ? Ou la France était-elle soumise à douze aristocraties ? Tel était le problème inouï qu’avait créé la résistance des Parlemens. »

Celui qui tenait ce langage se nommait René de Maupeou, fils d’un premier président du parlement de Paris qui fut garde des Sceaux pendant quelques années. Ce « petit homme noir, » aux yeux durs, aux sourcils broussailleux, au teint bilieux, à la figure chafouine, cachait sous des manières doucereuses une âme ardente, dévorée d’ambition, une singulière audace, une ténacité indomptable. Homme d’affaires de métier, mais surtout homme de main, sachant ce qu’il voulait et le voulant par tous moyens, sans peur, sans faiblesse, sans scrupule, le personnage était peu sympathique, mais il n’était point méprisable, serviteur précieux, en tous cas, dans une période critique, pour un prince faible et mou. Il dut son élévation à Choiseul, qui, en 1768, le fit chancelier de France. À peine installé dans ce poste, il préparait pendant deux ans, avec une merveilleuse adresse, le coup qu’il méditait et, lorsqu’il jugeait l’heure venue, n’hésitait pas, pour se donner les coudées franches, à jeter basson protecteur. Ce seul trait suffit à le peindre.

Je n’ai pas à rappeler ici le détail des opérations qui lui assurèrent la victoire, cette nuit fameuse du 19 au 20 janvier 1771, où chaque membre du parlement, réveillé par deux mousquetaires, reçut une lettre de cachet portant ordre du Roi de se soumettre ou de vendre sa charge ; puis, sur le refus opposé par la plupart des magistrats, l’envoi des rebelles en exil, exécuté sur l’heure avec une dureté implacable ; enfin l’installation d’une sorte de cour transitoire, dont les membres délibérèrent sous le couvert des baïonnettes. Vinrent ensuite tour à tour la suppression de la Cour des aides, la suppression du Grand Conseil et des juridictions spéciales, l’épuration des parlemens de province, la transformation radicale des corps inférieurs de justice, tels que le Châtelet de Paris, les bailliages d’Auxerre et de Troyes, toute une longue série de mesures qui constituaient dans leur ensemble une « révolution » véritable. Mesures brutales sans doute, mais non entièrement illégales, car, sous l’ancien régime, les offices, comme on l’a justement observé, étant « vénaux plutôt qu’inamovibles, » le magistrat acquéreur de sa charge était « plus protégé par le droit de propriété que par une fiction légale, » et le souverain, par un procédé détourné, gardait la faculté de contraindre le titulaire à se défaire de son emploi par une aliénation forcée. Cette espèce d’expropriation avait été plus d’une fois pratiquée. La nouveauté du système de Maupeou fut d’opérer en masse ce qui se faisait avant lui à titre exceptionnel.

La citadelle prise et rasée, il s’agissait de rebâtir. Maupeou fut aussi prompt à réédifier qu’à détruire. Le 23 février, un mois après son coup de force, six « conseils supérieurs, » comprenant cent soixante magistrats et jugeant en appel toutes les affaires civiles et criminelles de leurs circonscriptions, étaient créés dans le ressort de l’ancien parlement de Paris, dont l’étendue était démesurée[30]. Ce fractionnement, qui rapprochait le juge du justiciable, constituait un progrès dont les bienfaits se tirent promptement sentir. Deux mois plus tard, le 13 avril, publication de trois édits organisant le parlement nouveau, nommant soixante-dix conseillers, quatre présidens à mortier, un premier président, — qui fut Bertier de Sauvigny, — et promulguant les grandes réformes qui restent l’honneur de Maupeou : la suppression de la vénalité des charges, la gratuité de la justice, la simplification de la procédure. Telle était la vaste entreprise qui, conçue et exécutée avec une précision et une énergie surprenantes, fut annoncée par Louis XV à son peuple dans le discours fameux qui se terminait par ces mots : Je ne changerai jamais.

Que l’œuvre en soi fût bonne, la preuve en est que, de nos jours encore, les principes proclamés par M. de Maupeou, complétés, élargis par la Révolution, sont demeurés la base de notre droit public. Mais qui mettrait ces idées en pratique et leur ferait produire leurs fruits ? La principale difficulté que rencontra le chancelier fut dans le recrutement des hommes chargés de rendre la justice. Il s’établit bien vite une comparaison désastreuse, tant pour le caractère que pour la capacité juridique, entre le nouveau personnel improvisé en hâte et les vieux magistrats, intraitables sans doute et rétifs à l’obéissance, mais pleins d’honneur, de science, d’intégrité professionnelle. Maupeou lui-même, dans ses heures d’épanchement, faisait bon marché de ses choix : « J’ai dû faire, disait-il, comme le propriétaire qui loue un bâtiment neuf à des filles, pour essuyer les plâtres. »

Ainsi qu’on devait s’y attendre, l’effort des adversaires du chancelier se concentra sur ce point faible. Un tolle formidable s’éleva dans le royaume. En tête, les princes du sang, à l’exception du jeune comte de La Marche, dont le père, le prince de Conti, était l’âme de la résistance. Un violent réquisitoire, signé par les princes de Condé, de Conti, d’Orléans, traita Maupeou d’ « ennemi public. » Les termes en étaient si durs, que tous les signataires reçurent défense de paraître à la Cour. Les propres filles du Roi, — qui devaient d’ailleurs vite passer dans le camp opposé, — une bonne partie de la noblesse et de la haute bourgeoisie, et tous les gens de loi, prirent fait et cause pour le parlement exilé. Les avocats refusèrent de plaider devant les nouveaux magistrats. Les femmes s’associèrent au mouvement avec une ardeur enflammée qui rappelait les jours de la Fronde. Aussi disait-on de Maupeou qu’il n’aurait nulle chance de succès, s’il ne pouvait « faire taire les femmes et faire parler les avocats. »

Le chancelier tint tête avec une belle vaillance. Infatigable à la riposte et rendant coup pour coup, tantôt à visage découvert, et tantôt employant contre ses adversaires les armes cachées et perfides dont eux-mêmes usaient contre lui, pas un instant, au fort de cette bataille, il ne se laisse détourner de sa tâche. A la fin de l’année 1771, toutes les cours sont reconstituées, le service judiciaire fonctionne régulièrement partout Aussi nombre de justiciables sont-ils forcés de confesser les avantages de l’organisation nouvelle. Et graduellement, devant la victoire remportée et le fait accompli, toutes les oppositions mollissent et cèdent l’une après l’autre. Les avocats capitulent les premiers : à la rentrée du parlement de Paris, deux cents d’entre eux se rendent à la « messe rouge, » où l’archevêque officie en personne. L’automne suivant, ce sont les princes qui effectuent leur soumission. Les Condé donnent l’exemple, par une lettre rendue publique, qui émeut vivement l’opinion. Les d’Orléans, avec moins de franchise, manœuvrent pour rentrer en grâce. Le 28 décembre 1772, une visite collective au Roi de tous les princes du sang est regardée comme le présage d’une réconciliation générale et complète.

Les anciens magistrats eux-mêmes deviennent graduellement plus traitables. La plupart finissent, de guerre lasse, par accepter la liquidation de leurs charges, reconnaissant ainsi la légalité de l’édit. Quelques mémorialistes affirment que Louis XV, dans les derniers temps, avait eu le projet, en conservant l’organisation de Maupeou, de réintégrer dans leurs postes, par une rentrée en masse, la grande majorité des vieux parlementaires ; d’Aiguillon eût été l’instigateur de ce plan mitigé, dont le renvoi du chancelier aurait assuré le succès[31]. Que d’Aiguillon ait secrètement suggéré cette idée, la chose est vraisemblable ; il semble plus douteux qu’il y eût décidé le Roi. Mais ce qui est établi, c’est que les premiers mois de 1774 virent s’engager sous-main des négociations entre le chancelier lui-même et quelques-uns des chefs du parlement dissous, que Maupeou désirait substituer peu à peu aux membres les plus compromis du parlement nouveau. Quatre-vingts magistrats, le président de Lamoignon en tête, étaient, dit-on, tout prêts à se ralliera cette combinaison. Bref, à l’heure où mourut Louis XV, la pacification était à la veille de se faire, et la « révolution » paraissait, comme écrit Maupeou, « consommée dans tous les esprits sans espoir de retour. »


V

L’événement du 10 mai et l’ouverture d’un nouveau règne ressuscitèrent l’affaire à demi enterrée. Toutes les rancunes se ranimèrent, en même temps que les espérances. Dès le lendemain, l’agitation reprenait de plus belle, sourde d’abord, et bientôt menaçante, à mesure que se révélait l’indécision du Roi. Louis XVI, né et grandi au bruit des luttes récentes, était hostile d’instinct aux empiétemens de la magistrature. « Le Roi, disait Maurepas à Augeard dans une causerie confidentielle[32], abhorre les parlemens. Il est buté contre eux encore plus que son grand-père. » Naguère, lorsqu’il était dauphin, consulté par Maupeou sur l’édit qui allait engager la bataille, il lui retournait le projet avec cette apostille : « Cela est très beau, voilà notre vrai droit public ! Je suis enchanté de M. le chancelier. » Il n’avait pas changé d’avis en montant sur le trône ; pendant la quarantaine imposée aux ministres, Maupeou ayant écrit pour attester son dévouement au nouveau maître de la France, avait reçu de lui cette réponse bienveillante : « J’ai toujours vu avec le plus grand plaisir le zèle et l’attachement que vous avez marqués pour les intérêts du Roi et de la monarchie ; je ne doute pas que vous me soyez aussi attaché. En attendant que je puisse vous voir, s’il arrivait quelque affaire, écrivez-la-moi, et je vous ferai réponse tout de suite. » Il refusait, au même moment, de recevoir la visite de Conti, le seul des princes du sang qui n’eût point désarmé devant le chancelier. Ces manifestations, tout en faisant clairement connaître les sentimens intimes du prince, ne persuadaient cependant qu’à demi ceux qui connaissaient bien sa faiblesse, ses scrupules, sa déférence à l’opinion de son entourage familier. Or, Marie-Antoinette, sous la pression des amis de Choiseul, passait pour contraire à Maupeou et favorable aux anciens parlemens. Mais elle gardait encore quelque réserve, et ses tendances ne se montraient que par de vagues propos et des railleries voilées.

Qu’importaient, au surplus, dans une question si grave, les velléités du souverain ? Il fut certain, du premier jour, qu’il ne se déciderait que par raison d’Etat et sur l’avis de ses conseils. Maurepas était donc, à vrai dire, l’arbitre du litige. « Qu’il eût fait dire au Roi, écrit l’abbé Georgel : « Je veux irrévocablement la stabilité du nouveau système, » et tout était fini. Le chancelier triomphait, et le foyer de résistance entretenu dans l’ancien parlement contre l’autorité royale était éteint à jamais. » Ce mot, les confidens de M. de Maurepas savaient qu’il ne le dicterait jamais : « Voici ma profession de foi, avait-il déclaré à son ami Augeard : sans parlement, point de monarchie. Ce sont les principes que j’ai sucés du chancelier de Pontchartrain[33]. » Plus peut-être que ces « principes, » la haine amassée dans son cœur contre le prince auquel il devait vingt-cinq ans d’exil l’inclinait à détruire l’œuvre essentielle du dernier règne. Et ces raisons se conciliaient avec le vœu secret de son égoïste vieillesse : assurer la paix du moment, fût-ce au prix du péril futur, et se créer une popularité immédiate et facile. « Je ne veux pas être traîné sur la claie pour les affaires de M. de Maupeou, » répétait-il d’un ton de badinage. A d’Amécourt, qui lui recommandait une solution moyenne et conciliante, il faisait cette réponse qui le peint tout entier : « Mon ami, il ne faut pas chercher ici quid melius, mais quid facilius[34]. »

Prudent toutefois, et connaissant les hommes, il se gardait de brûler ses vaisseaux. « Je n’ose prendre sur moi de faire des ouvertures au Roi et de lui parler en manière quelconque des parlemens, » disait-il à Augeard. Sur quoi, tous deux, de compagnie, dressaient le plan habile et compliqué dont voici les grandes lignes. C’est au Duc d’Orléans, « parlementaire dans l’âme, » qu’il serait réservé d’attacher le grelot. Ce prince, dûment stylé, demanderait une audience au Roi, sans indiquer l’objet de cette requête ; au cours de l’entretien, dont Maurepas préparerait les voies, la grande question serait soulevée, et le Duc d’Orléans proposerait à Louis XVI de lui adresser un mémoire où seraient exposées ses vues. Cet écrit, que le Roi ne manquerait sûrement pas de soumettre à Maurepas, donnerait à celui-ci l’occasion naturelle de rouvrir le débat et de discuter le rappel de l’ancien parlement, sans éveiller les soupçons de son maître.

Ainsi fut fait. L’audience eut lieu ; le mémoire, rédigé par l’avocat Lepaige, fut remis à Louis XVI par le Duc d’Orléans. C’était un plaidoyer d’un ton confidentiel, où l’infortune de tant de magistrats languissant encore en exil était décrite en termes pathétiques, qui émurent fortement la sensibilité royale. Maurepas, consulté par Louis XVI, comme il l’avait prévu, feignit de contester les conclusions absolues du mémoire, mais il le lit avec mollesse, et souvent, depuis lors, dans leurs entretiens tête à tête, il appuyait auprès du prince sur le mauvais renom de la magistrature nouvelle, s’efforçait, à mots couverts, de déconsidérer Maupeou et sa « séquelle. » Le séjour à Marly, dans la seconde quinzaine de juin, fut employé presque entièrement à cette besogne souterraine.

Tout marchait au gré du ministre, quand une indiscrétion faillit tout compromettre. Fier de son rôle en cette affaire, enchanté du succès qu’il escomptait déjà, le Duc d’Orléans s’en vanta auprès de son inséparable amie, la marquise de Montesson, la mit dans le secret de la conspiration ; la marquise, à son tour, conta l’histoire à quelques amis sûrs ; si bien qu’en peu de temps la chose s’ébruita et vint aux oreilles de Maupeou, qui se plaignit au Roi. D’où colère de Louis XVI, reproches faits à Maurepas, effarement du « Mentor. » Celui-ci courut chez Augeard : « Le Duc d’Orléans a bavardé, lui dit-il, le Roi m’a soupçonné de m’en tendre avec lui, l’affaire est manquée ! » Et, dans sa déconvenue, il était déjà prêt à abandonner la partie : « Je serais compromis, et je n’avancerais à rien. » Il fallut l’éloquence d’Augeard pour ranimer ses esprits abattus.

Un incident surgit, sur l’entrefaite, fort à propos pour l’aider à sauver sa mise. L’heure approchait où, selon la coutume, seraient célébrées à Saint-Denis, les obsèques solennelles, — le « catafalque, » — du feu Roi. Le cérémonial exigeait que tous les princes du sang prissent part au défilé dans la vieille basilique et saluassent au passage les principaux corps de l’Etat, le parlement en tête. Le Duc d’Orléans déclara que ni lui ni son fils ne rendraient les honneurs aux nouveaux magistrats, non plus qu’au chancelier. Tous les expédiens proposés échouèrent devant un refus obstiné. Maurepas saisit la balle au bond ; il conseilla nettement au Roi de tenir ferme et de n’accepter nulle excuse, dût-il, en cas de désobéissance, exiler à nouveau ses parens de la Cour. Ainsi cet habile homme établissait-il sa bonne foi, bannissant de l’esprit du Roi toute suspicion d’entente avec les d’Orléans. Ceux-ci d’ailleurs, avertis en cachette, se prêtaient à la comédie et acceptaient les conséquences de leur rébellion feinte.

La ruse était bien combinée. Mais, dans les jours qui précédèrent le « catafalque, » une incroyable animation agita toute la Cour. Ennemis et partisans de l’ancien parlement attendaient anxieusement la décision royale. Mesdames tantes se jetaient aux pieds de leur neveu, « le conjurant avec larmes de ne pas laisser insulter la mémoire de leur père[35]. » L’animation des partis était telle, qu’on redoutait quelque scandale au cours de la cérémonie. L’attitude résolue du Roi mit un terme à ces vaines querelles. « Le jeune Roi, dit Croy, se décida ferme, tourna pour le chancelier, et défendit qu’on lui en parlât davantage. » La veille du jour fixé, qui était le 25 juillet, les ducs d’Orléans et de Chartres eurent ordre de se rendre à leur terre de Villers-Cotterets[36]. Ils partirent sur-le-champ, sans murmure, comme sans inquiétude. Les autres princes « plièrent, » et le service eut lieu en l’absence de tout incident. On remarqua seulement, quand le couple royal, au retour de la basilique, suivit les boulevards parisiens, l’indifférence glaciale et le silence du peuple. Louis XVI en ressentit, dit-on, un vif chagrin, que Maurepas exploita contre le chancelier. L’exil des d’Orléans produisit, au surplus, « tout l’effet que M. de Maurepas pouvait désirer ou attendre ; » plus que jamais, il s’installa dans la confiance du Roi, tandis que Maupeou reperdait le terrain un moment gagné. Et à l’heure même où, de toutes parts, on commentait l’échec des « vieux parlementaires, » de puissantes batteries se dressaient pour leur assurer la victoire.


VI

Des ministres du Roi défunt conservés par son successeur, il en était un qui passait pour le bras droit et « l’âme damnée » de M. de Maupeou : c’était Bourgeois de Boynes, secrétaire d’Etat pour la marine depuis l’année 1771. Il était fils d’un caissier de Law, qu’avait enrichi le système. On le disait légiste habile, d’intelligence ouverte, mais léger, vaniteux, infatué de lui-même. Du premier jour de son arrivée au pouvoir, il avait mis toute son application à seconder le chancelier dans ses batailles contre les magistrats rebelles, négligeant, pour cette lâche, les affaires de son département, et la marine périclitait entre ses mains oisives. Maurepas avait la partie belle pour exciter l’indignation du Roi contre un tel administrateur. C’étaient donc, après chaque conseil, entre Louis XVI et lui, comme un concert de doléances sur l’ignorance et sur les bévues du ministre, et tous deux concluaient à la nécessité pressante de congédier ce fâcheux serviteur[37].

Le choix du remplaçant faisait aussi l’objet de ces secrets colloques. Il était, depuis quelque temps, un nom qu’on prononçait beaucoup dans l’entourage familier de Maurepas et que l’on mettait sur la liste du prochain ministère ; c’était le nom d’Anne-Robert-Jacques Turgot, intendant de Limoges, qui, par son administration depuis douze ans dans cette province, s’était acquis un grand renom d’intégrité, d’habileté et d’amour du bien, et que nombre de gens représentaient déjà comme le futur régénérateur du royaume. Au premier rang de ces derniers était cet abbé de Véri, dont nous savons l’intimité dans le logis de Maurepas. Une curieuse figure d’arrière-plan que celle de cet intelligent abbé, plus philosophe que prêtre, longtemps auditeur de rote à Rome, maintenant retiré à Paris avec de belles prébendes, y faisant de la politique avec passion, mais sans ambition personnelle, dans la coulisse, en amateur, et profitant de ses hautes relations pour servir ses idées et pousser ses amis. Compagnon d’enfance de Turgot, dont il avait été le condisciple à la Sorbonne, et resté depuis lors en commerce étroit avec lui, c’est l’abbé de Véri qui, de longue date, avait prôné Turgot d’abord auprès de Mme de Maurepas, ensuite auprès de son époux, le désignant comme le seul homme capable d’accomplir les réformes indispensables et de mènera bien la tâche immense du nouveau règne.

Toujours d’ailleurs, dans ces causeries, il parlait de lui attribuer l’administration des Finances, à laquelle en effet paraissaient l’avoir préparé ses études, ses dernières fonctions, ses connaissances en économie politique. Ce fut pourtant ce même Véri qui, voyant Maurepas indécis et perplexe, lui proposa un jour Turgot pour la marine : sans doute, disait l’abbé, Turgot n’avait-il pas, en cette partie, de compétence spéciale, mais « son habitude du travail, ses profondes recherches sur la mécanique et l’histoire naturelle, son exactitude singulière en matière de travaux publics dans son intendance du Limousin, lui donneraient une prodigieuse facilité pour acquérir les notions nécessaires. S’il n’a pas l’expérience, il a du moins le fond pour l’acquérir promptement[38]. » On pouvait, en tous cas, essayer ainsi ses talens, sauf, quand la place serait vacante, à le transférer par la suite au contrôle général. Maurepas agréa ces raisons et les redit au Roi, qui ne risqua qu’une objection timide : « On dit qu’il ne va pas à la messe. — L’abbé Terray y va tous les jours, » fut la réplique triomphante de Maurepas.

Au fond, Louis XVI, par tout ce qui lui revenait, avait du penchant pour Turgot, en lequel il reconnaissait certaines de ses propres vertus, un amour sincère pour le peuple, le goût de la simplicité et de l’économie, l’austérité des mœurs privées. Il hésitait pourtant encore, remettait sans cesse au lendemain, par suite de sa répugnance naturelle à trancher dans le vif et à passer du désir à l’action. Maurepas séchait d’impatience. Le 19 juillet au matin, il vint trouver le Roi : « Les affaires, lui dit-il[39], exigent des décisions. Vous ne voulez pas conserver M. de Boynes, et le dernier Conseil vous en a dégoûté plus que jamais. Pesez promptement le pour et le contre… Vous m’avez dit du bien de M. Turgot ; prenez-le pour la marine, puisque vous n’avez pas encore pris de parti sur l’abbé Terray. » À ce petit discours, le Roi ne fit aucune réponse ; la journée se passa sans qu’il y parût songer. Mais le soir, après la promenade, il écrivit au duc de La Vrillière le billet que voici : « Vous irez demain matin chez M. de Boynes lui demander sa démission de la place de secrétaire d’Etat pour la marine… Vous écrirez après à M. Turgot, intendant de Limoges, que je le nomme à la place de M. de Boynes, et vous me l’amènerez demain, dans l’après-dînée. » Ce fut seulement dans la matinée du lendemain qu’à l’entrée de Maurepas, Louis XVI l’accueillit par ces mots : « J’ai fait ce que vous m’avez dit[40]. »

Le passage rapide de Turgot au ministère de la marine, par suite l’impuissance où il fut d’y apporter aucune utile réforme, me permettent d’ajourner jusqu’à l’époque de son véritable avènement les détails nécessaires sur les antécédens, l’humeur et les idées de cet illustre personnage. Mais ce qu’il faut noter ici, c’est l’approbation générale qui accueillit son nom dans toutes les classes de la nation. A peine, le premier jour, un étonnement léger sur la nature un peu spéciale des fonctions qui lui sont confiées : « Entre nous, écrivait Voltaire, je ne le crois pas plus marin que moi. » Chacun sentait, pourtant, que le poste était provisoire et servirait de marchepied pour un autre plus important. Et l’on vantait à qui mieux mieux le désintéressement, la « raison éclairée » du nouveau ministre du Roi. Ce fut, par contre-coup, l’instant où la popularité personnelle de Louis XVI fut à son apogée. Le nom d’Henri IV était sur toutes les lèvres, et l’on prêtait au descendant toutes les vertus légendaires de l’ancêtre. A la statue du Béarnais dressée sur le Pont-Neuf on attachait un écriteau portant ce mot : resurrexit. On vendit au Palais-Royal des boites où l’on voyait les profils accouplés de Louis XII et de Henri IV, au-dessous celui de Louis XVI, et cette devise au bas : « XII et IV font XVI. » On fabriqua des tabatières revêtues de peau de chagrin, ornées de médaillons du Roi et de la Reine, et baptisées par l’inventeur : La consolation dans le chagrin. Ces objets firent fureur pendant plusieurs semaines.

Les jeunes souverains jouissaient de ces témoignages populaires. Aux dithyrambes de l’Impératrice écrivant à sa fille : « Tout est en extase, tout est fou de vous autres ; on se promet le plus grand bonheur, et vous faites revivre une nation qui était aux abois, » Marie-Antoinette répondait : « Il est bien vrai que les éloges et l’admiration pour le Roi ont retenti partout. » Toutefois, un éclair de sagesse lui montrait la fragilité d’un si prompt engouement : « Je suis inquiète, reprenait-elle, de cet enthousiasme français pour l’avenir… Le feu Roi a laissé les choses en très mauvais état ; les esprits sont divisés, et il sera impossible de contenter tout le monde, dans un pays où la vivacité voudrait que tout fût fait dans un moment[41]. »

L’habileté de Maurepas fut de montrer au Roi, dans cette explosion d’allégresse, une manifestation du sentiment public en faveur du rappel de l’ancien parlement et d’en tirer parti pour hâter l’entreprise. Il espérait, sur ce terrain, trouver comme auxiliaire le nouveau ministre de la marine. Non que Turgot, par tradition, fût partisan déterminé des prétentions de la magistrature. Tout au contraire, du temps de sa jeunesse, il avait refusé, comme conseiller au parlement de Paris, de s’associer aux résistances du corps dont il faisait partie. Même, en 1753, lors d’un premier exil des magistrats rebelles, il avait accepté une place dans une espèce de Chambre provisoire instituée par Louis XV, et s’était ainsi attiré l’indignation de ses confrères. Ami du pouvoir absolu, convaincu que l’autorité doit résider essentiellement dans la personne du Roi, il condamnait en principe toute atteinte portée à cette puissance souveraine. Aujourd’hui cependant, devant les périls imminens et les nécessités urgentes, il n’était pas très éloigné de voir, dans le rappel du parlement, une satisfaction accordée à l’opinion publique, un regain de prestige pour la monarchie ébranlée, le gage aussi d’un précieux et puissant appui pour le vaste plan de réformes qu’il portait, dès cette heure, tout construit dans sa tête et dont il espérait le relèvement de sa patrie. Il se rendait compte également de la difficulté, pour un homme tel que lui, de siéger dans le même conseil que Maupeou et Terray, pour lesquels il ne professait ni estime, ni confiance, et qu’il savait hostiles à la plupart de ses idées. Toutes ces raisons semblaient devoir assurer à Maurepas, sinon le concours actif de Turgot, du moins sa neutralité bienveillante dans la bataille dont il me reste à raconter les derniers épisodes.


VII

La première question à résoudre, — d’où découlerait en réalité tout le reste, — était celle du maintien ou du renvoi de M. de Maupeou. Au sort du chancelier paraissait lié le sort du contrôleur général, tous deux ayant, depuis le nouveau règne, associé leurs fortunes. Ce point, d’après une promesse faite par Louis XVI à Maurepas[42], devait être réglé pendant le séjour à Compiègne, où la Cour était établie pour la durée du mois d’août. Ces semaines furent remplies de machinations et d’intrigues. Les d’Orléans, revenus de leur court exil, harcelaient le Roi de conseils, d’adjurations pressantes, que Maurepas appuyait de ses prudentes insinuations. La Reine, dans le même camp, mettait en jeu les ressources de son esprit et de sa coquetterie légère. « Elle a une bonne qualité, disait à ce propos la Comtesse de Provence ; quand elle veut une chose, elle ne la quitte pas et en vient toujours à ses fins. » Dans le parti adverse, se trouvaient Mesdames tantes, guéries de leur petite vérole, et surtout Madame Louise, qui, du fond de son monastère, conjurait son neveu de ne point céder aux instances des « ennemis de la religion » et des suppôts de la philosophie. L’archevêque de Paris et quelques ecclésiastiques notoires tenaient un langage analogue. Le chancelier, de son côté, se défendait avec adresse. Sans entrer lui-même dans la lice, il poussait son ami Vergennes à lire dans le Conseil du Roi un long mémoire qui justifiait la suppression de l’ancien parlement et exposait éloquemment les dangers du rappel. Louis XVI, dans cette mêlée, ne savait trop auquel entendre. Il se bornait, selon sa méthode ordinaire, à classer et à étiqueter notes, lettres et mémoires, sous deux rubriques, intitulées Opinions favorables au retour des anciens parlemens, Opinions favorables aux parlemens actuels, serrait le tout dans une armoire, et ne se décidait sur rien.

Le 10 août, Maurepas, voyant le temps couler sans rien produire, prit le parti d’aborder franchement la question. Le Journal de Véri reproduit ce long entretien, dont je donne ici des fragmens : « Les délais, dit M. de Maurepas, accumulent et gâtent les affaires. Il ne faut pas croire que vous n’ayez que celle-ci à arranger. Le jour où vous l’aurez résolue, il en naîtra une autre ; c’est un moulin perpétuel, qui sera votre partage jusqu’à votre dernier soupir. L’unique moyen d’en soulager l’importunité, c’est une décision expéditive, pourvu que la réflexion ait précédé. Je ne vous parlerai plus des arrangemens parlementaires, jusqu’à ce que votre parti soit pris sur le chancelier, parce que ce seraient des paroles perdues… Mais lui avez-vous parlé, à lui, des parlemens et de la magistrature ? — Pas le moindre mot, dit le Roi. A peine, ajouta-t-il en souriant, me fait-il l’honneur de me voir ; il ne me fait pas celui de me parler… Mais l’embarras du successeur ! » Sur cette exclamation, le « Mentor » propose divers noms, en premier lieu Malesherbes, l’ami intime de Turgot et l’honnête homme par excellence. « Je sais bien, répond Louis, que c’est celui que tout le monde porte, mais il ne me convient pas, à moi[43]. — Je vous proposerais encore M. Turgot lui-même, reprend Maurepas, si vous ne le gardiez pour la finance, pour laquelle vous seriez encore plus embarrassé. — Il est bien systématique, objecta le Roi, et il est en liaison avec les Encyclopédistes. » La conférence prit fin sans aucune décision formelle, mais avec l’aveu arraché qu’il en fallait une prompte, et la promesse réitérée que ce serait chose faite avant le départ de Compiègne.

Une conversation identique, et sans résultat plus certain, eut lieu, à quelques jours de là, au sujet de l’abbé Terray. Louis XVI, sans accorder d’estime à son contrôleur général, rendait justice à ses talens, à son expérience des affaires. « Il se défend bien ! » disait-il en lisant ses rapports sur la gestion financière du royaume, et il murmurait tristement : « Je voudrais bien pouvoir le garder, mais c’est un trop grand coquin ! C’est fâcheux[44]. » De fait, cynique et débauché, « l’un des plus mauvais prêtres qu’on ait connus, » l’abbé Terray n’était pas moins un administrateur habile, d’esprit délié, fertile en expédiens, incomparable, dit l’abbé de Véri, « pour donner une tournure honnête aux démarches les plus iniques. » Trois ans après l’avoir fait renvoyer, M. de Maurepas soupirait en entendant son nom : « Nous vivons encore sur ses moyens, » justifiant ainsi cette boutade attribuée au duc de Choiseul : « A la place du Roi, je l’aurais gardé, et j’aurais fait mettre sur son bureau un chapeau de cardinal et une potence ; je suis sûr qu’entre les deux il aurait bien fait. »

Terray ni Maupeou, comme on pense, n’étaient sans se douter du coup qu’on méditait contre eux. A défaut d’autre indice, le visible embarras du Roi, le soin qu’il apportait à fuir tout tête-à-tête, eussent suffi pour les mettre en garde. « Ils me chasseront, disait Terray à son ami Cromot, mais je ne veux pas être la dupe des sottises que je les vois disposés à commettre. » Maupeou, de son côté, avec sa rudesse coutumière, s’écriait en parlant du Roi : « D’ici quelques jours, il me renverra, mais, une fois moi parti, il est f…[45]. » Il continuait pourtant la lutte et appelait de ses vœux une discussion publique dans le Conseil du Roi. Il prépara même à cet effet une sorte de discours dont on a retrouvé le texte[46] : « Tout changement est un mal, y lit-on, quand il n’est pas nécessaire. Rappeler les anciens parlemens, c’est condamner le passé, c’est anéantir un exemple qui devait être le frein éternel des parlemens, c’est peut-être anéantir la possibilité de renouveler un pareil exemple, si jamais il devenait nécessaire… » — « Si trois années, ajoutait-il plus loin, n’ont pu affermir une révolution si nécessaire dans son principe, si complète dans ses effets, il en résultera, Sire, la conviction que tous les efforts de l’autorité contre les parlemens ne sont que des efforts passagers, que ces corps surnagent toujours ; et dès lors, qui de vos sujets osera jamais se hasarder sur la foi de l’autorité ? Qui de vos sujets acceptera des places, dont bientôt il ne lui resterait que le triste souvenir, la honte, et peut-être la persécution ? » Et, dans une phrase saisissante, il évoquait dans le lointain de sombres et trop réelles images, « l’autorité s’affaiblissant, les nœuds de l’obéissance se relâchant d’eux-mêmes, » et « les peuples passant du mépris de la magistrature au mépris du gouvernement ! » Louis XVI n’entendit pas ces paroles éloquentes ; Maurepas lui persuada de défendre que cette affaire fût mise en délibération. Ce fut quinze ans plus tard, aux premières lueurs de la Révolution, que Maupeou fit tenir au Roi ces pages, auxquelles les circonstances donnaient alors un accent prophétique.

Si, par la volonté royale, cette guerre demeura silencieuse, du moins ne fut-elle pas longtemps secrète. Des rumeurs, encore vagues, coururent à la Cour de Compiègne, se répandirent de là jusqu’à Paris. L’agitation des plus beaux jours renaissait au Palais et jusque dans la rue. On entendait, chaque soir, comme au lendemain du coup audacieux de Maupeou, des huées et des cris injurieux à la sortie d’audience des nouveaux magistrats. On brûla sur la place Dauphine le chancelier en effigie. La mollesse de la répression enhardissait l’impudence des meneurs.

L’abbé Terray, le 20 août, s’absenta pour deux jours, afin de visiter un canal souterrain qu’on construisait en Picardie. Le bruit de son renvoi circula aussitôt, et ses collègues eux-mêmes s’interrogeaient entre eux sur la nouvelle. Le soupçon s’aggrava lorsqu’on sut que Louis XVI, dans la matinée du lendemain, avait mandé Turgot, voulant, avait-il dit, conférer avec lui. Chacun conjectura que le Roi allait lui offrir le contrôle général. Turgot s’y attendait : « Il se prépara, dit Véri, à exposer ses vues et ses principes sur la finance, sur la liberté du commerce et sur les principales réformes qui lui semblaient indispensables. » Mais, à sa grande surprise, le prince, sauf quelques allusions voilées, ne lui parla que d’affaires de marine, et il dut s’en aller sans avoir abordé les questions importantes. Cette dernière reculade porta l’irritation de Maurepas à son comble. Le 24, à dix heures du matin, il entra chez le Roi. Voici, d’après le Journal de Véri[47], les paroles essentielles qui s’échangèrent entre eux dans ce décisif entretien :

LE ROI. Vous n’avez pas de portefeuille ; vous n’avez pas grand’chose sans doute ? — MAUREPAS. Je vous demande pardon, Sire. L’affaire dont j’ai à vous parler n’a pas besoin de papiers, mais elle n’en est pas moins importante. Il s’agit de votre honneur, de celui de votre ministère, et de l’intérêt de l’État. L’indécision dans laquelle vous laissez flotter les esprits avilit vos ministres actuels et laisse les affaires en suspens. Voilà un mois de perdu, et vous ne sauriez continuer sans faire tort à vous et à vos sujets. Si vous voulez conserver vos ministres actuels, publiez-le, et ne les laissez pas regarder par toute la populace comme voisins de leur chute. Si vous ne voulez pas les garder, dites-le pareillement, et nommez leurs successeurs. — LE ROI. Oui, il faut décider, et il faut les changer. Ce sera samedi, après le Conseil des dépêches. — MAUREPAS (avec vivacité). Non, point d’ajournement, ce n’est pas ainsi qu’on gouverne un État ! Le temps n’est pas un bien que vous puissiez perdre à votre fantaisie, et il faut donner votre décision avant que je sorte d’ici. — LE ROI. Mais que voulez-vous ? Je suis accablé d’affaires, et je n’ai que vingt ans. Tout cela me trouble. — MAUREPAS. Ce n’est que par la décision que ce trouble cessera. Laissez les papiers à vos ministres, et bornez-vous à en choisir de bons et d’honnêtes. Vous m’avez toujours dit que vous vouliez un ministère honnête ; le vôtre l’est-il ? S’il ne l’est pas, changez-le ; voilà votre fonction. Ces jours derniers, l’abbé Terray vous mit à portée de le faire, en vous demandant après son travail si vous étiez content de sa gestion. — LE ROI. Vous avez raison, mais je n’osai pas. Il n’y a encore que quatre mois, que l’on m’avait habitué à avoir peur quand je parlais à un ministre. — MAUREPAS. Alors vous aviez à leur demander, et ils étaient les maîtres ; aujourd’hui, ils sont vos ministres, à vous. L’abbé Terray vint me rendre compte de ses incertitudes et de votre silence ; j’étais dans l’embarras moi-même. Je suis venu tous les jours à votre lever ; que ne m’avez-vous tiré à part pour m’en dire un mot ? Mais il faut vous arracher les paroles, pour vos intérêts les plus précieux ! »

Maurepas, voyant le Roi ébranlé et ému, serre alors la question d’une manière encore plus pressante : « Voulez-vous ou ne voulez-vous pas changer les deux ministres ? — Oui, je le veux bien. — Alors que ce soit dès à présent. J’irai l’annoncer à l’abbé Terray, et M. de La Vrillière ira demander les sceaux au chancelier. Etes-vous décidé sur les successeurs ? Car il faut tout terminer à la fois ; les incertitudes pour les places font naître les intrigues. — Oui, dit le Roi, je me décide. M. Turgot aura la Finance. — Mais il désire, avant d’accepter, avoir une audience de Votre Majesté. — Je le mis avant-hier à portée de s’expliquer, reprit Louis XVI, car nous parlâmes peu de marine, et je lui parlai de quelques objets qui touchent au contrôle général. J’attendais qu’il s’ouvrît avec moi. — Il attendait, je crois, plus encore de vous, et l’ouverture ne pouvait venir que de votre part. Je vais le chercher, et vous l’envoyer sur-le-champ. Et quant aux autres choix ? — Eh bien ! articula Louis XVI après une courte hésitation, M. de Miromesnil aux Sceaux, et M. de Sartine à la Marine. Il faut leur envoyer un courrier. »

L’affaire ainsi enlevée, Maurepas, avant de s’éloigner, crut devoir s’excuser d’avoir parlé avec une vivacité excessive : « Sire, dit-il, je vous en demande pardon, j’étais trop échauffé. — Oh ! non, ne craignez rien, s’écria Louis XVI en lui posant la main sur l’épaule, dans un geste affectueux. Je suis assuré de votre honnêteté, et cela suffit. Vous me ferez plaisir de me dire toujours la vérité avec cette force ; j’en ai besoin. »

Turgot, averti par Maurepas, monta peu après chez le Roi. L’audience fut brève, l’échange d’idées sommaire, mais la conversation eut lieu sur un ton de cordialité dont témoignent leurs derniers mots[48] : « Tout ce que je vous dis est un peu confus, dit Turgot au moment de prendre congé, parce que je me sens encore bien troublé. — Je sais que vous êtes timide, mais je sais aussi que vous êtes ferme et honnête, et que je ne pouvais mieux choisir. Je vous ai mis à la marine quelque temps, pour avoir occasion de vous connaître. — Il faut, Sire, que vous me donniez la permission de mettre par écrit mes vues générales et, si j’ose dire, mes conditions sur la manière dont vous devez me seconder dans cette administration ; car, je l’avoue, elle me fait trembler, par la connaissance superficielle que j’en ai. — Oui, répliqua le Roi, comme vous voudrez. Mais, ajouta-t-il en lui prenant les mains, je vous donne ma parole d’honneur à l’avance d’entrer dans toutes vos vues et de vous soutenir toujours dans tous les partis courageux que vous aurez à prendre. » Turgot sortit du cabinet du Roi « tout attendri, » selon son expression. Comme il en avait pris l’engagement, il rédigea sur l’heure une sorte de mémoire, qui exposait, en résumé, son système financier et ses idées sur la politique générale. Cette lettre nous est conservée ; nous y reviendrons par la suite. Il suffit aujourd’hui de noter les étapes, de plus en plus rapides, par lesquelles s’achemine vers son terme la grande affaire des parlemens.

Tandis que M. de Maurepas courait faire connaître à Terray sa disgrâce, le duc de La Vrillière, muni d’une lettre de Louis XVI, se rendait chez le chancelier pour lui redemander les sceaux. Maupeou se montra plein de calme, sans plainte et sans irritation, en homme qui croit avoir fait son devoir et s’attend de longue date à récolter l’ingratitude. Avant même que d’ouvrir le billet du Roi : « J’obéirai, dit-il à La Vrillière. J’avais fait gagner au Roi un procès qui durait depuis trois cents ans ; il veut le reperdre, il en est le maître. » Quand il eut lu l’ordre d’exil dans sa terre de Roncherolles, située près des Andelys : « Au moins, monsieur, reprit-il en tirant sa montre, apprenez au Roi combien je suis exact. » Et il commanda ses chevaux. Il conserva cette belle sérénité dans le trajet qu’il fit pour gagner l’endroit assigné, parmi les quolibets, les injures de la populace, les processions promenant des mannequins en simarre, que l’on pendait ou brûlait sur la route. Arrivé chez son père, âgé de quatre-vingt-huit ans, il fit une partie de cartes avec lui, causant et plaisantant avec une parfaite bonne humeur, et ne lui apprit la nouvelle qu’au moment de s’aller coucher.


VIII

Cette « Saint-Barthélémy des ministres, » comme on appela dans le public la journée du 24 août[49], fut connue le jour même et provoqua une émotion immense. Le peuple de Paris « tira des pétards toute la nuit » et dansa par les rues autour de feux de joie. Comme le lendemain était la fête patronale de Saint-Louis, et par suite celle du Roi, on dut, crainte d’accidens, faire interdire par la police la vente des pièces d’artifice. Les noms des nouveaux secrétaires d’Etat furent divulgués dans la soirée, et la nouvelle ne diminua pas l’enthousiasme.

L’élévation de Turgot au contrôle, dont on attendait tout, faisait passer sur ses collègues, Sartine à la Marine, Miromesnil aux Sceaux. Sartine, quinze ans lieutenant général de police, s’était acquis dans ces fonctions la sympathie de la population parisienne et le renom d’un habile administrateur. Si ce passé semblait l’avoir peu préparé à son nouvel emploi, on comptait sur sa fermeté pour rétablir la discipline sur les vaisseaux du Roi et dans les arsenaux, où soufflait un vent de révolte. Miromesnil à la Justice étonnait davantage. Comme premier président du parlement de Rouen, il avait subi récemment les rigueurs de Maupeou. Sa retraite l’ayant rapproché du château de Pontchartrain, il devait à ce voisinage l’amitié de Monsieur et, plus encore, de Mme de Maurepas, qui faisait ses délices de cet aimable et galant magistrat. Nul, en effet, ne se tirait plus adroitement d’un rôle dans une comédie de salon, n’excellait davantage dans les imitations, ne tenait avec plus d’esprit l’emploi de mystificateur. Ce fut, disent ses contemporains, par « ces talens de scaramouche » qu’il séduisit la vieille châtelaine, dont l’empire, comme on sait, était puissant sur son époux, et qu’il conquit par suite la simarre de chancelier de France. On lui reconnaissait, du reste, une science assez solide dans les choses judiciaires, une rare facilité de travail et de la justesse dans l’esprit.

Au surplus, dans ces premières heures, ce qui préoccupait presque exclusivement l’opinion, c’était l’accord prévu de ces différens personnages pour régler au plus tôt la question brûlante entre toutes, le rappel de l’ancien parlement. L’issue dorénavant ne semblait guère douteuse, l’œuvre de M. de Maupeou ayant, par la chute de l’auteur, perdu toutes ses chances de durée. Toutefois, les nouveaux magistrats n’entendaient pas disparaître à la muette et tendre la gorge au couteau. Leurs partisans paraissaient non moins résolus à tenter une suprême campagne. Le Comte de Provence ouvrit le feu ; il remit à son frère, dans les premiers jours de septembre, une note écrite, sous son inspiration, par Cromot, son surintendant des finances[50], et intitulée Mes idées, note qui fut publiée par la suite et fit un assez grand tapage. L’auteur y insistait sur l’arrogance des anciens magistrats, s’ils avaient jamais gain de cause : « Ce retour ne pourrait manquer de les enorgueillir… Ils seraient rentrés en agneaux, et se comporteraient en lions. Ils prétexteraient le bien public et prétendraient, suivant leurs principes, en désobéissant, ne pas désobéir. Le peuple, ou plutôt la populace, viendrait ensuite à leur secours, et l’autorité royale se verrait accablée sous le poids de leur résistance. » Les conseillers menacés d’expulsion renchérissaient encore sur ces attaques, et des libelles se répandaient, où leurs prédécesseurs étaient vilipendés avec la dernière violence.

Les d’Orléans et le prince de Conti ripostaient, lançaient des mémoires, que Maurepas transmettait au Roi. Ils avaient partie belle, car le sentiment populaire, fouetté par des excitations secrètes, se déchaînait de plus en plus contre « le parlement Maupeou. » Maintenant, les infortunés magistrats ne pouvaient se montrer nulle part sans provoquer les fureurs de la multitude. L’un d’eux, dans la cour du Palais-Royal, était reconnu, poursuivi ; un homme du peuple lui criait, en lui montrant le poing : « Ah ! b…, tu vas être chassé, avec tous ces gueux-là ! » Et la foule d’applaudir. Au sortir d’une audience du Roi, une délégation de « robes rouges » n’osait s’aventurer parmi la foule assemblée devant le Palais : « Comment faire, demandait leur chef à Maurepas, pour partir sans être insultés ? — Mettez des dominos, » répondait-il d’un ton goguenard[51].

Seul, Louis XVI restait à l’écart, indifférent en apparence et comme spectateur de la lutte. Dans le milieu d’octobre, il recevait des conseillers du parlement de Rennes une plainte au sujet des outrages dont ils se disaient abreuvés. Ils rappelaient le mot de Louis XV : Je ne changerai jamais, et suppliaient le petit-fils de ne pas désavouer l’aïeul. Pour toute réponse, le Roi fit dire par La Vrillière que « ces représentations ne lui avaient paru que l’effet d’une inquiétude sans fondement, occasionnée par des rumeurs vagues auxquelles le Parlement de Bretagne n’aurait dû donner aucune attention. » A quelques jours de là, le 23 du même mois, la Chambre des vacations de la Cour de Paris prenait un arrêté semblable, et le procureur général portait à Fontainebleau les doléances de ses confrères. Louis XVI, devant cette démarche directe, dissimulait son embarras sous les formes bourrues qu’il affectait en pareille occurrence : « Je suis très surpris, répliquait-il sèchement, que la Chambre des vacations de mon parlement ait fait un arrêté sur des bruits publics ! d’autant qu’il n’y a rien de nouveau. » Sur quoi, il tournait le dos et sortait.

Ce n’est point là duplicité, mais malaise assez excusable, car, à l’heure même où il parlait ainsi, la résolution était prise, les lettres préparées, la date fixée pour l’exécution du projet, le tout dans le plus grand mystère. Quatre ministres seuls étaient, dans le secret : Maurepas, Turgot, Sartine et Miromesnil. Les autres furent laissés en dehors de l’affaire, surtout du Muy, le seul qui fût vraiment hostile à la « révolution » prochaine. Les princes du sang restèrent jusqu’au dernier moment dans la même ignorance. Le Roi signa le 25 octobre les lettres destinées à chacun des anciens magistrats, y compris ceux qui avaient accepté la liquidation de leurs charges. Elles portaient, en substance, qu’il leur était enjoint de se trouver le 9 novembre à Paris, sans indiquer le but de cette convocation. Des lettres d’une forme identique avertissaient les membres du nouveau parlement qu’ils eussent à rester, ce même jour, chacun dans son logis, « pour y attendre l’ordre du Roi. » Ces étranges instructions, ce ton énigmatique, jetèrent une inquiétude, que ne dissipa point le silence des jours suivans.

Le 10 novembre, les conseillers de l’ancien parlement reçurent une seconde note royale, conçue dans les termes suivans : « Messieurs, ayant jugé à propos de changer les ordres que je vous ai donnés le 25 du mois dernier, je vous fais cette lettre pour que vous ayez à vous rendre, le 12 du présent mois, en la Chambre de Saint-Louis, au Palais, et que vous y attendiez en silence les ordres que je compte vous y faire donner ledit jour Sur ce[52]… »

Dans l’intervalle de ces deux lettres, Louis XVI avait écrit, avec Miromesnil, le préambule des neuf édits qui devaient rétablir les magistrats exilés sur leurs sièges, en leur imposant certaines règles destinées à prévenir le retour des écarts d’antan. Le morceau se termine ainsi : « Nous sommes assuré que les magistrats se rendront recommandables par la sagesse de leur conduite, que l’esprit de corps cédera en toute circonstance à l’intérêt public, que notre autorité, toujours éclairée sans être jamais combattue, ne se trouvera obligée dans aucun temps de déployer toute sa force, et que, par les précautions dont elle veut s’environner, elle n’en deviendra que plus chère et plus sacrée. » Espérance généreuse et vœu plein de candeur, dont un prochain avenir allait démontrer l’illusion.

Pour donner plus d’éclat à cette mesure réparatrice, le Roi s’était déterminé à déclarer ses volontés avec l’appareil solennel usuel dans les « lits de justice. » On désignait ainsi les assemblées, traditionnelles en France, où le souverain, venant au parlement, lui faisait connaître en personne son intention de promulguer une loi et ordonnait son enregistrement pour quelle eût toute sa force. Nos premiers rois, dans ces séances, occupaient un trône d’or ; on y substitua par la suite un vaste siège formé de cinq épais coussins et surmonté d’un dais, que l’on appelait jadis « un lit ; » d’où le nom de lit de justice donné par extension aux assemblées elles-mêmes[53]. Ce trône monumental, fabriqué sous Louis XII, était de velours violet, parsemé de lys d’or ; la salle entière était tendue d’étoffe également violette ; le Roi portait un habit de même nuance, avec des plumes blanches au chapeau.

Maurepas craignait que la timidité naturelle de Louis XVI ne paralysât ses moyens dans cette imposante circonstance. Il se rappelait Louis XV, si fortement impressionné quand il prenait la parole en public, qu’à peine pouvait-il balbutier quelques phrases inintelligibles. Il cita cet exemple à son royal élève : « Et pourquoi voulez-vous que j’aie peur ? » lui répondit Louis XVI. Maurepas, par précaution, lui fit pourtant répéter sa leçon, « en l’accompagnant d’un mouvement de la main comme pour marquer la mesure : « Trop vite, lui dit-il à la fin, on ne vous a pas bien entendu. — Vraiment ? reprit le Roi avec simplicité. Ah ! si j’avais la bonne grâce et la tenue du Comte de Provence, ce serait à merveille ! Mais, moi, je bredouille, et cela n’ira pas bien[54]. » Une plus sérieuse cause d’anxiété fut l’avis qu’on reçut, de sources différentes, que la salle du Palais où se tiendrait le lit de justice était minée et sauterait sous les pas du Roi. On visita les caves et les souterrains du Palais, et l’on ne trouva rien. Mais quelque chose de cette histoire avait transpiré dans le public, et il en résulta, pendant toute la séance, un trouble général qui nuisit à l’effet.

Le 12 novembre, à sept heures au matin, Louis XVI, escorté de ses frères, des grands officiers de la couronne et d’un immense cortège, quitta la Muette, en carrosse d’apparat, et suivit la route de Paris. Il traversa sa capitale parmi des acclamations enthousiastes et se rendit à la « grand’chambre » du Palais, qu’on avait disposée pour cette solennité. Il présida d’abord une assemblée particulière des princes du sang et des pairs du royaume, auxquels il annonça « sa résolution prise de rétablir dans leurs fonctions les anciens membres de son parlement : « Ce bienfait, leur dit-il, est une preuve de ma tendresse pour mes sujets, mais je ne perds point de vue que leur tranquillité et leur bonheur exigent que je conserve mon autorité dans toute sa plénitude. » Miromesnil prit ensuite la parole pour expliquer et commenter les mesures ainsi décidées. Louis XVI n’ajouta que ces mots : « Messieurs, je suis assuré de votre attachement et de votre zèle pour donner à tous mes sujets l’exemple de la soumission. » Après quoi, le grand maître des cérémonies s’en fut chercher les « officiers de l’ancien parlement » et, de la part du Roi, les invita à reprendre leurs places.

Les magistrats entrèrent, en grand costume, et reprirent en silence les sièges d’où, quatre années auparavant, ils s’étaient vus brutalement arrachés. Louis XVI s’exprima alors en ces termes : « Messieurs, le Roi mon très honoré seigneur et aïeul, forcé par votre résistance à ses ordres réitérés, a fait ce que le maintien de son autorité et l’obligation de rendre la justice à ses sujets exigeaient de sa sagesse. Je vous rappelle aujourd’hui à des fonctions que vous n’auriez jamais dû quitter ; sentez le prix de mes bontés et ne les oubliez jamais… » Après une rapide allusion à l’ordonnance destinée à prévenir le retour des anciennes révoltes, il concluait par ces paroles : « Je veux ensevelir dans l’oubli tout ce qui s’est passé, et je verrais avec le plus grand mécontentement des divisions intestines troubler le bon ordre et la tranquillité de mon parlement. Ne vous occupez que du soin de remplir vos fonctions et de répondre à mes vues pour le bonheur de mes sujets, qui sera toujours mon unique objet. » Cette harangue fut débitée posément, d’une voix nette, et sur un ton de fermeté qui surprit l’assistance. Suivit la lecture des édits rétablissant, avec le parlement, le Grand Conseil et la Cour des Aides, et de l’ordonnance relative à la discipline de ces corps. Il ne fut pas question dans cette journée des parlemens de province ni des autres juridictions supprimées par Maupeou ; ce fut l’œuvre des mois suivans ; près d’un an s’écoula avant que l’œuvre entière de l’ex-chancelier fût définitivement détruite.

Le départ du Palais et le retour du cortège royal à la Muette furent salués par des ovations plus frénétiques encore que l’arrivée. « La canaille de Paris, écrit un spectateur sceptique, se réjouissait sans savoir pourquoi. » Louis XVI jouissait innocemment de cette allégresse populaire. On voit le reflet de cette joie dans les lignes triomphantes que Marie-Antoinette, à quatre jours de là, adressait à sa mère : « La grande affaire des parlemens est enfin terminée ; tout le monde dit que le Roi y était à merveille. Tout s’est passé comme il le désirait… J’ai bien de la joie de ce qu’il n’y a plus personne dans l’exil et le malheur. Tout est réussi, et il me paraît que, si le Roi soutient son courage, son autorité sera plus grande et plus forte que par le passé. » Combien plus clairvoyante est cette autre contemporaine, qui écrit à la même époque : « Il s’agit de savoir si ce sont des juges ou des tyrans qu’on va remettre sur les fleurs de lys[55]. »


L’acte historique dont on vient de lire le récit, dégagé des passions du temps et envisagé à distance, avec le recul des années, apparaît comme la première faute du règne de Louis XVI et l’une des plus chèrement payées ; car, dans le domaine politique, renouer une tradition est fréquemment plus difficile, et non moins dangereux, que la rompre. Que le coup d’Etat de Maupeou eût été brutal dans la forme, cruel dans certaines de ses suites, scandaleux, si l’on veut, par quelques-uns des hommes dont on dut se servir, on ne peut songer à le nier ; ainsi d’ailleurs s’explique l’erreur d’un prince juste, honnête et sensible. Mais le fait essentiel, c’est que Maupeou avait, somme toute, réussi dans son entreprise et que, dans la période troublée que traversait alors la France, son œuvre servait puissamment l’intérêt de la royauté. Le plus fort était fait ; un mot du Roi, l’apparence d’une volonté ferme, eût achevé de briser les dernières résistances. Par l’infusion d’un sang nouveau, on eût aisément remédié au seul vice du nouveau régime, l’indignité du personnel improvisé au lendemain d’une bataille. Ainsi conservait-on en main un instrument souple, maniable, assez robuste pour aider l’action du pouvoir monarchique, et pas assez pour la contrecarrer.

Au contraire, en rappelant les anciens parlemens, le Roi relevait de sa ruine et reconstituait légalement un grand parti d’opposition, tracassier, méfiant, ombrageux. Malgré les promesses faites et les précautions prises, les magistrats remontaient sur leurs sièges plus imbus que jamais de leurs prétentions séculaires, aigris par la persécution, enivrés de leur victoire, convaincus de leur toute-puissance, prêts à des séditions nouvelles. Comment compter, d’ailleurs, sur ces revenans d’un autre âge pour comprendre l’utilité d’un programme de réformes, sur cette antique institution pour rajeunir un État vieillissant ? Le parlement, de par sa nature même, tout en troublant la quiétude des partisans du statu quo, serait forcément un obstacle à ceux qui prétendraient agir ; et le système cher à Turgot, la rénovation nationale opérée par le Roi lui-même armé du pouvoir absolu, rencontrerait, dans l’inertie ou le mauvais vouloir de la magistrature, la barrière où il se briserait.

Sans aller jusqu’à dire que le rappel des parlemens fut la cause essentielle de la chute de la Monarchie, on peut admettre tout au moins, avec l’un des curieux qui, après le lit de justice, virent passer le cortège royal parmi les vivats de la foule, qu’en cette journée fameuse, Louis XVI a, de ses propres mains, « posé la première pierre de la Révolution[56]. »


MARQUIS DE SEGUR.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Mss. de la Bibliothèque nationale. F. fr. 6681-13 mai 1774.
  3. Journal de l’abbé de Véri. — Passim.
  4. Le départ de Choisy eut lieu le 18 mai.
  5. Lettre du 2 juin 1774. — Correspondance de Mme du Deffand, publiée par M. de Sainte-Aulaire.
  6. Journal de l’abbé de Véri. — Passim.
  7. Souvenirs de Moreau.
  8. Souvenirs, de Moreau.
  9. Lettres de Mme de Boufflers à Devau. — Journal du duc de Croy. — Journal de l’abbé de Véri.
  10. Journal de l’abbé de Véri. — Passim.
  11. Lettre du 1er juin 1774. — Correspondance publiée par Feuillet de Conches. — Cette publication, dont on ne peut faire usage qu’avec certaines précautions, renferme cependant une quantité notable de lettres d’une authenticité certaine, et celle-ci semble bien être du nombre.
  12. Cet usage remonte au temps où la bourse, ou aumônière, se portait à la ceinture, d’où son appellation.
  13. Journal. — Passim.
  14. Réflexions historiques. — Passim.
  15. Lettre du 7 juin 1774. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  16. Chronique secrète de l’abbé Baudeau.
  17. Allusion aux luttes de d’Aiguillon contre La Chatolais.
  18. Souvenirs de Moreau.
  19. Il fut fait maréchal de France quelques mois après son entrée au ministère.
  20. Mémoires inédits du comte de Saint-Priest.
  21. Journal inédit. — Passim.
  22. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution.
  23. Lettres de Mme Cramer à M. de Constant, citée par M. G. Maugras dans son livre sur La disgrâce du duc de Choiseul.
  24. Souvenirs de Moreau, du marquis de Valfons ; Chronique secrète de l’abbé Baudeau ; Correspondance de Mercy-Argenteau ; Correspondance secrète de Métra, etc.
  25. Chronique secrète de l’abbé Baudeau. — Passim.
  26. Lettre de la marquise de Boufflers du 25 mai 1774. — La marquise de Boufflers, par G. Maugras.
  27. Chronique secrète de l’abbé Baudeau.
  28. Louis XVI et Turgot, par le baron de Larcy. — Passim.
  29. Mémoire rédigé par M. de Maupeou pour Louis XVI. — Le chancelier de Maupeou, par Flammermont. Appendice.
  30. Il embrassait les circonscriptions d’Arras, de Lyon, de Poitiers, de Clermont-Ferrand, etc., etc.
  31. Souvenirs de Moreau ; Mémoires d’Augeard, etc.
  32. Mémoires secrets d’Augeard.
  33. Mémoires secrets d’Augeard.
  34. Souvenirs de Moreau.
  35. Mémoires de Soulavie.
  36. Journal inédit de Hardy, loc. cit.
  37. Journal inédit de l’abbé de Véri. — Passim.
  38. Journal inédit de l’abbé de Véri. — Passim.
  39. Journal inédit de l’abbé de Véri.
  40. Ibidem.
  41. Lettre du 30 juillet 1774. Correspondance publiée par d’Arneth.
  42. Journal de l’abbé de Véri. — Passim.
  43. Les préventions de Louis XVI contre M. de Malesherbes dataient de l’époque où ce dernier, directeur de la librairie, avait été accusé de soutenir les intérêts de l’Encyclopédie.
  44. Journal inédit de l’abbé de Véri.
  45. Souvenirs de Moreau.
  46. Le chancelier de Maupeou, par J. Flammermont. — Appendice.
  47. Maurepas, au sortir de cette visite, s’en fut droit chez Turgot, où se trouvait l’abbé de Véri, et leur rapporta mot pour mot toute la conversation, que l’abbé de Véri transcrivit sur-le-champ dans son Journal.
  48. Journal de l’abbé de Véri. — Passim.
  49. La fête de Saint-Barthélémy tombait le même jour, ce qui donna lieu à ce facile jeu de mots.
  50. D’autres en attribuent la rédaction à un sieur Gin, conseiller au nouveau parlement.
  51. Souvenirs de Moreau. — Mémoires du comte d’Allonville, etc., etc.
  52. Souvenirs de Moreau.
  53. Souvenirs d’un page, par le comte d’Hézeckes.
  54. Journal de l’abbé de Véri. — Passim.
  55. Lettre de Mlle de Lespinasse du 30 octobre 1774.
  56. Souvenirs du baron de Frénilly.