Traduits par Antoine Bazin
II
MŒURS DE LA COUR IMPÉRIALE, SOUS LES SONG DE LA DÉCADENCE.
Jeunesse d’un premier ministre. Histoire et aventures de Kao-khieou. Portrait de Siao-wang, gouverneur du palais impérial. Histoire du prince de Touan. Par quel hasard Kao-khieou gagne la faveur du prince et comment il devient premier ministre. Infortune de Wang-tsin.
(Extrait du 1er  chapitre du Chouï-hou-tchouen)
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II.
MŒURS DE LA COUR IMPÉRIALE, SOUS LES SONG
DE LA DÉCADENCE.


On rapporte que sous le règne de l’auguste empereur Tchi-tsong, de l’ancienne dynastie des Song, longtemps après la mort de Jîn-tsong, fils du Ciel, il y avait dans la garnison militaire de Khaï-fong-fou un jeune homme de famille1, livré au plaisir et aux folles dépenses. Son nom était Kao ; et, comme il excellait surtout à jouer du ballon, les habitants de la capitale [1], amateurs de sobriquets, l’appelaient toujours Kao-khieou « Kao-ballon »....

Ce jeune homme jouait des instruments à vent aussi bien que des instruments à cordes ; il connaissait la musique vocale, la danse, l’escrime ; il était du reste amoureux de tous les plaisirs. Cette vie désordonnée ne l’empêchait pas cependant d’étudier le Chi-king, le Chu-king, les poètes anciens et modernes ; quant à la charité, la justice, l’observation des rites, la sagesse, la sincérité, ce sont là des choses qu’il ignorait absolument. Aussi le voyait-on, tantôt dans la capitale, tantôt dans la banlieue, s’abandonner partout au luxe et à la mollesse. Il avait contracté avec le fils d’un officier supérieur, appelé Wang, une liaison qui aurait pu être préjudiciable à la fortune de celui-ci (car chaque jour amenait pour eux des intrigues et des dépenses nouvelles), si Wang n’eût porté sa plainte au premier magistrat de la capitale. Kao-khieou fut condamné à la bastonnade et au bannissement ; défense fut faite à tous les habitants de la capitale de lui accorder un asile dans leurs maisons.

Kao-khieou, réduit à cette extrémité, prit le parti de se retirer dans le Hoaï-si. Arrivé à Lin-hoaï (chef-lieu de l’arrondissement de ce nom), il implora l’assistance d’un homme de mauvaise compagnie qui avait ouvert depuis longtemps une maison de jeu. Cet homme, qui s’appelait Lieou-ta-lang, était connu dans la ville sous le nom de Lieou-chi-kiouen. Il se plaisait non-seulement à recevoir et à nourrir dans son tripot tous les fainéants de la ville, mais il y avait encore attiré ces individus de bas étage qui viennent des quatre parties de l’empire et qui travaillent à la construction des dignes. Kao-khieou trouva un refuge dans la maison de Lieou-ta-lang, où il demeura pendant trois années consécutives


A cette époque, l’empereur Tchi-tsong offrit un grand sacrifice dans le Nan-kiao, ou la banlieue du midi. Pour remercier le Ciel de la sérénité de la saison, il donna un libre cours à sa magnanimité et publia une amnistie générale. Kao-khieou, qui vivait dans l’exil, profitant du bénéfice de l’amnistie, forma le projet de retourner dans la capitale. Or Lieou-chi-kiouen, son hôte, avait un parent à Khaï-fong-fou ; c’était un apothicaire, nommé Thong-tsiang-sse, dont la pharmacie était située au bout du pont aux piles d’or. Il lui écrivit donc une lettre de recommandation qu’il remit avec des provisions de voyage à Kao-khieou, en lui assurant que, s’il allait à Khaï-fong-fou, il trouverait un bon accueil dans la maison de Thong-tsiang-sse.

Kao-khieou prit alors congé de Lieou-ta-iang et quitta Lin-hoaï. Parvenu à la capitale, après avoir voyagé à petites journées, il se rendit directement à la pharmacie Thong et remit sa lettre de recommandation.

Thong-tsiang-sse, après avoir salué Kao-khieou, lut la lettre de Lieou-chi-kiouen ; mais, réfléchissant, il se dit à lui-même : « Comment pourrais-je, sans me compromettre, recevoir Kao-khieou dans ma maison ? Si c’était un homme d’un caractère honorable, non équivoque, un de ces hommes à qui l’on porte naturellement du respect, mes enfants ne pourraient que profiter avec lui, mais c’est une espèce d aventurier. D’ordinaire, on ne change pas facilement son nature). Malgré cela, je ne puis pas lui fermer ma porte, par considération pour Lieou-ta-lang, qui est mon parent. »

Thong-tsiang-sse fut donc forcé de s’accommoder à la circonstance ; il accueillit Kao-khieou de la manière du monde la plus honnête et, avec une joie affectée, lui offrit une chambre dans sa maison.

Dix jours à peine s’étaient écoulés que l’apothicaire songea aux moyens de se débarrasser de Kaokhieou. Il tira d abord de son armoire une robe neuve, écrivit une lettre de recommandation, puis, s adressant à Kao-khieou : « Ma maison est pauvre, lui dit-il, nous vivons dans l’obscurité et, comme je craindrais de nuire à vos intérêts, en vous retenant ici, mon intention est de vous introduire dans la maison de Siao-sou, le ministre d’État. Qui sait ? parla suite, vous pourrez vous faire un nom. Du reste, je vous demande votre avis. Qu’en pensez-vous ? »

Kao-khieou, au comble de la joie, remercia Thong-tsiang-sse. Sur quoi celui-ci, remettant la lettre d’introduction à un commissionnaire, le chargea de conduire Kao-khieou chez le ministre d’État. Arrivés à l’hôtel, Siao-sou vint au devant d’eux, salua Kao-khieou, lut la lettre de Thong-tsiang-sse et se dit à lui-même. : « Est-ce qu’il s’imagine par hasard que je vais recevoir Kao-khieou dans mon hôtel ? Au surplus, faisons le généreux pour aujourd’hui ; demain, je le proposerai comme valet de pied au gouverneur

du palais impérial. Il aime les gens de cette espèce. »

Alors il envoya sa réponse à Thong-tsiang-sse et garda Kao-khieou dans son hôtel, où cet aventurier passa la nuit. Le lendemain, il écrivit un placet et chargea un de ses domestiques, homme adroit et intelligent, de présenter Kao-khieou au gouverneur du palais.

Ce gouverneur était le gendre de l’empereur défunt (Chin-tsong) et par conséquent le beau-frère de l’empereur Tchi-tsong. Il avait un goût fin et délicat et recherchait les élégants. Dès qu’il aperçut le messager de Siao-sou, le ministre d’Etat, il prit le placet et, après l’avoir lu, s’approcha de Kao-khieou, qu’il accueillit avec joie (à cause de la noblesse de sa taille et de la politesse de ses manières). Il écrivit sur-le-champ sa réponse et accorda à Kao-khieou une place de valet de pied. À partir de ce jour, celui-ci fut installé dans l’hôtel du gouverneur et finit par y jouir d’une si grande liberté, que l’on eût dit que le prince et lui étaient de la même famille.

Un jour Siao-wang, gouverneur du palais impérial, voulant célébrer l’anniversaire de sa naissance, fit préparer dans son hôtel un grand festin auquel il invita son beau-frère, le prince de Touan.

Ce prince de Touan était le onzième fils de l’empereur Chin-tsong et le frère cadet de Tchi-tsong. Il avait sous son inspection les chariots de la cour et les étendards de guerre. On lui avait conféré le titre de vice-roi. C’était un homme dune beauté remarquable et d’une grande perspicacité. Aimé des femmes, courant sans cesse après les aventures, il était des plus renommés de ce temps-là pour les galanteries. Au fait, il n’y avait pas une finesse, pas une ruse qu’il ignorât, pas un artifice qui n’eût pour lui des attraits. Il savait tirer du kin (instrument de musique) les accords les plus mélodieux ; il jouait aux échecs, traçait les caractères avec élégance ; il était habile dans l’art du dessin. On n’a pas besoin de dire qu’il connaissait tous les jeux, jouait de tous les instruments, chantait et dansait à merveille.

Au jour fixé pour le banquet, après qu’on eut achevé les préparatifs de la fête, le prince de Touan arriva dans l’hôtel de Siao-wang, le gouverneur. Siao-wang invita le prince à s’asseoir. Au second service, le prince de Touan, s’étant levé de tablé pour faire quelque chose, entra par hasard dans la bibliothèque, où il aperçut sur le bureau du gouverneur un presse-papiers à sujet, représentant deux petits lions en jade, admirablement sculptés. C’était en fait d’art un ouvrage parfait que ce presse-papiers, à voir la finesse du poli et la rare élégance du travail. Le prince de Touan, qui avait pris ces deux petits lions pour les examiner avec soin, ne pouvait plus s’en dessaisir ; il les tenait dans ses deux mains ; il s’extasiait à les considérer et répétait sans cesse : « C’est un chef-d’œuvre, c’est merveilleux !

— « J’ai encore quelque part un porte-pinceaux, dit le gouverneur, remarquant que le prince de Touan prenait tant de plaisir à regarder son presse-papiers ; il est en jade et représente un dragon ; c’est le même artiste qui l’a sculpté. Je ne sais vraiment pas où je l’ai mis ; mais demain matin je le chercherai et je vous l’enverrai avec les lions.

— « Je vous remercie infiniment de votre intention obligeante, répondit le prince de Touan, transporté de joie. J’imagine que ce porte-pinceaux est d’une beauté ravissante.

— « Vous le verrez demain matin dans votre palais, répliqua le gouverneur ; je le chercherai, je le chercherai. C’est un petit présent que je veux vous offrir. »

Le prince de Touan réitéra ses remerciements [2]….

Le lendemain, sans plus tarder, Siao-wang acheta un porte-pinceaux, le mit avec le presse-papiers dans une boîte d’or, enveloppa la boîte d’un morceau de soie jaune, écrivit un billet et chargea Kaokhieou de le porter avec la boîte.

Kao-khieou exécuta les ordres du gouverneur et s’achemina tout droit vers le palais du prince, où il demanda à parler à l’intendant. L’huissier, qui était de garde à la porte, alla donc chercher l’intendant. Un instant après, celui-ci arriva et adressa à Kao-khieou les questions d’usage : « Qui êtes-vous et d’où venez-vous ?

« Le prince, dit alors l’intendant, est dans le chaque, au bout du temple des Ancêtres ; il joue au ballon avec des eunuques de la cour ; allez-y, vous le trouverez.

— « Veuillez prendre la peine de m’y conduire, ajouta Kao-khieou. »

L’intendant conduisit Kao-khieou dans le cirque. Celui-ci aperçut alors le prince de Touan. Il portait sur sa tête un bonnet de crêpe, à la mode des Thang. Son vêtement se composait d’une robe violette à dragons brodés ; sa ceinture était une belle écharpe, sur laquelle on découvrait une foule d’emblèmes, signes caractéristiques de ses grades dans l’ordre civil et dans l’ordre militaire ; il avait sur sa robe, à dragons brodés, un petit manteau sans manches, d’un magnifique tissu, qui descendait jusqu’à la ceinture ; sa chaussure consistait en une paire de bottines, ornées de petites pierres précieuses ; on avait brodé sur chacune un phénix, aux ailes déployées. Quatre à cinq eunuques de la cour jouaient au ballon avec lui. Kao-khieou n’osa pas pénétrer dans le cirque ; il se tint debout derrière les domestiques, attendant la fin de la partie.

On se rappelle que Kao khieou avait fait ses preuves comme joueur de ballon. Or il arriva que le prince de Touan manqua son coup. Le ballon, frappé à faux par le prince, vint tomber au milieu de la foule des domestiques, justement à côté de Kao-khieou ; mais celui-ci, qui l’avait vu venir, le reçut avec le pied, sans se déconcerter le moins du monde. Au même instant, le ballon, volant avec rapidité, retourna vers le prince, comme l’oiseau Youên retourne auprès de sa femelle.

Le prince de Touan, émerveillé de l’adresse de Kao-khieou, s’approcha de lui en riant et lui demanda qui il était.

« Votre serviteur, répondit Kao-khieou, prosterné à genoux devant le prince, votre serviteur est attaché à la personne de Siao-wang. Je viens ici de sa part vous offrir des curiosités. »

A ces paroles, le prince de Touan fut ravi de joie. Après avoir examiné les objets, il les remit entre les mains d’un valet de pied, qui alla les serrer ; puis, s adressant à Kao-khieou : « Vous jouez fort bien au ballon, lui dit-il, comment vous appelez-vous ?

— « Mon nom est Kao-khieou, répondit celui-ci, d’un ton timide et humble ; autrefois je jouais au ballon dans mes moments de loisir.

— « Bien, répliqua le prince, venez donc dans le cirque faire une partie avec moi ?

— « Un homme de ma classe ! s’écria Kao-khieou, s’inclinant profondément ; comment oserais-je faire une partie avec votre altesse impériale ? »

Le prince de Touan insista ; mais à chacune de ses instances Kao-khieou répondait par un salut et par ces mots : « Je n’oserai jamais. » A quatre ou cinq reprises, il sollicita du prince la permission de se retirer ; enfin, voyant que celui-ci persévérait obstinément dans sa fantaisie, Kao-khieou frappa la terre de son front, demanda mille fois excuse et se traîna à genoux dans le cirque.

La partie commença ; toutes les fois que Kao-khieou recevait le ballon, le prince jetait un cri d’enthousiasme. Kao-khieou développa comme à son ordinaire toute son adresse et toute son habileté. Les grâces de sa personne charmèrent le prince de Touan ; dès lors ils s’attachèrent l’un à l’autre par un lien qui devait durer éternellement. Le prince était dans un contentement inexprimable ; il garda Kao-khieou dans son palais, et le lendemain fit apprêter un grand festin auquel il invita Siao-wang, le gouverneur :

Qr, on raconte que celui-ci, ne voyant pas revenir Kao-khieou, formait des conjectures à ce sujet, quand un huissier de la porte entra tout à coup et dit à son maître qu’un messager du prince de Touan venait d’arriver et apportait une lettre d’invitation. Le gouverneur prit la lettre et monta à cheval aussitôt. Le prince l’accueillit avec cordialité, vanta beaucoup les objets qu’il avait reçus et lui en témoigna sa reconnaissance.

Les deux convives se mirent à table ; la conversation s’engagea. « Savez-vous, dit le prince de Touan à son hôte, que Kao-kbièou lance le ballon aussi bien du pied droit que du pied gauche ? Que je serais heureux d’attacher cet homme à mou service, comme valet de pied ! Y consentiriez-vous ?

— « Si tel est votre désir, répondit le gouverneur en souriant, je ne demande pas mieux. Gardez-le dans votre palais. »

Cette réponse combla de joie le prince de Touan ; il prit sa tasse à deux mains et remercia le gouverneur. Les deux amis passèrent encore un certain temps à causer et à badiner. Quand le soir fut venu, ils quittèrent la table et le gouverneur retourna dans son hôtel.

A partir de ce moment, Kao-khieou fut installé dans le palais, comme valet de pied. Il n’en resta pas là et finit par devenir confident intime. Le prince de Touan le suivait partout ; il ne s’éloignait pas de lui de la distance d’un pied.

Deux mois à peine s’étaient écoulés que l’empereur Tchi-tsong mourut sans laisser de postérité, sans avoir même désigné son successeur. Il y eut une assemblée générale des mandarins de l’ordre civil et militaire, où l'on délibéra (sur le choix à faire du monarque). Le prince de Touan fut élu empereur et prit pour titre Hoeï-tsong.

Après qu’il se fut assis sur le trône, un jour qu’il avait du loisir, il dit à Kao-khieou : « Moi, l’empereur, je veux vous élèvera un poste éminent. Vous avez rendu des services, quand vous étiez aux frontières ; il est juste que vous montiez en grade. Et d’abord, je vais ordonner à mon conseil privé de vous admettre dans son sein ; il faut que vous preniez en main les rênes de l’Etat. » Six mois tout au plus après cette promotion, l’empereur nomma Kao-khieou commandant en chef de l’armée et gouverneur de la ville impériale.

Kao-khieou, devenu commandant en chef, fit choix d’un jour heureux et alla dans l’hôtel du gouverneur pour y prendre possession de sa charge. Dès qu’il fut installé, les conseillers des cours souveraines, les grands mandarins, le commandant en second de l’armée, les inspecteurs militaires, les officiers de cavalerie et d’infanterie vinrent le complimenter. Tous lui présentèrent leurs cartes, sur lesquelles ils n’avaient pas manqué d’inscrire fastueusement leurs titres. Kao, le gouverneur de la ville impériale, prit toutes ces cartes et les marqua, une à une, avec son pinceau. Dans le nombre, il se trouva qu’un nom manquait ; c’était celui de Wang-tsin, commissaire d’armée. Quand on représenta à Kao-khieou que depuis quinze jours ce fonctionnaire, retenu chez lui par une maladie grave, dont il souffrait encore, n’avait pas mis le pied dans son bureau : « Mensonge ! s écria le gouverneur de la ville impériale, enflammé de colère, il savait qu’il y avait aujourd’hui présentation de cartes à l’hôtel ; c’est un misérable qui veut se mettre en opposition avec moi. On doit réprimer l’orgueil des subalternes. Vite, qu’on l’arrête et qu’on l’amène ici. »

Wang-tsin n’avait ni femme, ni enfants ; il demeurait seul avec sa mère, qui était âgée de plus de soixante ans. Quand le chef des huissiers se présenta chez lui pour l’arrêter, il vit bien qu’il n’avait d’autre parti à prendre que de se mettre en route.

I1 s’arma de courage et de patience contre son mal. (Suivant à pied les huissiers), il entra dans l’hôtel du gouverneur de Khaï-fong-fou, fit quatre révérences, s’inclina de nouveau et donna encore d’autres marques de respect ; puis il se leva et par humilité se tint debout à l’entrée de la salle.

« Ah, coquin, s’écria Kao-khieou, n’êtes-vous pas le fils de Wang, l’ancien commandant en second de l’armée ?

— « Oui, je suis son fils, répondit Wang-tsin.

— « Dans les rues comme sur les places de la capitale, continua Kao-khieou d’un ton courroucé, votre père n’avait de relations qu’avec les femmes publiques, les bâtonnistes (spadassins) et les marchands de drogues (charlatans des rues) ; c’est sous les auspices d’un pareil homme que vous avez appris l’art militaire. Dites-moi, les conseillers de l’administration précédente avaient donc perdu les yeux pour nommer un drôle tel que vous commissaire d’année ? Je comprends, après cela, que, dédaigneux et fier, vous n’ayez pas voulu fléchir le genou devant moi. Mais, pour braver avec tant d’audace les lois de la discipline, sur quelle puissance, sur quelle autorité comptez-vous donc ? Quoi, avec une figure de santé comme la vôtre, vous feignez d’être malade et vous restez chez vous !

— « Pardonnez-moi, répliqua Wang-tsin d’un air suppliant, la vérité est que je souffre d’une maladie grave et que je ne suis pas encore rétabli.

— « Vaurien astucieux, dit alors Kao-khieou, si vous souffrez dune maladie grave, comment avez-vous pu venir à pied dans mon hôtel ?

— « Le gouverneur m’appelait, répondit Wangtsin, pouvais-je désobéir à ses ordres ? »

A cette réponse, Kao-khieou, tout à fait hors des gonds, se mit à crier : « Huissiers, qu’on le saisisse ; prêtez-moi main-forte ; frappez-le à coups de verges ! » Tous les généraux présents, qui portaient de l’affection à Wang-tsin, implorèrent sa grâce. « Gouverneur, lui dirent-ils, le jour où vous prenez possession de votre charge est un jour heureux. Veuillez pardonner à cet homme ! — « Malheureux ! répondit le gouverneur de Khaï-fong-fou, adressant à Wang-tsin, par considération pour ces vaillants généraux, je vous pardonne aujourd’hui ; mais, demain, j’aurai une explication avec vous. »

Wang-tsin avoua qu’il était coupable― et se releva. Il regarda le gouverneur et reconnut Kao-khieou. Il sortit alors de la salle et, poussant un soupir : « Oh ! maintenant, s’écria-t-il, c’en est fait de ma vie. Je me disais toujours : Mais qu’est-ce donc que ce nouveau gouverneur qu’on appelle Kao ? et justement c’est Kao-ballon, cet aventurier, si connu dans la capitale, qui m’apprenait autrefois à faire des armes et qui fut condamné, sur la plainte de mon père, à la bastonnade et au bannissement. Sans doute il voudra venger ses injures. Oh, pour le coup, je ne m’attendais guère que je dusse un jour me trouver sous ses ordres. »

  1. Khaï-fong-fou était la capitale de l’Est ; on l’appelait Tong-king « cour orientale ».
  2. Tous ces détails sont d’une grande fidélité historique. On représente Tchao-ki, prince de Touan, qui devint empereur, sous le titre de Hoeï-tsong, « comme un prince naturellement curieux ; amateur des choses rares et bien travaillées. On dit qu’une bagatelle de cette nature l’occupait des jours entiers. Les courtisans, qui avaient reconnu ce faible dans le monarque, cherchaient dans le pays les peintures les plus intéressantes, les pierres les plus curieuses et les ouvrages de mécanique les plus rares pour les offrir à l’empereur. » (Voyez l’Histoire générale de la Chine, par le P. de Mailla, t. VIII, p. 334 et 335.)