Au bagne/Hespel-le-Chacal

Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 50-57).


HESPEL-LE-CHACAL


Cet autre jour, comme je passais dans les couloirs — ces couloirs qui donnent la chair de poule — des locaux disciplinaires du camp de Cayenne, je vis, par l’une de ces rues de cachots, une pancarte qui, à la porte d’une cellule, portait en gros caractères, à l’encre rouge, ces trois mots : « À surveiller étroitement. »

— Qui est-ce ? demandai-je au délégué qui m’accompagnait.

Et le délégué, du sourire de l’homme qui en sait long :

— Ah ! c’est Hespel, l’ancien bourreau de bagne, une vieille célébrité.

— Pouvez-vous me faire ouvrir ?

— Volontiers.

Et le porte-clefs, un Arabe, fit jouer la lourde serrure, d’une poigne de fer.

Dans la cellule, guère plus grande qu’un cercueil, un homme venait de se dresser et, torse nu, mains dans le rang, regard résolu, il fixait l’apparition imprévue que j’étais.

Fort encore. Il avait plus de quarante-cinq ans d’âge, mais n’était point vieux. Solide comme un tronc ; ses lèvres tremblaient comme un roseau.

— Eh ! bien, Hespel, dit le délégué, voilà monsieur. Si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez parler.

Hespel fit un pas en avant et, toujours au garde-à-vous :

— À qui donc ai-je l’honneur de parler ?

Je le lui dis.

— Ah ! parfait ! j’allais vous écrire.

— Si je vous gêne, Hespel, je puis me retirer, fit le délégué. Vous pouvez parler en toute liberté.

— Dieu lui-même n’a jamais gêné Hespel, répondit Hespel.

Et, s’avançant encore d’un pas, il se présenta :

— Hespel Isidore, dit Chacal, matricule 13.174, ancien camisard, vingt ans de bagne pour avoir lancé un bouton de pantalon à la tête d’un colonel, en Afrique. Ancien bourreau des îles du Salut pour le compte de l’Administration, présentement maintenu en cellule à cause d’un meurtre que j’ai commis sur la personne du transporté Lanoé, du 2e peloton, qui voulut m’empoisonner et qui avait assassiné sa mère qui lui donna le jour !

Ayant repris respiration, il lança :

— C’est t’honteux.

Un judas éclairait misérablement la cellule. Une planche, munie de la barre de justice — la manille, — deux récipients à terre, l’un pour l’eau, l’autre pour la vidange. D’un geste, Hespel me montre cela, disant :

Voilà le cloaque où depuis sept mois, comme un pourceau de la sorcière Circé, je me roule dans la fange de l’iniquité.

— Hespel, reprit le délégué, vous n’êtes pas au bagne à cause d’un bouton de pantalon, mais pour tentative d’assassinat.

— Et aussi pour avoir crié : « Mort aux gendarmes ! Mort aux vaches ! » et pour ma maxime que je porte au bras : « Sauve qui peut ! Succombe qui doit ! »

Il se raidit et fit : « Je vais parler. »


ET IL PARLE !…


— Tant que la justice régna au sein du bagne, de cette justice je me suis fait l’auxiliaire. C’est pourquoi je fus exécuteur des hautes œuvres. Mais, du jour où j’ai compris que la justice n’existait qu’à l’état de feu follet, j’ai déserté cette route marécageuse.

Monsieur, grâce à mes importantes fonctions, j’ai vu tant d’injustices, tant de massacres froidement ordonnés et exécutés, que j’ai décidé de rentrer dans la vie solitaire.

Au bagne, quand un forçat est investi de la charge de bourreau, du coup il devient un puissant personnage, mais si, comme moi, homme de cœur et de générosité…

— Taisez-vous donc, Hespel, vous avez passé votre temps à manger aux deux râteliers (le bagne n’est tenu que par la délation).

— … homme de cœur et de générosité, il commet l’imprudence de démasquer l’ostracisme (!), il devient aussitôt, pour quelques surveillants, un oiseau de mauvais augure, si bien que de sa grandeur, il tombe dans la décadence. C’est mon histoire.

Il siffla comme un Japonais et continua :

— Je dois vous dire encore une raison qui m’avait fait accepter l’emploi de bourreau. C’est que, d’après moi, ce haut emploi ne va pas à l’encontre du cœur humain, et que mieux vaut un bourreau défenseur des opprimés qu’un civil quelconque, comme Deibler, qui ne connaît même pas ses victimes !


JE SUIS HESPEL, DIT CHACAL


Lui, les connaissait ! il avait des tendresses pour les camarades qu’il menait à la bascule. La tête dans la lunette, il la prenait par l’oreille et, une fois le couteau tombé, il ne lâchait pas. Devant les transportés de troisième classe agenouillés autour de la guillotine, et ceux de deuxième, derrière leurs barreaux, témoins forcés du châtiment, il déposait alors doucement, dans le panier, le chef sanglant de son vieil ami. Et pendant huit jours, se promenant face au Rocher noir (île du Diable), il répétait au vent du large et aux requins : « Je suis Hespel, dit Chacal. »

— Hespel ! tout cela est bien, mais pourquoi êtes-vous en cellule ? pourquoi passerez-vous de nouveau en cour d’assises ; il faut le dire, fit le délégué.

— Et je vais le dire, commandant. Parce que j’ai tué un infanticide.

— Un infanticide ?

— Oui, le pourceau Lanoé, qui avait tué sa mère.

— Mais ce n’est pas parce qu’il a tué sa mère que vous l’avez tué ?

— Non ! il voulait me tuer. Écoutez, je vais parler.

Une première fois, sur le pénitencier des îles du Salut, à l’époque où l’ex-caporal Deschamps, le traître à sa patrie, détenait, lui et ses complices, un poison violent pour jeter dans les citernes, j’ai failli, pour avoir servi la société, mourir sous les coups des conspirateurs.

Une autre fois — et M. le délégué sait bien ce que je veux dire, car s’il est des surveillants militaires, honneur de la profession qui travaillent au relèvement moral des malheureux, il en est d’autres… qui ont tenté de me tuer…

Une troisième fois — et c’était trop — Lanoé, conseillé par des autorités que je citerai devant mes juges…

Et Hespel découvrit ses dents.

— Il a voulu me faire le coup du père François ; alors… !

Le bourreau, soudain, bondit en avant et de son poing poignarda le vide.

Je reculai d’un pas.

— Alors, je lui ai répondu par le coup de Barcelone ; je lui ai flanqué Achille (son couteau) dans les boyaux !

Je vais passer en cour d’assises. Assistez-y. Je prends la liberté, monsieur, de vous y inviter. Ce sera une affaire sans précédent. Quel défilé curieux vous y verrez ! Des témoins sournois, retors, blêmes de crainte. Leur but ne sera pas de dire la vérité, mais de ne pas se compromettre en la disant. Il y en aura de loquaces, ce seront les menteurs ; de muets, et ce sera ceux qui savent le plus. Et les allures ! ce sont elles qui décèleront l’ignominie des témoignages. On échafaudera contre moi plus de mauvaise foi qu’il n’y a d’arbres dans la brousse sans fin de Guyane. Vous verrez le bagne sur son propre visage.

L’éloquence d’Hespel prenait peu à peu de l’allure :

— Ma tête est en jeu et me voici dans cette cellule où moi-même je suis venu chercher, pour les exécuter, trois condamnés à mort, à leur dernier matin. Est-ce là le fruit de mes nombreux services à la justice et à la surveillance ? Si obscur que je sois devenu, après tant de déceptions, aurais-je encore celle d’avoir tant souffert, pour rien ? Est-il écrit que mon sang sera versé pour satisfaire — et il regarda férocement le porte-clefs — ceux qui, au contraire, devraient me protéger contre la haine clandestine ? Entendrai-je, une nuit prochaine, entre mes deux petits pots, le chant du condamné à mort ?


LE CHANT DU CONDAMNÉ À MORT


Hespel s’arrêta.

Quand un transporté doit être exécuté, ses camarades, généralement, le savent la veille. Lui, l’ignore. Alors, au cours de la nuit, par suite d’une vieille coutume que les malheureux se transmettent de génération en génération, un chant dont personne du peuple libre n’a encore pu se procurer les paroles, et dont seuls les forçats sauraient répéter l’air et le rythme, s’élève des cases proches de la case tragique. Cela veut dire : « Tes camarades te préviennent et veillent. C’est pour ce matin. Si tu as quelque chose à faire, fais-le. »

— Voyez, reprit Hespel, on a poussé la méchanceté jusqu’à coller cette pancarte à la porte de ma cellule : « À surveiller étroitement. » Ce qui signifie : homme dangereux.

Dangereux pour les fonctionnaires et pour les agents indélicats.

Oui !

Mais dangereux ! Ah ! pauvre Hespel !

Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire, du haut de mes vieux jours d’où, comme sœur Anne, je ne vois rien venir que de la misère.

Le porte-clefs repoussa la porte, qui s’appliqua comme une dalle sur un tombeau.

Deux semaines plus tard, dans l’allée des Bambous, à Saint-Laurent-du-Maroni, je rencontrai M. Dupé, directeur par intérim de l’administration pénitentiaire.

— Ah ! vous savez, me dit-il, votre protégé vient d’être condamné à mort par la cour d’assises de Cayenne.

— Qui ?

— Hespel.

— Alors, il n’y a plus de bourreau ; qui l’exécutera ?

— On trouve toujours.

— Et lui, qu’a-t-il dit ?

— Il a dit qu’il n’avait aucune confiance dans son successeur quel qu’il soit, et qu’il demanderait comme dernière volonté, la faveur de monter la machine.