Au bagne/Dans les cachots

Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 97-106).


DANS LES CACHOTS


Au centre, l’île Royale qui domine est le fléau. Saint-Joseph d’un côté, le Diable de l’autre sont les plateaux. Dernière balance de la justice, telles apparaissent les îles du Salut.

À vue d’œil, c’est ravissant. Elles forment, en pleine mer, l’un de ces petits groupes imprévus qui charment les dames et leur font dire au commandant d’un paquebot : « Oh ! commandant ! si vous étiez gentil, vous arrêteriez là ! » Des cocotiers les parent. C’est vert, bien tenu. On vous affirmerait qu’un opulent casino orne le plateau de Royale, que cela vous semblerait naturel. Décor pour femmes élégantes et leurs ombrelles !

Les îles sont la terreur des forçats.

On interne aux îles les sujets à surveiller, les coupables de plusieurs évasions, les fortes têtes, les meneurs. C’est le fin fond du bagne, les oubliettes de la transportation.

— Nous tournons la tête à droite : de l’eau ! nous la tournons à gauche : de l’eau ! De l’eau partout. Nous devenons fous, monsieur.

L’évasion, leur seul espoir, est difficile. Il y faut du courage. Aussi les compte-t-on. Dieudonné, de la bande à Bonnot, est parti sur deux troncs de bananiers par une mer terrible, requins à la surface. Le courant mit trois jours pour l’apporter sur la Grande Terre. Il marcha vers le Venezuela, mais ne connaissant pas la route, tomba dans le camp Charvein. Il se jeta lui-même dans le piège, tête baissée.

— Mais Dieudonné est un homme ! fait remarquer le commandant Masse.

La fin qui les attend en épouvante plus d’un. On n’enterre pas, on immerge, aux îles. Autrefois, on sonnait une cloche. On ne sonne plus ; les requins connaissaient ce signal et accouraient, dit-on. Ils accourent toujours. Le cadavre ne flotte pas longtemps et, comme chante à peu près le même Dieudonné :


Déjà les vieux requins sont là,
Ils ont senti le corps de l’homme.
L’un croque un bras comme une pomme,
L’autre le tronc… et tra-la-la !
C’est au plus vif, au plus adroit.
Adieu, bagnard ! Vive le droit.



Nous partons pour Saint-Joseph. Huit heures du matin. Les canotiers ont revêtu leur plus belle camisole empesée.

— Tenez, fait le commandant Masse, voilà Seigle…

— Présent ! commandant ! dit l’un des canotiers.

— Eh bien ! Seigle, qui a l’air si gentil, et rame avec tant de conviction, est une mauvaise tête.

— Vous pouvez même dire une crapule, commandant !

— Je lui ai tendu la perche. Il était de 1.800 jours de cachot. Je l’ai retiré du cachot. Le voilà maintenant canotier. Il m’a promis — parce qu’on ne jure pas ici — de ne plus pécher. Nous verrons.

— Parole de Seigle ! commandant. Je vole bien, par-ci par-là, une poule à un surveillant, mais je ne vais pas plus loin.

— Nous verrons.

— Avec une pioche, une boule de pain, une bonne parole, on nous ferait traverser la Guyane ; nous sommes des vauriens, mais quand on sait nous prendre…

— Et puis, voilà Pichon. Ce n’est pas un saint non plus, Pichon.

— Commandant, demande Pichon, est-ce que le mur de la prison est un fonctionnaire ?

— Non ! Pichon.

— Eh bien ! jadis, j’ai passé au conseil pour voies de fait sur un surveillant parce que j’avais démoli le mur de ma cellule. Comment voulez-vous que je sois un saint quand je vois qu’au bagne on ne sait même pas donner aux mots leur juste valeur ?

Nous arrivions.


MORTS VIVANTS


L’île Saint-Joseph n’est pas plus grande qu’une pochette de dame. Les locaux disciplinaires et le silence l’écrasent. Ici, morts vivants, dans des cercueils — je veux dire dans des cellules — des hommes expient, solitairement.

La peine de cachot est infligée pour fautes commises au bagne. À la première évasion, généralement, on acquitte. La seconde coûte de deux à cinq ans. Ils passent vingt jours du mois dans un cachot complètement noir et dix jours — autrement ils deviendraient aveugles — dans un cachot demi-clair. Leur régime est le pain sec pendant deux jours et la ration le troisième. Une planche, deux petits pots, aux fers la nuit et le silence. Mais les peines peuvent s’ajouter aux peines. Il en est qui ont deux mille jours de cachot. L’un, Roussenq, le grand Inco (incorrigible), Roussenq, qui m’a serré si frénétiquement la main — mais nous reparlerons de toi, Roussenq, — a 3.779 jours de cachot. Dans ce lieu, on est plus effaré par le châtiment que par le crime.

Un surveillant principal annonça dans les couloirs :

— Quelqu’un est là, qui vient de Paris ; il entendra librement ceux qui ont quelque chose à dire !

L’écho répéta les derniers mots du surveillant.

De l’intérieur des cachots, on frappa à plusieurs portes.

— Ouvrez ! dit le commandant au porte-clés.

Une porte joua. Se détachant sur le noir, un homme, torse nu, les mains dans le rang, me regarda. Il me tendit un bout de lettre, me disant : « Lisez ! »

« Si tu souffres, mon pauvre enfant, disait ce bout de lettre, crois bien que ta vieille mère aura fait aussi son calvaire sur la terre. Ce qui me console, parfois, c’est que le plus fort est fini. Conduis-toi bien, et quand tu sortiras de là, alors que je serai morte, refais ta vie, tu seras jeune encore. Cet espoir me soutient. Tu pourras te faire une situation et vivre comme tout le monde. Souviens-toi des principes que tu as reçus chez les Frères, et quand tu seras prêt de succomber, dis une petite prière. »

Il me dit :

— Je voudrais que vous alliez la voir à Évreux.

— C’est tout ?

— C’est tout.

On repoussa la porte.

— Ouvrez !

Même apparition, mais celui-là était vieux. Il me pria de m’occuper d’une demande qu’il avait faite pour reprendre son vrai nom.

— J’ai perdu la liberté, j’ai perdu la lumière, j’ai perdu mon nom !

— Ouvrez !

C’était un ancien jockey : Lioux.

— Je vous écrirai, dit-il. Mon affaire est trop longue. Je ne crois pas que vous vous occupiez de moi, mais quand on est à l’eau on se raccroche à toutes les herbes.

Dans ce cachot noir, il portait des lorgnons.

On repoussa la porte.

Il me semblait que j’étais dans un cimetière étrange et que j’allais déposer sinon des fleurs, mais un paquet de tabac sur chaque tombe.

— Ouvrez !

L’homme me fixa et ne dit rien.

— Avez-vous quelque chose à me dire ?

— Rien.

— Vous avez frappé, pourtant.

— Ce n’est pas à nous de dire, c’est à vous de voir. Et il s’immobilisa, les yeux baissés comme un mort debout. C’est un spectre sur fond noir qui me poursuit encore.


DIEUDONNÉ !


À la porte d’une cellule, un nom : Dieudonné.

— Il est ici ?

— Il fait sa peine pour sa seconde évasion.

On n’ouvrit pas la porte, mais le guichet. Une tête apparut comme dans une lunette de guillotine.

— Oui, oui, dit Dieudonné, je suis surpris, je n’avais pas entendu. Je voudrais vous parler. Oui, oui, pas pour moi, mais en général.

Il était forcé de se courber beaucoup. Sa voix était coupée. Et c’est affreux de ne parler rien qu’à une tête. Je priai d’ouvrir. On ouvrit.

J’entrai dans le cachot.

Son cachot n’était pas tout à fait noir. Dieudonné jouissait d’une petite faveur. En se mettant dans le rayon du jour, on y voyait même assez pour lire. Il avait des livres : le Mercure de France, de quoi écrire.

— Ce n’est pas réglementaire, mais on ferme les yeux. On ne s’acharne pas sur moi. Ce qu’il y a de terrible au bagne, ce ne sont pas les chefs, ce sont les règlements. Nous souffrons affreusement. On ne doit pas parler, mais il est rare que l’on nous punisse d’abord. On nous avertit. À la troisième, à la quatrième fois, le règlement joue, évidemment. Mais ce qu’il y a de pire, d’infernal, c’est le milieu. Les mœurs y sont scandaleuses. On se croirait transporté dans un monde où l’immoralité serait la loi. Comment voulez-vous qu’on se relève ? il faut dépenser toute son énergie à se soustraire au mal.

Il parlait comme un coureur à bout de souffle.

— Oui, je suis ici, mais c’est régulier. Pour ma première évasion, je n’ai rien eu. Pour ma seconde, au lieu de cinq ans, on ne m’a donné que deux ans. Je peux dire que l’on me châtie avec bonté. Il me reste encore trois cents jours de cachot sur les bras. Je sais que, peut-être, je ne les ferai pas jusqu’au bout. Il ne faut pas dire qu’on ne rencontre pas de pitié ici. C’est la goutte d’eau dans l’enfer. Mais cette goutte d’eau, j’ai appris à la savourer. Aucun espoir n’est en vue et je ne suis pourtant pas un désespéré. Je travaille. J’ai été écrasé parce que j’étais de la bande à Bonnot, et cela sans justice. J’ai trouvé plus de justice dans l’accomplissement du châtiment que dans l’arrêt.

Je suis seul sur la terre. J’avais un petit garçon. Il ne m’écrit plus. Il m’a perdu sur son chemin, lui aussi !

Il pleura comme un homme.

— Merci, dit-il. Ce fut une grande distraction. Et, comme on repoussait la porte, il dit d’une voix secrète qui venait de l’âme :

— Le bagne est épouvantable…


LA CASE COMMUNE


Le soir, à huit heures, à l’île Royale, le commandant me dit :

— Cela vous intéresserait de jeter un coup d’œil dans une case, la nuit ?

— Oui.

— Si vous entrez, vous ne verrez rien : ils se donneront en spectacle. Je vais vous conduire devant un judas. Vous y resterez le temps que vous voudrez.

Ils étaient allongés sur deux longs bat-flancs, le pied pris dans la manille (la barre). De petits halos faisaient des taches de lumière. C’étaient les boîtes de sardines qui éclairaient. Ils ne jouaient pas aux cartes. Quelques-uns se promenaient, ceux qui avaient pu se déferrer. Les manilles sont d’un même diamètre et il y a des chevilles plus fines que d’autres. Ils s’insultaient. J’entendis :

— Eh ! l’arbi ! C’est-y vrai que ta mère est une pute ?

Ils parlaient de l’événement du jour, de la visite du journaliste.

— Tu crois qu’il y fera quelque chose ? Rien, j’te dis. D’ailleurs, nous n’avons plus rien de commun avec les hommes, nous sommes un parc à bestiaux.

— Ça ne peut tout de même pas durer toute la vie.

— T’avais qu’à ne pas tuer un homme.

— Et toi, qui qu’t’as tué ?

— Prends le bateau et va le demander au juge d’instruction du Mans, s’il veut te recevoir.

Aucun ne dormait. On voyait des couples. Un sourd brouhaha flottait, déchiré de temps en temps d’un éclat de voix fauve. Par l’odeur et la vue, cela tenait de la ménagerie.

— J’irai le trouver, demain, pour lui prouver que je ne suis pas fou. Ah ! le manchot (un surveillant) dit que je suis fou ! J’irai le trouver, le journaliste.

— Et puis, après ? C’est de la clique comme les autres.

Et l’un, d’un ton de faubourg, me fixa définitivement sur la nature de ma personne :

— Va ! ne crains rien, il fait partie de la viande qu’on soigne !