Au Spitzberg et à la Banquise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 434-453).
AU
SPITZBERG ET À LA BANQUISE

DERNIERE PARTIE[1]

13 août. — Il nous est donné enfin de contempler cette féerie du soleil de minuit après laquelle nous aspirons vainement depuis que nous naviguons dans le mystérieux domaine du jour éternel. Pour la première fois, le ciel est à peu près dégagé de brumes, et l’astre du jour, qui est aujourd’hui l’astre de la nuit, nous apparaît à l’heure solennelle où je l’avais contemplé dans la mer d’Islande, le 23 juin 1881. Mais là-bas, sous le cercle polaire, je ne le vis que raser les flots, tandis qu’ici, à 13 degrés plus au nord, dans la nuit du 13 au 14 août, nous le voyons planer à 5 degrés au-dessus de l’horizon. Il nous apparaît d’abord légèrement voilé par un nuage d’un jaune d’or ; mais au moment où l’aiguille de nos montres s’approche de minuit, il se dégage complètement, projetant sur la nappe houleuse de l’Océan une tremblante colonne de feu, et brillant d’un éclat assez vif pour que les yeux doivent en éviter l’éblouissement. Pendant que le vaisseau marche droit vers le pôle, nous avons le soleil en face, nous indiquant le Nord à minuit comme à midi il nous indiquait le Sud. Minuit ! l’heure de l’obscurité sous nos latitudes, tandis qu’ici, dans le voisinage du 80e degré, c’est l’heure des flamboiemens de lumière, des éclatantes colorations, c’est l’heure où les nuages se nimbent d’or et de pourpre, où le ciel prend des aspects féeriques, des tonalités merveilleuses. A voir ce soleil si haut, ce ciel si bleu, ces nuages si transparens, on se prend à douter de ce que l’on voit, et ce monde si différent du nôtre, où minuit et midi peuvent être pris l’un pour l’autre, apparaît comme un monde imaginaire, fantastique, irréel.

Tout en fêtant le soleil de minuit, nous dépassons la dernière pointe du Spitzberg, pour prendre le large et aller à la recherche du pack. Or, nous sommes beaucoup plus près du but que nous ne le pensions, car les montagnes du Spitzberg sont encore en vue que déjà, vers une heure du matin, nous voyons l’Océan blanchir au Nord ; c’est le reflet de la Banquise. Cette vue nous cause des sentimens divers : à l’orgueil d’atteindre la grande barrière de glace qui s’oppose à la conquête du pôle, se mêle la déception de la rencontrer trop tôt ; nous comptions sur l’inconstance de cette barrière, qui change de place d’une année à l’autre, et notre secret désir était de ne la voir apparaître que vers le 82e degré, pour nous rapprocher le plus près possible du pôle. Les plus ambitieux d’entre nous ne rêvaient rien de moins que de naviguer jusqu’au 82° 45’ point extrême atteint en traîneau par Parry le 23 juillet 1827 ; les moins exigeans se contentaient du 81° 37’, latitude atteinte par la croisière du capitaine Bade en 1896. Or, voici que la barrière de glace se dresse devant nous dès le 80e degré 3 minutes ! Mais, après tout, on peut être fier d’avoir dépassé le 80e degré ; n’est-ce pas le passage de ce degré que Nansen célébrait par une fête à bord du Fram, après six mois de blocus dans la banquise !

Pendant que nous naviguons vers le pack, la mer grossit considérablement. L’Oihonna bondit sur la vague, où tout est bruit et mouvement, tandis que là-bas, saisissant contraste, sur l’immense plaine glacée qui s’étend jusqu’au pôle, c’est l’immobilité et le silence éternels. Déjà nous ne sommes plus qu’à quelques encablures du bord de la banquise ; nous la voyons se développer devant nous, à perte de vue, dans sa blancheur immaculée, semée de hummocks, et nous distinguons même, très loin, comme une montagne conique qui domine cette mer figée, et qui n’est qu’un de ces énormes icebergs arrachés à quelque glacier des terres voisines du pôle. Nous voudrions aller reconnaître de près le pack et pénétrer au milieu des glaçons détachés qui en défendent les abords ; mais la mer est si prodigieusement enflée qu’il faut renoncer en ce moment à nous approcher de ces massée de glace ; aussi bien le capitaine Bade donne-t-il l’ordre de virer de bord pour aller nous réfugier cette nuit dans la baie de Smeerenburg, sauf à tenter demain une nouvelle reconnaissance de la banquise vers l’Est, où nous serons mieux abrités du vent par l’archipel.

Nous reprenons donc la route du Spitzberg que nous avons laissé au Sud, et dont les splendides massifs neigeux reparaissent bientôt, se profilant avec une netteté extraordinaire dans la pure atmosphère de cette nuit bleue, claire, sereine.


VI

14 août. — Après cette nuit d’émotion, nous nous réveillons dans les eaux moins courroucées de la baie de Smeerenburg, qui s’ouvre entre la pointe nord-ouest du Spitzberg, et les deux îles voisines : des Danois et d’Amsterdam. Cette baie, mal protégée contre les vents du Sud, est dominée par un imposant amphithéâtre de montagnes. De tous côtés tombent dans la mer de puissans fleuves de glace qui se terminent par des falaises à pic. Bien que nous ayons déjà admiré beaucoup de ces courans cristallins depuis la Baie de la Recherche, le grand glacier de Smeerenburg nous semble surpasser en grandeur et en éclat tous ceux que nous avons vus. Nous demeurons littéralement stupéfaits devant cette grandiose cuirasse de glace d’un bleu translucide, qui ne diffère d’une cataracte que par son immobilité, et par la verticalité de sa chute dans la mer. Combien pauvres paraîtraient nos glaciers des Alpes auprès de ces magnifiques glaciers polaires ! Comme la mer est très forte jusque dans cette baie mal abritée contre la houle du large, le travail de l’atterrissage fut extrêmement laborieux. Par prudence, la chaloupe ne prit que peu de monde à la fois, en sorte qu’il fallut lui faire faire trois voyages consécutifs pour débarquer toute la caravane : et, comme je fus du troisième voyage, ce ne fut qu’au bout d’une heure et demie que mon tour vint. Notre nacelle dansait comme une coquille de noix sur la vague. Un de mes compagnons, le Genevois, n’était pas rassuré, ayant vu un jour sa barque se retourner dans les mêmes conditions sur le lac Léman ; il put s’en tirer à la nage ; mais ici, si pareil accident se produisait, on ne nagerait pas longtemps dans cette eau où notre thermomètre descend à + 1°,9.

Nous atterrissons sur une plage pierreuse, grise, affreusement déserte, semée de granités. Dans ces régions septentrionales, la roche éruptive a remplacé les sédimens du Spitzberg méridional. Il n’y a d’autre végétation que des mousses portant de petites fleurs rouges, et on ne voit d’autres traces d’êtres vivans que les empreintes des pattes d’eiders sur le sable de la grève. Les énormes ossemens de morses dont le sol est jonché attestent que ces redoutables mammifères visitent cette plage : toutefois, nous n’en voyons pas un seul, au grand désappointement de nos chasseurs, qui sont réduits à distribuer leur poudre aux phoques et aux oiseaux de mer. On n’est pas peu surpris de rencontrer, à une latitude aussi voisine du pôle, des troncs d’arbres usés par les flots, blanchis par les galets, et entièrement dépouillés de leur écorce : ils sont venus échouer dans ces froids parages après avoir vécu dans des contrées plus favorisées de la nature. D’autres sujets de surprise s’offrent à nos yeux : sur les glaciers voisins nous distinguons, çà et là, de grands amas de neige, non pas blanche, mais rouge et verte, spectacle rare dans nos Alpes, et commun au Spitzberg : ces teintes étranges sont dues à d’innombrables crustacés phosphorescens et à une végétation de champignons et d’algues microscopiques. Nous trouvons, à quelques mètres du rivage, un petit étang d’eau douce, dont la nappe est soulevée en tempête par le vent furieux s’engouffrant dans cette baie trop ouverte. Les naturalistes de l’expédition se livrent ici à la pêche de certains organismes intermédiaires entre le règne animal et le règne végétal, qui pullulent dans ces parages. Quant à nos météorologistes, ils l’ont monter à 1 300 mètres de hauteur des cerfs-volans d’une construction spéciale, destinés à constater la température et l’état hygrométrique de l’atmosphère dans les hautes régions polaires.

Le principal intérêt d’une visite à Smeerenburg, ce sont les lombes des pêcheurs hollandais du XVIIe siècle, qui hivernèrent et moururent dans ce lieu de désolation. Nous errons pendant quelque temps à la recherche de ces tombes, et nous découvrons enfin, non loin de la mer, un cairn autour duquel sont éparpillés sans ordre quatorze cercueils défoncés par les ours blancs et contenant encore les squelettes exposés à toutes les intempéries et à toutes les profanations : les ossemens blanchis par les neiges et les pluies ont été bouleversés de telle sorte que j’ai vu deux crânes dans un même cercueil ; un de ces crânes est encore coiffé d’une casquette dont le drap est dans un merveilleux état de conservation. Les planches des cercueils, grossièrement ajustées, sont intactes, bien que depuis près de trois cents ans elles soient exposées aux influences atmosphériques : ce phénomène est dû au froid continu et à l’extrême pureté de l’air de ces régions arctiques ; rien ne s’y détériore ; le bois et les étoffes y gardent leur aspect neuf pendant des siècles. J’ai relevé, sur la dalle de pierre bleue qui surmonte le cairn érigé au milieu de ce cimetière arctique, une inscription que j’ai lue avec d’autant plus d’intérêt qu’elle est conçue dans une de mes deux langues maternelles. Après avoir rappelé que le Spitzberg fut découvert par les Hollandais jusqu’au 19e degré 30’ de latitude, cette inscription relate en huit lignes la mort de Jacob Seegersz, de Andries Jansz, de Middelbourg, et de douze autres Hollandais, qui hivernèrent en cet endroit et y périrent de faim de 1633 à 1635. J’avoue que je me suis senti profondément remué devant cette laconique inscription funèbre, certes la plus septentrionale du monde. Ces braves pêcheurs qui vinrent mourir ici de misère et de privations, au bout du Spitzberg, à deux cents lieues du pôle, étaient pour moi presque des compatriotes, puisqu’ils parlaient la langue des Flamands. Les rires de mes compagnons devant ces pauvres tombes me faisaient mal, et quand l’un d’eux s’avisa de se servir d’une planche de cercueil en guise de passerelle pour rejoindre la chaloupe à pied sec, et qu’un autre poussa l’inconscience jusqu’à emporter à bord un crâne comme souvenir, je ne pus qu’applaudir à l’ordre que donna le comte Stenbock de réintégrer ces reliques à leur place.

Cette baie de Smeerenburg, où quatorze pêcheurs hollandais dorment depuis près de trois siècles leur dernier sommeil, porte encore sur les cartes le nom de « baie de Hollande. » Elle doit son nom, de même que l’île d’Amsterdam, la baie de Hambourg, l’île des Danois, au traité qui fut conclu au XVIIe siècle entre les nations rivales qui se disputaient la possession des pêcheries du Spitzberg. On a peine à croire que de longues et sanglantes querelles éclatèrent à diverses reprises dans cette lointaine contrée déserte. Il résulte de rapports authentiques qu’à cette époque, près de deux cents vaisseaux montés par dix ou douze mille hommes étaient engagés dans la pêche de la baleine, qui était alors beaucoup plus abondante dans les eaux du Spitzberg qu’elle ne l’est aujourd’hui. Pour mettre fin aux continuels conflits, qui aboutirent souvent à de véritables batailles navales, les nations rivales qui exploitaient ces mers conclurent un traité qui attribuait aux Hollandais la baie de Hollande et l’ile d’Amsterdam, aux Danois l’île des Danois et la Dansk Gatt ou « Chenal des Danois, » aux Hambourgeois la baie de Hambourg. Les Français se contentèrent de deux baies sur la côte septentrionale Les Anglais eurent soin, en vertu des principes économiques qu’ils pratiquaient déjà alors, de se réserver la part du lion, la baie du Roi et la baie des Glaces, qui constituaient les plus vastes et les meilleurs parages de pèche. Ils s’attribuèrent également l’île du Prince-Charles, ainsi nommée en l’honneur du futur roi d’Angleterre qui périt sur l’échafaud.

En dépit de la houle, l’Oihonna reprend la mer après un demi-jour de repos. Le plan du capitaine Bade est d’aller reconnaître la banquise à l’Est, puis de pénétrer dans le Wijdefjord si l’entrée n’en est point bloquée par les glaces, comme il l’appréhende d’ailleurs. Après avoir perdu de vue les puissans glaciers de Smeerenburg, nous passons devant l’îlot de Vogelsang, qu’habitent des milliers d’oiseaux de mer, et nous contournons les Klovenkliffs, énormes rochers qui ressemblent à deux tours de cathédrale gothique. En cet endroit, nous roulons affreusement sur une mer démontée ; mais à peine avons-nous doublé ce cap des tempêtes, qu’un calme relatif se fait : c’est que la côte Nord du Spitzberg nous protège contre les terribles assauts des vents du Sud. Sur cette côte, le paysage a un caractère alpestre de toute beauté : les pics, tout blancs de neige, y ont des formes hardies qui rivalisent avec les plus fiers sommets des Alpes : il y a, entre autres, une montagne qui domine tout le tableau de sa masse imposante, et qui nous rappelle absolument le Weisshorn. Mais c’est un Weisshorn blanc de la tête au pied, la limite des neiges étant ici le niveau de l’Océan.

Bientôt nous apparaît l’éclatante ligne blanche de la Banquise, que l’on n’oublie plus quand on l’a vue une fois : elle se montre à une portée de canon, en sorte que nous naviguons dans une passe à peine large d’une lieue, qui s’allonge entre l’extrémité septentrionale du Spitzberg et l’éternelle barrière de glace. Pendant que nous marchons sous petite vapeur, au milieu des glaces flottantes, le pilote grimpe au mât de misaine et braque sa jumelle dans toutes les directions : juché sur l’échelle de corde, coiffé de son bonnet de fourrure, cet homme à la carrure de géant, à la longue barbe inculte, a l’air de quelque dieu marin. Après avoir consciencieusement scruté l’horizon, il déclare que les glaces obstruent le passage vers la Liefde Bay : ainsi se vérifie l’appréhension du capitaine Bade, et il nous faut renoncer définitivement à pénétrer dans le Wijdefjord, dont l’entrée n’est d’ailleurs que rarement libre, même en été. Avant de virer de bord, nous nous lançons à toute vapeur vers la banquise.

Oh ! l’impressionnant spectacle que cette banquise que nous n’avions fait qu’entrevoir la nuit dernière, et que nous voyons maintenant de tout près ! C’est sur cette infinie étendue de glace qui est là devant nous dans sa muette immobilité, que Nansen et Johansen s’en allèrent à la conquête du pôle ! C’est dans cette plaine de glace que fut enfermé le Fram ! C’est sur cette banquise sans fin que trouvèrent leur tombeau l’infortuné Andrée et ses deux compagnons ! Que de poignans souvenirs, que de graves pensées se présentent à l’esprit devant cette infranchissable limite de la navigation ! Rien ne peut rendre l’émotion qui vous étreint lorsque vous pouvez toucher du doigt ce redoutable pack, en étudier de près la compacte structure, y distinguer les hummocks, les toros, le floe, les icebergs, toutes ces bizarres formations dont les langues parlées dans nos climats tempérés ne peuvent donner qu’une idée confuse. Comme toutes les notions vagues puisées dans les récits des navigateurs se précisent devant la saisissante réalité ! Quelle vue unique pour des yeux humains I Et comme cela paraît nouveau et étrange à l’oreille, le craquement des énormes glaçons se heurtant les uns contre les autres ! Sur les bords de la banquise, en effet, la glace est toute disloquée et se soulève sous l’action du flot : ce sont des îlots de glace, qui se ruent les uns contre les autres, avec des rugissemens rauques ; leur taille dépasse de beaucoup celle de notre navire, et leur épaisseur varie de deux à sept mètres La limite entre la banquise et la mer n’est pas précise. Mais à quelques mètres du bord, tout se solidifie, le pack devient une plaine forme et continue, qui se poursuit, comme une mer figée, jusqu’au pôle, et du pôle jusque vers les rivages opposés. de l’Alaska. C’est, à perte de vue, à l’infini, un éblouissement de bleu et de blanc sur lequel se détachent, çà et là, de grands icebergs noirs, portant les matières terreuses entraînées par les glaciers.

Comme si l’imprévu devait inévitablement surgir dans les voyages polaires, voici que l’un de nos météorologistes, armé de son télescope, signale un navire emprisonné dans la banquise.

À cette grosse nouvelle, le télescope passe de main en main : à l’aide de l’instrument, je découvre non sans peine un mât, comme un bâton à peine perceptible, planté droit dans la plaine glacée : il est là, à trois ou quatre lieues, dans sa troublante immobilité. À cette distance, tout signal est invisible, même au télescope. Et de savoir qu’il y a là, à quelques lieues de nous, des hommes, séparés du monde, qui nous ont vus peut-être, et avec lesquels il est impossible de communiquer, cela nous cause une angoisse poignante. Déjà nous brûlons du désir de nous dévouer pour ces malheureux en organisant un sauvetage en traîneau sur la banquise. Mais tout s’explique enfin. Le pilote norvégien, qui sait tout ce qui se passe dans les régions polaires, nous apprend que le navire bloqué est la Laura, goélette norvégienne, récemment partie de Tromso dans le dessein d’explorer l’archipel des Sept-Iles et d’hiverner dans la banquise pour y faire des observations scientifiques. Ce sont donc des prisonniers volontaires, outillés pour un hivernage dans les glaces. Cette nouvelle, tout en nous soulageant, nous inspire de salutaires réflexions : si nous nous attardions dans ces dangereux parages, nous nous exposerions à subir le sort de la Laura. Aussi bien avons-nous hâte d’achever notre reconnaissance. L’Oihonna pénètre en plein pack, dans sa portion disloquée, assez loin pour que nous puissions avoir l’illusion d’être prisonniers dans les glaces, car à trente mètres dans la banquise, l’action du flot est déjà nulle, le navire ne roule plus, et devant nous s’étend la glace solide, sur laquelle un phoque se livre à ses lourds ébats, tout ahuri de notre apparition. Parvenus à une centaine de mètres du bord de la banquise, nous stationnons pendant quelque temps dans une immobilité absolue, tandis que le bruit des îlôts soulevés et des glaçons qui s’entre-choquent arrive encore jusqu’à nous. Mais, si nous regardons vers le Nord, nous pouvons nous croire au cœur des glaces éternelles. Il est sept heures du soir. Le soleil projette des rayons d’or sur la surface mate de la mer figée. Et lorsque l’Ohionna vire lentement de bord pour reprendre sa route vers son élément liquide, nous emportons l’inoubliable vision de ce sublime paysage polaire.

Bientôt après, nous étions de nouveau le jouet des. flots, bondissant sur les vagues d’une mer démontée. Dans ces tristes parages, les baies où l’on peut chercher un refuge contre la tempête sont désertes et inhospitalières. Pour fuir la tourmente, où donc irons-nous ? Dans la baie la mieux abritée, celle où Andrée gonfla son fatal ballon.


VII

15 août. — A minuit, le jour de l’Assomption, nous entrons dans la baie Virgo, cette anse de l’île des Danois que l’aventure d’Andrée a rendue célèbre. La baie, en forme de cirque, est mieux protégée que celle de Smeerenburg ; mais combien farouche est l’aspect des montagnes brunes, plaquées de neige, qui l’enclosent ! C’est le site le plus sinistre qui se puisse imaginer, et pour qu’Andrée ait pu pendant des mois y préparer son expédition sans se laisser abattre par l’influence déprimante d’un paysage morose, il fallait qu’il fût doué d’une force d’âme peu commune, si l’on peut appeler force d’âme l’entêtement et l’obstination. M. Berson, le savant météorologiste aéronaute qui se trouve parmi nous, et qui a atteint en ballon l’altitude de 11 000 mètres, lui démontra scientifiquement l’impossibilité de gagner le pôle en ballon et lui prédit un échec certain. Ce fut aussi ma prédiction, bien que je n’aie d’autre compétence que celle du sens commun. Mais Andrée avait l’aveugle opiniâtreté des hommes qui se croiraient perdus d’honneur s’ils reculaient, même devant l’impossible. Toute la presse des deux mondes annonçait depuis des mois le départ prochain du héros dont le nom était dans des millions de bouches ; le public commençait à s’impatienter de ce qu’il ne partait pas. Enfin il partit aux applaudissemens des deux mondes... Et aujourd’hui sa veuve est folle.

Du milieu de la baie où nous sommes mouillés, nous distinguons la petite cabane de bois construite par Pike, et qui a servi d’abri à beaucoup d’explorateurs polaires. C’est dans cette maison édifiée par un Anglais pratique qu’un Suédois rêveur prépara son expédition. Au sommet de la montagne brune qui domine la cabane, au Sud, on voit encore le piquet de fer sur lequel flottait le drapeau qui indiquait la direction du vent : on s’en souvient, le vent soufflait obstinément du Nord, et Andrée attendait obstinément le vent du Sud. On nous montre, à l’opposite, dans quelle direction partit le ballon : il s’éleva au-dessus de la montagne située à gauche de l’entrée du goulet ; cette direction Nord-Ouest était fâcheuse pour les débuts de l’expédition.

La chaloupe nous débarque au pied d’un cairn érigé à l’endroit même où le ballon le Orn (l’Aigle) s’éleva dans les airs. La pyramide porte cette laconique inscription en langue suédoise : « D’ici, le 11 juillet 1897, s’élevèrent sur le ballon suédois l’Aigle, à la recherche du pôle Nord, A. Andrée, N. Strindberg et K. Fraenkel. » A quelques pas du monument, que surmonte un drapeau suédois en métal, un énorme amoncellement de bois de charpente, dans un merveilleux état de conservation, marque la place du hangar circulaire où le ballon fut gonflé. Beaucoup de ces pièces de bois portent encore l’empreinte à demi effacée du drapeau suédois, et plusieurs de nos vandales s’offrent la satisfaction puérile de faire scier par un matelot des blocs portant cette empreinte, qu’ils emporteront comme reliques. A côté de ce hangar en ruines subsistent encore les gazomètres avec leurs escaliers croulans, et tout autour le sol est jonché des débris de tout ce qui a servi à la fabrication du gaz. Que d’argent englouti, que d’efforts perdus, que de vies sacrifiées ! Tout près du cairn, nous vîmes un cercueil contenant les restes d’un des ouvriers d’Andrée : on ne peut faire un pas dans cette contrée maudite sans y être ramené à la pensée de la mort !

Bien modeste est la cabane de bois dans laquelle Andrée vécut ses quatre derniers mois : elle semble attendre son retour, et tout y est encore dans l’ordre où il la laissa. Voici la pièce qui lui servait à la fois de cabinet de travail et de chambre à coucher : un lit de camp, une couchette de bois suspendue au mur, deux bancs de bois, un poêle suédois, et une table de bois blanc fixée contre l’une des deux petites fenêtres : sur cette table, à côté des calendriers annotés de la main du héros et de quelques autres papiers, se trouve encore une galette de flatbröd, sorte de pain de seigle qui se conserve indéfiniment : elle est à demi entamée. La pièce voisine, plus étroite, contient des lits superposés et accrochés à la paroi, comme des couchettes de navire ; c’est là qu’habitaient Strindberg et Fraenkel. Sur la porte est affiché l’inventaire du mobilier, écrit de la main d’Andrée. Une petite pièce servait de cuisine. Une échelle très roide mène au grenier, tout encombré de boîtes de conserves, les unes défoncées, les autres encore intactes.

Comme nous avions parmi nous un vénérable prêtre catholique, qui était le plus âgé de tous les membres de l’expédition, le capitaine Bade avait voulu, bien que protestant, que la fête de la Vierge fût célébrée dans la baie de la Vierge (Virgo Bay). À une heure du matin donc, à la porte de la cabane d’Andrée, le capitaine agitait une clochette, et tous, protestans et catholiques, pénétraient dans la plus grande pièce, où l’on avait transformé en un autel la petite table de travail sur laquelle Andrée rêva si souvent sa chimère du pôle Nord. L’indigente chambrette était trop étroite pour contenir tout le monde. Le vieux doyen officiait, revêtu de ses modestes habits sacerdotaux, sur son pauvre et triste autel, mais le spectacle était plus imposant que la pompe d’une cathédrale. Quand il eut fini, il fit une allocution d’une inspiration touchante, dans laquelle il célébra la grandeur des scènes de la nature arctique et opposa l’impuissance humaine à la toute-puissance divine. Il entonna ensuite un cantique auquel s’unit l’assistance entière. De tous les épisodes de notre croisière, cette première messe au Spitzberg célébrée par un vieux prêtre dans l’humble cabane d’Andrée fut, dans toute sa simplicité, le plus grand et le plus émouvant. Et, quand nous revînmes à bord de l’Oihonna, nous demeurâmes tous, même les plus indifférens, pensifs au souvenir de ce qui venait de se passer sous le 80e degré de latitude.

Cette même nuit, à quatre heures du matin, nous mouillons pendant une heure ; dans la merveilleuse Baie de la Madeleine. C’est le site classique du Spitzberg. Quatre fleuves cristallins y tombent à pic dans la mer, et leurs fronts terminaux se présentent comme de vastes murs de glace d’un bleu admirable, hauts de 20 à 30 mètres. C’est un paysage polaire d’une grandiose ampleur. Nous voudrions bien atterrir, mais par ce mauvais temps notre capitaine a hâte de gagner la Baie des Glaces, et nous devons nous borner à contempler du navire cette baie dont la beauté a ravi tous les navigateurs polaires.

La tempête s’accentue encore quand nous reprenons le large. Le navire tangue et roule de plus en plus. Nous longeons toute la journée, par une mer démontée, la côte farouche de la terre du Prince-Charles. Dans la soirée, nous pénétrons dans les eaux calmes de l’Icefjord, la Baie des Glaces. Après avoir dépassé les deux imposantes colonnes d’Hercule qui en marquent l’entrée, le Faestningen (la Forteresse) et le Dödmanden (l’Homme mort), qui doivent leurs noms à leurs formes étranges, nous entrons dans cette profonde dépression qui coupe le Spitzberg presque de part en part, et qui n’est qu’un vaste affaissement de l’écorce terrestre, comme l’ont établi les récentes investigations du baron de Geers, et comme l’attestent les anciennes lignes de fissure et de dislocation qui a voisinent la dépression.

L’Icefjord est le plus grandiose de tous les fjords du Spitzberg. Ce magnifique bras de mer pénètre à plus de 75 kilomètres dans l’intérieur des terres, où il forme de nombreuses ramifications, le Nordfjord, la Dickson Bay, la Klaas Billen Bay, la Sassen Bay. Nous naviguons pendant trois heures entières pour parcourir le fjord dans toute sa longueur, depuis le cap Staralschin jusqu’à l’extrémité de la Sassen Bay. Et cette navigation est une des plus merveilleuses qu’on puisse faire. Sur l’eau morte du fjord, aux reflets métalliques, flottent les milliers de petits icebergs qui ont valu son nom à la baie. Ces icebergs se détachent constamment des immenses courans de glace qui, sur la rive septentrionale, submergent toutes les vallées et se précipitent dans la baie comme une marée diluvienne subitement congelée. C’est le plus extraordinaire des tableaux alpestres, transporté des hautes altitudes de la Suisse au niveau de la nier. Sur la rive opposée, le spectacle est tout différent : là, ce sont tantôt de puissantes murailles verticales auxquelles il semble qu’on ait appliqué l’équerre et le cordeau, tant leurs assises sont régulières ; tantôt de curieuses montagnes en forme de table, tantôt des forteresses de calcaire triasique et de dolomie qui donnent au fjord des Glaces un caractère tout différent des fjords du Nord. Par suite de l’action des neiges, certaines parois affectent la forme de vastes draperies qui auraient été froissées et chiffonnées. Les mousses qui tapissent les contreforts inférieurs leur donnent des tons admirables de malachite.

Il est dix heures du soir lorsque nous mouillons dans la Sassen Bay qui s’arrondit en un vaste bassin au bout du fjord, et qu’entourent ces montagnes tabulaires qui rappellent, par leur aspect bizarre, les fameux canons du Colorado. Conway a donné à l’une d’elles le nom de Temple Mountain, à cause de son architecture fantastique : elle se termine, vers la mer, par une muraille à pic flanquée de bastions et hérissée de clochetons. Au bout de la baie s’ouvre la vallée de la Sassen Dal, qu’arrose la seule rivière que nous ayons vue au Spitzberg : elle ne coule point en masse compacte, mais s’éparpille en une infinité de lacs. Cette absence de rivières est un des traits les plus caractéristiques du Spitzberg. Les pluies y sont rares, les chaleurs et les orages y sont inconnus. Il en résulte un régime spécial. Au lieu de rivières et de torrens, un sol spongieux, des mousses imbibées, sans écoulement. Il n’y a point, comme dans nos Alpes, de ces grosses pluies d’été qui entraînent tout sur leur passage : il n’y a guère que des tempêtes de neige et des brouillards. Aussi bien trouve-t-on de la terre végétale jusque sur les cimes des montagnes. Point de cônes d’avalanche. La décomposition des roches se fait sur place. En un mot, au phénomène d’érosion se substitue le phénomène d’imbibition, suivant la très juste expression de M. Brun, notre géologue genevois.

La vallée de la Sassen Dal, qui n’est que la continuation du fjord des Glaces, est la route que suivit, en 1892, mon ami Charles Rabot lorsqu’il tenta la traversée du Spitzberg occidental entre la Sassen Bay et l’Agardh Bay. Arrivé à moitié route, il dut, alors que le succès était certain, revenir en arrière pour obéir aux ordres du chef militaire de cette expédition. On sait que l’explorateur anglais, sir Martin Conway, reprit cette idée et exécuta, en 1896, la première traversée de la grande île polaire. Aussi bien cette traversée n’est-elle pas très longue : de la Sassen Bay à l’Agardh Bay, il n’y a qu’un isthme étroit qui ne représente que le tiers de la largeur de l’île, les deux autres tiers étant occupés par le long fjord des Glaces. Encore cet isthme est-il traversé, dans sa plus grande portion, par la vallée de la Sassen Dal, vestibule de la côte orientale. Des alpinistes déterminés peuvent, en deux jours, gagner la baie d’Agardh, qui n’est, à vol d’oiseau, qu’à 52 kilomètres de la Sassen Bay. Mais si nous étions équipés pour une semblable expédition, la saison serait trop avancée pour oser la risquer. Il faut donc nous borner à une petite excursion à terre.

La chaloupe nous dépose à minuit au fond de la baie, où nous débarquons sur des conglomérats d’un curieux aspect, profondément rongés par la mer. Nous gravissons la montagne voisine, à laquelle M. Rabot a donné le nom de l’académicien Marmier, qui prit part à l’expédition de la Recherche. Au pied de la montagne le sol est littéralement semé de cornes de rennes, qui attestent combien ces ruminans abondent dans la région. Sur les terres molles, nous rencontrons en maints endroits leurs traces fraîches. Pendant une heure, nous peinons sur des pentes très roides, où les éboulis alternent avec les mousses molles et spongieuses. Nous rencontrons, çà et là, de grands amas de neige qui ont la dureté de la glace. Nous atteignons, tout en nage, à une heure du matin, un plateau de 360 mètres d’altitude, balayé par un vent glacial, sec, pénétrant, qui fige la sueur sur le corps. La température est de 1°,9. De là nous planons sur une terre de désolation, déserte et nue, d’un caractère dantesque, qui représente l’aspect du globe à l’époque glaciaire, avant que l’homme et la végétation n’y eussent fait leur apparition. Ce paysage est d’une telle grandeur qu’il nous arrache à tous des cris d’admiration. A nos pieds miroite la moire des eaux mortes du fjord, dans son cadre sévère de monts neigeux coiffés de sombres nuages : c’est le lac des Quatre-Cantons, mais sans la verdure qui en fait le charme. Au bout de la baie s’ouvre la Sassen Dal, au fond de laquelle serpente en larges méandres la rivière qui débouche dans le fjord, rappelant le Rhin à son entrée dans le lac de Constance. A une vingtaine de kilomètres de distance brille un vaste glacier, peut-être celui auquel Conway donna le nom de Rabot. A l’opposite, l’œil plonge dans une vallée affreusement sauvage et désolée, qui s’ouvre immédiatement au pied de la montagne, et dont les parois aux assises régulières rappellent les formations du Colorado : au fond de la vallée nous distinguons nos chasseurs à la poursuite des rennes qui doivent y abonder, à en juger par les coups de fusil dont le faible écho parvient jusqu’à nous.


VIII

16 août. — Au moment de quitter la Sassen Bay, un phoque est venu gentiment nous saluer, s’approchant sans méfiance, comme pour faire connaissance avec l’Oihonna et ses passagers. L’un d’eux, le barbare ! a tiré sur la pauvre bête qui, blessée, a fait le plongeon et n’a plus reparu. Nos chasseurs ont fait dans ce pays giboyeux un affreux massacre de rennes. Ah ! le cruel sport ! Je m’apitoie surtout sur un jeune renne, plein de grâce et de gentillesse, même inanimé : le pauvret a encore dans la bouche une touffe de mousse qu’il broutait au moment où il a trouvé la mort. Une foule d’oiseaux bizarres figurent parmi les trophées de chasse, entre autres une espèce de perroquet noir à bec rouge. Les naturalistes ont recueilli des mousses et des roches fossiles.

Nous quittons dans la matinée cette Sassen Bay, située dans la région la plus reculée du Spitzberg, et nous côtoyons la rive méridionale du fjord des Glaces. La carte marine de ces parages, dressée par l’amirauté anglaise, est fort inexacte, et les bas-fonds en rendent la navigation périlleuse, surtout en temps de brouillards. Cette côte est découpée par une série de baies, dans certaines desquelles on a trouvé des gisemens de charbon, témoignage du doux climat dont le Spitzberg a dû être favorise anciennement. De toutes ces baies, la plus accessible aux gros navires est l’Advent Bay, bien connue de tous les voyageurs qui ont visité le Spitzberg : c’est là, en effet, que la compagnie de navigation norvégienne Vesteraalen avait établi, il y a quelques années, une petite hôtellerie, la Turisthutte, qu’un de ses navires desservait chaque semaine pendant les deux mois d’été ; mais les touristes étaient rares, et la compagnie dut renoncer à entretenir des relations avec un pays inhabité. La hutte, qui contenait une vingtaine de couchettes, distribuées dans des sortes de cabines de navire, est aujourd’hui fermée à clef et abandonnée.

Nous faisons une courte relâche à Advent Bay, mais sans y débarquer, et nous nous bornons à regarder de loin la Turisthutte. C’est une sorte de loghouse couleur sang de bœuf, percé de dix petites fenêtres, établi sur une terre d’alluvion au pied d’une de ces montagnes tabulaires qui dominent la rive méridionale du fjord des Glaces. Le site n’a d’ailleurs aucun caractère bien saillant après les paysages si grandioses des fjords voisins, et il n’a été choisi que parce qu’il offre un excellent mouillage. C’est pourtant l’Advent Bay qui fut l’unique objectif des expéditions organisées vers le Spitzberg pendant les dernières années ; l’on a peine à comprendre comment les voyageurs pouvaient y passer la semaine qui s’écoulait entre deux départs de bateau. Nous voyons, mouillée dans la baie, une petite barque à deux mâts : c’est celle de trois Norvégiens qui se proposent d’hiverner dans ces parages solitaires pour chasser le renne, le renard bleu et l’ours blanc : ils se sont construit, sur la rive, non loin de l’hôtellerie abandonnée, une petite hutte où ils affronteront les rigueurs du terrible hiver arctique : il faut que le métier soit lucratif pour qu’il puisse déterminer des hommes à s’exiler pendant l’éternelle nuit polaire dans une contrée déserte. Le capitaine Bade nous a raconté l’étrange aventure survenue, il y a quelques années, à un matelot norvégien de sa connaissance : ayant décidé de chasser le renne au Spitzberg-, il eut l’incroyable audace de s’embarquer sur un simple canot, muni seulement de vingt-quatre cartouches. Il débarqua à Advent Bay, et, après avoir épuisé ses munitions en tuant quelques rennes, il se remit en route dans sa frêle embarcation. Déjà il n’était plus loin du Cap Nord, quand il rencontra des vents contraires qui l’obligèrent à regagner le Spitzberg et à se réfugier dans l’Advent Bay. Là, avec les planches de son canot, il se construisit une hutte ; avec la qu’ille, il se fit une lance qui lui servit, à défaut de munitions, à se défendre contre les ours blancs dont la chair lui permit de se nourrir. Au printemps, il reconstruisit tant bien que mal son embarcation, avec laquelle il mit quinze jours à regagner la Norvège. Il avait laissé au Spitzberg ses peaux d’ours, toute sa fortune, avec l’intention de venir les reprendre sur un baleinier où il se serait engagé comme matelot. Mais il avait compté sans de peu scrupuleux sportsmen anglais qui visitèrent ces parages à quelque temps de là et ne trouvèrent rien de mieux que de s’approprier le butin. En vain le pauvre matelot leur réclama son bien : il ne put obtenir justice qu’en les citant devant le tribunal de Tromsö.

La dernière baie dans laquelle nous relâchons est Green Harbour, le Havre Vert, où nous trouvons des milliers d’oies qui font un tapage assourdissant. Les botanistes appellent cette baie le Paradis du Spitzberg. Comme tout est relatif ! Quand l’œil s’est accoutumé à l’absolue stérilité de cette terre polaire, à cette absence complète d’herbe, d’arbres et de verdure, à ce règne triomphant de la pierre et de la neige, on trouve comme une oasis dans cette baie abritée des vents froids. C’est ici que nous constatons la plus haute température au Spitzberg, 8°,5 au soleil : nous éprouvons une véritable impression de chaleur. Et pourtant, le voyageur qui viendrait en droite ligne de Hammerfest à Green Harbour, serait tenté de comparer le site ‘à un des cercles de l’enfer du Dante, bon tout au plus pour y fonder une colonie de collectivistes où il n’y aurait ni lois ni gouvernement. A première vue, la végétation se réduit à des mousses, des champignons nains et de petits coquelicots. Mais un botaniste norvégien, M. Jorgensen, y a compté soixante espèces de plantes : il ne pouvait faire un pas sans découvrir des espèces qu’il n’avait jamais vues ailleurs. On trouve à Green Harbour presque toutes les plantes qui croissent au Spitzberg. Une frappante particularité de la flore de cette région, c’est que les mêmes espèces se rencontrent depuis le niveau de la mer jusqu’aux neiges éternelles : le phénomène n’a rien d’anormal quand on se rappelle que, sous cette latitude, la flore du niveau de la mer correspond à celle des hautes altitudes des Alpes, à partir de la limite des saules. Au Spitzberg ne croît pas un seul arbuste ; le bouleau nain, qui pousse en Laponie et en Islande, ne se trouve qu’à Green Harbour et à Advent Bay, mais si petit, que l’œil peut à peine le découvrir.

J’avais résolu d’explorer la vallée qui débouche à Green Harbour, et au fond de laquelle aboutit un superbe glacier que je voulais reconnaître. Mais je ne me doutais guère des difficultés de l’entreprise. Une excursion dans une vallée du Spitzberg ne ressemble en rien à une facile promenade dans une vallée des Alpes. C’est un effort épuisant que de marcher dans cette terre molle, tourbeuse, spongieuse, tout imprégnée d’eau, dans laquelle on enfonce à chaque pas, presque de la longueur des bottes, et qui est la caractéristique de toutes ces vallées du Spitzberg livrées à un perpétuel travail d’imbibition. J’espérais pourtant qu’en remontant la vallée, je rencontrerais un sol plus consistant, mais je me trouvai bientôt au bord d’un large et profond ravin au fond duquel serpentait un maigre torrent qui, à en juger par l’étendue de son lit, doit prendre des proportions énormes lors de la débâcle provoquée par la fonte des neiges. Le torrent coulait sous une succession de voûtes et de ponts de neige de l’aspect le plus fantastique : cette bizarre architecture subsiste encore au cœur de l’été, grâce à la facilité avec laquelle, au Spitzberg, la neige se transforme en glace bleue. Arrêté par les ravins qui s’ouvrent à pic, par les torrens qui tombent des névés, par les fondrières qui naissent au pied des pentes neigeuses, je reconnus bientôt l’impossibilité de remonter cette maudite vallée jusqu’au glacier qui en occupe le fond, et je me mis à gravir une montagne de 250 mètres, qui s’élève à gauche, et qui porte sur la carte anglaise le nom de « Mont Vésuve. » J’en atteignis la cime en une heure, et je ne fus pas peu surpris d’y trouver un bambou planté en guise de signal, sur une pyramide de pierres. Pauvre bambou, qui vit le jour sur les terres ensoleillées des tropiques, et vint échouer sur cette terre polaire ! La cime n’est qu’une étroite arête surplombant de chaque côté un puissant névé. De cet observatoire élevé, on commande le magnifique panorama qui se déroule le long de la rive septentrionale de la Baie des Glaces. C’est de là que j’ai eu la vue la plus nette et la plus étendue de l’intérieur du Spitzberg. Un prodigieux paysage alpestre, un monde de glaciers, de pics escarpés, de pinacles aériens, d’aiguilles fantastiques. La nappe de glace s’étend comme une immense carapace sur toute la contrée, inondant les vallées et envahissant toutes les dépressions, depuis les limites les plus reculées de l’horizon jusqu’à la mer. Et, dans l’extraordinaire limpidité de l’air qui fait apparaître tout proches les objets les plus éloignés, l’œil s’égare au milieu de cette confusion de pics, de cette orographie compliquée et inextricable. J’aperçois des cimes neigeuses qui, à vue d’œil, sont à cinq ou six lieues de distance, et qui se profilent avec une incroyable netteté dans la claire atmosphère. Ces cimes sans nom n’ont jamais été atteintes par l’homme. Quoique la plupart aient à peine mille mètres d’altitude, elles ont très grand air, avec les grandes ombres bleues qu’elles projettent dans l’immensité blanche, et elles paraissent beaucoup plus hautes qu’elles ne sont en réalité. Comme l’a remarqué M. Rabot, ces pics produisent une sensation de grandeur aussi profonde que la vue des colosses alpins : trompé par cette impression, un œil novice leur attribuerait une hauteur triple. Devant ce tableau arctique, on croit avoir reculé jusqu’à cette époque quaternaire, relativement récente dans l’histoire du globe, où les régions les plus fertiles aujourd’hui étaient ensevelies sous d’épaisses coulées de glace du sein desquelles émergeaient les montagnes. Vu du haut du Mont Vésuve, le fjord m’a fait songer au lac de Genève, avec, en plus, les grands courans cristallins tombant à la mer, et les myriades de glaçons flottant à la surface des eaux. Ce qui complète la ressemblance, ce sont les formes aiguës des pics qui rappellent les massifs situés à l’extrémité orientale du Léman ; mais, par les contours compliqués de ses rives, le fjord rappelle moins le Léman que le lac de Lucerne.

Quel admirable champ d’exploration offrent ces terres vierges ! Depuis trois siècles que le Spitzberg fut découvert, on n’en connaît encore qu’imparfaitement le littoral. Des siècles s’écouleront encore avant que l’intérieur n’en ait été complètement exploré.


IX

L’Oihonna quittait la baie des Glaces dans la nuit du 16 au 17 août. La sortie du fjord est un des parages dangereux du Spitzberg, à cause des bas-fonds et des récifs qui ne sont que vaguement signalés sur la carte marine sous le nom de Sunken Rocks. Le cap qui forme la pointe méridionale du fjord se prolonge fort loin sous la mer, et, pour l’éviter, il faut faire un grand circuit. Au large, nous trouvons une mer écumeuse, et un violent vent de Nord-Est a succédé au vent du Sud et siffle dans les cordages comme un orchestre infernal. Nous saluons les derniers pitons qui, par leurs formes pointues, sont si caractéristiques du Spitzberg, entre autres le Staratchine Ridge, haute montagne à pic qui domine fièrement l’Océan. Elle a été gravie par Garnwood, qui lui donna le nom d’un chasseur russe célèbre par ses hivernages au Spitzberg. Tout ce littoral est semé d’écueils qui en rendent la navigation fort périlleuse aux grands navires, surtout par les brouillards.

La mer grossit pendant la nuit. Vers deux heures du matin, je suis réveillé par le bruit d’objets qui se livrent dans la cabine à une sarabande désordonnée. Le navire tremble dans toute sa membrure, roule horriblement, et il faut se cramponner au cadre de la couchette pour ne pas être précipité dehors. Tout croule, tout craque, tout mugit : c’est un désordre affreux. A l’heure du lever, le clairon jette sa note stridente au milieu de cette cacophonie. Comme le pont est balaye par la vague, j’endosse un costume de matelot, je me coiffe d’un surouet, et, me cramponnant aux appuis, je parviens non sans peine à me hisser jusqu’auprès de l’officier de quart. De ce haut poste d’observation, je contemple un ouragan sur la mer Glaciale. La scène est sublime et terrifiante. L’’Oihonna bondit, comme un coursier au galop, à travers le champ de bataille des flots soulevés. Le vaisseau monte jusqu’au faîte de la vague, dont le vent rageur fouette et disperse l’écume, puis, d’un mouvement brusque, angoissant, s’écroule avec fracas dans la vallée qui se creuse entre deux montagnes d’eau. A chaque bond, le pont est inondé par les embruns qui remontent jusqu’à notre poste élevé et nous éclaboussent d’eau salée. Les orgues les plus puissantes ne donneraient qu’une pâle idée de la grande voix de tonnerre des éléments déchaînés. Ce qui domino tous ces bruits réunis, ce sont les perpétuels sifflemens des cordages, sifflemens aigus, stridens, qui déchirent l’oreille comme les plaintes des damnés de l’enfer de Dante. Nous sommes suivis par des bandes de pétrels arctiques, cet oiseau des tempêtes, rasant sans cesse la vague, et en suivant tous les contours, toutes les sinuosités. Et comme pour nous rappeler que nous sommes en mer Glaciale, des milliers de glacions, d’un bleu d’azur, de toutes formes et de toutes tailles, nous font cortège, bousculés par le flot courroucé : on dirait d’un troupeau de monstres apocalyptiques, que la proue aiguë de l’Oihonna traverse triomphalement et disperse au loin, fendant rapidement la vague en dépit du vent et de la tempête. Dans l’après-midi, nous sommes enveloppés par une brume épaisse qui accentue encore le caractère farouche de la scène : cette brume, qui annonce le voisinage de l’île des Ours, est causée par le contact des glaces avec le courant tiède du Gulf Stream, et comme elle se renouvelle constamment sous l’influence d’un phénomène continu, les vents les plus forts sont impuissans à la dissiper. Le timonier ne quitte pas de l’œil la boussole, enchâssée comme une relique sacrée sous le cuivre et le verre : il l’observe d’un regard pieux, tendre et fasciné. Dans la soirée nous dépassons la mystérieuse île des Ours qui se cache obstinément derrière son éternel voile de brouillard. Le vent saute au Sud-Est, ce qui diminue la violence de la tempête. Je me jette épuisé sur ma couchette, après douze heures de lutte, et, quand je m’éveille le lendemain matin, je constate avec joie que la mer s’est calmée. Le vent a sauté au Sud, la température s’est élevée à 8°. L’air est lourd, déprimant : ce n’est plus l’air âpre et vivifiant du Spitzberg.

Le 19 août, à cinq heures du matin, nous débarquons à Hammerfest après une navigation de cinquante-cinq heures depuis notre dernière escale à Green Harbour. Cette petite ville, le plus septentrional des points habités du globe, nous a paru belle comme un rêve. Nous y retrouvons, avec la civilisation, le splendide ciel bleu et une température estivale de 12° à l’ombre et 20° au soleil. C’est presque l’Italie après le pôle ! Quelle joie de trouver ici le télégraphe et des lettres qui n’ont que dix jours de date !


JULES LECLERCQ.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.