Au bagne/La capitale du crime

Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 139-146).


LA CAPITALE DU CRIME


Les aras, volant par deux, traversaient le Maroni, de la rive hollandaise à la rive française. Des cochons sauvages en faisaient autant, mais par bandes et à la nage. De temps en temps, une fumée montait de la brousse, c’était un maigre feu d’évadés. Nous venions de passer Galibi, le grand campement des Indiens.

Le Turina, bateau des bœufs, filait doucement sur le fleuve. Ce noble bateau, venant du Brésil, apportait de la viande pour le bagne. Il n’avait pas vu d’inconvénient à me prendre aussi.

Au Brésil, au Venezuela, dans les autres Guyanes on élève des bœufs. En Guyane française, non. Les forçats pourraient les chevaucher un jour de révolte et charger les autorités. Peut-être, plus simplement, l’administration redoute-t-elle le mauvais exemple pour ces bestiaux : ils pourraient s’évader !

Le Maroni est un émouvant chemin. Il conduit vers l’or, il mène au bagne. Dans le haut, sont les placers aux noms parlants : placer Enfin, placer Espérance, placer Merci Seigneur, placer À Dieu-Vat. Ici s’étalent les camps des forçats : camp des Malgaches, camp Lorrain, camp Godebert, camp — ce nom aussi parle dans le pays — camp Charvein ou des « Incos ».

Sitôt après les îles Arouba nous vîmes sur la droite une poignée de maisons très blanches : Albina, village hollandais, et sur la gauche Saint-Laurent, ville française. C’était tout de suite plus sombre. Là aussi est un gril.



« Quand vous arriverez à Saint-Laurent, vous serez effrayé », m’avait-on dit. Je ne fus pas du tout effrayé (en arrivant). C’est très gentil, Saint-Laurent. Regardez ces rues ! Râtissées, peignées, pomponnées. Et ces maisons ? Mais c’est tout neuf ! On se sent ravigoté. On refuse net la voiture de la « Tentiaire » qui vous attend et on part à pied, fier d’être piéton et même Français ! Voilà l’hôtel de ville ! Mais c’est un bel hôtel de ville ! Et le palais de justice, donc ! Il n’est pas terminé. Je dois même dire que, depuis cinq ans, il est en cet état, et qu’il s’abîme avant d’être achevé. On manque de bois ! Il n’y a pas d’air, j’étouffe ; les forêts m’entourent, mais on manque de bois ! C’est tout de même un beau palais de justice !

Saint-Laurent-du-Maroni est le royaume de l’administration pénitentiaire. C’est une royauté absolue, sans Sénat, sans Chambre, sans même un petit bout de conseil municipal. C’est la capitale du crime.

Le roi règne et gouverne, c’est M. Herménégilde Tell, un nègre.

Son premier ministre est M. Dupé, un blanc.

Les pages sont de jeunes et brillants assassins, les sympathiques « garçons de famille ».

D’un côté de Saint-Laurent, une route (17 kilomètres) qui va à Saint-Jean, la ville des relégués, autrement dit des « pieds de biche ».

De l’autre côté, une autre route (22 kilomètres) qui, passant par les camps, conduit à Charvein.

C’est tout ! Cet effort accompli, tout est entré en sommeil.

— Madame l’administration pénitentiaire, ce que vous avez fait là est fort bien.

— Pas mal, monsieur.

— Vous nous avez prouvé que lorsque vous vouliez…

— Mais je ne veux plus, monsieur.

— Pourquoi ?

— C’est trop difficile.

— Mais pourtant, la colonisation.

— Il fait trop chaud.

— Allons ! du courage. Prenez cet éventail. Maintenant que vous avez créé Saint-Laurent, montez plus haut, débroussez, bâtissez.

— La barbe ! monsieur !

— Alors, vous ne voulez plus planter une rame ?

— Non, monsieur.

— Vous ne voulez pas élever de bœufs ? Vous savez que cela coûte cher à la France d’acheter des bœufs au Brésil et au Venezuela.

— Pauvre France !

— Alors que faites-vous ici ?

Madame « Tentiaire » se dressa :

— Je règne, monsieur. Je règne sur le paludisme et l’ankylostomiase. Je règne sur la dégradation de neuf mille sept cents hommes, transportés, libérés, relégués. Je règne sur les requins des îles et les bambous de Cayenne et de Saint-Laurent. Je protège les arbres balata et les mines d’or. Si je traçais des routes, des bandes s’abattraient dans le pays qui saigneraient ces arbres, qui violeraient ces mines. Je régnerai longtemps, monsieur. La crapule est nombreuse. J’ai encore reçu six cent soixante-douze sujets hier. Mon royaume est solide, et, comme l’a dit Louis XV, mon aïeul : « Cela durera bien autant que moi. »


LES LIBÉRÉS


Saint-Laurent est la fourmilière du bagne. C’est là que les coupables désespèrent en masse. Quelques comptoirs pour l’or et le balata, le quartier administratif, un village chinois, des nègres bosch, qui ravitaillent les placers et rapportent les lingots, et, animant cela, des forçats, des « garçons de famille » pressés et empressés et tout le régiment rôdeur, inquiet, loqueteux des quatrième-première : les pitoyables libérés.

C’est par ses libérés que Saint-Laurent s’impose.

Là, on fait le doublage, et là demeurent à perpétuité (mais meurent bien avant !) les forçats condamnés à huit ans et plus et qui ont achevé leur peine.

Que font-ils ? D’abord ils font pitié. Ensuite, ils ne font rien. Les concessions ? Ah ! oui ! « À leur libération, les transportés pourront recevoir une concession… » Il y en a. Mais à peu près autant que de bâtons de maréchal dans les sacs d’une brigade qui passe.

Alors, hors de prisons, dans la rue, sans un sou, portant tous sur le front, comme au fer rouge et comme recommandation : ancien forçat ; avilis, à la fois révoltés et matés, minés par la fièvre, redressés par le tafia, vont, râlent, invectivent, volent et jouent du couteau, les parias blancs de Saint-Laurent-du-Maroni.

Leur formule est juste : le bagne commence à la libération. Qu’ils travaillent ! Où ça ? ils ont une concurrence irréductible : celle des forçats en cours de peine. Exemple : Une société, la Société forestière, vient s’installer en Guyane. C’est la première. Les libérés voient un espoir, ils vont avoir du travail. Catastrophe ! Le ministère accorde à cette société deux forçats officiels à 75 centimes par jour.

Et les libérés, le ventre creux, regardant passer le bois.

Chez les particuliers ? Les particuliers sont peu nombreux. Il y a ici, dix assassins et quinze voleurs pour un simple citoyen. Et puis les particuliers ont des « assignés » : des forçats de première classe employés en ville.

Dans les comptoirs ? Oui, quelques-uns travaillent dans l’importation et l’exportation, mais quelques-uns seulement, parce qu’il n’y a que quelques comptoirs.

Alors que font-ils ?

1o Ils déchargent deux fois par mois, les cargos américains et français qui apportent des vivres.

2o Ils mangent — je veux dire ils boivent — en un jour et une nuit les cinquante francs guyanais qu’ils viennent de gagner.

3o Ils se prennent de querelle et l’on entend ce cri qui ne fait même plus tourner la tête aux passants : Ah ! Ahn ! Ah ! Ahn ! C’est un libéré qui vient de recevoir un couteau dans le ventre.

4o Ils « font » la rue Mélinon comme des bêtes de ménagerie derrière leurs barreaux, avant l’heure du repas. Mais pour eux, le repas ne vient pas.

5o Le samedi, ils vont au cinéma. Les vingt sous du cinéma sont sacrés. Ils mourront de faim devant ce billet, mais ils iront au cinéma.

6o À onze heures du soir, ils se couchent sous le marché couvert et, avant de s’endormir sur le bitume, ils sèchent les plaies de leurs pieds avec la cendre de leur dernière cigarette.

7o À cinq heures du matin, on les réveille à coups de bottes : place aux légumes !


LA VILLE ÉTRANGE


On se sent bouleversé à Saint-Laurent-du-Maroni. La face de la vie est changée. N’aurait-on pas quitté la terre pour une planète aux mœurs inédites ? Ces hommes en camisole blanche, au long numéro noir sur le cœur, ces civils hagards et égarés, ces mots ordinaires que l’on entend : « C’est honteux ! » « Il faut pourtant que je vole ce soir, j’ai faim ! » « Si j’étrangle un homme dans la rue, j’aurai un complet tout de suite et ma ration, je serai titulaire. Si je ne bouge pas, je resterai en loques et le ventre creux. Car je ne suis que forçat honoraire. » Et cet autre qui dit : « Ce qui serait une catastrophe pour un homme libre est pour nous un bonheur. Mon ami Alfred s’est cassé une jambe. Il est à l’hôpital. Il rit maintenant. Il a les reliefs de la table de MM. les docteurs. » Et cette histoire d’hier : Une famille fêtait un anniversaire. Il était onze heures du soir. Un phonographe asthmatique s’égosillait. Des libérés dormaient au pied de la maison.

— Eh, là-haut ! crièrent-ils. Finissez ! Vous empêchez de dormir les locataires du trottoir.

La fête continuant, les forçats sans abri allèrent au poste porter plainte pour tapage nocturne !

On se croirait au milieu d’une maison de fous en vadrouille.

« Petites bourses ! lit-on à la porte d’un Chinois, refaites vos forces par le vin de Bordeaux ! »

Une enseigne éclate en tête de tous les comptoirs, et dans ce pays d’intense misère, elle dit aux passants :

« Ici, on achète l’or. »

Une caisse noire bordée de blanc et montée sur roues, passe et repasse. Un forçat la tire, deux la poussent, c’est le corbillard.

Les soirs, un accord d’orgue s’élève. Cela ressemblerait aussi à un chant de pèlerins hystériques : ce sont les singes rouges qui hurlent dans la brousse.

Et tout à l’heure, à minuit, dans l’obscurité profonde, deux lanternes vénitiennes se balançant à une bicyclette, vinrent au devant de moi. L’homme qui montait la machine chantonnait. On aurait dit une petite fête solitaire. C’était un forçat qui se promenait…