Au coin du feu, histoire et fantaisie/07

Typographie de C. Darveau (p. 125-158).

LE CANADA EN EUROPE



Un jour que François 1er entendait pour la centième fois une opinion alors courante, il éprouva un mouvement d’impatience, — et de là est venu la première découverte du Canada.

— Comment ! s’était écrié le monarque, les mers nouvelles sont sillonnées de navires espagnols, les moindres îlots sont foulés par des pieds espagnols ; — reste-t-il des terres quelque part où les blancs ne soient pas encore parvenus, il faut ne pas les toucher, en attendant qu’il plaise aux navigateurs espagnols de les aller découvrir ! Cela est trop fort. Si l’on ne me fait voir l’article du testament d’Adam qui accorde les trois quarts du globe au roi d’Espagne et rien à la France, je vais réclamer ma part de l’héritage et opérer des découvertes pour le compte de ma couronne !

Ainsi parlant, il prescrivit au sieur Cartier de pénétrer dans les passes du nord et de pousser jusqu’à la Chine ou au Japon, — mais on sait qu’il n’alla pas si loin.

Soixante-et-dix ans plus tard, le bon roi Henri iv voulut recommencer tout cela. Il s’y prit mal et laissa de ce côté des mers une trentaine de Français très empêtrés. Sully en eut grande joie.

C’est Richelieu qui renoua le fil rompu de ces tentatives. On se remit à découvrir le Canada et à le vouloir peupler. Au bout de quarante ans, la colonie, affamée, oubliée, entourée par les Iroquois, n’en pouvait plus, et le Canada cessait encore une fois d’avoir une place dans la mémoire des hommes, il restait ici trois mille Français.

Colbert n’avait pas peur des Espagnols mais il redoutait les Anglais : c’est pourquoi il fit redécouvrir les bords du Saint-Laurent et même un peu le Mississipi. Ces opérations nous mirent les Yankees sur les bras ; Nous étions dix mille Français ayant place au soleil.

Tant que le castor donna et que l’on réussit à nous l’acheter, pour du papier devant lequel le trésor français ne manquait pas de faire banqueroute, le Canada fut considéré comme à peu près découvert. Nous étions trente ou quarante mille Français « francs comme l’épée du roi. » Il y eut des écrivains qui s’occupèrent de notre sort, — les uns dans un bon esprit, les autres tout au contraire.

Cette existence qui avait des charmes pour les fonctionnaires que l’on nous envoyait de Paris, cessa d’un coup, au lendemain de 1759. Soixante mille Français étaient retombés dans le néant, aux yeux de la France ; — mais alors on patenta à Londres d’intrépides découvreurs qui exprimèrent le désir de commencer sur cette terre entièrement nouvelle une colonie de leur fabrique. En Angleterre on les crut, parce que le pays de Canada était désert. Il ne convenait pas de tenir compte de quelques sauvages ni des nombreux Français qu’on y avait trouvés lors de la récente découverte. On alla de ce train quelque temps, puis les affaires d’Europe s’altérèrent terriblement.

Nous arrivâmes à trois, quatre, cinq, six cent mille individus.

La révolution française, les guerres de Bonaparte, les affaires des Indes et de l’Algérie absorbaient tout. La vieille tradition d’oublier le Canada redevint toute puissante. De temps à autre, une clameur de nos Chambres d’Assemblées faisait dresser l’oreille. On allait même jusqu’à se proposer de voir ce qu’étaient devenus les gens partis des Trois-Royaumes pour le nord de l’Amérique, in that awful cold country ; mais des complications politiques, des guerres, des intérêts « généraux » distrayaient constamment l’Européen de ce soin. Nous atteignîmes huit cent mille âmes françaises, à part deux millions d’Anglais.

La paix arrivée, on ne savait plus au juste dans quel rhumb de vent se rencontraient nos « arpents de neige. » C’est lors que Napoléon iii reprit l’œuvre tentée par François ier et nous envoya la Capricieuse. Cette dernière découverte fit grand bruit au Canada, mais pas du tout en France.

Depuis ce moment, il semble que l’Angleterre veuille revenir à ses premiers instincts. Il y a des journalistes à Londres qui ne se trompent que lorsqu’on leur demande si le Canada fait partie de la colonie du cap de Bonne-Espérance ou de la République Argentine. Il est fort possible que, cette fois, nous ne retombions pas dans l’oubli où, à tour de rôle, la France et l’Angleterre nous ont repoussés si souvent depuis plus de trois siècles. J’aime à croire que la liste des découvreurs du Canada est tout-à fait close, car nous sommes un million et demi de Français sur cette terre tant de fois perdue et retrouvée.

Reste à éduquer les écrivains des deux grandes nations qui ont envoyé leurs enfants dans nos parages. Puisque la presse est la quatrième roue du char de l’état, il est fort à désirer que nous puissions la voir tourner un peu à notre intention. Pour cela il lui faut revenir de loin !


Dans un ouvrage qui a été beaucoup lu ces dernières années, M. Gustave Aimard s’est donné la peine de révéler l’existence de notre population : « Le Canada, dit-il, compte vingt-cinq mille habitants. Il en pourrait contenir le sextuple. » Six fois vingt cinq feraient cent cinquante mille : — c’est la population de la ville de Montréal ! On pourrait aussi, par la même occasion, mentionner au moins un million de Canadien Français groupés dans une seule province, et deux ou trois millions d’Anglais, mais bah !

Un dictionnaire géographique, publié en Angleterre, nous informe que le Canada renferme à peu près sept mille âmes !

Passe pour un Français qui s’embrouille, dira le lecteur, mais les Anglais, qui ont ici leur pavillon, doivent être au fait de tout ce qui nous concerne.

Avant 1867, il y avait à peine quelques individus en Angleterre qui eussent des renseignements sur notre pays. On ne saurait croire jusqu’où l’ignorance a été poussée par moment.

En 1812, un homme d’État anglais proposa d’envoyer une escadre jusqu’au fond de l’Érié, pour balayer le littoral américain de ce lac. Il oubliait tout simplement la chute de Niagara. On le prit cependant au sérieux et des frégates partirent pour cette mission. Afin de ne manquer de rien à bord, on les avait munies d’appareils à purifier l’eau de la mer. Purifier l’eau des lacs canadiens, et franchir d’un bond le Niagara, deux bourdes qui me paraissent dignes de passer à la postérité la plus reculée.

Dans le même temps, on expédiait d’Angleterre à Montréal des planches de bois canadien pour les boiseries d’un bureau, — le tout accompagné d’outils, tels que maillets, coins, chevalets, établis etc., pour que rien ne manquât aux ouvriers. Il y aurait un volume à écrire sur les extravagances du commissariat anglais durant cette guerre. On dépensa pendant longtemps cinquante mille piastres par jour, dont une bonne partie pour des objets sans usage possible en ce pays, ou pour nous procurer ce que nous possédions en abondance.

Quelques années plus tard, on fit partir une frégate en destination du « lac Huron dans le Bas-Canada ; » le pauvre capitaine ne put jamais se rendre là-bas autrement qu’en canot d’écorce, comme bien on pense.

Il y a six ans, une dépêche du bureau colonial de Londres invitait le gouvernement canadien à faire passer directement de Québec à Victoria, dans la Colombie-Anglaise, un envoi d’armes et d’effets militaires, au lieu de les expédier par mer. Le ministre anglais fut bien étonné lorsqu’on l’invita à consulter la carte. Il croyait sans doute que la Colombie se trouve au bout de la banlieue de Québec. S’il en était ainsi, le chemin de fer du Pacifique que nous nous proposons de construire serait raccourci de neuf cents lieues.

Les journaux ont raconté la surprise qu’éprouva un émigrant irlandais, débarqué à Québec muni d’une trentaine de livres de beurre, lorsqu’on lui fit voir qu’il pouvait se procurer ici la même denrée dans les prix doux. Le pauvre homme n’en croyait pas ses yeux ; il avait entendu dire tout le contraire dans son pays.

On me répondra peut être que le moindre personnage de son comté ou de sa ville natale aurait pu le renseigner plus adroitement que de l’induire à emporter une tinette de beurre dans un voyage de quinze cents lieues.

Non pas ! En Angleterre, dans les Trois-Royaumes comme partout ailleurs en Europe c’est chose excessivement rare qu’un homme tant soit peu renseigné sur le Canada, même parmi les fonctionnaires du gouvernement, parmi les ministres du culte, même parmi les journalistes ! En maints endroits vous ne trouverez pas un individu qui nous connaisse seulement de nom. N’a-t-on pas vu paraître, il y a six ans, un livre, traité de philologie, signé d’un nom célèbre dans les universités britanniques, un livre où se lit le passage suivant : « Le mot Canaan, familier à tous ceux qui lisent la Bible, a été dénaturé par les savants du continent (d’Europe) qui font précéder leurs études de la langue des peuples de cette contrée par un récit abrégé de la prétendue découverte de ces mêmes peuples. Il ajoute que le découvreur en question fut un français, un nommé Cartier, et que ce pays n’est plus connu que comme le Canada. Cette corruption d’un nom aussi souvent cité dans l’histoire Sainte, est au moins étrange ! »

Hé ! brave homme de savant, vous avez du mérite, je le crois bien, mais votre imagination et votre ignorance sont de nature à vous mettre en brouille avec vos meilleurs amis. Le Daily Witness, de Montréal, n’a pu y tenir, il vous a renvoyé en la terre de Canaan avec sa botte la plus solide.

Qu’attendre de la masse du peuple, lorsque les sommités de la science et de la littérature en savent aussi long ! Il nous viendra encore des tinettes de beurre à travers l’océan.

À propos du nom de notre pays, il existe une autre version. Ce serait Kannata, mot iroquois qui signifie : « Amis de cabanes. » Un auteur anglais ayant rencontré cette traduction, s’est empressé de la rendre en sa langue, et il ajoute : « l’étymologie de ce nom est bien propre à inspirer le patriotisme des Canadiens, car est-il rien de plus beau que ce nom de Canada qu’on ne peut prononcer sans éveiller le sentiment du foyer domestique ?… » Le malheureux avait pris amas pour amour, et traduit en conséquence : Love of cabins. Amour de cabanes !

Voici un trait qui se rapproche assez du premier. Il servira à montrer combien cette ignorance est générale :

« Rien de plus étrange, me raconte le révérend Père X, rien de plus étrange que la manière dont je fis connaissance avec le nom du Canada. J’avais été destiné aux missions et j’attendais qu’on me désignât le pays vers lequel j’avais à me diriger. Lors, que la notification me parvint, je fus fort intrigué d’y lire le mot « Canada. » C’était pour moi un profond mystère. Je me rendis sans retard chez un ancien de notre communauté à qui je confiai mon embarras. Celui-ci me dit après un moment de réflexion : ce doit être une erreur, — on a voulu écrire « Cana », cependant, comme c’est vers la Terre-Sainte et que je ne connais aucune de nos missions de ce côté, vous feriez mieux de vous enquérir. Pour ce qui est de « Canada », cela ne signifie rien. J’étais assez perplexe, ajoute le Père ; je trouvai enfin quelqu’un qui me dit vaguement qu’il existait un pays de ce nom, mais où était-il situé ? c’était plus que l’on ne savait. Bref, je ne l’appris que de la bouche de notre supérieur, et encore sans trop d’explications sur la nature de la contrée. Du moment que c’était en Amérique, tout était bien, et je me mis en route, rêvant de cocotiers, de bananes, de palmiers, de singes, de perroquets, de crocodiles et d’orangers fleuris en plein janvier. Jugez de ma déception, lorsque je touchai terre… sur dix pouces de neige ! »

Au moins, mon révérend Père, chez vous l’on ne faisait point profession d’enseigner ces choses-là comme notre savant de tout à l’heure, et vous n’êtes point sans avoir fait savoir à nombre de vos compatriotes, depuis que vous êtes ici, ce que nous sommes et comment nous vivons, mais soyez certain que le monsieur en question ne se donnera point la peine d’y venir voir ; il est trop content de son livre et trop occupé des nouvelles éditions qu’il en pourrait faire, sans les corriger. Et puis, d’ailleurs, s’il y venait nous le verrions commettre des exploits dans le genre de ce qui suit :

Il y a une série de gravures, faite en Angleterre, qui représentent des scènes de chasse et de pêche canadiennes. L’une d’elles nous montre deux sportsmen placés dans un canot d’écorce, assez bien imité d’ailleurs ; l’un de ces braves est carrément assis sur le rebord du canot. Rien ne nous explique comment ils font pour ne pas chavirer, attendu qu’un canot d’écorce est aussi solide sur l’eau qu’une plume au vent.

Peut-être sont ce là les touristes qui ont vu le Pont Victoria, « construction colossale dont une extrémité repose sur le rivage de Sarnia et l’autre aboutit à Portland dans l’état du Maine. »[1] Ou bien encore, ce sont ceux qui ont signalé le grand commerce d’exportation de laines qui se fait à Tadoussac, le lieu le plus aride et le moins peuplé du Canada.

Pour ce qui est de Chicago, capitale du Canada ; des serpents-sonnettes qui se rencontrent sur la montagne de Montréal ; des pluies de longue durée qui rendent le séjour du Canada maussade, et autres nouveautés de cette espèce, la nomenclature en est longue et ne vaut pas la peine d’être lue.

L’île Sainte Hélène, dit un voyageur qui visitait Montréal, rappelle la mémoire de Napoléon par le nom qu’elle porte, par le pic aride qui s’élève au milieu, et les ravins sauvages creusés dans ses flancs.

L’île est un bocage des plus jolis. Le pic aride n’est qu’un monticule verdoyant aussi coquet que pas un des mamelons du Bois de Boulogne près Paris. Le nom de Ste-Hélène lui vient de la femme de Champlain, laquelle mourut il y a deux siècles et plus, sans avoir entendu parler de Napoléon.

Si vous allez en France, ami lecteur, et que vous ayez à mettre une lettre à la poste adressée à votre cousine qui demeure à Québec, le commis vous priera poliment de lui dire si elle doit être expédiée par la malle de Panama ou par la voie du Cap Horn.

Vous rencontrerez partout des gens qui ont lu plus ou moins de choses sur votre pays et qui penseront vous le prouver en s’écriant : « Tiens, vous Canadien ! vous voulez nous en imposer ; pourquoi n’êtes-vous pas venu avec votre costume ? » Alors, si le cœur vous en dit, vous avez carte blanche, narrez vos hauts faits dans les combats soutenus sur les bords du Saint-Laurent, contre les hordes féroces, mêlant Québec avec Pembina, la Colombie-Britannique avec la Pointe-Lévis, nos lois criminelles avec le code iroquois. Tout cela est dans l’ordre dès que l’on parle du Canada.

Un Canadien qui s’embarquait au Hâvre pour revenir au pays, lia momentanément connaissance avec un employé chargé par quatre ou cinq maisons de commerce de surveiller l’expédition d’une centaine de ballots destinés au Canada. Apprenant d’où venait et où s’en retournait le voyageur, l’employé se montra tout de suite disposé à parler de cette lointaine contrée.

— Le Canada ! ah, monsieur ! c’est un rude pays que celui-là ! De la neige, hein ! quatre pieds, six, et parfois davantage ; Avec ça un froid de trente-six loups, n’est-ce pas ? On connaît ça !

— Je vois que vous y êtes allé…

— Non pas ! Je vous demande pardon. Saperlotte, vous n’y pensez pas ! Il faut avoir été pris jeune… j’ai cependant un ami qui en revient.

— Alors, vous savez ce qui en est, c’est tout comme si vous y aviez passé douze mois de calendrier.

— Je le crois bien ! Figurez vous que mon ami a été cinq mois sans voir de visage blancs autres que les personnes du poste de traite où il séjournait.

— Bigre ! et où donc ça, s’il vous plaît !

— Ah ! voilà : c’est un nom anglais, qui m’échappe par conséquent, mais il y a le fleuve Makinsie.

— Parfaitement, le fleuve MacKenzie ; c’est comme si vous me parliez d’un faubourg de Paris qui se trouverait à sept cent lieues du dôme des Invalides….

— Allons donc !

— Mais oui, s’il vous plaît. Et, du reste, avez-vous réfléchi à quoi ou à qui pouvait servir le contenu des ballots que vous embarquez en ce moment ? Vous nous expédiez des étoffes de prix, des fleurs artificielles, des rubans, des soiries, des planches de modes, des livres, de la musique, des tapis, des draps fins, des faux cheveux, des bijouteries… pour les ours blancs ou les renards argentés ? Convenez que les deux bouts de votre géographie ne se joignent pas.



En Angleterre et en France un livre qui parlent du Canada est presque invariablement entaché de travers d’imagination.

Un écrivain dont le nom m’échappe, a vu à Montréal les Anglais habitant un côté de la rue et les Canadiens Français l’autre côté ! Il a remarqué aussi que les Canadiens Français épousent généralement des Sauvagesses, mais il ne dit point d’où elles peuvent venir. De la Patagonie, probablement.

Pour le lecteur européen, il résulte de ces étranges narrations que tout notre pays est encore à l’état sauvage et que l’on n’y rencontre çà et là que des comptoirs de traite, où les pelleteries et la morue se disputent la préséance. Longtemps, nous avons enduré ces piqûres d’épingle, avec l’espoir que les communications se multipliant entre l’Europe et l’Amérique, on mettrait un terme à ces inconvenances, — mais rien n’y fait, — on croirait au contraire que le mal va empirant, pour fournir de la pâture à la petite presse des grandes villes d’Europe.

Nous ne le savons que trop, l’imagination des peuples de l’ancien monde a été nourrie d’un seul et même enseignement à notre sujet : nous habitons une contrée barbare, aride, inabordable et nous valons tout juste un peu mieux que les Sauvages au milieu desquels nous sommes disséminés. Voilà ce qui a été imaginé et ce que l’on croit. Hors de là, point d’explication à tenter. Depuis l’époque où les Espagnols, dit-on, ayant abordé dans le golfe Saint-Laurent, à la recherche des mines d’or s’en retournèrent désappointés en murmurant Aca nada, — « rien ici, » — les curieux d’outremer se sont amusés à répéter ce refrain, qui honore leur clairvoyance : rien ici. Rien c’est-à-dire si peu que rien. Notre bilan est fait et déposé.

Malte Brun écrivait en 1817 : « La civilisation naissante semble encore une plante étrangère dans le Canada. » Qu’est-ce que le cher homme en connaissait ? Rien du tout, évidemment ; cette phrase le prouve. Cette singulière idée, de vouloir nous assimiler aux Sauvages provient uniquement de l’ignorance : « j’ignore ce qu’est et ce que fut le Canada ; par conséquent c’est un pays non encore civilisé. » Tel est le raisonnement que certains écrivains font à leur propre insu. De là à nous envoyer des découvreurs, il n’y a qu’un pas.

Nous autres, peuples de naissance américaine, nous savons combien les Européens sont riches en préjugés. Cette maladie les pousse tantôt à des dénigrements bouffons, tantôt à admirer des choses qui sont ridicules et sans valeur. À force d’agir d’après les idées préconçues on ne tient plus compte des faits, que dis je ? on ne prend pas même la peine de savoir s’il existe des faits.

M. Morin vient de raconter que les universités américaines sont les pépinières où se recrutent les prêtres du Canada, et que nos voisins envoyent des religieuses jusque dans le nord-ouest. Comme cet auteur sera chagrin, s’il apprend jamais qu’il fallait dire tout autrement ! C’est nous qui fournissons des prêtres, des missionnaires, des religieuses aux États-Unis et aux territoires du nord-ouest. Les Canadiens-Français sont partout sur ce continent à l’avant garde de la civilisation. À nombre égal il n’existe peut être aucun groupe de la famille humaine qui possède une aussi forte mesure d’instruction que notre peuple. De là vient que les pays avoisinants tirent de chez nous un si grand nombre de prêtres et de religieuses, au lieu de nous en fournir.

M. Rameau, l’un des rares amis que nous comptons en Europe, nous répète que notre souvenir est perdu en France, « non seulement il y a trop peu de gens ici qui s’intéressent à notre vieille colonie, mais il faut même avouer que le nombre des gens qui la connaissent est encore plus restreint qu’il ne serait raisonnable de le supposer. »

Aussi, comme le Figaro, de Paris, était bien dans son rôle, l’autre jour, lorsqu’il annonçait à la France étonnée que « Mademoiselle Emma Lajeunesse (l’Albani) est d’origine française, quoique née à Montréal. »

Ce quoique est à croquer. Est-ce que M. de Villemessant nous prendrait, lui aussi, pour des Sioux ? lui, le champion du fils des rois de France que nous avons si bien servis !

— Tiens ! dira le lecteur du Figaro, elle est née au Canada. En effet, nous avons des compatriotes en ce pays-là.

— Pardon, peut-être autrefois, dira un second lecteur plus attentif. Voyez la phrase, il y a : quoique née à Montréal.

— C’est vrai ! J’eusse dû y songer. Il ne doit plus y avoir par là que des Sauvages et des comptoirs anglais.



Ce n’est pas tout pour quelques écrivains que d’ignorer le premier mot des choses dont ils parlent, il faut encore qu’une fois mis en face de la preuve contraire, ils inventent des contes à dormir debout, uniquement pour satisfaire la curiosité des lecteurs qu’ils ont formés à leur image, c’est-à-dire ignorants et brouillés avec le sens commun. Admirons M. Pavie qui, après avoir passé près du « fort Berthier ou Sorel »[2] veut nous faire croire que les Canadiens naïfs lui ont demandé « si France est une ville plus belle que Québec, et si la route la plus courte pour aller à Rome n’est pas de passer aux Illinois et à Mexico. » Que dirait M. Pavie s’il savait que la moitié de nos hommes du peuple connaissent par cœur la carte de l’Amérique et qu’ils en savent plus long sur la France que la plupart des professeurs de l’ancien monde ne pourraient en dire au sujet de n’importe quelle contrée éloignée.

Le plus hardi de toute cette engeance est M. Oscar Commettant. Il affirme avoir parlé (en 1860) à des paysans canadiens qui lui ont demandé avec intérêt des nouvelles du roi Louis XIV et de madame de Maintenon et qui ont témoigné beaucoup d’attendrissement en apprenant qu’ils étaient mort l’un et l’autre.

Ah ! M. Émile Chevalier, vous que le Siècle, proclame « une autorité en matières américaines, » que vous avez dû être bien aise, si vous avez lu ce passage, en tout point digne de vos impayables romans canadiens !

Autre absurdité, signée, celle-ci, d’un beau nom littéraire. « Resté fidèle à la France, le paysan canadien n’a point pardonné à la politique de ce temps (le règne de Louis XV) et, personnifiant dans un mot cette politique désastreuse, accuse encore aujourd’hui la Pompadour. »

Nos paysans n’accusent la Pompadour, ni ne regrettent madame de Maintenon, attendu qu’ils ne les connaissent d’Adam ni d’Ève. Ils sont, en cela, aussi savants que ce journaliste parisien qui se trouva incapable de comprendre la réponse à lui faite par l’honorable J. E. Turcotte.

De quel département êtes-vous, monsieur Turcotte !

— Je suis d’une province que madame de Pompadour a biffée de la carte de France…


M. Antony Trolloppe a écrit, il y a une vingtaine d’années : « À Montréal et à Québec, les Canadiens-Français sont tous porteurs d’eau ou scieurs de bois. »

Nous avons vu des voyageurs, passant à travers le Canada par occasion, écrire à leurs amis d’Europe des ineffabilités, comme de prendre une piste de raquette pour celle d’un animal aux proportions gigantesques, ou de parler des orignaux que l’on tue en abondance sur le Saint-Laurent entre Québec et Montréal.

M. Napoléon Bourassa, étant à Rome, vit son hôte entrer un matin dans sa chambre, la figure rayonnante de plaisir :

— Je viens, monsieur, vous annoncer une bonne nouvelle.

— Tant mieux, tant mieux ! dit M. Bourassa, de quoi s’agit il ?

— Nous avons, depuis hier soir, un de vos compatriotes.

— Ici même ?

— Oui, monsieur : je l’ai mis en face de vous, au numéro 30.

— Bien obligé de l’intention, je cours le voir.

Et M. Bourassa se hâte d’aller frapper au numéro 30. Une voix répond de l’intérieur, il pousse la porte et se trouve en présence… d’un Mexicain !

L’Européen vend des marchandises à tous les pays, mais il ne connaît pas la géographie.

L’Italien se faradase, mais il ne connaît pas la géographie.

L’Espagnol a découvert la moitié de l’univers, mais il ne connaît pas la géographie.

L’Allemand réclame toute terre que foule un pied Teuton, mais il connaît que la géographie de l’Europe, laquelle il travaille à refaire pour son compte.

Cependant il arrive çà et là que l’on nous « découvre » encore, et que l’on s’en vante.

Nous avons vu passer au milieu de nous, en gants beurre frais, le lorgnon à l’œil, la badine au bout des doigts, la jambe mince et leste, quelques jouvenceaux des coulisses du théâtre ou du journalisme parisien, occupés à nous étudier. Ces étonnants produits du terroir où fleurit le cancan, voient ici des choses neuves ; ils font des Canadiens-Français une race de nains, à la peau noirâtre, en proie à des maladies fiévreuse, — une classe de crétins, — tandis qu’à leurs yeux les Anglais, les Écossais, les Irlandais qui nous entourent sont des hommes d’une taille superbe, au teint clair et animé, jouissant d’une santé de fer, et par dessus tout intelligents en diable[3]. Comme c’est agréable pour nous de lire des drôleries de cette espèce, écrites par des célébrités de la presse de France ! Il y a toujours à point des revues et vingt journaux pour faire l’éloge du voyageur, — j’allais dire découvreur. Je me demande lequel des deux est dégénéré, ou du colon canadien (qui n’est pas du tout semblable au portrait qu’on fait de lui) ou de l’homme de lettres qui commet des noirceurs semblables.


Si parfois la note joyeuse se mêle aux commentaires qui nous échappent en lisant ces inconcevables récits, de telles erreurs ne laissent pas de nous causer une impression pénible par la révélation si complète, si peu encourageante de ce que l’on débite sur notre compte, particulièrement en France, où notre souvenir ne devrait pas être perdu ou dénaturé à ce point, — quand ce ne serait que par respect pour notre fidélité aux traditions de l’ancienne mère-patrie. Les causes les plus évidentes de ces erreurs sont de trois sortes : celle qui provient du besoin que de tous temps ont éprouvé les voyageurs de raconter des sornettes sur les pays lointains ; celle qui a pour principe la folle admiration dont l’Europe s’est éprise pour les États-Unis, et celle qui repose sur la parfaite ignorance que notre longue séparation du vieux pays de France a fait naître à notre sujet. À ces trois causes s’en rattachent naturellement encore plusieurs autres de moindre importance, qui, cependant, n’ont pas peu contribué à nous faire ce que nous sommes aux yeux des Européens, lesquels n’ont jamais pu se persuader qu’en dehors de leur continent les rameaux des familles transplantées aient su retenir le caractère propre à chacune d’elles ; il ne veulent voir dans le colon d’Amérique, par exemple, qu’un être nécessairement dépourvu dans une certaine mesure de la valeur intellectuelle et physique de ses ancêtres.

Cette idée, absurde au suprême degré, devrait, me dira-t-on, disparaître devant l’évidence des faits.

Oui, si les colonies étaient connues de l’Europe, mais elles ne le sont pas, et le Canada moins que les autres.

Pour ne parler que des derniers trois-quarts de siècle, les Français, Chateaubriand en tête, ont popularisé un Canada imaginaire, fermé par les glaces, éclairé par les aurores boréales, peuplé d’ours blancs, d’indiens et de renards bleus.

D’autre part, il est arrivé que notre longue séparation de la France nous a privés de défenseurs pour réfuter ces contes et remettre l’esprit public sur la bonne voie à notre égard. Qui ne dit mot consent, selon le proverbe. Un si profond silence devait servir à nous confondre. C’est ce qui est arrivé.

Nous avons vu dans leur cabinet d’étude des savants de grande réputation, des savants qui sont décorés, payés, honorés, révérés et qui, en somme, sont aussi peu clairvoyants que les petits crevés de tout à l’heure.

Nous savons comment ils raisonnent sous le linon vert de leur abat jour, pour parvenir à prouver que nous sommes des Sauvages. Les uns disent blanc, les autres disent noir, au commencement, — ce qui ne les empêche pas de s’accorder en fin de compte. Ils s’accordent si bien que, après avoir lu leurs livres, on se dit avec un certain embarras dans l’esprit : « Serait-il possible que nous fussions dégénérés ? On le prouve, hélas ! Voilà des arguments irrésistibles — c’est un enchaînement de raisons qui ne supportent pas l’ombre du doute ; c’est serré, profond, pensé, médité, travaillé, savant, pour tout dire, — cela doit porter la conviction partout… Il est bien malheureux que ce soit si creux et si faux ! »



On comprend à peine la persistance que mettent certains voyageurs à fortifier ces fausses impressions. Partis d’Europe avec un plan de livre tout préparé, ils ne peuvent se décider à parler ou à écrire selon la vérité qui leur apparaît dans le cours du voyage. Ils prennent, par ci par là, quelques traits qui s’adaptent assez bien au plan arrêté d’avance ; ils ferment résolument les yeux sur tout le reste. Je pourrais nommer plusieurs écrivains célèbres, — et M. de Tocqueville tout le premier, — qui ont travaillé, sans avoir l’air de s’en apercevoir, d’après cette synthèse à rebours.

Nous avons aussi, je crois, la permission de demander aux faiseurs de livres qui nous visitent, pourquoi ils ne fréquentent pas nos cercles élevés ou simplement instruits et pourquoi ils se plaisent pour la plupart à ne faire parler chez nous que les seuls gens du peuple, où ils rencontrent tant bien que mal des « nouveautés » qu’ils s’empressent de mettre sur le compte des Canadiens en général. Ce n’est pas de la sorte que nous visitons l’Europe.

Autre désagrément :

Le musée de Versailles possède depuis plus d’un siècle une collection d’objets divers venant des Indiens du Canada. M. Dussieux faisait remarquer récemment qu’elle a servi à l’instruction de quelques princes français. La belle instruction, en vérité ! Ces bons princes ignoreront peut-être toute leur vie que les arcs, les flèches, les calumets et le colliers de porcelaine sont aussi rares au Canada qu’à cent arpents du musée de Versailles. Si encore on avait composé dans les autres musées de France un département canadien moderne, — mais rien de tout cela n’existe. Quelqu’un qui s’aviserait d’étaler près de cette collection sauvage le code civil du Bas Canada, une liasse de nos journaux, notre dernier recensement, et un certain nombre d’œuvres littéraires du cru canadien, passerait à coup sûr pour un mauvais plaisant. Ce n’est pas de sitôt que le vrai Canada sera accepté en France.

M. Dussieux s’est beaucoup occupé de notre histoire, mais il ne paraît pas avoir « vécu » longtemps à Québec après la mort de Montcalm…

Il ne faut pas s’arrêter au mot de la maîtresse de Louis XV, qui disait : « Le Canada est perdu ; enfin le roi dormira tranquille ! »

Nous n’avons pas dormi, nous, et nous espérons bien réveiller un peu nos parents éloignés qui n’attendent pas le retours de leurs gens.

Pauvre petite colonie, il ne reste pas même un souvenir de toi dans l’esprit des hommes éclairés de ton ancienne mère-patrie ! Monseigneur Dupanloup, dans ses lettres aux jeunes gens sur la haute éducation, leur conseille de lire l’histoire de la race française répandue dans tous les pays du monde. Les moindres comptoirs des colonies françaises y sont mentionnées. Pas un mot de l’histoire du Canada !

Et pourtant, nous sommes ici plus d’un million de Français qui n’avons pas perdu le souvenir du vieux pays et que cette indifférence attriste doublement, car nous possédons le respect des ancêtres et notre histoire écrite ne serait déplacée dans la main de personne !

Le passage des zouaves canadiens à travers la France, leur conduite admirable dans la dernière guerre de Rome et les voix éloquentes qui se sont élevées de la chaire et de la tribune pour exalter ce nouveau peuple chrétien, révélé tout-à-coup aux yeux de l’Europe oublieuse, n’imposent ni le respect ni le sentiment fraternel si ordinaire chez une même race. Les uns jugent qu’il est convenable d’exploiter cette veine inattendue, et de nous faire poser pour la décrépitude, pour l’énervement, pour la saleté devant ces pauvres sots de boulevardiers ! Les autres, tout surpris, se demandent, depuis des mois, où sont éclos ces Français qui ont si bonne poigne et qui tiennent à leur opinion ?

— Dans la province biffée de la carte de France par madame de Pompadour !


Cet article n’est qu’une ébauche. Il faudrait, pour le rendre intéressant, y traiter avec patience les points relatifs à la langue que nous parlons, au climat, à la constitution physique et aux mœurs des Canadiens-Français.

À côté de l’ignorance qui nous maltraite et de l’oubli qui nous chagrine, il y a des écrivains, en France et en Angleterre, dont les ouvrages nous font plaisir à suivre et qui rachètent bien des impressions pénibles. Je ne veux pas fermer ce livre sans les en remercier, tout en m’excusant de ne les avoir pas cités.

  1. Distance de Paris à Marseille.
  2. Ce sont deux villes situées à deux lieues l’une de l’autre, étant séparées par les îles du lac Saint-Pierre.
  3. Lisez Duvergier de Hauranne.