Au bagne/Sœur Florence

Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 185-191).


SŒUR FLORENCE


— Comment ! vous n’avez pas vu sœur Florence ?

M. Dupé me donna le bras.

— Je vais vous y conduire.

Dans le quartier administratif, un beau jardin prenait le frais sur le bord du trottoir. On poussa une petite porte de bois. C’est touchant, au pays des verrous une porte fragile !

Une clochette tinta. C’était à croire qu’une chèvre gambadait par là, une chèvre qui aurait eu une clochette au cou, naturellement.

— Bonjour, ma sœur ! Est-ce que votre Mère est ici ?

— Oh ! oui, monsieur le commandant supérieur ! dans le fond du jardin.

De puissants manguiers, des fleurs de vives couleurs (à quoi bon nommer ces fleurs ? tout ce qui est joli n’a pas besoin de nom). On se sentait dans une demeure de femmes.

De noir vêtue, croix sur la poitrine, parapluie servant d’ombrelle, voici Mère supérieure ! C’est sœur Florence, une femme qui en a vu !

Sœur Florence est Irlandaise. Depuis trente ans en Guyane, elle dirige le bagne des femmes.

— Oh ! monsieur le commandant, quand je pense que c’est peut-être votre dernière visite !

— Alors, vous nous quittez, ma sœur, c’est définitif ?

— Hélas ! C’est le résultat de la visite de notre inspectrice. Plus de femmes au bagne, alors plus de sœurs. Au moins, si l’on me renvoyait à Cayenne ! Mais il faut obéir. Je rejoindrai notre maison, dans votre belle France.

— Qu’allez-vous faire de vos trois dernières pensionnaires ?

— C’est bien mon souci. Et je suis fort contente de vous voir. Nous allons arranger leur sort ensemble, monsieur le commandant. On ne peut les jeter à la rue. Elles ne sont plus capables de travailler. L’hôpital n’en voudra pas, car je les ai bien soignées. Impossible de les emmener avec moi, vous vous y opposeriez. Je cherche, je demande à Dieu. Je ne vois rien.

— Vous avez deux reléguées et une transportée ?

— Oui.

— On pourrait envoyer les deux reléguées… Que pourrait-on faire d’elles ?

— Mon commandant, vous n’en savez pas davantage que moi. Allons les voir, peut-être nous donneront-elles une idée.


LES TROIS DERNIÈRES


Dans une salle propre, deux vieilles en longue blouse blanche.

— Voici les deux reléguées.

— Bonjour, ma sœur.

— Bonjour, mes enfants.

— Ah ! ma sœur ! dire que vous allez partir !

— Les pauvres ! Elles sont dans tous leurs états. Mais le commandant s’occupera de vous.

— Voyons ! je pourrai les envoyer au Nouveau Camp.

La Cour des miracles ! Ces deux ruines manquaient au tableau ! Je vois le spectacle d’ici.

— Monsieur le commandant, nous pouvons encore travailler. Je connais trois maisons, au village, qui nous prendraient pour laver le linge.

— Cela vaudrait mieux, fit la Mère, quoique vous ne soyez plus très agiles. Levez un peu vos blouses. Faites voir vos jambes.

Elles avaient le gros pied : l’éléphantiasis.

— Ah ! nous ne pouvons plus courir, font les deux anciennes.

— Et ma transportée ? Venez la voir. Elle doit être dans la cour aux poules.

Elle y était. C’était une Hindoue.

Sur la grand-route on n’est jamais blasé. Plus les étonnements succèdent aux étonnements, plus ils sont vifs. Que faisait-elle, cette Hindoue, au bagne français ?

— Où êtes-vous née ?

— À Calcutta !

— Oui, dans sa jeunesse, elle est venue avec son mari, coolie à la Guadeloupe. Là, ils commirent leur crime. Elle n’était que complice. Encore une victime des hommes, messieurs ! Alors, qu’allez-vous faire de ma pauvre vieille ?

— Gardez-moi, ma Mère !

— Je lui trouverai une place ! fit le commandant.



Nous nous promenions dans le beau jardin.

— Venez voir mes gosses.

Depuis que sœur Florence ne reçoit plus de clientes, elle a monté un orphelinat.

Ce n’est pas un luxe en ces pays. Aux colonies, pour être orphelins, nul besoin que père et mère soient morts. Le père vient même voir quelquefois son petit orphelin, qui lui dit : « Bonjour, parrain ! »

— Vous ne reconnaissez pas celui-ci ? (celui-ci était presque blanc). Allons ! dit la sœur avec un petit sourire en coin, regardez bien la ressemblance ! Voyons ! Ah ! vous avez trouvé !

Un autre loupiot passa.

— Viens ici, vilain petit fils. Ose répéter devant M. le commandant ce que tu as dit hier. Hier, il a dit : « J’attends d’être grand et fort pour tuer sœur Florence. »

— Non ! je ne l’ai pas dit !

— Il l’a dit ! Oh ! la mauvaise petite tête ! Allons ! va jouer.


LE PARLOIR


Il se mit à pleuvoir. Nous nous abritâmes sous un kiosque.

— La plus harpie que j’aie jamais eue ? Attendez ! J’en ai eu tant ! Je crois bien que c’est la petite qui avait tué ses deux enfants et les avait donnés aux cochons ! Elles m’en ont fait voir, monsieur ; elles étaient plus malignes que les hommes. Elles s’évadaient par les trous des serrures ! Je vous assure bien que beaucoup sont parties sans que nous ayons su comment. Et puis, où cachaient-elles tout ce qu’elles cachaient ? Et elles fumaient, monsieur ! Elles me disaient :

« — Ce n’est pas du tabac.

« — Qu’est-ce que c’est ?

« — Des faux cheveux ! »

Et pour tenir les jeunes !… Elles fuyaient comme des chattes, par moments. Elles restaient des cinq jours dehors. Quand elles rentraient :

« — D’où revenez-vous ?

« — De voir mon amoureux ! »

Oh ! mon Dieu ! Et leurs chansons n’étaient pas des cantiques … J’en rougissais pour mes jeunes petites sœurs… Encore, moi, je ne comprenais pas bien : je suis Irlandaise !

— Et ce kiosque, ma sœur. Expliquez à votre visiteur à quoi il servait.

— C’était le parloir ! Quelle cérémonie !

Après six mois de bonne conduite, ces dames avaient droit de faire parloir.

Chaque jeudi, de neuf heures à onze heures du matin, les « autorisées » venaient sous ce kiosque.

Les libérés (c’était la loi alors) pénétraient dans le jardin. Ils venaient choisir une femme.

Ah ! où prenaient-elles tout ce qui change la figure ? Elles se passaient des bâtons sur leurs lèvres et leurs lèvres devenaient toutes rouges ! Elles « enfarinaient » leur visage, elles ne marchaient plus de la même façon, se promenaient comme ça (sœur Florence, légèrement, caricatura ses clientes). Je ne les reconnaissais plus, moi ! C’étaient d’autres créatures. Et elles faisaient des mines !

Le libéré passait. Oh ! c’était vite enlevé : il disait : « Celle-ci me plaît. » C’était toujours la plus mauvaise !

— Elle acceptait ?

— Immédiatement ! Trop contente ! Alors, on les mariait.

— Tout de suite ?

— Heureusement !

— Et cela ne donna jamais de bons résultats, fit M. Dupé.

— Hélas ! elles épousaient celui qui les sortait d’ici, et deux jours après, le même jour parfois, allaient chez un autre qu’elles connaissaient. Ce qu’il fallait voir, sous l’œil de Notre-Seigneur !

Nous souhaitâmes bon voyage à sœur Florence.

— Pensez à mes trois pauvres vieilles, monsieur le commandant. Elles étaient ici depuis vingt ans.

— Et vous, ma sœur, depuis trente.

— Mais, moi, c’était pour le Bon Dieu.