Au cœur de l’hiver suédois - Noël en Dalécarlie

Au cœur de l’hiver suédois - Noël en Dalécarlie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 829-865).
AU CŒUR DE L’HIVER SUÉDOIS

NOËL EN DALÉCARLIE

De pays plus poétique, je n’en connais pas. Il l’est par sa nature âpre, taciturne, si étrangement éclairée, et dont les beautés, disait Almqwist, semblent avoir été faites pour rester des secrets éternels. Point de variété pittoresque : des lacs, des forêts, des fjells, la bordure claire d’une prairie, la tache sombre d’un bouquet de pins, une eau dormante, une lande aride. Rien de plantureux : elle engraisse peu d’animaux domestiquée et nourrit beaucoup d’animaux sauvages. Rien de voluptueux : « Jeune homme, regarde les feuilles vert tendre de nos arbres : elles ne sont jamais veloutées ni foncées comme celles du Midi. Notre amour a moins de sensualité que de fraîcheur. » Une seule rose y pousse spontanément, l’églantine, petite fleur simple dont le faible parfum est le plus délicat et le plus noble que porte l’air. La terre suédoise excite l’homme à se passer de ce qui est en dehors de lui-même. Mais elle a l’attirance toute spirituelle des terres pauvres. Le rêve s’y attache comme les Liniuæa dont les filamens rampent sur le sol, et dont la senteur d’amande emplit les déserts du Nord. La séduction de ce pays est dans sa rudesse mystique, dans sa solitude, dans ses lignes grandes et tristes, mais parfois aussi fines que les traits d’un visage.

Et poétique, il l’est encore par son histoire ou, pour mieux dire, par sa légende. Le peuple suédois a vécu une extraordinaire saga. Son paganisme a plongé dans le moyen âge chrétien avec la même énormité farouche que sa presqu’île dans les flots du Nord. L’imagination populaire, qui en demeure imprégnée, supprime les trois ou quatre siècles de religion romaine où cependant a germé, dans l’unie du paysan, l’unité nationale de l’écroulement du Paradis des Ases, elle saute en croupe sur le cheval du premier des Wasa. Aux héros des temps mythologiques succèdent des personnages de tragédie moderne à peine moins mystérieux que les guerriers du Walhalla. La Bible a remplacé pour eux ces runes que leur ancêtre Odin apprit en gémissant. Pendant près de trois cents ans, la dynastie des Wasa communique à ce grand corps suédois l’agitation de son âme et les soubresauts de ses rêves. Depuis le vieux roi Gösta, qui plante la couronne sur sa tête de paysan dalécarlien, jusqu’au pauvre dément Gustave IV qui se la laisse arracher avec des cris convulsifs, c’est un défilé ininterrompu de figures dramatiques que la légende n’a cessé de disputer à l’histoire. Rois austères, rois fous, rois mystiques et visionnaires, rois de théâtre et d’opéra, ils n’ont de commun dans leur diversité que le secret de leur infatigable inquiétude. Ils ont voulu que la gloire morale de leur pays en fût proportionnée à l’immensité physique. Ce n’est pas uniquement dans l’Atlantica de Rudbeck que la Suède a pu se croire une coupe débordante d’humanité. Mais des artisans de ce miracle aucun ne fut vraiment un homme heureux. Quand ils ne tombent pas d’une balle ou d’un poignard au cœur, quand ils ne meurent pas au fond d’un cabanon, ils s’éteignent consumés de solitude intérieure et de mélancolie. La tristesse de leur lin achève de les grandir ; et les routes qui mènent à leur dernière pensée nous sont aussi fermées que les chemins du pôle. Quels excitateurs admirables de l’imagination !

Il y a dans la langue suédoise deux mots intraduisibles qui, comme tous les mots intraduisibles d’un pays, expriment le plus intime et le plus particulier de son âme : längtan et stämning. Le längtan, ce n’est pas seulement la langueur où nous plonge le souvenir d’un bien perdu, l’attente d’un bonheur qui tarde. Ce n’est pas seulement la nostalgie d’un cœur « qui meurt de ne pouvoir nommer ce qu’il adore. » C’est encore et surtout le désir qui nous porte à sortir de nous-mêmes et la volupté mélancolique d’en mesurer l’impuissance. « Längtan, s’écriera un des poètes les plus suédois, Längtan s’appelle mon héritage et mon château dans les vallées du soupir ! » Son héritage : ce legs de pudeur orgueilleuse et de silence que se sont transmis, dans cette nature taciturne et autour de ces rois énigmatiques, des générations d’enthousiastes fermés. Son château : sa pensée close, dont les végétations du songe recouvrent les richesses, et où il gémit lui-même sur la douceur qu’il éprouve à s’y emprisonner. Dès qu’elles s’approfondissent, la douleur et la joie rencontrent le längtan, la plus belle source de lyrisme qui ait jailli du désert de l’âme. Le längtan est partout en Suède : dans l’aspiration perpétuelle au mysticisme, dans la muette patience de l’amour, dans la gravité d’un Gustave-Adolphe, dans la froideur virginale d’un Charles XII, dans l’étrangeté d’une Christine, dans le sourire d’acteur d’un Gustave III, dans le front courbé d’un savant d’Upsal, dans l’ivresse solitaire d’un paysan. Tour à tour il les détache du sol et les y ramène pour les y enraciner davantage. La Suède ne conçoit pas dramatiquement les personnages de sa légende : elle en fait les expressions lyriques de son plus noble längtan. Descendez dans un cœur suédois ; vous y trouverez ses illusions meurtries couchées côte à côte avec les héros sanglans de Lutzen et de Frederikshall.

Ces âmes agitées et cellulaires échappent à leur inquiétude par le stämning. Le mot, dont aucun Suédois n’a pu me préciser le sens, doit signifier la sensation que toutes les autres concordent à créer une harmonie. Il s’établit parfois une entente sympathique entre les choses et nous. Sur les lignes monotones de la vie des notes se rencontrent qui spontanément s’organisent et forment une musique charmante. Le crépuscule tombe ; le paysage se voile comme un visage attristé. Ni le jour qui s’en va, ni la nuit qui vient, ni la nature qui se décolore ne sont mes amis. Mais tout à coup le chant d’un inconnu s’élève, et voici que le ciel mourant, l’agonie du paysage et la cendre de ma rêverie, nous entrons dans le cercle fraternel de cette onde sonore. Tant que durera ce chant, j’aurai l’impression que je fais partie d’un tout, et, si j’ai l’instinct religieux, d’être un des éléments indispensables du concert que, sur un point du monde, Dieu voulait se donner ce ; soir. Evanoui, j’en retiendrai l’écho pour endormir en moi la fièvre de l’isolement et pour y prolonger le délicieux stämning. Plus délicieux encore lorsqu’il m’unit à d’autres cœurs ! Ces individualistes Scandinaves ne communiquent entre eux que par le chant, la poésie, ou les sombres tunnels de l’inexprimable. Ils ne cherchent pas à penser, mais à sentir ensemble. Le stämning ne naîtra pas d’un échange d’idées, ni même d’une causerie familière. Il éclôt au bruit d’une chanson qui passe, à la clarté d’une lampe, sous l’haleine d’un parfum, devant des verres servis où l’on savourera le même apaisement ; et il ne s’épanouit que sur les étangs du silence. Il est fait de coïncidences heureuses, mais qu’on sait provoquer. Nous aimons, au déclin d’une fête, à nous regarder dans les yeux et à nous en renvoyer les dernières étincelles ou les derniers éclairs. Ils préfèrent éteindre les flambeaux, ne plus se voir, rentrer en eux-mêmes et y partager, à la faveur de l’ombre, le charme vaguement senti d’un accord éphémère. Les cloches du dimanche et des jours carillonnés répandent du stämning. Autour des héros et des morts chéris le stämning entretient un air de fête religieuse. La vie suédoise, comme la nature suédoise, est coupée de grandes eaux dormantes. Trop de gloire, et de gloire évanouie, dans trop d’immensité, trop d’orgueil comprimé dans trop de solitude, y élancent continuellement vers le ciel les soupirs du längtan ; mais les cœurs soulevés reprennent leur niveau dans le calme du stämning… Arrête-toi sur les bords de ce demi-sommeil, pêcheur en voyage, et jettes-y un coup d’épervier : tu retireras ton filet plein de songes et de fantômes, et tu en verras ruisseler l’ombre fuyante et le reflet lointain des mouettes du désir…

Nature, histoire, qualité des âmes, tout est poétique ; et l’étranger ne comprendra ce pays suédois que s’il arrive à s’en assimiler la poésie. Pourquoi ces paysages me parleraient-ils, à moi dont le passé n’y plonge par aucune racine ? Livré à mes seules impressions, que ferais-je, sinon d’y projeter des souvenirs, des regrets, des espérances, des rêves, importés d’une autre patrie ? Mais je leur demande de me dire comment ceux qu’ils abritent les voient et les interprètent. Et j’essaierai de les contempler à mon tour avec les mêmes yeux et dans le même esprit. Devant ces personnages de cathédrale et de musée, j’ai besoin que l’imagination de leurs descendans échauffe ma sensibilité. L’histoire m’intéresse moins ici que la façon dont elle se déforme, se transforme et agit sur les cœurs. La vérité historique est pour moi dans la vie secrète et forte que ces gens empruntent de leur légende, et, précisément, dans la superstition de leur passé.

Mes hôtes se préparaient au stämning de Noël, et, comme je voulais y communier avec eux, je me suis fait traduire des poètes suédois. Leurs poèmes, transplantés de l’idiome natal, ressemblaient à ces petits sapins déracinés qui, sous les nuits plus longues et par les chemins plus silencieux, émigraient des forêts aux marchés. Mais ils gardaient comme eux l’odeur de l’ombre où ils avaient poussé, et ma fantaisie pouvait suspendre des lumières à leurs rameaux. Autour de moi, les âmes se repliaient sur des souvenirs communs. Le lien de la pensée chrétienne ne suffisait pas à nous unir. Plus religieuse dans les campagnes, plus familiale dans les villes, cette vieille fête du cœur de l’hiver réveille partout et surtout la conscience et l’amour du pays hérité.

Ce fut alors que je lus les Images suédoises de Snoilsky ; et l’atmosphère de recueillement qui m’entourait en élargissait la beauté. S’il n’est pas le plus grand des poètes modernes de la Suède, il en est avec Tegner, et près de nous, le plus national. D’autres se réclament de leur province : Snoilsky appartient au pays tout entier. Il en traverse l’histoire et vient à nous comme le courrier du comte Stenbock qu’il nous montre apportant au galop la nouvelle d’une victoire dans Stockholm encore assourdi des foudres de Pultawa : les mottes grasses de la Scanie l’ont éclaboussé ; les rocs du Smöland ont jeté des étincelles sous les sabots de son cheval ; et, quand on l’introduit au Palais, chaque pas qu’il fait laisse sur le parquet un peu de la terre de Suède. Pourtant, — et j’en crois ses concitoyens, — il n’est pas descendu jusqu’au tréfonds de leur intime nature. Il ne m’a pas découvert, comme plus tard Heidenstam, « les passages secrets sous la gaîté des Suédois. » Je n’ai pas senti courir dans son talent généreux et sain la veine brûlante de l’inquiétude. Il se tient en dehors de la mélancolie germanique ; et par la plastique de ses vers, par leur précision et leur clarté, c’est plutôt à nos maîtres du Parnasse que cet aristocrate érudit s’apparente.

Jeune, brillant, l’Italie avait exercé sur lui l’attrait irrésistible dont les pays de la lumière ont, de tout temps, fasciné les aventuriers du Nord. Il y a dans le rude esprit suédois une aspiration à l’insouciance et à la joie de vivre qui ne se satisfait qu’au soleil du Midi. La clémence du ciel méditerranéen en dénoue la fraîche et sombre fleur. Le comte Snoilsky respira, cueillit, vendangea l’Italie jusqu’à l’ivresse. « J’apporte des raisins, j’apporte des roses, je vous verse de mon jeune vin : sur tous les sentiers, sur toutes les routes, je bats du tambourin sonore. » Ainsi débutait le premier volume de ce Northman enguirlandé de pampres, et qui osait appeler son cœur : « Mon jeune lion ! » Il dépensa la sensualité de sa jeunesse dans un cosmopolitisme émerveillé. Jamais artiste ne fut plus détaché de son terroir. Il semblait n’en avoir gardé que la discrétion silencieuse dont il enveloppait ses amours. L’Italie, l’Espagne, la France s’offrirent tour à tour à son enthousiasme. Il fut le citoyen des cités resplendissantes ; et, comme il s’enchantait des formes, des couleurs, des idées étrangères, tout à coup le längtan le prit. Il revit sa carte d’écolier, sa vieille carte de Suède, avec la Scanie d’un jaune de moissons, le VermIand d’un gris de fer, la coupure sanglante de la Russie au nord de la Finlande, et les petites villes roses comme des airelles. « As-tu jamais pensé, toi, l’affiné, que tu tires ton origine d’un peuple de laboureurs et de forgerons ? Réfléchis à cela sur ton divan capitonné. Tu t’es habitué au geste du lazzarone, mais tu ne connais pas les mœurs du paysan de ton pays. Tu ne trouverais pas ton chemin parmi les pins et les sapins de ton pays. Tu n’aimes dans ton pays qu’un idéal imaginaire de liberté ; mais tu devrais aimer la forêt, la montagne et la vallée. » Ses mains, qui s’étaient si longtemps attardées sur le galbe des belles statues, éprouvaient maintenant l’impérieux désir de se presser autour de l’écorce rugueuse où se cache la vieille âme suédoise. Rome, Naples, Florence, toutes ces reines s’éteignirent : il revint à sa pauvre reine du Nord. Il en évoqua la gloire émaciée, « le temps de pain d’écorce et de famine couronné de lauriers. » Et plus maître de son art qu’il ne l’avait jamais été, presque aussi impeccable qu’un Heredia, il s’enferma dans la légende de la Suède qu’il aima comme un enfant et qu’il chanta comme un grand poète. Il a su capter le sentiment populaire dans une forme d’art savante et pure. On a dit que ses vers étaient de marbre ou de bronze : oui, mais comme les dieux béans des fontaines d’où jaillit l’eau des sources vives.

Pour lui, bien entendu, les Annales de la Suède ne commencent qu’au roi Gösta, et il en a dressé le portrait d’aïeul au seuil des Images Suédoises. « … De sa main, il a maçonné notre Suède des fondations à la toiture… Nous avons tous été assis à ses genoux autour de l’âtre flamboyant, quand il nous racontait son histoire merveilleuse… » Mais il se meurt dans son château du Mœlar, seul, incurablement triste d’avoir engendré des fous. Le hallebardier entend ses pas d’insomnie, pendant que les bénédictions des pauvres gens montent vers lui du fond de la nuit d’hiver.

Toute sa lignée tragique va défiler sous nos yeux. C’est d’abord le roi Erik, le roi fou, follement énamouré d’une petite marchande de fruits et qui vogue à la dérive par une nuit de printemps. « Lentement des barques pavoisées glissent sur les ondes. Le Mœlar reflète les nuages rouges du soir. Les rames clapotent sous des airs de cors. La forêt de bouleaux embaume… Cors de chasse, taisez-vous !… Le roi Erik joue sur son luth… La petite Karine écoute en silence jusqu’à ce que de grandes larmes brillent dans ses yeux… « Petite Karine, le jeune roi te supplie. Sois à moi et tu posséderas le château de Stockholm. Dis un mot et la couronne d’or pâlira sur tes cheveux dorés. Je suis Erik, le roi des beaux rêves. Forgée de rayons de lune, la couronne n’est pas lourde. Ne pleure pas, mon enfant : tu auras le royaume. » Il fut féroce et sanguinaire ; mais l’amour, la mort, la folie, la nuit printanière se marient dans son chant ; et toute la pitié de la Suède pour le fils de Gösta Wasa, le poète la fait perler aux cils brillans de la petite Karine.

Le tableau change. Les cloches de Ardala sonnent la Pentecôte. Le front sombre comme une nuit de tempête, Charles IX galope sur son étalon de Holstein. Une armée de spectres, échappés de la roue, galopent autour de cet implacable justicier. Des châteaux, personne n’est sorti pour saluer le cortège ducal. Derrière les volets vacillent de hautes bougies dans les maisons muettes de la noblesse décimée. L’insomnie lui bat aux tempes. Il a jeté son filet contre le cours rapide du temps : ramènera-t-il une couronne ou seulement des têtes de mort ? Lacs, seigles verts, maisons rouges, sa Sudermanie s’étend au clair de lune. Il hume les parfums de son pays suédois qui, sous son épée nue, sommeille en confiance et en tranquillité. Et des pauvres lopins de terre, de tout ce que les humbles labourent, la brise du soir lui apporte la salutation et le merci : « Tu es notre homme, bien que tu aies du sang sur les mains. »

Et voici son fils, « ce petit qui saura adoucir même les morts, » Gustave-Adolphe. La gloire et la vie entrent à flots dans le cœur de la Suède. Il en ouvre le magnifique exode. Vision charmante, lorsqu’il passe à Augsbourg « au mois de mai des peuples. » « La vieille ville dormait comme une poésie de pierre, avec ses hauts pignons délicatement pointus, ses larges fenêtres étincelantes aux étroits carreaux, et ses ornemens gothiques gris de vieillesse. » Elle continue de dormir ainsi sous l’eau calme des mémoires suédoises. Dernière vision à jamais imprimée sur le voile de la mélancolie du Nord : « A Lutzen, au fond d’un ciel crépusculaire, des gouttes de brouillard sur la joue, je l’ai vu, image sanglante et tremblante, dans les plis du vent. »

La Suède est revenue d’Allemagne orgueilleuse de ses splendides pillages. De la pâle gerbe qu’on dressait jadis aux champs d’Upland, elle a fait le vase, la gerbe raide en broderie d’or qui tient aujourd’hui son rang parmi les aigles et les lys. La Pallas du Nord, la Vierge des Victoires, Christine se lève au-dessus d’un fourmillement de têtes. Les vieux régens du trône ont déposé dans ses mains douze années de prodiges et des trésors. Mais elle !…

« Près du pont jeté sur un mince ruisseau d’argent, là où est la frontière entre la Suède et les terres de la couronne danoise, à côté de la Rome peinte en jaune et en bleu, un groupe d’enfans attend. Leurs candides yeux bleus suédois brillent sous des cheveux de lin. Ils ont appris que la reine Christine passera bientôt ici, et ne croient pas possible qu’elle s’en aille à jamais. Pourquoi les quitterait-elle ? Son nom leur est précieux et cher. Une prière pour son bonheur fut la première chose que leur mère leur enseigna. Et l’an dernier, n’ont-ils pas porté, par amour d’elle, une tristesse bien lourde, lorsque le commissaire enrôla le frère aîné ? Et le père n’a-t-il pas, à cause des impôts, dû vendre une de ses vaches ? Les petits près du pont ne comprennent point qu’elle les quitte pour toujours. Toute la matinée ils ont cueilli des fleurs et des fraises rouges afin de montrer à la reine Christine combien elle est aimée. Ecoutez : un bruit route sur la pente de la colline. Un nuage de poussière s’élève. Autour du lourd carrosse doré, on entrevoit des chapeaux à plumes. De la voiture sortit un rire froid comme l’acier : une dame avec de sombres messieurs y parlait une langue étrangère. La voiture et les cavaliers disparurent bientôt sur la rive opposée. A un coup de fouet du cocher, les enfans ont laissé échapper le panier de leurs mains. Les fleurs exhalèrent dans la poussière de la route leurs derniers parfums. Les fraises rouges se répandirent comme des gouttes de sang. Ah ! reine Christine, reine Christine, les bras de la Suède se ferment, de la Suède où même le plus petit aurait donné son sang pour toi ! »

C’est maintenant Charles XII, autour duquel l’imagination suédoise a cristallisé tous ses rêves d’héroïsme et de désintéressement chevaleresque. Charles XI avait quitté son cheval de parade pour monter un cheval paysan, le Cheval d’Incendie, ainsi nommé parce qu’on le voyait partout où tourbillonnaient la flamme et la fumée. « Charles XII le reçut en héritage : il reçut la paix, la prospérité, la fidélité, l’appui de fortes épaules obéissantes, et Brandklipparen, le Cheval d’Incendie. » Snoilsky n’a point fait ressortir avec la même puissance que Heidenstam dans ses Karolinerna la singularité de ce cavalier glacial. Il l’a cependant marquée d’un trait qui n’est pas sans grandeur. Le roi de Saxe lui a envoyé sa maîtresse, la superbe Aurora Kœnigsmark. Revêtue de sa plus belle zibeline, elle se présente au camp suédois et attend sous la pluie le roi du Nord. Charles passe et ne lui jette pas même l’aumône d’un regard. J’aime cette apparition du jeune et fier Wasa, ses yeux hautains qui ne disent rien des passions de son âme, son mépris des voluptés faciles, sa marche en avant de froid illuminé. Je sens que, si j’étais Suédois, je lui pardonnerais mon héritage appauvri, parce qu’il a mis dans la vie de son peuple le stimulant d’un incomparable mystère ; et mon cœur bondirait encore à l’approche de Frederikshall, comme le cœur d’un condamné sous les fusils qui s’abaissent, au roulement des tambours.

Ce temps, où les tombes en Suède étaient plus nombreuses que ceux qui en portaient le deuil, ce temps de misère et d’exténuation, l’esprit suédois en a fait la mine d’or de sa poésie nationale ; et Snoilsky en a tiré peut-être son plus pur chef-d’œuvre : Sur la foire de Vernamo.

C’était à cette foire, en Smöland, que Per et Kersti échangèrent leurs bagues de fiançailles. Puis ils se séparèrent et convinrent de se revoir dans six ans. Per entra au presbytère. Kersti s’en alla chez le bailli. Le printemps arriva pour la sixième fois. La pauvre terre suédoise se para de belles couleurs, « comme si, cet hiver, aucun coup n’eût retenti à Frederikshall. » Per et Kersti se retrouvèrent, parmi les maigres bœufs, à la foire de Vernamo. Les yeux étincelant de joie, ils firent résonner leurs pièces de cuivre, des pièces qui ne portaient pas l’effigie du Roi, mais qui valaient de l’argent et de l’or, car c’était la monnaie de la Haute-Couronne, « et la Couronne n’enlève point par ruse et injustice le pain du pauvre. » Ils marchandaient déjà les casseroles de leur ménage, quand une voix connue traversa le bruissement de la foule. Un habit orné de boutons brillans, un nez rouge de fonctionnaire, un ton rogue : le commissaire s’avança, ordonna le silence, et déplia un avis imprimé dont le sens était que le morceau de cuivre qui, hier encore, avait le cours du rixdaler, ne valait plus rien… Le soir, à la foire de Vernamo, deux fiancés se promenaient. Derrière le tablier rayé coulaient les larmes de la jeune fille. Ils s’assirent parmi les fleurs, au bord d’un champ. La lueur rose du soir tombait derrière les lointaines forêts bleu sombre. Parmi les pins, une fumée montait d’un pauvre foyer. Hélas ! l’espoir d’un foyer s’était éteint pour eux ! Et la tête de Kersti s’enfonça davantage dans le tablier. Le fort Per enlaça la taille de sa fiancée, et des mots tendres se frayèrent un chemin à travers la houle de sa poitrine : « S’il n’y a pour nous, dit-il, ni lois ni justice, il y a pourtant le Seigneur Dieu. Nous n’avons qu’à recommencer : ce n’est pas plus grave… » Kersti leva ses yeux en larmes, et, avec une clarté d’amour et de foi, lui demanda : « Nous nous reverrons donc dans six ans ici, à Vernamo ? »

Ce petit poème, un des plus populaires de Snoilsky, m’explique, mieux qu’un livre d’histoire, ce que j’appellerai le miracle suédois. Par la fente qu’il m’ouvre sur les âmes du Nord, j’entrevois leur vie intérieure : elle a quelque chose de végétatif et de robuste comme la vie des pins qui poussent aux rocs de la Baltique et qui semblent tirer leur sève de la pierre elle-même et des reflets du ciel. Les joies et les espérances en sont aussi réduites que la poussière d’humus où ils crispent leurs racines. Toute la grandeur du pays sort de l’endurance des Per et des Kersti et de leur optimisme tacite, plus fort que Pultawa. Cette idée maîtresse donne à l’œuvre de Snoilsky une intensité d’émotion qui le sépare des Parnassiens français. Le principal personnage de ses poèmes, c’est le peuple, un peuple de paysans, silencieux dans son labeur, résigné dans ses rêves, imperturbable dans sa foi. Il reconnaît ceux qui l’ont aimé, leurs mains fussent-elles sanglantes. Il leur pardonne ses souffrances, et leurs fils dégénérés et leurs filles ingrates. Le Cheval d’Incendie, qui a piétiné l’Europe et rougi de son écume la steppe russe, avait commencé par traîner la charrue, et son poil sentait encore l’étable. Quand ce peuple n’a plus de sang à répandre, il découvre à ses fils les réserves de ses méditations et de sa pensée. La pauvre terre suédoise se fait riche aux yeux de Linné. Le savant ramasse dans la poussière les fleurs que Christine a dédaignées. Svedenborg tisse avec les songes obscurs et les längtan de sa race le réseau de mystiques correspondances qui enserre harmonieusement l’univers sensible et le monde des âmes. La main du paysan se trahit jusque dans la serre chaude où Gustave III, « au visage inégal, la couronne de lauriers sur ses cheveux poudrés, » essaie d’acclimater les splendeurs de Versailles. Et lorsque les divisions politiques ont énervé le pays, lorsque le dernier des Wasa, « droit et raide dans l’étroit habit bleu, » le cerveau tourbillonnant de pensées malades, a perdu ce qui restait à perdre, la Finlande, et que la déchéance et la corruption paraissent irrémédiables, écoutez le pas des hommes qui cheminent derrière leur chariot, à travers les profondes forêts du Rœmen. L’aurore boréale irradie au-dessus du bruissement des sapins. Le Chariot des Charles sort des nuages. Le torrent se jette en insomnie sur les rocs. Le jeune Tegner est parmi ces hommes. A chaque pierre qui heurte les roues, le minerai du Vermland sonne dans le lourd caisson, et la voix de la Suède lui crie : « Je veux vivre ! Je vivrai ! » Ce fut cette nuit-là qu’il composa son poème de Svea. « Tegner, étoile rayonnante !… En l’écoutant, le sang de la Suède lui remonta tout rouge aux joues. » Admirable vision, la dernière des Images Suédoises.

J’avais franchi le portique qui ouvre sur la poésie de ce grand pays taciturne. Par ces routes d’hiver où, selon le mot de Tegner, « les dieux cheminent encore, » je m’éloignais aux premières cloches de Noël. Quand on est exposé à rencontrer des dieux, il n’est pas mauvais de se faire accompagner des poètes.

Le 24 décembre à Leksand, dans cette Dalécarlie où les Wasa commencèrent leur saga, et qui se partage avec le Vermland le cœur de la Suède.

Nous sommes arrivés la veille, de nuit, au milieu d’une foule silencieuse qu’attendait au débarcadère une autre foule également silencieuse. L’auberge a des chambres de grand hôtel et un salon spacieux : les meubles empire s’y étalent devant de vieux bahuts qui sentent le déménagement de Prague et autour d’une vieille horloge dalécarlienne qui retarde. Je n’aurais pas été plus surpris d’y trouver, devisant ensemble, les ombres de Bernadotte, de Gustave-Adolphe et du roi Gösta. Ce matin, je découvre le pays : des forêts, des eaux à moitié gelées, des collines parmi lesquelles la colline des Vieilles, où, au XVIIIe siècle, des gens qui maudissaient l’Inquisition catholique ont brûlé sept vieilles femmes accusées de sorcellerie. De l’autre côté du chemin, le presbytère et l’église, une vénérable église surmontée d’un clocher en forme d’oignon. Sous leurs fenêtres coule le Dalelf au fort courant : il charrie des glaçons et reflète le vol des cygnes qui crient surtout vers le soir. Ni bourg, ni village ; un bout de rue, une belle maison, celle du juge, et des maisons de bois rouges posées et disséminées sur des champs de neige. Les sommets des collines boisées sont entrecoupés d’emplacemens nus et blancs : pâturages et chalets où les troupeaux et les pâtres montent au mois de juin et qui furent souvent un pèlerinage pour les âmes tristes.

Le verglas bleuâtre de la route craque sous les bottes d’un pesant Dalécarlien dont la pelisse en peau de mouton, bordée de laine, laisse passer son tablier de cuir. C’est Olof Larson, banquier de Leksand et paysan par la grâce de Dieu. Sa grosse tête aux yeux fins et au sourire malicieux et toute sa prestance scandent la chanson dalécarlienne : « Le diable m’emporte si je m’écarte d’une semelle d’où j’ai le droit de me tenir avec honneur ! » Ce que je suis venu faire en Dalécarlie, comment le dirais-je à ce patricien rural ? Comment pourrais-je lui dire : « Je voudrais sentir avec vous le stämning de Noël. On a tué le porc chez vous et brassé la bière noire. Quand vous allumerez le sapin, permettez-moi de m’asseoir dans l’encognure de votre foyer. Il me plairait d’entendre vos psaumes et de participer à votre silence. Par surcroît, je souhaiterais que vous m’ouvrissiez votre tête bien suédoise, où doivent reparaître, à la chaleur de cet instant solennel, tant de vieilles effigies presque effacées sous l’usure des jours. Nous ne connaissons plus, dans le pays que vous continuez d’appeler le Royaume de France, ces grandes fêtes qui sont des communions d’âmes. Je suis venu pour essayer de cueillir au cœur de votre hiver la minute heureuse dont l’éclat me semble si intime et si doux. » Je ne parlerai jamais ainsi à Olof Larson. Il ne m’ouvrira ni son foyer, ni sa tête. Et je comprends une fois de plus la vanité de ce rêve du voyageur d’être où il passe l’hôte invisible qui écarte les voiles sans en remuer les plis.

Causons donc avec ce notable. Il représente à sa façon la Suède traditionnaliste, orgueilleuse, campagnarde, et qui, de la glèbe où elle enfonce ses pieds, continue de jeter au vent l’inquiétude de ses graines vigoureuses. Il a une fille au Natal et un gendre en Allemagne, près de Celle, comme ses ancêtres avaient des fils enterrés dans les champs de la Pologne et dans les steppes russes. L’émigration est au flanc des pays Scandinaves la plaie toujours béante, d’où s’échappe, chaque année et de chaque famille, le sang le plus dispos et le plus frais. On émigre par pauvreté, par ambition et aussi par appétit d’aventures. Faut-il le déplorer ? Des plaies sont nécessaires, dont la cicatrice tuerait le malade. La Suède respire par cette ouverture saignante un air que réclame son perpétuel längtan.

Olof Larson voyage : il va rendre visite à sa fille d’Allemagne. Revenu au pays, il réendosse la peau de mouton et renoue son tablier de cuir. « Il n’y a que nos femmes qui sachent préparer une peau si souple et donner à la laine une douceur égale. » Mais, d’ici vingt ans, ce costume trop coûteux aura disparu. La Dalécarlie est pauvre. On y appelle riche un paysan qui dépose deux mille couronnes à la banque. Et les petites propriétés, où les familles pendant si longtemps ont imprudemment vécu sur le capital de la forêt, sont menacées, depuis un demi-siècle, par des Sociétés dont l’intérêt matériel du pays voudrait qu’elles parvinssent à les englober et à en exploiter les bois comme une moisson régulière, mais dont son intérêt moral exige que les paysans luttent et soient soutenus contre leurs empiétemens. Car le paysan qui vend sa forêt n’en retire pas de quoi posséder dans sa province une nouvelle terre. « Et, me dit Larson, qu’il quitte la Dalécarlie ou la Suède, c’est tout un : il se dénationalise. » Forte parole d’un homme qui conçoit pleinement la vertu de son terroir, et en qui s’accuse l’esprit régionaliste de la patrie suédoise. Un Dalécarlien ne se fait pas Norrlandais sans déchoir. Il sort amoindri d’une communauté de souvenirs dont le cadastre est l’image sensible. Les propriétés dalécarliennes s’enchevêtrent et s’enclavent les unes dans les autres, si bien que les champs d’un propriétaire ressemblent aux pions d’un joueur de dames vers la fin de la partie. Larson avait acheté le bien d’un paysan qui n’avait qu’un cheval et quatre bœufs : il y compta vingt-deux terres dont l’une était à trente kilomètres au nord et une autre à vingt-cinq kilomètres au sud. Ces complications sont l’œuvre du temps et d’une ardente idée de justice dont l’intelligence Scandinave souffre jusqu’à la sécheresse. Le père qui partage sa propriété entre ses quatre enfans se livre à un calcul de compensations scrupuleuses d’où il résulte que chacun d’eux hérite à la fois d’un quart de canton pauvre et d’un quart de canton riche. À leur tour, et sans tenir plus compte de l’éloignement que les théologiens n’évaluent la distance du monde aux étoiles, les fils morcelleront leur patrimoine. Mais les tronçons des terres mutilées essaient de se ressouder par les mariages, et l’instinct des enfans répare quelquefois le mal qu’a fait la justice des pères. Il se dégage de leurs efforts entremêlés un amour religieux pour cette glèbe où l’esprit a creusé des fossés plus profonds que les sillons de la charrue.

Devant Olof Larson, j’ai l’impression d’entrer dans un monde aussi singulier que ce paysage de Noël. Ce n’est pas que les routes, les champs, la ligne des horizons me surprennent ou me ravissent ; mais la lumière en est si délicate, si pure, si merveilleusement spirituelle que la monotonie et même la platitude des choses en reçoivent une idéale beauté. Vieilles traditions d’où éclôt, en les brisant, l’esprit d’aventure ; rigueur théologique et âpreté paysanne ; combat silencieux et laborieux entre les idées et les intérêts : la Suède est là qui se mire tout entière dans le microcosme d’une commune dalécarlienne.

Cinq heures du soir. Le soleil s’est depuis longtemps couché ; mais partout, sauf où les bouquets d’arbres s’épaississent, il fait lumière de neige ; et partout, à l’orée des bois, aux flancs des collines, au milieu des champs, de petites clartés jaunes tremblent derrière les vitres, comme si l’année en mourant avait semé toutes ses étoiles sur la Dalécarlie. La route où glisse notre traîneau est un grand fleuve pâle entre deux rives de pins noirs.

Des parens de Larson habitent au bord de la route une ferme centenaire. Le feu de bois brûle dans l’âtre de l’unique chambre, et la flamme rougit, en face de la cheminée, une vieille armoire et deux lits superposés comme nos lits de Bretagne. Le pain sèche sur des poutres suspendues par des montans aux poutres du plafond. Près de l’horloge, trois rayons de bibliothèque supportent les lectures de la famille à travers le siècle : une collection de sonnons, des livres de médecine et la Bible.

La veillée de Noël a commencé. On vient d’allumer l’arbre. On a posé sur la table des gateaux secs, de petites pommes rouges, du café, et, dans une cruche d’argent, la bière noire et sucrée. Deux vieillards, les longs cheveux bouclés au-dessus des oreilles, portant tablier de cuir comme nos cordonniers, veston noir et cravate rouge enroulée sous le menton, penchent, à la lumière de la lampe, les larges méplats et les saillies rugueuses de leur face rasée. L’un racle de son archet un instrument de bois monocorde, admirable, paraît-il, pour accompagner les chants d’église. L’autre, un livre de cantiques ouvert entre ses doigts noueux, a entonné un psaume que répètent, près du foyer où elles sont assises, deux fillettes et une grosse femme, aussi rouge que son tablier, les mains aussi tannées que sa jupe de cuir, ficelée à en déborder dans son corsage en peau de mouton. Devant les deux vieillards, deux jeunes gens, habillés en messieurs des villes, vissés sur leur chaise, regardent les étoiles de Judée, dont l’or et l’argent scintillent aux branches du sapin suédois. A notre entrée, personne n’a bronché, hormis la mère qui a interrompu son psaume et nous a souhaité la bienvenue, d’une figure extraordinairement avenante.

C’était peu de chose que cet intérieur, et pourtant j’y ai senti plus qu’une halte dans le labeur du paysan, plus que la tranquillité d’une veille de fête, plus que le plaisir de chanter ensemble un chant d’église. Les pierres du foyer luisaient comme des dalles d’autel. Les ferrures et les moindres clous brillaient. Cette pièce, où flottait un Acre relent de bergerie, était pleine de solennité. On s’y reposait, mais d’un repos sans détente, et ainsi qu’on fait, lorsque, les préparatifs terminés, on attend l’arrivée de l’hôte. L’hôte attendu s’était mis en marche à la tombée du soir. Il avait changé de nom au cours des temps ; mais, qu’il annonçât le retour du soleil ou l’anniversaire d’un Sauveur, qu’il fertilisât les champs ou les âmes, il était toujours resté aussi exact et à peu près le même. Et dans chaque maison où il entrait, si misérable qu’elle fût, il réveillait l’amour du songe, et la joie grave de voir, encore une fois, en famille et sur cette terre bénie, renaître l’antique lumière sous la forme d’un Enfant Dieu.

Je trouvai à l’hôtel de Leksand trois peintres et un inspecteur des forêts. La salle à manger resplendissait. Un grand arbre de Noël montait jusqu’au plafond. La table du milieu ployait sous les victuailles : morue traditionnelle, riz, pruneaux, saucisses, jambons, et, dominant les plus hauts plats, une hure de porc coloriée de dessins qui en faisaient une tête d’idole. Nous devions dîner ce soir-là avec toute la maisonnée. Quand les valets entrèrent, jeunes Dalécarliens aux faces glabres et cléricales, ils s’approchèrent de la table pantagruélique, et, les yeux baissés, les mains jointes, ils murmurèrent une courte oraison. On aurait juré qu’ils priaient devant la bête que leurs lointains ancêtres, à cette même époque, sacrifiaient en l’honneur du dieu Frey, car ce dieu des fruits et des bonnes récoltes avait coutume de chevaucher un cochon aux soies d’or.

Rien ne manquait à la fête, ni la bière noire, ni le glögg, espèce de vin chaud où nagent des raisins de Corinthe, ni les poissons que mangent ce soir-là les gens même qui ne peuvent les sentir. L’inspecteur buvait ferme et, entre deux bouchées, improvisait des vers. Le peintre Ankarkrona, le plus exubérant des artistes suédois, nous prenait tous à témoin que c’était bion la Noël, la Noël chez ce bon peuple dalécarlien, gloire impérissable de la Suède. Et pourtant, je n’ai jamais assisté à un dîner plus morne. A mesure qu’il s’avançait, les yeux des convives s’embrumaient d’un vague längtan. Les valets silencieux, engoncés dans leurs hardes du dimanche, avaient beau vider sur leurs saucisses des rasades de bière noire : le porc du dieu Frey ne passait pas. Comme eux, les servantes imaginaient sans doute une veillée plus intime dans une humble ferme semblable à celle que j’avais vue. Les deux peintres, compagnons d’Ankarkrona, suivaient d’un œil distrait les ondulations de lumière sur les aiguilles du sapin. L’inspecteur regardait mélancoliquement le verre où s’étaient l’une après l’autre noyées ses rimes de Noël ; et Ankarkrona lui-même s’arrêtait au milieu de son dithyrambe, et s’en allait, la barbe au vent, respirer dehors le rêve solitaire de la nuit. Il n’y avait à s’amuser qu’une famille de jeunes chats qui s’étaient glissés sous l’arbre et sautaient après les petites pommes rouges suspendues aux branches.

Rien ne manquait à la fête, sinon l’hôte mystérieux qui n’entre que là où les cœurs et les pensées sont unis pour le recevoir.

Nuit douce, infiniment douce. Sous les étoiles que je n’ai jamais vues plus étincelantes, l’air est parsemé d’une neige si fine qu’on la dirait tamisée par une mousseline invisible. Depuis quatre heures, la cloche de l’église sonne lentement ; et, du fond de l’horizon, les sonnailles argentines des traîneaux répondent à ses matines. Toute la Dalécarlie dans cette nuit de cristal s’éveille et tinte. Les gens des fermes se sont levés dès trois heures du matin. Quelle que soit la distance qui les en sépare, c’est toujours à l’église de leur commune qu’ils veulent fêter les dimanches et les grandes fêtes. Ils aiment mieux faire cinq lieues dans la neige que de se rendre en vingt minutes à l’église d’une commune voisine, mais étrangère. Ils ont bu le café, allumé les brandons ; et le traîneau les emporte le long des routes encore obscures, dont les riverains ont éclairé leurs fenêtres aux lueurs dorées des chandelles à trois branches. Le chemin qui passe devant l’hôtel et tourne vers l’église retentit sous les souliers ferrés et crie sous les patins des traîneaux. Là-bas, au pont du Dalelf, beaucoup ont lancé leurs brandons épuisés dans les eaux libres de la rivière ; et l’ombre est rayée de rouges paraboles. Mais ceux qui viennent de moins loin les tiennent penchés presque au ras de la terre et en secouent la chevelure d’étincelles, avant de les jeter, près de l’église, sur un monceau de neige rose.

Peu à peu, la foule augmente, et les visages deviennent plus distincts. C’est la nuit de Bethléem dans l’imagination candide du Moyen Age. Entre les branches des arbres, la tour du beffroi figure un rempart de ville fortifiée. Et voici les bergers qui arrivent et les bergères. Les hommes marchent à grandes enjambées, et la lévite qui bat leurs souliers laisse voir en s’entr’ouvrant leurs bas blancs, leur culotte en peau d’élan, leur gilet en peau de mouton. Les femmes, jeunes ou vieilles, crèvent d’embonpoint sous leur courte jupe froncée à la taille et sous le corsage de cuir dont la bordure de laine a l’air de les sangler. Les femmes mariées portent un bonnet blanc uni, les jeunes filles un bonnet blanc à petites fleurs roses et bleues. Les tabliers sont rouges, bleus, verts, sauf celui des femmes en deuil, tout jaune ; car le jaune est couleur de deuil et d’enfance, et les gros bébés qu’on amène sont fagotés d’une robe jaune.

A six heures, la commune de Leksand est empilée dans sa vieille église dont les voûtes et les arcades datent du paganisme catholique. Les matines commencent. Toutes les voix, sans exception, chantent les psaumes et les chantent bien. Les chants d’église sont l’unique divertissement de ces âmes, habitantes des solitudes, la beauté dont elles se nourrissent, la seule expansion qu’elles s’accordent. L’église est restée pour elles le centre de la vie. Elles y éprouvent leur solidarité dans la misère et dans la joie, elles y entendent, une parole qui n’est pas celle de tous les jours et dont l’écho les raccompagne à leur foyer taciturne ; elles y jouissent, avec le sentiment d’être agréables à Dieu, du plaisir profane que nous achetons au concert.

Quand le pasteur eut fini son sermon, l’office succéda aux matines, un office de deux heures. Les fenêtres pâlissaient. Une lueur d’aube pure et comme filtrée par la neige se répandit sous les arcades. Les peaux de mouton émergèrent du crépuscule avec une douceur d’écume jaunissante. Les bonnets s’irisèrent ; les tabliers chatoyèrent. Ce fut, dans celle pauvre église dalécarlienne, la richesse de coloris d’un campement oriental. Un Orient bien lourd, débordant de santé rubiconde ! Mais les mains des fermières et des filles de ferme, posées sur leur mouchoir d’église, étaient aussi fines que des mains royales. Et dans les placides visages, où le jour naissant creusait des rides sombres, les yeux me parurent étonnamment pensifs…

Les gens sortirent, silencieux ; les jeunes d’abord, « car les vieux restent plus longtemps, » nous dit en passant une jeune fille dont le bonnet à fleurs avait les fleurs si petites qu’on l’eût prise pour une femme mariée. Une gravité heureuse, parfois même un sourire jovial, atténuait sur les figures les marques de l’insomnie. Le soleil ne se levait pas encore au-dessus de l’horizon ; cependant ou le sentait proche. Les montagnes lointaines étaient d’un azur un peu plus foncé que le ciel. Sauf au milieu des routes, où les traîneaux l’avaient réduite en cassonade, la neige luisait, et une vie de reflets bleus et mauves courait sous son grain immaculé. De partout montaient droits, légers, d’une blancheur teintée de jaune, presque immatériels, les magiques bouleaux du Nord ; et leur feuillage semblait translucide dans cet air qui n’était que fraîcheur et clarté.

Ce matin, second jour de Noël et office à onze heures. Il fait plus froid, mais le ciel vers le sud a de magnifiques tons d’orange. Le premier traîneau qui passe s’avance lentement, conduit par un homme à pied. Une femme en occupe le siège, les mains enfouies dans son tablier jaune, les regards fixes. Derrière elle, sur une jonchée de branches de sapin, repose un cercueil noir. Le mort précède les vivans de sa commune sous l’allée des bouleaux, où bientôt se pressera la même foule qu’hier. Le traîneau s’est arrêté. Six hommes ont chargé la bière sur un brancard. Au moment où l’on pénètre dans l’endos du cimetière et où le vicaire ouvre le livre des psaumes de ses doigts bleuis, les cloches de l’église commencent de sonner l’office, et, du fond de l’horizon, les tintemens des grelots qui galopent éparpillent au-dessus des champs de neige un immense et léger carillon. Si nous gardons au cercueil quelque sentiment des choses d’ici-bas, voilà donc un mort enviable ! A peine dix personnes suivent son convoi ; mais quel défunt fut jamais accompagné d’un plus beau cortège de sonneries ? Les routes où il a marché, les champs et les bois où il a peiné, les collines qu’il a gravies derrière ses troupeaux, tous les coins de terre où il a songé le songe obscur de la vie, accourent autour de sa fosse et lui jettent, en guise d’adieu, les sons de cloches et de clochettes qui, depuis plus de cinquante ans, chantèrent à ses oreilles la douceur de Noël et l’éternelle jeunesse de son pays.

Pendant ces après-midi de Noël où tout dort, hommes et bêtes, j’ai visité les installations des trois peintres de mon hôtel, Vallén, Nyberg et Ankarkrona. Ils ont loué de très vieilles fermes avec un auvent en forme de guérite, et des lits comme en Bretagne, des berceaux de cuir suspendus au plafond, des sièges taillés à même le tronc d’arbre. C’est là qu’ils passent leur vie, simplement, discrètement, dans l’adoration du ciel dalécarlien et dans l’amour du paysan et de son rouge foyer. Vallén se plaît aux colorations de l’automne, et tous trois désespèrent d’attraper les nuances fugitives de la neige. Ankarkrona s’attache de préférence à ce qui porte l’empreinte du labeur humain : champs de culture et salles d’école. Nyberg fait valoir les jolies Dalécarliennes aux reflets de leur âtre. Je n’ai rien vu de plus charmant que son Habillage de Mariée. Devant le feu qui l’illumine, corsage blanc et jupe verte, la mariée se tient, splendide, pendant que, derrière elle, l’habilleuse du village lui essaie son collier. Près du foyer, sa mère et sa sœur la regardent, moins préoccupées de l’admirer que de surveiller sa toilette. Mais, au premier plan, assise sur la banquette, le corps projeté en avant, la tête tendue hors de la pénombre, une vieille femme boit avidement cette évocation de sa jeunesse.

Dieu merci, la Dalécarlie n’est pas seulement, pour les trois peintres de Leksand, une matière d’art. Ils ne parlent pas des paysans et des paysannes avec le détachement inhumain qui donne souvent à l’artiste un air de maquignon distingué. Ils chérissent en Suédois ce coin de la Dalécarlie, la somme de travail et de probité qu’il représente, ses hommes lourds et têtus, mais souvent prompts à la repartie, ses femmes qu’aucune besogne ne rebute, ses jeunes filles : une saine hardiesse aux joues roses. Il semble d’ailleurs que, si le Romantisme a ramené les artistes et les écrivains Scandinaves à l’exaltation de leur pays et de ses origines, le réalisme de ces dernières années a fait du paysan le sujet presque unique de leurs études et de leur enthousiasme. Le paysan, cette force sociale et politique de la Suède, de la Norvège et même du Danemark, en est devenu l’originalité poétique et pittoresque. Mais la tendresse, dont les poètes l’entourent, me fait soupçonner que la vie des campagnes, si riche en vieux usages, est menacée d’appauvrissement. Les hommes d’imagination sont surtout attirés par ce qui meurt ou ce qui va mourir. Je crains ces embaumeurs.

Sur dix fermes que nous apercevons, il n’y en a peut-être pas quatre où, sauf pendant la Noël, le père et la mère soient réunis. Dans l’une, l’homme travaille à Stockholm ; dans l’autre, il s’est embauché aux gages d’une Compagnie ; dans celle-ci, il est monté vers le Norrland ; dans celle-là, il est parti pour l’Amérique. Quand ils reviennent au pays, ils y apportent de nouvelles idées et souvent le dédain des anciennes coutumes. Les maisons paysannes ont perdu le solide bien-être qu’elles devaient aux travaux faits jadis autour du foyer. Les générations ne se transmettent plus ces œuvres résistantes où des mains, qui avaient une âme, exprimaient la symbolique de tout un peuple. Un certain nombre de Suédois et de Suédoises se sont pris d’un pieux amour pour les petits métiers des paysans, le bruit des navettes et le rondement des rouets. Il s’agit moins de rendre à l’existence des campagnes la beauté cossue qui lui venait de ces arts séculaires, que d’y créer une industrie dont elle puisse tirer quelque réconfort matériel et moral. Ankarkrona stimule le zèle des brodeuses et se fait lui-même commissionnaire en broderies. La propagande en faveur des gants tricotés dans les fermes et des ustensiles de bois et des frises de tapisserie a du moins ce résultat que les paysans gardent la conscience et l’orgueil de ce que valait le travail de leurs pères. Et j’ai trouvé à Leksand un pauvre paysan qui, de ses propres deniers, a organisé un musée communal, où, devant les vieilleries que sa patience a l’assemblées, sa tête fine et crevassée s’émerveillait comme la vieille femme de Nyberg à l’apparition de sa jeunesse.

Ces reliques sont logées dans deux maisonnettes délicieusement appropriées : une ancienne école et une petite ferme caduque. Touchans souvenirs que ce pilleur d’épaves avait harpes sur le flot du temps et ramenés au rivage, on y voyait des livres de psaumes, des assiettes de bois, des lambeaux de tapisseries, des licous en corne d’élan, des cuves à faire de l’eau-de-vie, un piège où s’étaient pris des ours, et, merveille des merveilles, un berceau qui avait bercé, durant deux cents ans, les vagissemens d’une seule et même famille. Etions les murs étaient tapissés de peintures dalécarliennes.

Ce ne sont point des antiquités puisqu’elles ne datent que de 1838. À cette époque, un artiste campagnard, du nom d’Erik Jansson, eut l’idée d’illustrer les plus fameuses scènes de la Bible, et, aussi peu soucieux de couleur locale qu’un Primitif ou qu’un Véronèse, il rendit avec de solides couleurs les images que l’Ancien et le Nouveau Testament ont formées sur la rétine de l’âme dalécarlienne. Le Dalécarlien, en rude campagnard, a exproprié la Bible. Sur la terre sainte de la Judée, il a bâti ses fermes, planté ses arbres, semé ses moissons, enfoncé sa herse : et il l’a baignée du flot de ses torrens et du sommeil de ses lacs. Son Dieu, bailli suédois, siège au ting de la justice, entouré de ses douze jurés. Les patriarches portent pelisse en peau de mouton et culottes de cuir, à moins que leurs exploits ne leur vaillent un costume militaire ou de haute fantaisie. Samson, pour déchirer le lion en deux, s’est coiffe d’un chapeau gibus et a endossé un frac bleu à boutons brillans. Quand le personnage est de conséquence, un prophète par exemple, l’artiste lui agrafe aux épaules le manteau de son pasteur et lui noue autour du cou le petit rabat ecclésiastique. Toutes les femmes, y compris la Reine de Saba, sont vêtues comme des Dalécarliennes et belles comme des Dalécarliennes. La mère de l’Enfant Prodigue, qui assiste au départ de son fils, remplit l’embrasure de sa porte. Les nuages du ciel ont l’aspect confortable : ils soutiennent leur homme, et la terre plantureuse le nourrit bien.

Il faut cependant de l’extraordinaire dans cet Eden potager, et que l’esprit, tout en y suivant des allées familières, y éprouve de temps à autre la présence du merveilleux. Les animaux y ont à peine débrouillé leurs formes que les eaux du déluge avaient sans doute confondues ; et leur poil s’enlumine d’une étrange couleur. Le cheval bleu d’indigo garde obstinément le cou de la girafe. Mais les tiges des fleurs s’élancent et se recourbent en forme d’arc avec le sentiment de la régularité qu’elles devaient avoir sous la férule du Créateur ; et la nature s’efforce d’imiter les teintes inusables des tabliers dalécarliens.

Parfois l’instinct hiérarchique du paysan corrige un détail peu séant des Saintes Écritures. Ce n’est pas sur un âne, c’est sur un cheval arabe que Jésus accomplit son entrée dans Jérusalem. Parfois aussi son humeur s’échappe à goguenarder aux dépens des prophètes, car la Bible, livre unique, miroir de toute la vie, peut à l’occasion refléter notre gaieté, comme elle répond à nos tristesses. Au moment où Jonas sort de la baleine, le monstre referme la gueule et de sa lévite coupée lui fait un veston. Mais béatement Jonas se promène le long de la rive verdoyante et sourit à une enseigne de cabaret. Parfois enfin cette imagerie, dont j’ai entendu des peintres admirer la fermeté du trait, atteint par sa naïveté une grâce où semble avoir passé un peu de la lumière du ciel dalécarlien.

Soixante ans après Erik Jansson, un poète, fils de laboureurs et de mineurs, le premier de la famille qui ait quitté les champs et les forêts, « ses forêts nocturnes avec leurs ramiers et leurs lynx, » Karlfeldt recueillit ces peintures et les accrocha fièrement à la cimaise de la poésie suédoise. Un rien lui suffit pour en faire des chefs-d’œuvre. Mais ce rien, comment le définir ? C’est une pointe d’humour où perle l’essence même de la poésie. Sous ses doigts, la bonhomie de Jansson a pris une figure plus narquoise, et, sans gauchir de sa dignité solennelle et empesée, le pinceau campagnard a rencontré l’image délicate ou saisissante. Il a enté sur la candeur avantageuse du paysan dalécarlien la plus savoureuse des fantaisies.

Nous sommes au riche potager de l’Eden. Le veau danse sur des queues de tigres. Le cochon respire une rose humide de rosée. Adam « soucieux cultivateur, » (car, dès l’aurore du monde, un cultivateur fut toujours soucieux, et l’épithète de Karlfelt prête à la rudesse du dessin une valeur psychologique imprévue), Adam va et vient sous les jaunes pruniers. Ève avec une pomme fait des signes, et où elle marche le printemps s’éveille.

La pomme est consommée. « Eve se tient honteuse dans un soleil de cire rouge, manipulant sa solide jupe en feuilles de figuier. » (Je reconnais la bonne Dalécarlienne à la solidité de sa jupe et sa gêne de paysanne à la façon dont elle la manipule. Adam en caleçon vert grimace comme un homme dont l’estomac et la conscience sont également tiraillés. Le serpent du haut de l’arbre jubile et agite la queue dans les fleurs de pommier. Un ange en pantalon couleur de feu brandit une énorme hache. Désormais, le fléau battra les épis de l’aire ; la massue de Caïn sera taillée et frappera… Le printemps qui s’éveille aux signes d’Eve, la massue de Caïn dont la forme se dessine déjà sous le feuillage, ce sont là des traits sobres, charmans et énergiques, par où le poète, sans effort, se révèle. Dans ce genre, je ne sais rien qui soit supérieur à l’Ascension d’Elie.

« Voici le saint Elie qui monte vers le pays du ciel dans une carriole brillante et neuve. Il porte son chapeau d’enterrement et sa pelisse de fourrure. Il tient le fouet à la main, et sur ses genoux repose son parapluie vert…

« Oui, son Roi lui-même lui a envoyé ses chevaux et sa voiture, et lui a mandé : « Mon bon vieux Dalécarlien, j’ai appris ta grande sagesse. Elle pourrait m’être utile : tenons conseil pour mon royaume ensemble. »

« Et voici la voiture qui monte et roule, et la large main d’Elie fait des signes d’adieu à la contrée de sa vie terrestre. Et nous y voyons un morceau de notre pays dalécarlien sous l’abri des montagnes aux pins rêveurs.

« Voyez la splendeur des grandes eaux ; voyez la rive rouge et jaune comme un jardin, des mères et des jeunes filles. Et des petits garçons montrent les roues volantes. « Regarde le père voisin ; c’est lui qui s’en va vite et sans prendre garde ! »

« Voyez le clocher de Leksand comme un gros oignon. Et l’airain de Falun sonne la fête pour le voyage du Bienheureux. Et il s’en va de cette sonnerie éclatante vers le psaume des orgues éternelles.

« Quand tu seras attablé, Elie, à la table de ton maître, jette les yeux sur notre misère et méchanceté : laisse tomber dans l’oreille du juge de douces paroles de pardon ; demande du pain pour les Dalécarliens qui ont faim.

« Voyez maintenant le soleil qui se couche derrière Solloroën, et le prophète qui s’éloigne tranquille en la nuit des espaces. O petites lumières amies que le bon père Dieu a posées le long de la route jusqu’à sa maison hospitalière !

« Au-dessus de lui, dans les déserts lointains, le méchant Scorpion se promène, et là le Chien court avec son aboiement solitaire. Le Lion et les Ours y ont leur demeure. Mais ils ne font point de mal aux coursiers de Dieu.

« Le feu sort de leurs naseaux ; le feu court dans leurs jambes ; ils galopent allègrement par l’immensité et atteignent la voie lactée, cette belle allée qui mène à la porte du Paradis.

« Et le Seigneur sort sur son perron sculpté : « Entrez donc, ô mon saint Prophète. » Et il fait signe à un ange, son valet, qui arrive alerte et vif, et conduit au pâturage les bêtes essoufflées. »

Petit poème délicieux où, comme le Dieu d’Elie, le poète fait monter le peintre campagnard dans la carriole étincelante de sa fantaisie, et l’emporte, tel qu’il est, avec ses pots de peinture et ses pinceaux, un peu plus haut, que les fjells de son pays. Parfois il le dépose en route au flanc d’une colline et continue son voyage tout seul. La peinture n’a été pour lui que l’occasion d’un rêve. Ne regardez pas la Vierge Marie sur les images de Jansson. Vous pourrez la rencontrer sur les chemins de la Dalécarlie, petite madone paysanne, sérieuse, pensive, les yeux pleins de songe et de längtan ; mais écoutez plutôt Karlfeldt :

« Elle vient dans les prairies… C’est une petite Dalécarlienne au teint de fleur d’amande. Oui, comme une fleur d’amande ou comme une églantine éclose loin de la route et du village, là où il n’y a ni monde ni poussière. Quel sentier as-tu suivi pour que le soleil ne t’ait point brunie ?… Tes cheveux découverts brillent étrangement. Ton front est pareil à la courbe de la lune… Maintenant le vent du soir fraîchit parmi les rangées d’ancolies. Et les cloches jaunes des lys sonnent le dimanche et la paix… C’est l’heure où les jeunes gens et les jeunes filles de Dabarna vont deux par deux… Pourquoi vas-tu seule et songeuse ? Tu ressembles à la jeune fille venue de sa première communion, qui veille dans la nuit silencieuse de la Pentecôte et pense, en la crainte de son cœur, aux paroles entendues et au miracle goûté. Retourne, retourne. Marie, le soir avance et ta mère devient chagrine quand tu chemines si solitaire. Tu es petite et fragile comme les branches de saule qu’un souffle brise. Et dans la forêt l’ours dangereux rôde. Mais la rose que tu tiens est ton signe et ta garde : un ange l’apporta du céleste jardin. Tu peux marcher sur des serpens et des épines. Par cette bande de lumière que le couchant déroule au milieu des eaux du Siliane, par ce pont tremblant et frissonnant et si étroit, tu pourrais suivre ce soir jusques au Paradis ton chemin d’épousée. »

Un paysan comme Jansson, ce Karlfeldt ; mais, au lieu d’avoir bêché la terre, il a « bêché les livres, » un paysan très artiste, j’allais dire très alexandrin, mais bien moins détaché que les Alexandrins de l’objet de sa poésie, qui reste pour lui la réalité vivante et quelquefois même douloureuse. « Paysan je suis né, seigneur je fus, campagnard je redeviens. » Le campagnard ne peut oublier qu’il fut un seigneur sur les terres d’Upsal ; et, s’il parle avec les paysans dans la langue des paysans, il ne nous permet pas d’ignorer qu’avec les savans il parle latin. Ivre devin doux et du fruit de ses champs et du jus de ses baies, il a beau, les pans de son habit ramenés sur son bras, soulever sa danseuse en vrai Dalécarlien, et « la faire voler très haut vers le cuivre rouge de la lune d’automne, » son ivresse est calme et clairvoyante, et le pas de sa danse obéit encore plus au rythme du vers qu’aux sons grinçans des violons rustiques. « Ma Muse n’est pas du Pinde ; elle est du village de Pungmakarbo… Un cheval ailé de forme grecque est noble et fier, c’est sûr ; mais je préfère monter dans la tempête le poulain d’une jument de mon pays. Mon éperon brillant est de fer forgé ; mon chemin passe sur des aiguilles de pin. Ma lyre a les notes profondes et rauques du coq de bruyère et crie son ardeur comme le râle des genêts… » Soit ; mais, pour parler ainsi du Pinde, il faut y être allé, et je le soupçonne d’avoir appris sur le dos de Pégase à enfourcher le poulain des fjells. La nature la plus sauvage aime qu’on l’aime avec quelque raffinement. Karlfeldt, en changeant « le pantalon de bure pour l’habit du pédant, » n’a pas trahi la cause de ses pères. De toute la vie qu’il a retirée des livres il a ressuscité ces Dalécarliens ignorés, cultivateurs et forgerons, qui ne connurent jamais l’esclavage et ne rampèrent devant personne. « Ils siégeaient en rois dans leur propre maison, et, les jours de grandes fêtes, ils s’offrirent une bonne ivresse. Ils embrassaient les jeunes filles au printemps de la vie : l’une devint leur fidèle épouse. Ils honorèrent le Roi, craignirent Dieu et moururent sans éclat, rassasiés d’années. » Le comte Alfred de Vigny n’a point célébré ses ancêtres avec plus de fierté que ce paysan ; mais il n’y a peut-être pas mis tant de mâle tendresse. Mieux encore, Karlfeldt a trouvé les paroles des chansons muettes que ces hommes de labeur et de labour ont, durant des siècles et dans le silence de leur cœur, chantées au bruit des haches, derrière les charrues et les chariots. Par-delà le tombeau, il a libéré leurs âmes, qui furent toujours mal parlantes, de tout ce qu’elles gardaient en elles d’inexprimé : amour de la terre, des eaux jaillissantes, de la lumière sur les landes désertes, et des coups lents et réfléchis qui sonnent aux grandes pendules de Mora ; langueur savourée des jours d’attente ; apaisement des longs hivers où, l’oreiller bourré de fleurs de houblon, on dort du même sommeil que l’ours dans sa tanière. Avec quelle fraîcheur le rêve des morts n’a-t-il pas éclos sur les lèvres de ce vivant ! Sa poésie, nous dit-il, est tantôt d’un monsieur, tantôt d’un paysan, tantôt des deux ensemble. Homme de la nature parmi les citadins, homme de la ville parmi les campagnards, il souffre de ne plus savoir dans quelle classe il doit se compter. Je le compte au nombre des poètes les plus originaux de la Suède.

Il y a plus dalécarlien que Loksand ; c’est Floda. On ne saurait imaginer une province aussi diaprée d’usages et de coutumes que la Dalécarlie. D’une commune à l’autre, le dialecte, le vêtement, l’esprit changent. Du côté de l’Est, les natures sont plus joviales ; du côté de l’Ouest, plus assourdies et plus mélancoliques. Telle commune donnera dans les sectes ; telle autre penchera vers l’indifférence. Floda, loin du chemin de fer, loin de tout, ne fabrique point d’horloges comme Mora, ni de seaux de bois comme Efdalen, ni de pierres à aiguiser comme Orsa. Elle ne produit que du blé et des paysans riches, fiers, indépendans, solides de râble, durs de crâne, et qui se font enterrer très tard les mains dans leurs gros gants de mariage, tricotés de fleurs. Les femmes de Leksand auraient la tournure fine en comparaison des femmes de Floda. Mais, à la fonte des neiges, elles sortent de leur énorme chrysalide avec des tabliers et des fichus plus éclatans qu’un parterre de curé, et tout le printemps fait explosion sur leurs capelines multicolores. Floda ne compte pas une seule auberge. Quand le vétérinaire vient au bourg, le marguillier lui loue une chambre ; et, quand un étranger y tombe de la lune, le marguillier lui offre la chambre du vétérinaire. Mais l’église de Floda, qui date elle aussi des temps idolâtres, vieille bâtisse contrefaite et trapue, renferme d’extraordinaires peintures de chevaliers et, plus extraordinaire encore, le portrait d’une grande dame du grand siècle aux épaules décolletées. Et surtout elle possède un pasteur dont il faut être au moins anabaptiste pour ne pas accourir de dix lieues à son prêche.

J’aime les pasteurs suédois. Chaque fois que j’ai douté du bonheur terrestre, je me suis rappelé leurs presbytères, toujours situés au plus bel endroit des vallées de larmes, leurs seigneuriales allées de bouleaux, le confortable de leurs demeures, la physionomie appétissante de leur salle à manger, et la sérénité du cabinet de travail où se recueillent, en cravate blanche et en redingote noire, ces notaires de l’Evangile. Ils sont indépendans des hommes et vraiment les élus de Dieu. Le respect qu’on a pour eux fait partie des héritages. Leurs femmes soignent le temporel avec la même économie qu’ils administrent le spirituel. Leurs fils brillent aux Universités. Ils marient toutes leurs filles. En septembre, ils mènent leurs gendres à la chasse de l’élan. Le chemin du salut passe sur leurs propriétés.

Mais le pasteur de Floda ressemble moins à un notaire qu’à un prophète, un robuste et copieux prophète dalécarlien. Quand je vis ses longs cheveux, sa face rase, et, sous la solide maçonnerie de son front, ses yeux de paysan candides et fins et ses lèvres de bon vivant, je ne songeai pas seulement au saint Elie de Karlfeldt ; les vers d’un jeune poète suédois mort au temps du romantisme, les vers de Vitalis me revinrent en mémoire : « Le Pasteur connaît son Josué et sait comment on mène les enfans d’Israël en terre de Chanaan… » Et de cette ironie un peu guindée, ma pensée sauta à l’humour plantureux de Fröding, le plus grand des poètes de la Suède contemporaine : « Notre curé est rond comme un fromage et savant comme le Malin lui-même. Mais il ne fait pas de manières… un brave homme qui boit son café comme nous et qui aime à manger comme nous… Seulement, c’est autre chose aux jours de fête. Dès qu’il a mis son manteau de prêtre, nous nous sentons misérablement petits. Alors il grandit ; il est curé de la tête aux pieds, un vrai curé, le curé d’un grand presbytère avec annexe. Je n’oublierai jamais combien il était respectable la semaine dernière, sous sa chape et son rabat, et comme il moulait dans un moulin les enfans de ce monde… Il en pleurait ; je le crois bien : il parlait du Dernier Jugement ! Et tous nous pleurâmes en abondance, car la chair cuisait et l’âme était fortement pincée. Et, le service fini, les membres du Conseil se glissèrent hors de l’église, le des rond… Mais il est certain que nous reprîmes courage quand le pasteur s’éclaircit la voix et nous dit : « Veuillez passer aux tartines d’anchois et aux petits verres d’eau-de-vie. »

Le pasteur de Floda ne se reconnaîtrait pas dans le curé de Fröding ; et pourtant, si vous l’entendiez en chaire, vous comprendriez la pieuse terreur de ses ouailles et le dos arrondi des membres du Conseil. Il manie l’éloquence à la façon d’une cognée ; il a l’image tranchée et abrupte, la locution rude. Quand il commence son prêche par ces mots : « Moi qui vous parle, j’ai vu le diable, je le vois !… » et qu’il fixe ses yeux sur l’assemblée des fidèles, je vous prie de croire que pas un assistant n’est dispensé du frisson et que tous, descendant en eux-mêmes, y voient le diable qu’a vu leur pasteur : l’orgueil qui ne leur permet de rien devoir à personne ; l’amour avare de la terre, qui, l’an dernier, poussa l’un d’eux à se jeter dans le Dalelf, parce qu’il s’estimait frustré d’un lopin d’héritage ; l’envie qui fait qu’un des riches hommes de Floda est aujourd’hui bloqué dans sa propriété par les lentes et patientes acquisitions de ses voisins, au point qu’il n’en peut mettre le pied dehors sans leur consentement ; l’ivrognerie qui, domptée chez les vieux, reparaît chez les jeunes et que tous chôment encore le dimanche d’avant Noël ; et aussi la concupiscence, lorsque, à la Saint-Jean des vaches, époque de la récolte, tout le bourg redescend des chalets et que les femmes en beaux atours dansent sur le pont flottant.

Parfois, les jours de chaleur, il lui arrive de s’arrêter au milieu de son sermon. Sa large main se promène sur l’auditoire et désigne les tôles : « En voici un, dit-il d’une voix grave, deux, trois, quatre… » Une pause, puis un éclat : « Et tous, les voici tous qui dorment ! » Allez donc jouir d’un peu de sommeil au prêche d’un tel pasteur ! Sa parole vous réveille plus durement que le bâton de bambou, orné de clochettes, dont le bedeau jadis frappait la nuque des dormeurs. Mais il ne sort pas toujours son tonnerre et ses foudres. Son sermon s’accoude souvent à la chaire comme un ange de Jansson vêtu en campagnard. « Si nous causions aujourd’hui du socialisme ou du suffrage universel ? Qu’en pensez-vous ?… » Et, jamais effrayé des idées ou des mots, socialiste comme les vrais hommes de Dieu, il remue les cervelles de ses auditeurs et secoue sans pitié les gros sous terrés au fond des poches de cuir.

Il y a quelques années, le curé de Floda (pourquoi, Seigneur ? ) rêva d’une paroisse de Stockholm. Il y alla de toute son éloquence devant les paroissiens de la capitale qui devaient élire leur nouveau pasteur. Mais les gens de Stockholm n’admettent qu’un christianisme correct et très distingué. On renvoya ce paysan du Dalelf à son presbytère. L’heureux homme ! Il en domine le fleuve et la vallée ; ses fenêtres semblent s’ouvrir à la hauteur des collines violettes qui ferment l’horizon. Sur le chemin de son vieux domaine, il me souvient que les genévriers perçaient la neige de leurs bouquets verts et que, dans l’air jaune du soir, les grands bouleaux faisaient une allée vaporeuse. A peine eus-je franchi le seuil de la cour, des nuées d’oiseaux effarouchés tourbillonnèrent au-dessus de ma tête. Sous chaque croisée, une petite « hôtellerie » chargée de graines était suspendue. Entre le presbytère et ses dépendances, tous les arbres portaient, attachées à leurs branches, des gerbes de blé dont la chaude pâleur ressortait sur la neige. Je m’avançai, enveloppé de pépiemens et de bruits d’ailes. Le Pasteur et Mme la Pasteur, une petite dame qui sentait le linge parfumé de lavande, nie reçurent dans leur maison aux plafonds bas, mais largement hospitalière. Des oiseaux entrèrent avec moi. Et je ne pensai plus du tout au curé de Fröding. Le pasteur de Floda est autrement spirituel. Mais je reconnus la marque de son imagination dans l’amour qu’il a des excentricités de la nature. Les paysans, qui flattent son goût, lui apportent chaque jour des loupes d’arbre monstrueuses, des carapaces d’écorce, des racines lovées comme des serpens, des branches qui ressemblent à des squelettes de poisson. Et pendant qu’il caressait sous mes yeux ces curiosités apocalyptiques, des mésanges qui l’avaient aperçu, lui et sa femme, frappaient du bec aux vitres et demandaient qu’on leur ouvrît.

Journées de traîneau par les collines et les vallées suédoises, journées inoubliables. L’hiver du Nord qui, de loin, nous apparaît si sombre et si monotone, est parfois un des plus grands maîtres d’enchantemens. Sauf quand la tempête de neige sévit à travers les forêts, je ne sais rien de comparable à la beauté de sa lumière et à la sonorité de ses échos. Il est froid ; mais le froid sans ténèbres ne fait point horreur ; et, les jours où le thermomètre ne descend pas au-dessous de vingt degrés, pourvu qu’aucun vent ne souffle, l’air glacial reste encore assez doux. J’ai vu, le 29 décembre, au sommet d’une colline, dans une ferme chalet, des gens, en bras de chemise, qui tiraient les épis engrangés de leur dernière moisson et qui les battaient sur l’aire.

On part au blême éclairage de la neige. L’aube ne se lève point du ciel : elle rampe le long des haies et lèche la lisière des bois d’une lueur de lanterne sourde. Vers neuf heures seulement, la vie s’étire et se dégourdit dans les fermes solitaires. Des chandelles pointent derrière les fenêtres dont le cadre blanc se distinguera bientôt des façades rouges. La neige sur les taillis a les mêmes tons mous et mats que la ouate aux arbres de Noël éteints. C’est un monde endormi, sans figure, presque décoloré, un monde fatigué du poids des songes, où les âmes doivent se réveiller paresseuses et crépusculaires. Mais, dès qu’au Sud-Est la ligne du soleil a surmonté la couronne des bois, le jeu fantastique commence. Il commence par une incroyable jeunesse d’azur où toutes les choses prennent de la transparence et de la légèreté. Les collines se détachent de l’horizon ; elles avancent avec de la lumière derrière elles, et, d’un bleu clair, ondulent comme des vagues frangées d’écume. La neige se colore de teintes aussi changeantes que les flots de la mer la plus nuancée. D’abord jaune pâle, puis rouge, le soleil, toujours oblique, est devenu bientôt d’un jaune de safran. Vers le milieu du jour, toute l’atmosphère est jaune ; mais, dans les sous-bois clairsemés, les fûts des pins s’enflamment d’un rouge de cuivre.

La splendeur de ces journées d’hiver n’est pas moins ensorcelante que la clarté polaire des nuits d’été. Elle porte l’hallucination et la poésie du surnaturel jusqu’au fond des âmes. Un long crépuscule lui succède où la nature se prépare à la fête de la nuit. Quand le ciel est profondément obscurci et que les étoiles n’apparaissent pas encore, une lumière mystérieuse monte de la terre. Rien ne scintille et tout luit. La vallée se lève. Le marécage s’étend, comme une mer de glace, sous une danse immobile de fantômes. Les taillis s’évaporent en tourbillons diaphanes. Toute la féerie Scandinave se joue sur les clairières. A quoi bon le clair de lune ? Une seule étoile fait la forêt étoilée. Une seule étoile au-dessus des sapins, et des milliers de diamans s’allument à la pointe de leurs blanches pyramides. Une seule étoile, et la chevelure des bouleaux étincelle de pierreries. Une seule étoile, et les eaux gelées de la cascade resplendissent, dans le silence, comme les tuyaux d’un grand orgue argenté.

Le silence ! On compte, du matin au soir, les rares instans où il fut interrompu. Le matin, autour des fermes, la poulie d’un puits grinça ; le seau heurta sourdement contre les pierres ; et ces bruits semblaient s’éteindre à regret dans une immensité qui leur appartenait toute. Plus tard, le grondement d’un marteau sur l’enclume avertit le voyageur qu’il passe à six kilomètres d’une forge. L’après-midi, durant les heures jaunes, on entendit un tintement de grelot qui courait là-bas, très loin, au ras du ciel. Les sons de traîneau, que l’air apporte à travers des étendues inhabitées et que se renvoie la bouche invisible des échos, cette note légendaire des paysages du Nord a je ne sais quoi de magique et de si prenant pour le cœur ! Est-ce un ami ? Est-ce l’hôte inattendu et toujours espéré ? Est-ce l’inévitable malheur qui galope et se rapproche de nous ? N’est-ce qu’une illusion sonore dans le désert de ma langueur ? Parfois on en est très longtemps poursuivi et comme harcelé. L’appel insaisissable vibre devant nous, derrière nous, à droite, à gauche. Cette petite âme argentine et folle qui voltige sur la rose des vents, je la nomme le feu follet du bruit…

Le Vermland est très loin de la Dalécarlie, dont une haie le sépare. Le Dalécarlien, entêté de ses droits et féru de son histoire, reste grave et quasi sacerdotal jusque dans sa jovialité. Le Vermlandais lève son verre et s’écrie : « Bonheur à moi et malheur à personne ! » Il a l’humeur prime-sautière, l’appétit de la joie, le don du rire. Mais son excitation n’est souvent qu’un besoin de tromper son hôte et de se tromper lui-même.

Comme nous sortions du petit port de Kil, les marins nous montrèrent l’endroit où, trois ans passés, la veille de Noël, un bateau se perdit. Seul, le capitaine s’était sauvé ; jamais les plongeurs ne découvrirent le bateau naufragé ; jamais le lac ne rendit une épave ; et, pendant plus d’un mois, huit cercueils attendirent sur un débarcadère les corps des huit matelots engloutis. On comprenait, à les entendre, que l’événement avait travaillé l’imagination populaire. Ils n’eussent pas été plus sourdement émerveillés s’ils avaient croisé dans la nuit le Vaisseau Fantôme. Rien n’est clair pour les Vermlandais.

Deux jours plus tard, le conducteur de notre traîneau nous racontait ses épouvantes d’autrefois. Là, sous ce pont que nous traversions, une nuit qu’il le traversait, l’eau s’était mise à bouillonner. Quelque chose de noir en avait jailli, dont il sentait encore le frôlement sur sa figure. Son cheval prit le mors aux dents, et lui, suspendu aux rênes, il se mourait d’effroi : « Pourtant, ajoutait-il, ce ne devait être qu’un canard sauvage ; mais, en ce temps-là, je ne conduisais jamais un traîneau, le soir, assis sur le siège de derrière, sans songer qu’une main mystérieuse allait peut-être m’agripper et me tirer par la pelisse. » Il s’agissait à peine de vingt ans. Les loups infestaient alors la nuit d’hiver, et, plus nombreuses que les loups, les apparitions. Notre homme n’osait pas regretter tout haut ce temps-là ; mais je devinais en lui, comme chez la plupart des Vermlandais, le goût farouche et raffiné de la peur. La peur est pour eux un excitant comme l’amour et l’ivresse. Point de province en Suède où l’on ait tant cherché les émotions fortes. On y cultivait la panique. C’est une manière de rompre l’enchantement de la forêt. L’esprit en soulève le poids et en déchire l’ombre par des explosions de rire, de violence et de terreur.

Je retrouve le front du Vermlandais dans tous les magnifiques coups de tête dont, à défaut d’initiative, le peuple suédois a ébranlé l’histoire. L’humour du Vermland a jeté ses fantasques lueurs à travers la poésie et même la folie de la Suède. Tegner est sorti des forêts du Vermland, Tegner mort fou. « Chaque fois que j’entends, dit Heidenstam, la Walkyrie à s’endormir dans son cercle de feu aux notes frêles comme d’un harmonica, je pense à l’évanouissement du génie de Tegner. » Le bizarre et génial Almqwist s’enivra de lui-même aux forêts du Vermland. « As-tu entendu, dit encore Heidenstam, la musique dont il accompagne ses vers, cette musique si maladroite et telle qu’il faut l’entendre plusieurs fois pour la comprendre ? Mais tu ne l’entendras jamais, dans la solitude, sans pleurer. » La forêt du Vermland a pesé sur Kroding qui n’a pas cinquante ans et qui agonise à Upsal dans un hospice d’aliénés. La fantaisie vermlandaise, plus légère que la dalécarlienne, a des ailes d’oiseau blessé et des sons de violon fêlé.

J’ai remonté le lac sinueux de Fryken. Les bois qui l’entouraient jadis d’une sombre ceinture ont été saccagés. Les collines, où l’on commence à réparer tant d’imprévoyance, se voilent d’un rideau transparent de fins bouleaux et de jeunes aulnes. Çà et là, sur un promontoire, un vieux manoir qui ressemble à un presbytère ; des forges près d’un torrent ; des termes rouges, où se posent les corneilles criardes qu’on appelle par ici des rossignols norvégiens. Mais le bourg de Sunné, sur les deux rives du lac resserré, avec son pont de pierre, ses magasins, leurs étalages de lumière au milieu des champs de neige, et son tintamarre de traîneaux et de rires, est un vrai bourg comme on n’en rencontre point en Dalécarlie et qui prouve du moins chez les Vermlandais un caractère plus sociable.

A mesure que nous avançons vers le Nord, la désolation du paysage s’accentue. Seuls points mouvans de la nature, les glaçons rampent et s’escaladent comme des bêtes de cristal et les canards sauvages rament dans l’air, le col immobile et tendu. Le pic du Gurlitta dresse son âpre blancheur. Les fermes s’espacent, prodigieusement isolées. Mais à l’extrémité du lac, au bourg de Torsby, l’auberge retentit d’un concert de voix qui chantent les forêts, les bien-aimées et les sons des cors.

Ouvrez Fröding. Laissez cette poésie, d’une admirable richesse, éclater dans le silence de l’hiver comme les chants des buveurs dans l’auberge de Torsby. Ecoutez-y bruire toute la vie vermlandaise. D’abord la vie des petites villes : les dames aux fenêtres, les bonnes aux coins des rues, quand piaffe le cheval du lieutenant ; le bal de l’Hôtel de Ville pour la fête du roi Oscar, où la vieille comtesse précède sa petite-fille, comme un vaisseau de guerre suivi d’un yacht de plaisance « tout en pavillons et en flammes de joie ; » la maison de prière, et le scandale ahurissant que vient d’y déchaîner le frère Andersson. «… C’était notre jeune Barnabé !… Nous l’avions marié à une veuve d’âge et d’expérience, une femme calme et grave profondément, qui montait la garde autour de lui et qui le suivait partout où il allait….. Précautions et prudence humaines ne sont que vanité, car, la paroisse doit déjà le savoir, frère Andersson s’est enfui cette nuit avec Fia Bergman en Amérique !… » Pasteurs, officiers, même les fonctionnaires, tous les originaux sont ici plus originaux et plus divertissans qu’ailleurs, car l’individualisme exaspéré du Vermland prête à la caricature.

Puis la vie des campagnes : riches paysans, serviteurs cassés marchant du même pas que leurs chevaux fourbus, jabotement des vieilles femmes au bord de la route, chuchotemens et doux rires sous les taillis de bouleaux et d’aulnettes, danses du samedi soir aux sons de l’accordéon : « Les talons et les pierres sonnaient, les pans des vestes flottaient, les tabliers voltigeaient, les tresses sifflaient, les jupes ondoyaient et la musique geignait… Sur la contrée reposait la nuit étincelante d’étoiles… Des parfums sortaient du trèfle en fleurs et de la pomme résineuse des pins… Un renard se joignit à la musique, un grand-duc ulula… Les danseurs ne remarquaient rien, n’entendaient rien… » À quoi rêvent les jeunes filles ? L’une, déjà fiancée, se propose de battre son mari à coups de pantoufle et de l’embrasser ensuite. L’autre, — comme elle ressemble peu à la petite vierge dalécarlienne ! — l’autre hésite entre l’amoureux pauvre et le vieillard cossu. « Je ne peux pas m’empêcher de penser à la belle maison où brillent les cuivres. Ce vieux ne me sort pas de la tête avec ses armoires bourrées, ses piles d’édredons, son argent, son linge, ses vaches, ses moutons, ses cochons, sa ferme… Ah ! je crois que je le prendrais, eût-il quinze enfans ! » et voici la fille trompée, la rôdeuse, la toile, le chasseur dont les noces se font tous les deux jours dans la forêt : il a vu mourir à l’automne sa dernière camarade de lit. « Plus j’étais dur pour elle, plus elle m’aimait… Elle s’affaissa sur le sentier… le sang lui sortait de la bouche… et là où son visage n’était pas teint de sang rouge, il était blanc comme de la chaux… » Oui, c’est bien la vie des campagnes vermlandaises, et, sous sa gaîté toujours un peu fantasque, des brutalités, des cris de passion, des larmes et du sang.

Puis la vie mystérieuse, la vie de rêve et d’apparitions. Les âmes du Vermland sont des âmes hantées et qui jouissent de l’être jusqu’aux délices de la terreur. En Dalécarlie on m’avait parlé de la Dame des Bois. Des gens de Floda l’avaient encore aperçue, toute verte, paissant d’énormes bêtes noires ; mais elle ne veut point qu’on ta regarde par derrière, car on verrait sa longue queue et son des en l’orme de pétrin. Lourdes imaginations ! Je l’aime mieux quand c’est Fröding qui la rencontre : « Elle était vêtue de verroterie ; et de clinquant comme un pasteur le jour de Pâques. Elle portait couronne de fougère et corsage d’or de chat, une jupe de sapin jusqu’aux genoux et le parfum des violettes de nuit. Elancée comme un jeune pin, souple et tenace comme un genévrier, elle se balançait et se tortillait comme un serpent embroché, à la pointe d’une faux… Elle faisait des bonds de chevreuil, et des ondulations de lynx et des diableries de sorcière, et elle se cachait derrière le tronc d’un arbre d’où elle avançait la tête tantôt à droite, tantôt à gauche… »

Mais le poète s’est enfoncé plus avant dans la forêt sauvage, sur le chemin farouche des anciennes sagas, à travers tous ces blocs de pierre que les Trolls des montagnes tirent jadis rouler contre les moines chrétiens. Sa fantaisie va remuer au fond des âmes le vieux limon de paganisme d’où s’élèvent tant de formes étranges. Ni la messe catholique, ni le prêche protestant n’ont entièrement exorcisé les campagnes suédoises. Les siècles ne les ont pas désenchantées de leurs superstitions primitives. L’esprit païen revient dans les fermes solitaires comme un mort mal enterré. Il y souffle de sombres violences ; il y prend parfois une face naïvement incestueuse ou barbare. On le chasse ; et gauche, lourd, désorienté, inintelligent et triste, il s’écarte en grognant. C’est ce grognement que Fröding a rendu dans les vers heurtés et rauques du Vieux Troll de la Montagne, un des chefs-d’œuvre de la poésie suédoise :

« Nous louchons bientôt au soir, et bientôt il fera nuit noire. Je devrais retourner au fjell maintenant ; mais ici, dans la vallée, on est si bien ! Sur le plateau des fjells où tourbillonnent les tempêtes, il fait si solitaire, si vide et si froid ! On est si bien où demeurent les gens : dans une vallée tout est si beau et si vert ! Je songe à la belle princesse qui passait, ici l’autre jour, et qui avait de l’or jaune sur la tête : quel bon morceau ! Les petits hommes s’écartent et, quand ils sont en sécurité, ils me montrent du doigt et s’écrient : « Pouah ! quel grand vilain Troll ! » Mais elle avait de beaux yeux et un doux regard, et elle me regarda doucement moi, pauvre vieux balourd, bien que j’aie des yeux sauvages et un regard méchant et que tout ce qui est beau me fuie. Je voudrais la cajoler et la baiser, bien que j’aie une affreuse bouche, et je voudrais la bercer et la dorloter et l’endormir dans mes bras. Et je voudrais aussi la mettre dans un sac et l’emporter pour en faire mon souper de Noël et la manger apprêtée et dressée sur un plat d’or. Mais, hum ! hum ! je suis bête, moi. Qui me regarderait ensuite d’un regard doux et tendre ? Quelle vieille bête je fais et quelle bête de caboche ! Il faut laisser tranquille cette enfant chrétienne, car nous autres Trolls, nous sommes des Trolls ; et, quant à manger la belle, on ne pourrait pas s’en empocher. Ah ! bien sûr, on voudrait pleurer quand on est bête et méchant et seul, et les pleurs ne servent pourtant à rien. Mais, lourdaud que je suis, il est temps que je retourne à la maison maintenant, hum ! hum ! »

Aujourd’hui, 13 janvier, j’ai vu brûler le sapin de Noël dans la maison du garde forestier où je suis descendu. Les enfans des villes ont dansé, encore une fois, autour de l’arbre illuminé. Mais ici les bougies manquaient pour une dernière illumination, et la mère l’a tout simplement jeté au feu. La maison du garde a six dépendances : une écurie, une étable, deux granges, un hangar, une cabane de provisions. Vous diriez un hameau. Trois personnes y vivent : le père, la mère et leur fils âgé de huit ans. Nous sommes à cinq kilomètres de l’épicerie ; à dix du presbytère. L’enfant va tous les jours à l’école et fait deux lieues dans la neige. Je ne sais où commence ni où finit le bourg de Lekvattnet. D’immenses espaces de bois, de lacs, de vallées en séparent les habitans. Le garde forestier chasse les renards et les gelinottes ; le reste du temps, il menuise. Sa femme accomplit lentement les soins du ménage. Le dimanche, revêtus de leurs habits d’église, ils laissent passer le convoi des heures, assis devant leur poêle, elle, les mains sur les genoux, lui, fumant sa pipe. Ils n’échangent pas dix paroles à la journée.

La ferme la plus voisine est occupée par des Finnois, car le Vermland et la Dalécarlie sont parsemés de petites colonies finnoises. Dans une grande salle, aux lits larges et bas, le poêle en pierres cimentées ouvre une gueule de four, et le toit est percé d’un large trou par où la fumée s’échappe ; mais, avant de sortir, elle séjourne entre les hautes poutres qu’a vernies sa noire patine. Les hommes, plus petits que les Suédois, collés sur la banquette, le des contre le mur, ruminent, les bras croisés, les yeux mi-clos. Les femmes travaillent, parfois accortes et rieuses, petits chevaux vaillans qui secouent leurs sonnailles et sur qui tous jettent indolemment leur fardeau.

Au dehors, la neige tombe, tranquille, sûre d’elle-même, avec la persistance et la continuité qui n’appartiennent qu’aux choses fatales. Ce n’est plus la fantasmagorie éblouissante du givre. C’est une blanche insomnie où tout s’enfle jusqu’à la difformité. Les broussailles et les arbustes forment des groupes de chimères grumeleuses et transparentes. On marche sur des clôtures ensevelies. Les bouleaux ploient et leur chevelure traîne. Ils sont la grâce féminine, presque dolente, de ces grandes forêts aussi insociables que les hommes qu’elles abritent. Les essences n’y fraient pas pour se combattre ou pour s’unir. Point de lianes, ni de parasites. L’arbre individualiste reste distant des autres arbres. Chaque sapin, bardé de glace, se retranche dans sa vie de forteresse. Les pins s’érigent d’un seul jet, mornes, durs, inhospitaliers. Pays de végétations intérieures et de redressemens solitaires ! Les âmes qui l’habitent seront-elles comme les pins, hautes et droites, ou comme les fins bouleaux aux ramures de rêve que la neige du ciel courbe jusqu’à terre ?

Et quelle tranquillité de mort ! Il semble que seuls des êtres surnaturels puissent rôder dans cette blancheur. Je n’entends pas un cri d’oiseau, rien, rien que le bruit d’une source, un petit bruit continu, allègre, pur, touchant comme un filet de voix humaine. D’où jaillit-elle ? Où coule-t-elle ? La solitude en est remplie. Le cœur en est charmé. Et je songe aux vers de Fröding dont je voudrais, même, hélas ! aux dépens de l’exactitude, faire passer dans ma langue un peu de leur rythme et de leur langueur. Je songe à toute cette vie de tristesse qu’il a si merveilleusement exprimée…

Chante-moi ta chanson, petite Inga, ma mie :
Je suis si solitaire au chemin de la vie,
Et mon âme est si seule en sa mélancolie !
Chante-moi ta chanson ; chante-moi ton doux air
Qui sonne si gaiement dans mon palais désert !
Chante-moi ta chanson, petite Inga, ma mie,
Ta chanson vive et tendre et qui vole sur l’eau.
Et, qui court à travers le chaume :
Et je te donnerai tout l’or de mon château
Et la moitié de mon royaume.
L’or et l’argent de mon château, c’est ma tendresse.
Et la moitié de mon royaume,
C’est la moitié de ma tristesse.
As-tu peur de la tristesse,
Petite Inga, ma mie ?


ANDRE BELLESSORT