Au Village, par J. Gotthelf

Calman Lévy (p. 277--).


AU VILLAGE[1]


La Suisse a ses romanciers d’une valeur incontestable. En ce moment, j’ai sous les yeux le plus célèbre et le plus estimé, Albert Bitzius, connu sous le pseudonyme de Jérémias Gotthelf. Ses œuvres, écrites en allemand, mériteraient fort de nous être révélées par une traduction complète ; quelques-unes seulement ont été traduites en français par M. Max Buchon et vont être publiées par MM. Sandoz et Fischbacher, à Neuchatel et à Paris. J’espère que les éditeurs de tant d’excellents ouvrages ne s’arrêteront pas là et que nous serons initiés tout à fait à cette littérature vraiment helvétique dont les premiers spécimens m’avaient déjà charmée.

Cette littérature a-t-elle en effet un caractère particulier ? Oui, certainement. J’en ai un peu douté jusqu’ici. Sauf un trop grand nombre de locutions familières, de mots tout faits d’un caractère démodé, et des tours de phrase un peu lourds, nous n’avions pas vu que la langue des Suisses français fût l’expression d’un génie différent du nôtre. Certes, M. Victor Cherbuliez trahit par l’abus des mots tout faits son origine genevoise ; mais, en dehors de cette particularité, c’est un esprit aussi bien allemand que français, et, disons-le en passant, c’est un grand esprit, un talent de premier ordre.

La première peinture suisse qui m’ait frappé comme vraiment originale, est celle de Gotthelf : elle est paysanne et montagnarde, et elle n’est que cela. Elle ne fait point d’écarts dans le domaine de la fantaisie ; elle coule comme une eau qui va à son but ; mais c’est une eau puissante, une source toujours pleine ; elle reflète toujours les mêmes aspects, mais elle montre comme dans un miroir la richesse et la variété des tableaux qu’elle saisit et emporte. Gotthelf ne décrit pourtant pas ; à quoi bon décrire quand on a la puissance de faire voir ? Il y a dans les émotions de ses personnages assez de poëme ou de drame intérieur pour que l’imagination saisisse le cadre de ses tableaux vivants. Gotthelf est positif, il est abondant et sobre : ce qui est la solution d’un grand problème. Il parcourt rapidement sa montagne, sans consentir à vous laisser tomber dans la contemplation. S’il est poëte, vous n’en savez rien, et il n’en sait rien lui-même ; mais, rien qu’en vous faisant jeter les yeux sur un détail nécessaire à son récit, il vous transporte en pleine poésie et vous inspire le regret d’avoir passé si vite. Il n’est pas artiste de parti pris, il ne veut pas l’être. On prétend même qu’il affichait un certain mépris pour les règles de l’art, n’attachant à ses récits d’autre valeur que la sincérité, et ne poursuivant d’autre but que la moralisation des bonnes gens. Mais il était doué, et se conformait sans le savoir aux vraies lois de la composition. Tout est en proportion et au point de perspective dans ses récits. Il a du goût sous sa rude enveloppe de couleur rustique, et, sans avoir l’air d’y toucher, il fouille le cœur humain avec aisance. Il est en même temps très-pieux et très-gai. Pasteur protestant, homme du devoir, père de famille, ami tendre et dévoué de son troupeau, il semble ignorer qu’il existe un monde troublé et compliqué au delà des horizons de neige. Il dit ce qui le frappe, il rapporte ce qu’il entend. Aux premières pages du premier venu de ses contes, on est tenté de lui dire : « Ceci ne vaut pas la peine d’être raconté, c’est l’histoire de tout le monde ; » mais bientôt on est saisi par un état de choses particulier qui nous révèle les instincts et les affections d’une race précisément indiquée, race excellente, mâle et douce, sérieuse, rangée, laborieuse et hospitalière. On sent bien que, pour supporter avec patience les longs hivers de la montagne, pour suppléer par le labeur et l’industrie à la rudesse du sol et du climat, il faut des âmes paisibles et des corps de fer, et l’on comprend, après les avoir regardés par les yeux de Gotthelf, l’amour du pays qui caractérise ces nobles types, leur fière indépendance, la douceur de leurs mœurs, et le besoin légitime de s’appartenir qui domine tout chez eux. Gotthelf nous fait sentir tout cela sans aucune déclamation et souvent sans y faire la plus simple allusion. Il ne tire aucune conséquence de ses études ; il les donne telles qu’elles lui sont venues, elles sont belles et touchantes, elles sont vraies, elles sont l’expression de la Suisse telle qu’elle s’est constituée et comportée dans le cours de son histoire.

Gotthelf est né en 1797. Il a commencé à publier en 1836 et il est mort, après avoir beaucoup produit, en 1854. Il a donc décrit une Suisse qui a déjà beaucoup changé. Les chemins de fer et l’affluence des voyageurs ont transformé en apparence une notable partie de la population. Déjà les conteurs et romanciers d’aujourd’hui nous montrent des montagnards, dirai-je plus civilisés ? malheureusement oui, si la civilisation consiste à étendre le bien-être matériel au détriment de la sérénité intérieure. C’est du moins en ce sens qu’elle se développe de nos jours. L’homme songe à son corps avant de songer à son être moral. C’est peut-être d’ailleurs une loi de tous les temps, qui nous frappe particulièrement quand nous la subissons. Le Suisse veut s’enrichir, il ne porte plus dans ses travaux la conscience et l’amour du beau et du bon. Il fait de la pacotille. Le commerce l’y excite. Ce n’est pas seulement en Suisse que le bon marché a tué le bien-faire. C’est une révolution qu’il faut accepter avec l’espoir que le bien-faire redeviendra possible avec l’expérience et le discernement des consommateurs.

De ce que les Suisses sont plus avides de bien-être, s’ensuit-il qu’ils aient perdu leurs grandes qualités de patience et de calme volonté ? Nous pensons que ces qualités persistent et que le but seul est changé. Leurs romanciers se sont chargés de nous les montrer tels qu’ils étaient hier et tels qu’ils sont aujourd’hui. M. G. Révilliod, connu par des réimpressions d’ouvrages du xvie siècle, a traduit de l’allemand nombre de nouvelles intéressantes et remarquables, et M. L. Favre en a écrit d’excellentes en français. Le Robinson de la Tène, Huit jours dans la neige, André le graveur, les Nouvelles jurassiennes, sont une lecture aussi attachante que n’importe quel récit de Fenimore Cooper ou de Jules Verne. Ce n’est pas le génie ferme et sobre de Gotthelf, mais c’est la grâce plus moderne et la description plus complète des hommes et des choses. Si c’est la peinture d’une Helvétie dégénérée à quelques égards, comme le dit l’auteur en maint endroit, c’est encore une Suisse si aimable, si belle et si curieuse, qu’on voudrait, je ne dis pas y vivre, — ce n’est pas quand la France a tant de maux à réparer qu’on peut songer à être heureux loin d’elle, — mais lire souvent ses romanciers, ses historiens et ses poëtes.


Septembre 1875.



FIN



  1. Par J. Gotthelf.