Au bagne/C’était Cayenne


Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 23-31).
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C’ÉTAIT CAYENNE


Enfin, un soir, à neuf heures, vingt et un jours après avoir quitté Saint-Nazaire, on vit sur une côte de l’Amérique du Sud une douzaine de pâles lumières. Les uns disaient que c’étaient des becs de gaz, d’autres des mouches à feu et certains, des ampoules électriques. C’était Cayenne.

Le Biskra avait mouillé assez loin de terre, car, selon les années, le port s’envase. Encore ne devions-nous pas nous plaindre, paraît-il. Une année auparavant, on nous eût arrêtés à quatre milles en mer, ce qui, pour le débarquement, constituait une assez rude affaire, sur ces eaux sales et grondeuses, surtout pour les prévoyants qui ont des bagages de cale !

Le paquebot-annexe mugit comme un taureau, par trois fois. On entendit le bruit que fait l’ancre entraînant sa chaîne. Et tout parut entrer dans le repos.

Mais deux canots, encore au loin, accouraient vers nous, à force de bras. On distinguait sept taches blanches dans l’un, six dans l’autre. Et bientôt on perçut des paroles sur la mer. Les hommes causaient. Une voix plus forte que les autres dit :

— Barre à droite !

Et ils atteignirent notre échelle.

Plusieurs avaient le torse nu et d’autres une camisole de grosse toile estampillée d’un long chiffre à la place du cœur. C’était les canotiers, les forçats canotiers, qui venaient chercher le courrier.

Ils firent glisser les paquets le long de la coupée et les rangèrent dans les barques.

— Prenez garde ! dit le maigre qui était au sommet de l’échelle, voilà les « recommandés ».

Je cherchai le surveillant revolver au côté. Absent !

Treize hommes qui maintenant n’avaient plus, comme étiquette sociale, que celle de bandits, étaient là, dans la nuit, maîtres de deux canots et coltinaient officiellement, sous leur seule responsabilité, des centaines de millions de francs scellés d’un cachet de cire dans des sacs postaux.

— Descendez avec moi, me dit Decens, le contrôleur, qui devait accompagner ses sacs jusqu’à la poste. Vous ne trouverez pas à vous loger et, à moins que vous ne couchiez place des Palmistes, vous en serez quitte pour remonter à bord.

Les forçats se mirent à leurs rames. Nous prîmes place sur les sacs.

— Tassez-vous, chefs ! cria un forçat.

On se tassa.

— Pousse !

La première barque partit, la seconde suivit.

Ils contournèrent le paquebot pour prendre le courant. Leurs bras de galériens étaient musclés. Sur ces mers dures, le métier de canotier, si recherché soit-il, n’est pas pour les paresseux. Ils ramaient bouche close pour ne pas perdre leur force. La faible lueur du Biskra ne nous éclaira pas longtemps. On se trouva dans une obscurité douteuse. Instinctivement, je me retournai pour m’assurer que les deux forçats assis derrière moi n’allaient pas m’enfoncer leur couteau dans le dos. J’arrivais. Je ne connaissais rien du bagne. J’étais bête !

— Eh bien ! l’amiral, dit Decens à celui qui tenait la barre. Qu’as-tu fait de ton surveillant, aujourd’hui ?

— Il embrouille les manœuvres. Ce n’est pas un marin. Je lui ai dit de rester à terre, qu’on irait plus vite !

— Penchez-vous à gauche, chef, me dit l’un, entre ses dents, nous arrivons aux rouleaux.


LITTÉRATURE DE TATOUÉS


Je tirai de ma poche une lampe électrique et la fis jouer. Sur le torse de celui qui me faisait face, j’aperçus une sentence, écrite avec de l’encre bleue. J’approchai la lampe et, dans son petit halo, lus sur le sein droit du bagnard : « J’ai vu. J’ai cru. J’ai pleuré. »

L’« amiral » demanda : « Vous n’avez pas une cigarette de France, chefs ? »

On n’avait pas de cigarettes de France.

Et je vis, au hasard de ma lampe, qu’il avait ceci, tatoué au-dessous du sein gauche : « L’indomptable cœur de vache. »

Les six ramaient dur. C’était lourd et la vague était courte et hargneuse. Curieux de cette littérature sur peau humaine, je « feuilletai » les autres torses, car, pour être plus à l’aise, tous avaient quitté la souquenille. Sur le bras de celui-ci, il y avait : « J’ai (puis une pensée était dessinée) et au-dessous : à ma mère. » Ce qui signifiait : « J’ai pensé à ma mère. » Je regardai son visage, il cligna de l’œil. Il faisait partie de ces forçats qui ont une tête d’honnête homme.

Je me retournai. Les deux qui m’avaient fait passer le frisson dans le dos offraient aussi de la lecture. Sur l’un trois lignes imprimées en pleine poitrine :


Le Passé m’a trompé,
Le Présent me tourmente,
L’Avenir m’épouvante.


Il me laissa lire et relire, ramant en cadence.

Le second n’avait qu’un mot sur le cou : « Amen. »

— C’est un ancien curé, dit l’amiral.

On arrivait. J’ai pu voir bien des ports misérables au cours d’une vie dévergondée, mais Cayenne passa du coup en tête de ma collection. Ni quai, ni rien, et si vous n’aviez les mains des forçats pour vous tirer de la barque au bon moment, vous pourriez toujours essayer de mettre pied sur la terre ferme ! Il paraît que nous n’avons pas encore eu le temps de travailler, depuis soixante ans que le bagne est en Guyane ! Et puis, il y a le climat… Et puis, la maladie, et puis, la politique… et puis, tout le monde s’en f…t…

Cinquante Guyanais et Guyanaises, en un tas noir et multicolore (noir pour peau, multicolore pour les oripeaux), au bout d’une large route en pente, première chose qu’on voit de Cayenne, étaient massés là pour contempler au loin le courrier qui, tous les trente jours, lentement, leur vient de France.

Et ce fut le surveillant. Je reconnus que c’était lui à la bande bleue de sa casquette. Ou bien il avait perdu son rasoir depuis trois semaines, ou bien il venait d’écorcher un hérisson et de s’en coller la peau sur les joues. Il n’avait rien de rassurant. On ne devrait pas confier un gros revolver à des gens de cette tenue. Mes forçats avaient meilleure mine. Mais c’était le surveillant et je lui dis : Bonsoir !

— B’soir ! fit le hérisson.

— Glou ! glou ! riaient les Guyanaises. Glou ! glou !

— Grouillez ! Faites passer les sacs, commandait l’amiral, l’« indomptable cœur de vache ».

Il était dix heures du soir.


À TRAVERS CAYENNE


Par le grand chemin à pente douce, je partis dans Cayenne. Ceux qui, du bateau, disaient que les scintillements n’étaient que des ampoules électriques avaient raison. Mais l’électricité doit être de la marchandise précieuse dans ce pays ; il n’y avait guère, à l’horizon, que cinq ou six de ces petites gouttes de lumière pendues à un fil.

Ce que je rencontrai d’abord trônait sur un socle. C’étaient deux grands diables d’hommes, l’un en redingote, l’autre tout nu et qui se tenaient par la main. Je dois dire qu’ils ne bougeaient pas, étant en bronze. C’était Schœlcher, qui fit abolir l’esclavage. Une belle phrase sur la République et l’Humanité éclatait dans la pierre. Peut-être dans cinq cents ans, verra-t-on une deuxième statue à Cayenne, celle de l’homme qui aura construit un port !

Puis, j’aperçus quelques honorables baraques, celle de la Banque de Guyane, celle de la Compagnie Transatlantique. Il y avait une ampoule électrique devant la « Transat », ce qui faisait tout de suite plus gai. Je vis un grand couvent qui avait tout du dix-huitième siècle. Le lendemain, on m’apprit que ce n’était pas un couvent, mais le gouvernement. C’est un couvent tout de même qui nous vient des Jésuites, du temps de leur proconsulat prospère.

Je ne marchais pas depuis cinq minutes, mais j’avais vu le bout de la belle route. J’étais dans l’herbe jusqu’au menton, mettons jusqu’aux genoux, pour garder la mesure. C’était la savane. On m’avait dit que les forçats occupaient leur temps à arracher les herbes. Il est vrai qu’à deux ou trois brins par jour dans ce pays de brousse…

Généralement, à défaut de contemporains, on croise un chat, un chien dans une ville. À Cayenne, ces animaux familiers passent sans doute la nuit aux fers, tout comme les hommes. Il n’y a que des crapauds-buffles dans les rues. On les appelle crapauds-buffles parce qu’ils meuglent comme des vaches. Ils doivent être de bien honnêtes bêtes puisqu’on les laisse en liberté !

Cela est la place des Palmistes. Ce n’est pas écrit sur une plaque, mais c’est une place et il y a des palmiers. C’est certainement ce qu’on trouve de mieux en Guyane, on l’a reproduite sur les timbres, et sur les timbres de un, de deux et de cinq francs seulement !

Marchons toujours. Ce n’est pas que j’espère découvrir un hôtel. Je suis revenu de mes illusions, et je crois tout ce que l’on m’a affirmé, c’est-à-dire qu’en Guyane il n’y a rien, ni hôtel, ni restaurant, ni chemin de fer, ni route. Depuis un demi-siècle, on dit aux enfants terribles : « Si tu continues, tu iras casser des cailloux sur les routes de Guyane », et il n’y a pas de route ; c’est comme ça ! Peut-être fait-on la soupe avec tous ces cailloux qu’on casse ?

Voici le comptoir Galmot. Et ce magasin, un peu plus loin a pour enseigne : l’Espérance. L’intention est bonne et doit toucher le cœur de ces malheureux. Et ce bazar, où les vitres laissent voir que l’on vend des parapluies, des savates et autres objets de luxe, n’est ni plus ni moins que l’œil de Caïn, il s’appelle : La Conscience !

Il y a des hommes en liberté ! J’entends que l’on parle. C’est un monologue, mais un monologue dans un village mort semble une grande conversation. Je me hâte vers la voix et tombe sur le marché couvert. Un seul homme parle, mais une douzaine sont étendus et dorment. Ils doivent avoir perdu le sens de l’odorat, sinon ils coucheraient ailleurs. Pour mon compte, je préférerais passer la nuit à cheval sur le coq de l’église qu’au milieu de poissons crevés. Ces misérables dorment littéralement dans un tonneau d’huile de foie de morue !

L’homme parleur dit et redit :

— Voilà la justice de la République !

Ils sont pieds nus, sans chemise. Ce sont des blancs comme moi, et, sur leur peau, on voit des plaies.

Comme je continue ma route, l’homme crie plus fort :

— Et voilà la justice de la République !

Ce sont des forçats qui ont fini leur peine.

J’ai enfin trouvé une baraque ouverte. Il y a là-dedans un blanc, deux noirs et l’une de ces négresses pour qui l’on sent de suite que l’on ne fera pas de folie. La pièce suinte le tafia. Je demande :

— Où couche-t-on dans ce pays ?

Le Blanc me montre le trottoir et dit :

— Voilà !

Retournons au port.

— Ah ! mon bonhomme, m’avait dit le commandant du Biskra, qui est Breton, vous insultez mon bateau, vous serez heureux d’y revenir, à l’occasion.

J’y revenais pour la nuit.

— Pouvez-vous me faire conduire à bord, monsieur le surveillant ?

Une voix qui monta de l’eau répondit :

— Je vais vous conduire, chef !

C’était « l’indomptable cœur de vache ».

Pendant qu’il armait le canot, je regardais un feu rouge sur un rocher à cinq milles en mer. Ce rocher s’appelle l’« Enfant Perdu ». Il y a neuf mille six cents enfants perdus sur cette côte-là !