Au bagne/Lettre ouverte à M. le Ministre des Colonies

Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 241-246).


LETTRES OUVERTE
À M. LE MINISTRE DES COLONIES[1]


Monsieur le Ministre,


J’ai fini.

Au gouvernement de commencer.

Vous êtes un grand voyageur, M. Sarraut. Peut-être un jour irez-vous à la Guyane. Et je vois d’ici l’homme qui, en Indochine, a fait ce que vous avez fait. Vous lèverez les bras au ciel, et d’un mot bien senti, vous laisserez, du premier coup, tomber votre réprobation.

Ce n’est pas des réformes qu’il faut en Guyane, c’est un chambardement général.

Pour ce qui est bagne, quatre mesures s’imposent, immédiatement :

1o La sélection. Ce qui se passe aujourd’hui est immoral pour un État. Aucune différence entre le condamné primaire et la fripouille la plus opiniâtre. Quand un convoi arrive : allez ! tous au chenil, et que les plus pourris pourrissent les autres. Le résultat est obtenu, monsieur le ministre. Il n’y faut pas un an.

2o Ne pas livrer les transportés à la maladie.

Et cela pour deux raisons. D’abord par humanité, ensuite par intérêt.

La première raison intéresse le bon renom de la France, et la deuxième l’avenir de la colonie. Vous envoyez de la main-d’œuvre à la colonie et vous faites périr cette main-d’œuvre. Ne serait-ce que pour la logique, qui est l’une des manières de raisonner les plus appréciées de notre génie, il faut éloigner du bagne les fléaux physiques.

Rendre la quinine obligatoire.

Inventer un modèle de chaussures (puisqu’ils vendaient jadis celles qu’on leur donnait), chaussures qui seront sans doute infamantes, mais salutaires.

Nourrir l’homme non pour satisfaire à un règlement, mais pour apaiser un estomac.

Tous vos médecins coloniaux vous diront que c’est là le premier pas.

3o Rétribution du travail.

Pour faire travailler un homme qui est nourri (peut-être cela changera-t-il au vingt-cinquième siècle, mais nous ne sommes qu’au vingtième), il faut au moins trois choses : l’appât d’une récompense, la crainte d’un châtiment exemplaire ou l’espoir d’améliorer sa situation.

Pour ce qui est châtiment, nous ne pouvons mieux faire. Ce moyen, dans cette société-là, n’est donc pas efficace. Il vous reste les deux autres. Ainsi procèdent les bagnes américains. Le résultat est favorable.

4o Suppression du doublage et de la résidence perpétuelle comme peines accessoires.

Si je ne vous ai pas prouvé, monsieur le ministre, que les buts du législateur n’ont pas été atteints, tout vous le prouvera.

Le libéré ne s’amende pas, il se dégrade.

La colonie ne profite pas de lui, elle en meurt.

J’ai dit pourquoi. Vous le savez. À autre chose.



La main-d’œuvre ayant été remise en état, l’essentiel manquera encore : un plan de colonisation.

La Guyane est un Eldorado, mais on dirait que nous venons d’y débarquer. Depuis soixante ans, nous tournons autour d’une coquille qui renferme un trésor et nous n’osons briser cette coquille.

Il y a de l’or en quantité, et les plus précieuses essences d’arbres. Il y avait du balata. Il y aura peut-être du bali. Il n’y aurait qu’à se baisser ou qu’à monter aux arbres. On boit un punch et l’on se croise les bras. Pourquoi ? Le pays n’est pas équipé.

Le pays n’est pas équipé, parce que le directeur qui vient détruit le travail du directeur qui s’en va.

Les colonies ne sont pas faites pour MM. les fonctionnaires, si honorables soient-ils.

Une fois votre plan établi, monsieur le ministre, vous direz à l’homme que vous aurez élu : Partez ! Si cet homme meurt, tombe malade ou en pâmoison, vous direz au successeur que vous lui donnerez : Partez ! Les grands intérêts de la nation doivent être au-dessus des hasards qui souvent président au choix des exécutants. Il y a le conseil général de la Guyane ! Je sais ! Le conseil général de la Guyane est prêt à acclamer celui qui, à sa tête, marchera à la découverte de son pays. Du moins il faut le penser, sinon…

Vous voilà, monsieur le ministre, devant une reconstruction. Comme le terrain n’est pas libre, vous vous trouverez du même coup en face d’une démolition. Il faudra passer sur le corps de l’administration pénitentiaire.

Vous aurez beau câbler au gouverneur qu’il a toute autorité sur le directeur, cela n’empêchera pas le directeur d’être le gérant absolu des quatorze millions que vous lui envoyez chaque année pour ses bagnards.

Le gouverneur aura peut-être l’autorité, mais le directeur aura l’argent.

L’administration pénitentiaire est un corps trop étroit, vivant sur lui-même, recruté, en partie, sur place, avançant sur place.

Le directeur est un roi trop autonome et, sinon vous, du moins vos prédécesseurs ont pu voir des directeurs faire sauter des gouverneurs.

Le remède ? Il en est plusieurs : fondre le corps de la Pénitentiaire avec celui des administrateurs coloniaux. Du même coup, l’administrateur en chef tomberait dans la main du gouverneur, c’est-à-dire dans la vôtre. D’autres proposent de donner le bagne aux militaires. Le passé plaide en faveur de leur thèse. La Guyane n’a travaillé que lorsqu’un colonel dirigeait tout. Cette idée vous paraîtra peut-être fort réactionnaire si toutefois aller de l’avant peut s’appeler revenir en arrière !

Et voici les hommes modernes :

— Affermez le bagne à un gros industriel, à un homme d’affaires d’envergure. Et vous verrez le rendement.

Vous avez le choix, monsieur le ministre et peut-être aussi votre idée. Nous l’attendons.



Je voudrais vous signaler deux cas :

1o Celui des Grecs condamnés par le Conseil de guerre de Salonique. Il ne vous est pas inconnu, vous avez déjà grâcié plusieurs d’entre eux : Papagermanos, Stefo Risto, Ismaïl, Kiasini, Vessel… Il en reste encore onze ou douze.

Ce n’est pas parce qu’ils m’ont dit : Tipota : « Je n’ai rien fait », que je m’occupe d’eux, mais je connais la Macédoine. Sont-ils Grecs, Serbes, Bulgares, Turcs, ils n’en savent rien, nous non plus. C’était la lutte, l’époque où un soupçon était déjà une preuve. On ne contrôlait guère. Il y avait certainement, dans nos rafles, beaucoup plus de vieux bergers ahuris que d’espions. Leurs dossiers sont loin d’être lumineux. Ils ont bien payé, même ceux qui n’ont rien fait ! Renvoyez-les dans leur montagne. La France ne gagne rien à les retenir. La guerre est finie.

2o Le cas des frères Gonzalez, Espagnols, internés à l’île Royale, pour intelligences avec l’ennemi. Les autorités de la pénitentiaire leur ont bien accordé de petits postes de faveur. C’est peu quand on demande, comme ils le font, la mort ou la réhabilitation, leur affaire n’est pas claire.

La Justice ne réclame que des coupables, et non des innocents, même s’ils sont étrangers.

Veuillez croire, monsieur le ministre…


Albert Londres.
  1. Le Petit Parisien du 6 septembre dernier publiait en conclusion de cette enquête au bagne, une lettre ouverte de M. Albert Londres, à M. Albert Sarraut, ministre des Colonies. Nous croyons devoir la reproduire en fin de ce volume.
    (Note de l’Éditeur)