Au château des loups rouges (Rosny aîné)/08

La nouvelle revue critique (p. 175-196).
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VIII

Depuis six semaines, Denise était prisonnière dans le château, ou plutôt le second domaine de Saguerannes, surnommé le château des Loups Rouges.

Elle était non seulement bien traitée, mais tous les serviteurs, hommes, femmes, lui marquaient le plus profond respect. Rien n’entravait la liberté de ses actes ni de ses mouvements, dans les limites du domaine, très vaste, avec des pâturages, des emblavures de froment et de seigle, des vergers grands comme des parcs, des eaux nombreuses, une forêt de chênes, de hêtres et de charmes.

Après des jours de révolte ardente et de désespoir, suivis d’accablements intolérables, elle avait fini, non par se résigner, mais par s’adapter à son sort. Adaptation douloureuse, coupée de sursauts et aussi de ces réveils d’espérance qui donnent aux captifs la force de vivre.

Ceux qui la servaient demeuraient impénétrables. C’étaient tous, ce semble, des serviteurs nés dans le domaine et dont les ancêtres avaient été au service des marquis, ducs de Saguerannes. Hommes et femmes de race puissante, aux traits sauvages mais non sans beauté, aux yeux étincelants et dont la démarche faisait songer à la démarche flexible des grands carnivores.

Tout ce qu’avait pu apprendre Denise, c’est qu’elle était prisonnière du marquis de Saguerannes, qui habitait dans un autre château environné d’un autre domaine. Il n’y habitait pas toujours, il revenait souvent dans le château ancestral.

Trois ou quatre fois, Denise avait tenté de fuir avec Catherine, moins résignée qu’elle et saisie d’accès de rage durant lesquels elle injuriait tous ceux qui l’approchaient. Aucun ni aucune ne répondant, ils s’éloignaient en silence, ce qui tantôt exaspérait davantage la servante et tantôt la déconcertait.

C’était Catherine qui organisait les évasions. Elle avait le flair et la ruse des sauvages, mais les hommes de Saguerannes déjouaient ses manœuvres. Chaque fois que les fugitives approchaient des limites où finissaient les eaux, les champs ou la forêt, elles trouvaient devant elles deux ou trois hommes taciturnes qui les ramenaient au château…

’Un matin de septembre, elles se tenaient au bord d’un marais qu’elles avaient franchi un jour qu’elles essayaient de s’enfuir. L’embarcation qui les avait menées à l’autre rive était encore là. Denise la regardait avec mélancolie et murmurait :

— Sortirons-nous un jour de cette terre maudite ? Que me veut-on enfin ? Ah ! Catherine, je n’ai plus de courage.

Catherine écoutait, d’un air énigmatique. Depuis plusieurs jours, elle avait des allures singulières. Elle était comme ces fauves qui flairent les émanations de la proie.

— Nous ne sommes pas abandonnées ! dit-elle, Ceux qui vous aiment, mademoiselle, n’ont pas cessé d’être à votre recherche… et il me semble….

Elle s’arrêta, épia le site, les yeux brillants…

— Tu crois possible qu’ils nous retrouvent ? demanda Denise.

— Très possible. Si je n’avais pas peur de vous donner un faux espoir… je dirais… Elle s’arrêta, le visage soudain fermé :

— Oh ! dites Catherine… j’ai tant besoin d’un peu de confiance.

— Eh bien ! je dirais qu’ils arrivent ! fit Catherine.

Elles se turent. Catherine épiait attentivement le site. Son regard devint fixe, puis elle eut un tressaillement et porta la main à sa bouche pour réprimer un cri.

Deux jours se passèrent sans qu’aucun incident variât la vie morne et monotone des captives.

Le troisième jour, au matin, elles se reposaient près d’un endroit où le géant des Javernes était intervenu pour les protéger contre un sanglier.

À la base d’un buisson épais, elle venait d’apercevoir une main brune…

Cette main, à quelque distance, devait se confondre avec les feuilles sombres du buisson et un plant de fougères à moitié flétri — mais pour Catherine qui était proche, elle était parfaitement visible…

— Regardez, mignonne… à votre gauche au bas du buisson, chuchota-t-elle.

Denise devint très pâle et se mit à trembler : elle venait à son tour de discerner la main :

Alors Catherine murmura :

— Nous voyons !…

La main s’éleva et découvrit une enveloppe de papier gris, à moitié cachée sous la fougère…

Catherine se leva lentement, elle marcha jusqu’au buisson ; elle entendit distinctement une voix basse qui disait :

— C’est moi, Takra… soyez demain, vers dix heures du matin, au bord du marais, là où vous vous êtes longuement arrêtées hier… Le pouvez-vous ?

— Je crois que nous le pourrons…

— Bien… Ne regardez pas de mon côté… On a des soupçons… je vais partir… Pour ramasser la lettre, faites semblant de trébucher… à demain…

Les feuilles et les rameaux bruirent… Catherine fit un faux-pas et parut sur le point de tomber. La lettre, en un éclair, fut cachée dans son corsage…

Quand elle revint auprès de Denise, son visage basané avait la couleur de la cendre. Malgré la finesse de son ouïe, la jeune fille n’était pas sûre d’avoir perçu un chuchotement. Elle demeura éperdue.

— Eh bien, Catherine ?

— Il était là…

— Qui ?

— L’ami de M. de Frameraye, M. Takra. Une joie prodigieuse gonfla la poitrine de Denise.

— Vous lui avez parlé ?

— Oui.

— Qu’a-t-il dit ?

— Que nous devions nous rendre, demain matin, à 10 heures, au bord du marais où nous nous sommes arrêtées hier.

— Oh ! Catherine… Catherine ! soupira Denise… Tu es sûre d’avoir bien entendu…

— Sûre, mignonne. D’ailleurs, j’ai ici une lettre… qui nous expliquera…

Une impatience ardente agita Denise :

— Donne-la moi.

— Pas maintenant… On nous surveille. Retournons à la ferme.

— C’est loin, Catherine… Il vaudrait mieux aller à cette hutte où nous nous sommes arrêtées un jour de pluie.

— On peut essayer…

Elles s’engagèrent dans un pâturage entrecoupé de larges terrains stériles et arrivèrent dans une petite chênaie où se dressait la hutte. Elle était inhabitée et la porte s’entrebâillait.

Denise s’y glissa la première ; Catherine, après un examen sommaire de l’ambiance, y entra à son tour. Cachées par la porte, elles demeurèrent un moment aux écoutes, puis Catherine sortit la lettre.

Elles lurent : « Nous veillons. Si nous ne sommes pas dépistés, nous serons demain vers dix heures du matin, à l’endroit même où vous vous êtes arrêtées hier, au bord du marais. Croyez au dévouement profond de Takra et à celui de Guillaume de Frameraye ».

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Catherine en levant ses mains jointes…

Une rapide prière sortit de ses lèvres.

— Il faut brûler la lettre, dit Catherine.

Denise jeta un long regard sur ce frêle symbole de la communion humaine. Ces quelques lignes, c’était le lien qui se renouait entre elle et le monde auquel on l’avait arrachée. Elle posa les lèvres sur le billet et le rendit à Catherine.

Catherine prit une allumette, une flamme légère s’éleva et il semblait à Denise qu’on brûlait quelque chose de vivant…

Les deux femmes demeuraient silencieuses. À la fin, la jeune fille balbutia :

— Qu’est-ce qu’ils feront, Catherine ?… j’ai peur pour eux.

— Ils savent ! répondit Catherine. M. Guillaume a été dans des pays de sauvages… et M. Takra est plus rusé qu’un loup.

Elles descendirent pour le souper.


Le lendemain matin, elles sortirent après le premier déjeuner. Une vieille leur dit :

— Il faudra prendre garde… je crois qu’il y aura de l’orage avant le mitan du jour.

— Le ciel est tout bleu ! objecta Denise.

— Vous n’avez pas été à l’école des insectes, ni des oiseaux… Sinon, vous sauriez que les nuages vont monter du couchant ! affirma la vieille femme.

Elle sourit amicalement, tandis que Denise descendait le perron.

— Allons doucement, fit Catherine, Nous avons le temps. Il ne faut arriver ni trop tôt ni trop tard, et il est bon que nous ayons l’air de nous promener.

Il était dix heures quand elles atteignirent la mare. L’endroit semblait désert… Un froissement de plantes, la proue d’une barque parmi les roseaux. Avec un terrible battement d’artères, la jeune fille vit le visage clair de Guillaume et la face basanée du Maori…

En quelques coups de rames, la barque atteignit le havre.

— Vite ! fit Guillaume… Dans un moment nous serons dénoncés. Il ne faut pas perdre une seule minute.

Déjà Denise et Catherine, haletantes, étaient installées dans la barque. Une telle joie les envahissait que même l’âpre servante demeura toute une minute sans pouvoir articuler une parole :

— Est-ce possible ! exclama enfin Denise. Par quel prodige avez-vous pu nous retrouver et venir à notre secours ?

— J’ai eu de la chance, répondit Guillaume et surtout nous avons Takra !

Une grande clameur, de stridentes modulations de sifflets l’interrompirent :

— L’ennemi est sur la piste !

Guillaume et le Maori tendirent leurs muscles et le canot fila aussi rapidement que le comportait sa structure massive. Ils passèrent par une sorte d’archipel minuscule, et au moment où ils en débouchaient, Catherine gronda :

— Une barque !

Takra et Guillaume se retournèrent.

Denise se dressa : un canot plus fin et plus léger que celui des fugitifs débouchait entre deux îlots, sous des branches penchantes. On ne pouvait discerner, parmi les feuilles, le visage de celui qui le gouvernait… Soudain, un vague sourire éclaira les yeux du Maori :

— All right ! fit-il… c’est celui qui est avec nous… un braconnier.

Pendant quelques minutes, les deux canots filèrent de conserve : au loin, on apercevait une embarcation plus spacieuse, qui semblait contenir six hommes…

— Nous atteindrons la rive assez vite, fit Takra, pour nous permettre de devancer les poursuivants sur la route du lac…

Là-bas, le canot de poursuite débouchait d’un détroit ; les six hommes qui le montaient ramaient puissamment, sans atteindre une vitesse égale à celle qu’atteignaient Frameraye et le Maori…

— Le géant est avec eux ! remarqua Catherine.

La sombre prunelle de Takra se tourna vers Guillaume et la servante comprit cette mimique furtive. Pendant un quart d’heure, la barque fila en silence sur l’eau glauque.

Bientôt le rivage fut proche et le canot atterrit dans un havre. Les fugitifs débarquèrent rapidement.

— Nous avons un quart d’heure d’avance, déclara le Maori.

On traversa une lande désolée où Catherine et Denise avaient passé le jour de leur première fuite et qu’interrompaient de petits groupes de vieux chênes. Comme alors, des lièvres bondissaient soudain, des perdrix se sauvaient dans la bruyère ou un essaim d’étourneaux s’élevait de quelque mare.

Denise se souvint de la rivière aux grands blocs.

Le chemin qu’ils suivaient n’était pas le même que celui dont se souvenait Denise, et quand on parvint au bord de la rivière, elle apparut étroite et profonde. Un pont très sommaire la surmontait, qui fut franchi en un moment :

— Ils arrivent ! grommela Catherine.

Denise se tourna. À moins de cinq cents mètres, elle aperçut deux hommes qui accouraient au trot et dont l’un était le géant des Javerne.

Le braconnier dit :

— Il y a deux passages dans les rochers… Ils suivront celui de gauche, qui conduit au défilé. S’ils nous devancent, ils défendront le défilé jusqu’à l’arrivée de leurs compagnons…

— Je connais les deux passages, fit doucement le Maori.

Après avoir longé des rocs, les fugitifs se trouvèrent devant un passage étroit, où deux hommes pouvaient en arrêter plusieurs autres.

— Il n’y sont pas encore ! murmura le Maori… Nous serions donc au défilé avant eux… Peut-être vaut-il mieux tenter de les arrêter ici tout d’abord ?…

Les deux hommes choisirent une position avantageuse, où ils étaient à moitié abrités par des saillies, puis ils attendirent. L’attente fut brève. À son tour, le géant des Javerne arrivait, suivi d’un individu trapu et musculeux…

La vue de Guillaume et de Takra les étonna : le géant s’avança jusqu’à l’entrée du passage et, se dressant dans sa force, il exclama :

— Place !

Malgré lui, Guillaume admira les proportions parfaites de son corps et de ses membres :

— Il n’y a place que pour deux ! répondit flegmatiquement le Maori.

Armés de triques de chêne, les deux Javerne s’avancèrent.

— Nous ne nous servirons d’armes que si vous vous en servez vous-mêmes.

— Nous n’userons ni de couteaux, ni de poignards, ni de haches, ni d’armes à feu, répondit le colosse… à moins que vous ne commenciez !…

— C’est bien !

À leur tour, Frameraye et le Maori avaient levé leurs triques. Le géant frappa d’abord. Il rencontra le vide. Pour éviter la riposte de Guillaume, il lui fallut rebondir en arrière. Presque en même temps, une parade du Maori faillit arracher la trique du second agresseur.

— Ah ! clama le colosse… le roc vous protège.

— Il ne vous protège pas moins ! riposta Guillaume…

Impatients tous deux et pleins de l’orgueil de leur force, ils s’épiaient :

— Vous n’oseriez pas combattre à découvert ! ricana le Javerne.

Guillaume était le fils d’une race aventureuse et guerrière, et la fureur du combat palpitait en lui, avec la sève de la jeunesse… Avant que le Maori eût le temps de le retenir, il s’élançait. Le colosse, ayant reculé, ainsi que son compagnon, les quatre hommes se trouvèrent face à face dans l’étendue libre. Tacitement, ils s’accordèrent une courte trêve, puis les gourdins s’élevèrent. Pour qui sait les manier, ce sont des armes puissantes. Les quatre, dès les premiers gestes, se décelèrent escrimeurs habiles, mais différemment. Le jeu des Javerne datait d’une autre époque : ainsi devaient se battre les bâtonniers du moyen âge et même du grand siècle. Le Maori mélangeait une escrime sauvage à celle qu’il tenait d’un sergent britannique, colon en Nouvelle-Zélande. Guillaume tenait son talent des maîtres parisiens… Très vif, le premier choc fut néanmoins prudent. Les combattants surent qu’ils étaient tous redoutables…

Enfin, le géant, confiant en sa force, traça de formidables moulinets. Guillaume se déroba aux uns et para les autres. Comme l’homme de la lande se précipitait, il s’effaça vers la gauche, il donna un coup de flanc qui ne réussit qu’à moitié… Mais tout de suite, il prit l’offensive, si impétueusement que le grand Javerne dut céder du terrain. À la riposte, faite à grandes volées, Guillaume para et frappa l’adversaire à la hanche. Il commençait à dominer… Le Javerne tenta un énorme coup à deux mains, qui eût assommé un taureau ; il ne trouva que le vide et fut emporté par son élan si rudement qu’il faillit crouler, Guillaume, le laissant passer, se borna à le toucher à la tête, sans violence.

Javerne se redressa, pâle d’humiliation :

— Vous me faites grâce ! dit-il d’une voix sourde…


Le Maori engageait le combat d’autre manière.

Ayant laissé venir l’antagoniste, il l’épuisait par des parades, des feintes et des retraites. Mais il avait affaire à un adversaire plein de souffle, dont l’ardeur et la vitesse exigeaient toute l’agilité de Takra… Un moment, le Maori parut menacé : le gourdin du Javerne l’enveloppait de vertigineuses attaques. Après un bond oblique, une parade souple et précise, d’un coup sur le poignet, Takra désarma son adversaire…

En ce moment, le géant jetait son arme et criait avec amertume :

— Je ne vous frapperai plus… mais mon devoir est de passer…

Farouche, il tenta d’écraser Guillaume. Les grandes statures s’entre-choquèrent ; ce fut le heurt des forces primitives ; le heurt des grands fauves dans la sylve. Involontairement, Takra et le second Javerne, s’arrêtèrent, fascinés… Pendant de longues minutes, la lutte demeura indécise ; il apparut que les deux hommes étaient de force égale… On voyait s’enfler les muscles, les torses se roidir ou ployer, les bras se tordre pour la résistance ou pour l’attaque. Trois fois Javerne souleva Guillaume et trois fois Guillaume enleva de terre son formidable adversaire… Enfin, dans un effort suprême, le colosse de la lande prit son élan. Sa face bleuit, des nœuds s’enflèrent aux coins des mâchoires… Guillaume chancela. Takra fit un bond pour courir à son aide. Mais déjà Frameraye se redressait et, par une manœuvre foudroyante, il fit servir l’élan de l’autre à sa victoire… Jacques Javerne s’abattit lourdement, et sa tête heurta le roc de si rude manière qu’il en demeura étourdi…

Déjà Takra avait repris l’attaque. Ce fut bref. Un coup sur le crâne étendit le second Javerne à côté du premier. Et comme le Maori n’oubliait jamais, dans une expédition d’emporter de la corde, en un moment, les vaincus furent ligotés :

— Vite maintenant ! Nous avons des canots cachés là-bas.

— Et bien cachés ! fit le braconnier. Seulement, il va falloir s’engager sur un lac souterrain… Mais je connais les voûtes depuis mon enfance… Seulement, faut arriver avant qu’on ne nous bouche le passage…

Hommes et femmes accélérèrent leur course…

— Nous y voilà ! cria enfin Vauquerre.

Et trois minutes plus tard :

— Voilà les canots. Embarquons ! ils vont arriver !