Au Spitzberg et à la Banquise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 683-708).
AU
SPITZBERG ET À LA BANQUISE

PREMIERE PARTIE

Après avoir vu les îles bénies auxquelles sourit le glorieux soleil des tropiques, Ceylan, Java, Madagascar, Maurice, les Canaries, les Antilles, j’ai voulu voir les îles solitaires et mystérieuses qu’enveloppe la banquise des mers glaciales, les îles du Spitzberg. Après les paysages des contrées enchantées où s’épanouissent les forêts équatoriales, j’ai voulu goûter l’âpre rudesse des scènes polaires. Lorsqu’on a beaucoup voyagé, on ne se contente plus des aspects de la nature qui nous sont familiers : on recherche les oppositions des climats extrêmes, on veut les violens contrastes, on demande des choses non vécues. Le poète Pope l’a dit, le piment auquel la vie doit toute sa saveur, c’est la variété.


Variety’s the very spice of life
That gives it all its flavour.


Le Spitzberg, situé à environ cent lieues marines de l’extrémité septentrionale de l’Europe, doit son nom aux montagnes pointues (Spitz-Bergen) qui frappèrent Barents, le navigateur hollandais, qui îles aperçut le premier en 1596. L’archipel se compose de trois îles principales dont la plus grande, le Spitzberg occidental, a une superficie comparable à celle de la Suisse. Le territoire total est deux fois plus grand que celui de la Belgique. L’archipel s’étend sur une longueur d’environ 400 kilomètres, du 76° au 80° 30’ degré de latitude. Bien que situé sous une latitude aussi élevée, il a l’avantage sur les autres terres voisines du pôle d’être dégagé des glaces du côté de l’Ouest pendant deux ou trois mois de l’année. On chercherait vainement dans la région circumpolaire une autre contrée offrant les mêmes conditions : toutes les terres situées sous le même parallèle sont enfermées dans les glaces, à des centaines de lieues de la mer libre ; partout ailleurs, à pareille latitude, on se trouverait dans des déserts inaccessibles.

C’est à raison de sa facilité d’accès et de sa grande proximité du pôle que le Spitzberg fut le point de départ de la malheureuse tentative d’Andrée pour gagner le pôle Nord en ballon. L’île des Danois, où il fit ses préparatifs, est située sous le 80e degré, latitude que Nansen ne put atteindre sur le Fram qu’après avoir été bloqué six mois dans la banquise, où il n’avançait que de deux mètres par minute, à peine une demi-lieue par jour ! En certaines années, la mer libre s’étend même bien au delà de l’extrémité septentrionale du Spitzberg ; c’est ainsi qu’en juillet 1896 le capitaine Bade ne rencontra la banquise qu’au 81e degré 37 minutes, en sorte que de simples touristes purent avoir la bonne fortune de s’approcher plus près du pôle que ne l’ont pu faire maintes expéditions polaires.

Le Spitzberg est donc, de toutes les terres qu’on rencontre sur la route du pôle, celle qui se laisse le plus facilement aborder. Ce phénomène est dû principalement au voisinage des eaux tièdes du Gulf-Stream, qui, après avoir doublé la dernière pointe d’Europe, se dispersent dans l’océan Glacial et vont se perdre dans les parages de l’île des Ours (Beeren Eiland), où elles s’évaporent sous la forme de brouillards au contact des courans froids venus du pôle, en sorte que cette île est presque toujours enveloppée d’un voile de brumes. Une autre cause du privilège dont jouit la côte occidentale du Spitzberg d’être accessible en été est le régime des vents qui, dans ces parages, soufflent généralement du Sud au printemps. Enfin, si l’on considère que la mer n’est pas, comme la terre, conductrice du froid, l’on comprend que la douceur relative de la température de cette région est due aussi à l’absence de toute terre dans les parages qui s’étendent du Spitzberg au pôle. La côte Ouest est, toutefois, seule favorisée de ce privilège exceptionnel ; la côte Est, qui ne reçoit ni les tièdes émanations du Gulf-Stream, ni l’haleine des vents du Sud-Ouest, est bloquée par les glaces pendant toute l’année ; quant à la côte Nord ; elle est ordinairement accessible par l’Ouest, mais les vents du Mord y sont redoutés par les navigateurs, parce qu’ils y accumulent des glaçons, qui bloquent parfois leurs vaisseaux au cœur de l’été, jusqu’à ce qu’un changement dans la direction du vent vienne les dégager.

En dépit des conditions climatologiques spéciales à la région du Spitzberg, on conçoit qu’une terre aussi proche du pôle n’en a pas moins tous les aspects d’une terre polaire : c’est un vaste groupe de cimes glacées, d’où descendent jusqu’à la mer une infinité de fleuves gelés dont les plus énormes glaciers des Alpes peuvent à peine donner une |idée. Le pays est inhabité et inhabitable : le bétail n’y saurait subsister, à cause de l’absence complète d’herbages ; le renne sauvage est le seul ruminant qui puisse y vivre, la nature l’ayant pourvu d’une sorte de pelle située à la partie inférieure de ses cornes, à l’aide de laquelle il peut trouver sous la neige le lichen dont il se nourrit. La faune est encore représentée par des renards bleus, dont la fourrure est très recherchée, et par des campagnols. Il n’y a ni reptiles, ni insectes, et le lagopède est à peu près le seul oiseau. L’ours blanc ne se trouve guère que sur le littoral oriental et dans quelques vallées de l’intérieur. Toutefois, on le rencontre parfois à l’Ouest, comme l’atteste la fin tragique du docteur Neumayer qui, en 1899, au cours d’une lutte avec un de ces terribles plantigrades, fut tué par le coup de fusil d’un de ses compagnons accouru à son aide. Sur les côtes abondent les phoques, et, dans le Nord, les morses qui forment de redoutables troupeaux. La flore n’est guère représentée que par des mousses ; cette terre disgraciée ne produit ni herbes, ni arbrisseaux, ce qui n’est point surprenant si l’on songe que l’hiver y dure huit mois, avec une nuit polaire de trois mois et une température qui descend jusqu’à 45 degrés au-dessous de zéro. Au cours de l’été, il y a des tempêtes de neige et d’épais brouillards, et la température est, en cette saison, celle de nos hivers, variant entre 10 degrés au-dessus de zéro et 10 degrés au-dessous de zéro. En dépit de ses rigueurs, le climat est extrêmement sain. L’air y est pur et vivifiant, absolument dépourvu de bactéries, et l’homme qu’on y abandonnerait dans la solitude du désert n’y saurait périr que de faim ou de froid.

Malgré les conditions exceptionnelles du climat qui rendent si aisé l’accès de la côte occidentale du Spitzberg, il n’y avait autrefois d’autre moyen d’y atteindre que de s’embarquer sur un de ces misérables petits bateaux de pêche sur lesquels les Norvégiens, ces hardis descendans des Vikings, affrontent les tempêtes de la mer Glaciale. Aussi le Spitzberg, malgré la proximité de la Norvège, dont il n’est qu’une partie détachée, ne fut-il visité pendant longtemps que par les pêcheurs et les chasseurs que tentait la poursuite des morses et des baleines. Mais dans ces dernières années, cette terre lointaine a été plus souvent explorée. Nansen raconte que lorsqu’il revînt, en 1895, de son fameux voyage au pôle Nord, la nouvelle qui l’étonna le plus fut celle de la création d’un service régulier de bateaux à vapeur à l’usage des touristes entre l’Europe et le Spitzberg. Depuis que, en 1897, Andrée choisit l’île des Danois comme point de départ de sa fatale expédition, ce lieu célèbre a attiré nombre de curieux, et le Spitzberg est devenu ainsi, pour les touristes d’élite, la terre classique des excursions estivales. Chaque année, pendant les mois de juillet et d’août, on organise en Allemagne des croisières qui conduisent le voyageur aux points les plus remarquables de l’archipel polaire.

C’est grâce à une de ces croisières, instituée par le capitaine Bade, que j’ai pu réaliser l’avant-dernier été un vieux rêve que je caressais depuis un voyage que je fis au Cap Nord il y a une trentaine d’années. Cette promenade au Spitzberg fut décidée deux jours avant mon départ : je songeais alors tout simplement à aller revoir la Finlande, le délicieux pays des mille lacs que j’avais déjà parcouru jadis ; mais j’avais compté sans le capitaine Bade, qui est un charmeur. Le 27 juillet, il m’adressait une jolie carte postale, illustrée d’un merveilleux glacier du Spitzberg, par laquelle il me faisait savoir qu’il venait de rentrer de sa première croisière à l’archipel polaire, où il avait trouvé un temps superbe pendant que l’Europe était affligée, par la suite sans doute des éruptions du Mont Pelée, d’un été pluvieux et froid ; il me prédisait, avec son assurance de vieux marin, que sa prochaine expédition serait favorisée d’un plus beau temps encore, le mois d’août étant la véritable saison d’été dans les contrées polaires. Et il me pressait de prendre part à la croisière à bord de l’Oihonna. J’oubliai tout de suite les mille lacs de la Finlande, n’ayant plus d’autre désir que d’aller affronter les glaciers du Spitzberg. Je courus sur l’heure au télégraphe pour retenir ma place à bord. Deux jours après, je prenais le train rapide pour Hambourg et, le jour fixé pour le départ, j’arrivais à Kiel, le port d’embarquement.

Il était là, mouillé près du quai de la gare, le navire qui devait me porter aussi près du pôle que le permettrait la situation de la banquise, et dans sa toute blanche toilette, éclatante comme les neiges du Spitzberg, il attirait l’œil parmi les nombreux bâtimens amarrés dans la rade. En montant à bord, j’eus la surprise agréable de me retrouver en Finlande. L’Oihonna est, en effet, un navire appartenant à une compagnie de navigation finlandaise dont le port d’attache est Helsingfors. Son nom, dont la bizarre forme exotique m’intriguait un peu, est emprunté à la mythologie du Nord, et signifie, dans la poétique langue finnoise, « la Vierge des Ondes. » L’équipage est entièrement composé de marins finlandais. Le capitaine porte un nom historique : c’est le comte Stenbock, descendant du fameux général qui s’illustra dans les guerres de Charles XII. C’est un marin d’élite, et un gentilhomme accompli. A la suite du décret qui abolit l’autonomie de la Finlande, il prit la décision de quitter la marine militaire, où il avait un bel avenir, et s’est mis au service d’une compagnie de navigation. Le comte Stenbock est notre capitaine technique. A côté de lui, il y a le capitaine Bade, chef de l’expédition, le vétéran des explorateurs arctiques, dont on fêtera bientôt le cinquantième anniversaire de vie polaire. En 1858, à l’âge de quatorze ans, il entreprit son premier voyage dans les mers glaciales ; depuis cette date lointaine, il n’a cessé de fréquenter les hautes latitudes : il a, parfois aussi, navigué dans les mers du Sud ; mais, comme il a la passion du pôle, c’est vers le 80e degré qu’il retourne toujours. Il fit partie, en 1869-1870, de la célèbre et tragique expédition de la Hansa et de la Germania, et, après la perte des deux navires écrasés par les glaces, il vécut pendant deux cent trente-sept jours avec ses compagnons sur un glaçon que la dérive porta vers la côte du Groenland. Cette terrible aventure, loin de le détourner de sa vocation du pôle, ne fit que l’y attacher davantage : il se voua dès lors à la chasse à la baleine et extermina une grande quantité de ces cétacés. Dans ces dernières années, il fit plusieurs voyages à la terre François-Joseph. On se souvient que le duc des Abruzzes se trouvait dans le voisinage du pôle Nord lorsque son oncle, le roi Humbert, tomba sous les coups d’un assassin, Ce fut le capitaine Bade qui fut chargé par le gouvernement Italien d’aller à la recherche du prince pour lui porter la tragique nouvelle : il le rencontra à la terre François-Joseph et le ramena en Europe. Quant à ses expéditions au Spitzberg, il ne les compte plus : il en était au moins à sa trentième, me disait-il, sans pouvoir répondre avec précision à ma question.


I

Le 3 août, par une radieuse matinée, l’Oihonna démarra, et, au bout de quelques tours d’hélice, nous eûmes perdu de vue la riante ville de Kiel. Ce port du Holstein, qui n’était qu’un village au temps où il appartenait au Danemark, a pris un splendide essor depuis son annexion à l’empire allemand. Le canal Kaiser Wilhelm, inauguré en 1893, le met en communication directe avec la mer du Nord. De l’autre côté de la baie s’élèvent les fameux chantiers Horvaldt, qui viennent de lancer leur millième navire. Cette baie de Kiel, bordée de vertes collines boisées, sillonnée d’une multitude d’embarcations, offre un admirable coup d’œil : longue de 18 kilomètres, et partout d’une grande profondeur, c’est peut-être le plus beau port naturel de l’Europe. C’est là que stationne l’escadre de la Baltique, dont nous passons en revue les gros cuirassés qui reposent à l’ancre et s’espacent, le long de la rade, sur une étendue d’une demi-lieue. Le géant de la flotte est le Kaiser Friedrich III : cette citadelle flottante, armée de 54 pièces de canon, n’a pas coûté moins de 22 millions de marks. Le Hohenzollern est là aussi, battant le pavillon impérial pour marquer la présence à bord de l’Empereur, de retour de sa dernière croisière en Norvège. Autour des navires de guerre se glissent des canots montés par des marins en costume blanc, qui nous saluent au passage en levant leurs rames en l’air, au commandement militaire.

Notre navigation en mer débute par le délicieux voyage au milieu des îles danoises. Le temps est superbe, la mer calme comme un lac, et c’est en léger vêtement qu’on se livre aux charmes de la promenade sur le pont. Sur 45 passagers, parmi lesquels on compte 8 dames, il y a 37 Allemands, 2 Croates, 2 Italiens, un Russe, un Polonais, un Suisse et un Belge. La science est représentée par un fort contingent de professeurs, tous plus ou moins balafrés à la suite d’anciens duels d’étudians. Il y a des géologues, des botanistes, des météorologistes, des chimistes, des philologues, des légistes, des théologiens, voire un philosophe. Bon nombre manient le crayon, le pinceau ou le kodak. L’élément sportsman est représenté par quelques chasseurs déterminés qui ne rêvent que massacres de rennes, de morses, d’ours blancs. L’Oihonna, qui porte tant de précieuses existences, est muni d’une machine forte de 1 650 chevaux ; il a l’aspect d’un élégant yacht polaire, peint tout de blanc : spécialement destiné à la navigation d’hiver entre la Finlande et la Russie, il peut aisément s’ouvrir un chemin au milieu des glaces, grâce à la solidité de sa construction et à la forme élancée de sa proue taillée en coupoir. L’aménagement du bateau réalise le dernier mot du confort et de l’élégance. Le salon, établi sur le pont, est pourvu de larges fenêtres percées dans les parois latérales, et qui invitent à jouir du magnifique panorama des fjords de la Norvège et du Spitzberg. Sur le pont aussi sont installés le salon de lecture et le salon des dames. Ce pont est muni de promenoirs couverts, où l’on est à l’abri du mauvais temps. Les cabines sont pourvues du téléphone, de la lumière électrique, de tuyaux de chauffage et autres raffinemens de la vie moderne. Il y a un salon de musique, et il y a même un orchestre composé des stewarts recrutés dans l’état-major du Bremer Lloyd : leur journée terminée, ils nous régaleront chaque soir d’un concert de symphonie en plein air, vêtus de leur légère livrée, même lorsque nous grelotterons au Spitzberg. Le stewart en chef, avec ses lunettes, a un faux air de privat docent d’un comique achevé lorsqu’il souffle dans son trombone. Il va sans dire que les repas, qu’annonce une éclatante sonnerie de clairon, sont aussi nombreux que copieux, et de nature à satisfaire l’appétit que provoque l’air âpre et vivifiant des hautes latitudes. On peut s’imaginer l’influence bienfaisante que doivent exercer sur l’organisme humain un séjour prolongé dans une atmosphère d’une absolue pureté et une température toujours égale. Dans le Nord de la Norvège, il n’y a qu’un écart de deux ou trois degrés entre la température du jour et celle de la nuit ; au Spitzberg, l’écart est presque nul. Si paradoxale que la chose puisse paraître, dans ces pays froids les refroidissemens ne sont point à craindre. Enfin l’on ne saurait inventer une médication plus favorable au système nerveux qu’une croisière dans le Nord. Après le surmenage et les agitations de nos villes, c’est un charme indicible que de goûter pendant quelques semaines, en compagnie d’hommes de science et d’esprit, un repos parfait et une complète quiétude, d’être exempt de toute fatigue, de toute préoccupation d’hôtel, de repas, de locomotion, d’être délivré des mille petits soucis de la vie quotidienne, et de n’avoir qu’à se saturer l’esprit des aspects grandioses de la nature polaire. C’est la meilleure des cures pour l’âme comme pour le corps. Et c’est aussi un avantage inappréciable que le sentiment de complète sécurité qu’on éprouve à affronter les dangers d’une croisière au Spitzberg sous la conduite d’un homme de l’expérience du capitaine Bade. Il nous exposa, à table, que le programme du voyage dépendait en grande partie des imprévus, auxquels il faut toujours s’attendre dans les régions polaires. Et si cette déclaration fit passer un petit frisson chez ceux qui s’étaient lancés légèrement dans l’aventure, elle ne fit que fortifier la confiance que nous avions tous dans le chef de l’expédition.

La terre de Norvège nous apparaît dès le lendemain du départ sous la forme de rochers grisâtres, nus et polis par les glaces des âges géologiques. Une petite embarcation nous amène le pilote. Ce pilote est un beau spécimen de la race scandinave : un vrai descendant des Vikings, un colosse aux épaules carrées, au teint bronzé par le hâle, à la chevelure touffue : c’est l’homme de confiance de Guillaume II : il dirige habituellement le yacht impérial dans les fjords de la Norvège. Il faut être doué d’une prodigieuse mémoire pour connaître à fond cet immense littoral découpé de golfes et de fjords dont les sinuosités, mises bout à bout, formeraient une ligne de côtes qui s’étendrait sur une distance égale, dit-on, à celle de Marseille au Japon. C’est un grand charme, au sortir de la méchante mer du Skager-Rack, de naviguer au milieu du dédale des îles qui protègent la côte de la péninsule Scandinave contre la houle de l’Océan : il semble qu’on vogue sur un lac sans fin, aux eaux calmes, limpides, reflétant comme un miroir les rochers et les montagnes. Mais cette navigation si pleine d’attraits est une des plus périlleuses et des plus compliquées qui soient au monde. Le pilote est nuit et jour sur la passerelle, tenant nos destinées entre ses mains, ou plutôt dans ses yeux de lynx. Toutes ses facultés se concentrent dans son regard fixé sur les points de repère. Il est, perpétuellement à son poste, et, chose incroyable, il ne prendra point de repos pendant quatre-vingt-seize heures !

Cette navigation norvégienne, que je refais pour la troisième fois, à trente ans d’intervalle, est de celles qu’on ne se lasse pas d’admirer. On peut appliquer à la Norvège le vers de Racine :


Je crois toujours la voir pour la première fois.


Toutefois, comme c’est le Spitzberg qui est l’objet principal du voyage, passons sur les beautés inoubliables de ces fjords norvégiens que j’ai essayé de décrire autrefois. Dans la matinée, le 8 août, dès le cinquième jour de navigation, nous franchissons le cercle polaire arctique, au delà duquel nous abordons cette région du globe où il n’y a plus de nuit en été et où il n’y a plus de jour en hiver.

Ce jour-là nous fûmes immobilisés pendant plusieurs heures par un brouillard qui nous força de jeter l’ancre dans les eaux du Westfjord, en un point où la sonde marquait à peine 200 mètres de profondeur. Sur le voile de brume se projetait un de ces arcs-en-ciel blancs qui sont particuliers aux régions polaires. Le brouillard avait aussi son aspect spécial : il se traînait bas sur la mer, et ne nous cachait nullement la vue du ciel que nous pouvions voir bleuir au-dessus de nos têtes. Nous pouvions même voir les plus hautes cimes émerger de cette mince nappe de brume qui planait sur la mer, dépassant à peine les mâts du navire. Et soudain, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le voile se déchira, et nous vîmes apparaître dans tout son éclat un des plus magnifiques paysages du Nord. Nous étions dans le Westfjord, qui s’étend entre la côte du Nordland et l’archipel des Loffoden. A l’Est, la chaîne des Alpes scandinaves se profilait dans toute sa sévère beauté ; le Svartisen étincelait au soleil avec ses séracs et ses murs de glace ; à l’Ouest, se découpaient les fantastiques silhouettes des îles, dont les pics surgissent à plus de mille mètres au-dessus des vagues, aussi aigus que des dents de requin. Dans cette armée de cimes rangées en bataille, je n’en comptai pas moins de quatre-vingt-cinq qui mériteraient de porter un nom dans la nomenclature alpestre. Rien ne peut mieux donner l’idée de ce paysage polaire que de s’imaginer les Hautes-Alpes, la mer submergeant les montagnes jusqu’à mi-hauteur : cette comparaison revient constamment à l’esprit en face des scènes du Nord de la Norvège. Quand le soleil plongea, comme un disque d’or en fusion, derrière l’une des Loffoden, les nuées s’allumèrent de lueurs éclatantes au contact des feux de l’astre disparu, et comme cette irradiation persista jusqu’à l’aube, nous eûmes, pour la première fois, une nuit sans obscurité.

Il faisait encore jour lorsque, vers minuit, nous arrivâmes dans le détroit connu sous le nom de Raftsund, qui s’étend entre deux îles des Loffoden. Le Troldfjord, ou « fjord des sorciers, » qui s’ouvre sur ce détroit, est bien le site le plus extraordinaire de la Norvège, et même peut-être de l’Europe. On n’en croit pas ses yeux, tant le paysage est étrange, fantastique, presque irréel. Le fjord, qui n’a pas cent mètres de large, est étranglé entre de formidables murailles aussi droites que des tours, et dont les corniches, perdues dans les domaines du vertige, surplombent la mer à 12 ou 1 300 mètres de hauteur ; d’innombrables cascades aériennes mouillent ces parois nues, pareilles à des écharpes de mousseline que gonflerait le souffle de l’air. A mesure que le bateau glisse sous petite vapeur sur le miroir des eaux d’un vert d’émeraude, la troublante étrangeté du paysage s’accentue, et la stupeur succède à l’étonnement lorsque l’on se trouve en face du cirque terminal, fermé par des pics dont les cimes sourcilleuses semblent ne plus appartenir à la terre, prodigieuses tours de cathédrale ruinée, diaprées d’éblouissans champs de neige, cuirassées de fleuves de glace bleuâtre, formant une décoration digne de servir de scène à quelque sombre drame wagnérien. Voilà bien le cadre gigantesque au milieu duquel devaient se plaire les trolles et les génies de la mythologie scandinave ! Ni le célèbre pic de la Meije, dans le Dauphiné, ni les cirques des Pyrénées n’atteignent au sublime caractère de ce site, auquel la mer, baignant le pied des murailles, ajoute un élément de grandiose qu’on ne trouve qu’en Norvège, Ce qu’on ne saurait peindre par des mots, c’est l’éclat merveilleux des teintes que répandait sur la scène le brillant crépuscule de minuit. Nous ne pouvions nous arracher à ces splendeurs, et, cette nuit-là, nous oubliâmes d’aller dormir. D’ailleurs, comme il n’y a plus de nuit dès qu’on a franchi le cercle polaire, on n’éprouve plus le même besoin de sommeil que lorsque la journée de vingt-quatre heures est coupée par l’alternance de la lumière et des ténèbres. La confusion s’opère entre les heures diurnes et nocturnes ; on perd la notion du temps, et l’on devient indifférent à ce qui est censé être la nuit ou le jour.

Le 11 août, à cinq heures du matin, nous saluons le fameux Cap Nord, qui marque l’extrémité septentrionale de l’Europe : sa majestueuse silhouette, que j’ai admirée jadis, est restée si nettement gravée dans mes souvenirs qu’il me semble revoir une vieille connaissance. L’état de la mer ne nous permet pas d’y aborder, et nous nous contentons de l’admirer de loin.

Deux jours de navigation séparent le Cap Nord d’Europe du Cap Sud du Spitzberg. La seule terre qu’on rencontre dans cette traversée est l’île des Ours, située à peu près à mi-chemin de l’archipel. Nous naviguons en droite ligne vers le point de la boussole qui marque le Nord-Ouest. Cette mer déserte et sans limite, où l’œil ne rencontre pas une voile, pas un panache de fumée, c’est l’océan Glacial. Si nous ne le savions, nous pourrions nous croire sur l’Atlantique, en route pour l’Amérique, par une journée grise et terne ; car nous ne sommes pas encore dans la région des glaces, ni dans les parages hantés par les baleines. Le navire roule un peu, bercé mollement par la vague. Le ciel est couvert, dans presque toute son étendue, de nuages gris et plombés, avec, çà et là, un pan de ciel bleu, par lequel perce timidement un rare rayon de soleil. La mer, d’un gris foncé, avec des plaques d’argent là où elle scintille aux pâles feux du soleil, se soulève en lames couronnées de petites crêtes d’écume blanche. Le panache de fumée indique que le vent souffle du Nord-Est. Il fait moins froid que sur les côtes du Finmark, et le vent a molli. La mer est pourtant assez forte pour qu’il faille assujettir la vaisselle de table : les vrais marins paraissent seuls aux repas, et l’on raille les autres au sujet de leur absence, notamment un alpiniste qui se trouve beaucoup mieux sur la « mer de Glace » que sur la mer Glaciale. À midi, le capitaine profite d’un rayon de soleil pour faire le point, et bien lui prend, car ce n’est qu’un rayon fugitif, et le ciel reprend son aspect d’un gris plombé ; pourtant, quoique le soleil ne soit point visible, on distingue çà et là, à l’horizon, de brillans scintillemens, donnant l’illusion de villes lointaines qu’un éclairage électrique ferait resplendir sous les sombres nuées.

Ce qui frappe le plus dans cette région, c’est l’étonnante rapidité avec laquelle la mer prend les aspects les plus différens : d’une heure à l’autre, il semble que l’on ait changé de latitude et de climat. Tantôt le ciel se brouille vers le Nord comme si un orage était sur le point d’éclater, bien que les orages soient inconnus dans ces parages septentrionaux : tout devient subitement noir et livide, et il semble que, dans quelques minutes, on traversera un grain qui approche menaçant ; mais, un instant après, voici que les sombres nuées se dissipent pour faire place à une large bande de lumière. Tantôt, au bout du désert des eaux, on croit apercevoir une grande terre qui s’allonge démesurément, avec des cimes bizarres, des promontoires, des glaciers, mais toute cette fantasmagorie n’est qu’une éphémère vapeur qui s’évanouit soudain. Nulle part je n’ai constaté si rapide succession de phénomènes atmosphériques. Ce qui est non moins surprenant, ce sont les variations subites de la température. J’ai vu, dans la même journée, le thermomètre tomber brusquement de 8 à 2 degrés et remonter ensuite à peu près à son point de départ. Ce phénomène a pour cause la rencontre, dans ces parages, des eaux tièdes du Gulf-Stream avec les eaux froides des courans polaires. Il y a là un dédale de courans très compliqué et encore mal connu, et il semble qu’en passant d’un de ces fleuves marins dans un autre, on change instantanément de climat.

On pourrait croire que pour aller au Spitzberg, il faut braver pendant de longs jours les fureurs de l’Océan. Eh bien ! ceux qu’effraye cette perspective peuvent se rassurer. Le croirait-on, c’est sur l’océan Glacial que nous passons notre première nuit en pleine mer, car, depuis le jour où nous nous sommes embarqués, nous avons constamment navigué au milieu des îles, dans les fjords et les détroits, sur de paisibles lacs. Or, c’est une sensation pleine de charmes, quand on a longtemps vogué sur des eaux tranquilles, de se sentir mollement bercé par le flot de l’Océan sur une couchette de navire, enveloppé dans de chaudes couvertures, et de s’endormir dans la nuit factice créée par les rideaux du hublot de la cabine, en songeant à ceux que l’on a laissés au foyer, et en rêvant aussi à l’inconnu que l’on verra demain. Nulle part on n’éprouve, comme dans les régions polaires, cette troublante attirance de l’inconnu : on s’y sent seul, bien seul, loin, bien loin du monde habité, et en voguant sur ce grand désert de l’océan Glacial, au bout duquel se dresse l’éternelle banquise, on comprend l’héroïque vocation des Fridhjof Nansen, des Otto Sverdrup, des Adrien de Gerlache, qui ont vécu des mois et des années dans cet isolement du monde des glaces. On s’endort dans ces vagues songeries, et l’on se réveille chaque matin plus près du pôle fascinant. Oh ! le délicieux quart d’heure que celui qui suit le réveil, et que l’on a de peine à s’arracher à la douce chaleur de la couchette pour aller subir dehors la rudesse d’une matinée polaire !

Et pourtant il nous faut, le 12 août, à 5 heures du matin, nous rendre à l’appel du clairon, car nous avons atteint l’île des Ours (Beeren Eiland), qui surgit entre le 74e et le 75e degré. Malheureusement, cette île ne se montre presque jamais au navigateur, et ceux qui d’aventure ont pu y aborder la dépeignent comme presque inaccessible. C’est une de ces îles énigmatiques dans l’existence desquelles il faut avoir foi sur de simples récits. Le capitaine nous affirme que nous sommes en face de l’île, et nous l’en croyons sur parole, car elle est parfaitement invisible : les brumes qui l’enveloppent presque éternellement sont produites par la condensation résultant du contact des courans du Sud et du Nord, au point de rencontre desquels elle est précisément située.

C’est dans le voisinage de l’île des Ours que se produit un gros événement : au bruit de la sirène, qui retentit chaque fois qu’un aliment s’offre à la curiosité des passagers de l’Oihonna, tout le monde se précipite sur le pont ; l’événement est l’apparition d’un groupe de baleines qui se livrent à leurs lourds ébats ; leur dos monstrueux, surmonté d’une sorte d’aileron, émerge de temps à autre lorsqu’elles viennent respirer à la surface entre deux plongeons : elles s’aventurent sans crainte tout près du navire, si près que nous les entendons souffler comme des soufflets de forge. De très loin, elles s’annoncent par les jets d’eau qu’elles lancent par leurs évens, non pas un jet épais tel que celui que représentent les dessins fantaisistes des anciens voyageurs, mais une gerbe légère qui se dissipe aussitôt, assez semblable au nuage de fumée que produirait un coup de feu. Ce sont ces jets d’eau qui causent leur perte en signalant leur présence à de grandes distances. Elles abondent en ces parages, et toute la journée nous les rencontrons voyageant, selon leur habitude, non pas isolément, mais en famille, le mâle et la femelle suivis des baleineaux. Nous apercevons aussi, mais moins nombreux que les baleines, des phoques qui s’approchent curieusement, sortant de l’eau leur grosse tête à moustache et braquant sur nous des yeux presque humains.

La mer s’est apaisée. C’est toujours une mer grise, une mer cernée de brouillards qui rampent à l’horizon ; mais, par un étrange contraste, le ciel est bleu au zénith, et le soleil projette sur les flots, par places, de longues traînées de lumière. C’est un soleil sans force, pâle et blafard, comme un flambeau à demi éteint, incapable de dissiper les brumes. L’écart de la température, suivant qu’on l’observe à l’ombre ou au soleil, est à peine de deux degrés. Les faibles rayons de l’astre suffisent pourtant pour produire le curieux phénomène de l’arc-en-ciel blanc, que nous avions déjà observé dans le voisinage du cercle polaire. La température s’adoucit sensiblement, et, par momens, la mer est si calme, si belle, que vue à travers les glaces du salon, elle fait penser à la Méditerranée. Mais ce ne sont là que des impressions fugitives, car rien n’est plus variable et plus inconstant que les mers arctiques, comme nous devions en faire l’expérience par l’ouragan qui nous assaillit au retour.


II

12 août. — Voilà près de deux jours que nous n’avons plus aperçu aucune terre, puisque l’île des Ours ne s’est pas montrée à nous. Nous calculons que nous ne devons plus être bien loin du Cap Sud, extrémité méridionale de la plus grande île de l’archipel, le Spitzberg occidental. Aussi, profitant du calme de la mer, chacun fait-il ses préparatifs de débarquement. Les chasseurs chargent leurs fusils, les photographes chargent leurs appareils, les alpinistes déballent leurs piolets et arment leurs bottes de bataillons de clous : le professeur Brun, de Genève, grand alpiniste devant le Seigneur, en a une bonne provision qu’il partage généreusement, et le fumoir a l’aspect d’un atelier de savetier, chacun enfonçant des clous à grands coups de marteau.

Vers le soir, le pilote annonce que le Spitzberg est en vue. L’émotionnante nouvelle attire en un instant tout le monde sur le pont, mais vainement nous scrutons l’horizon vers le Nord : nous n’avons pas des yeux de pilote. Ce n’est qu’une grande demi-heure après que nous commençons à distinguer, à travers un voile de brume, des formes vagues qui s’accentuent à mesure que nous approchons. Cette première vue du Spitzberg me rappelle, d’une façon saisissante, la première vue que j’eus de l’Islande, il y a quelque vingt ans : la « Terre de glace » m’apparut, elle aussi, à travers un rideau de brouillard ; de la même façon, je vis le voile se déchirer et une rangée de pics glacés se déployer dans la trouée, comme un morceau de la chaîne des Alpes immergé jusqu’à la hauteur des neiges et surgissant du milieu de l’Océan.

Les voilà, les « Spitz-Bergen, » les pics pointus qui frappèrent les regards de Barents : voilà le Hornsundstind, la première montagne qu’on aperçoive du large, émergeant comme une tour, à 1 3S0 mètres d’altitude, du milieu des champs de neige et de glace qui occupent l’intérieur de la grande île. Mais le puissant massif ne nous apparaît que confus et à demi caché par les brouillards, les glaciers se confondant avec les nuages, au-dessus desquels nous entrevoyons des pics noirs, lisérés de raies blanches. Le dessin ne pourrait rendre ce tableau qu’au crayon blanc sur papier noir, le blanc marquant la neige et la glace sur le fond noir de la terre et du ciel. La nouveauté du spectacle nous saisit d’étonnement. Le paysage, d’une sombre grandeur, d’une austère magnificence, emprunte à son caractère arctique une originalité si puissante qu’on cherche vainement des comparaisons : on se croit transporté dans un monde irréel, éclairé par une lumière inconnue, cette indéfinissable lumière polaire qui donne à tous les objets un aspect fantastique, presque surnaturel.

Les détails du paysage se précisent à mesure que nous approchons de la terre. Déjà nous distinguons les grands courans de glace bleue qui tombent à pic dans la mer. La ligne des monts se profile sous une chape de nuages plombés, qui planent assez haut pour nous laisser voir des cônes, des murailles, des tours ; ce que nous avions pris de loin pour d’immenses névés nous apparaît maintenant comme des nuages dont la pure blancheur contraste avec le noir des pics inaccessibles : ces nuages sont si blancs qu’à côté, les neiges elles-mêmes paraissent grises. Tandis que nous passons au large du Cap Sud, dont l’approche est défendue par de dangereux récifs, voici qu’apparaît, à deux ou trois milles de distance, à l’Est du Cap, une longue ligne blanche, d’un blanc si éclatant que nous ne pouvons en détacher les yeux : c’est le pack, la grande plaine de glace éternelle qui descend jusqu’au 76e degré le long de la côte orientale du Spitzberg, et que nous ne retrouverons qu’à 4 degrés plus au Nord en remontant la côte occidentale : ainsi, dès le 12 août, le pack bloque le Spitzberg du côté de l’Est, tandis qu’à l’Ouest, la mer sera libre encore pendant les dernières semaines de l’été. Laissant donc l’inaccessible côte orientale, nous attaquons le Spitzberg par le littoral profondément découpé de fjords qui fait face à l’Ouest, et que nous remonterons jusqu’au point où la banquise nous arrêtera.

Le capitaine Bade, au repas du soir, nous expose son programme, dont la réalisation est d’ailleurs subordonnée aux inévitables imprévus auxquels il faut s’attendre dans les régions arctiques. Nous visiterons successivement les principaux bras de mer qui pénètrent dans l’intérieur des terres, du Cap Sud au Cap Nord, situé à environ dix degrés plus près du pôle que le Cap Nord de Norvège. Nous explorerons la baie de la Cloche (Bell Sound), la baie des Glaces (Icefjord) et ses ramifications la baie de Sassen (Sassen Bay) et le Havre Vert (Green Harbour). Puis nous passerons au large de la terre du Prince-Charles (Prince Charles Foreland), nous visiterons la baie de la Madeleine (Magdalena Bay), nous toucherons à l’île d’Amsterdam, et nous visiterons, au pied du grand glacier de Smeerenburg, l’ancienne station de pêche fondée par les Hollandais au XVIIe siècle. Nous ferons le pèlerinage obligé à la station d’Andrée dans l’île des Danois. Nous irons ensuite à la recherche de l’emplacement de la grande banquise, qui est la grand’route du pôle Nord, et nous pénétrerons enfin, si les glaces n’en obstruent l’entrée, dans la Wijde Bay (Large Baie), qui s’ouvre tout au nord du Spitzberg.

À peine avons-nous dépassé le Cap Sud que le paysage polaire se révèle dans toute sa magnificence. Il est sept heures du soir. Par une merveilleuse lumière crépusculaire se montrent les premiers glaçons flottans, non pas le champ de glace compacte, le pack de mer dont nous avons aperçu l’extrémité à l’Est de la pointe méridionale de la grande île, mais le drift, les blocs de glace terrestre, les morceaux détachés des glaciers, de ces vastes fleuves congelés qui envahissent les vallées de l’intérieur et aboutissent à la mer, y déversant constamment leur trop-plein. Ce sont les icebergs, qui s’en vont à la dérive, au fil du courant. Nous les rencontrons, d’abord rares et clairsemés, et, de loin, nous les prenons pour des cygnes qui voguent, illusion qui fut aussi celle de Barents ; mais peu à peu ils augmentent en nombre, au point de former comme une armée de fantômes qui flottent autour de nous en bandes désordonnées, errant silencieusement, étroitement serrés, par myriades, à perte de vue, à l’infini, affectant les formes les plus bizarres que l’imagination puisse concevoir. Au milieu de ces fantômes surgissent des fleurs, des coraux, des champignons, des oiseaux fabuleux, des statues d’albâtre, des cadavres enveloppés dans leur linceul. Parfois on croit reconnaître des vaisseaux montés par des Vikings, ou de gracieuses gondoles vénitiennes. Ailleurs, ce sont des tours, des bastions, des châteaux forts taillés avec la régularité de constructions militaires. Le plus souvent, ce sont d’énormes blocs informes, dont la portion émergente ne représente que le septième de la portion immergée. Mais que les formes en soient élégantes ou grotesques, les teintes en sont toujours d’une merveilleuse beauté : le vert pâle y alterne avec l’azur le plus délicat, les reflets de l’émeraude et du saphir s’y marient avec les chatoiemens de l’opale. Mais quoi ! telle est la transparence de ces facettes miroitant au soleil que toute comparaison demeure audessous de la splendide réalité. Auprès de cette merveilleuse féerie des glaces, les plus brillantes pierres précieuses pâlissent au point d’en devenir opaques. Ce qui ajoute encore à l’étrangeté de ce tableau arctique, c’est la présence, sur ces côtes désertes, de bois flottés que les courans polaires ont apportés des forêts qui croissent sur les bords des rivières asiatiques (et qui sont venus échouer dans ces régions glacées : nous en rencontrons plusieurs, dépourvus de leur écorce, et polis par le frottement des icebergs. Nous voyons aussi des phoques et des baleines se livrant à leurs ébats fantastiques. De tous côtés se voient des oiseaux plongeurs, qui s’éclipsent sous les eaux à notre approche. Et les plus graves d’entre nous, à la vue de tant d’objets nouveaux, se livrent à des joies d’enfant, poussent de grands cris, s’enivrent d’admiration. C’est que la magie de ces scènes polaires produit une impression extraordinaire sur les yeux et sur l’âme de celui qui les contemple pour la première fois : chaque apparition cause une excitation nouvelle, qui va jusqu’au paroxysme de l’enthousiasme. C’est à grand’peine que nous nous arrachons à tous ces enchantemens pour aller goûter un peu de sommeil, malgré qu’il fasse grand jour. Nous devons, en effet, atterrir cette nuit.


III

13 août. — A deux heures du matin, un ami est venu me secouer les jambes et m’annoncer que nous entrions dans le Bell Sound (baie de la Cloche). M’arrachant à la douce chaleur et à la nuit factice de la cabine, je remonte au grand jour sur le pont. Nous sommes dans le bras méridional du Bell-Sound que les cartes désignent sous le nom de « Baie de la Recherche, » en souvenir de l’expédition française de 1839. L’aspect du paysage ne doit pas avoir changé depuis cette date lointaine, car les contrées inhabitées restent immuables. Cette baie déserte nous offre le type des fjords du Spitzberg. Et comme le Spitzberg n’est que le prolongement sous-marin de la péninsule Scandinave, on y trouve, à première vue, dans l’aspect général du paysage, une certaine analogie avec les fjords de l’extrémité septentrionale de la Norvège : les vallées et les montagnes, avec leur imposante décoration de glaces et de neiges éternelles, ont le même caractère alpestre que sur le littoral si profondément découpé du Finmark et du Nordland ; ce sont les mêmes pentes abruptes et les mêmes glaciers bleuâtres ; mais le voisinage du pôle donne au paysage du Spitzberg un aspect arctique d’une vigueur beaucoup plus intense et d’une beauté beaucoup plus saisissante : outre que les glaciers du Spitzberg sont plus grands et plus nombreux, ils ont, sur ceux du nord de la Norvège, l’avantage de pouvoir s’étendre sans que rien les arrête dans leur marche irrésistible ; ils se frayent un chemin jusqu’à la mer, et, même arrivés au terme de leur route, ils voyagent encore sur les eaux sous forme de glaçons flottans.

C’est là le spectacle enchanteur que nous avions sous les yeux au moment où l’Oihonna mouillait dans la Baie de la Recherche, qui s’ouvre au sud du Bell-Sound. Imaginez une large baie déserte où l’œil cherche vainement, comme dans les fjords norvégiens, un coin de verdure, un arbrisseau, une habitation humaine ; tout autour de ce vaste bassin à peu près circulaire, des montagnes brunes, nues, tachetées, par places, de larges plaques de neige ; dans l’intervalle entre les montagnes, dans chaque vallée, dans chaque ravin, des coulées de glace, dont plusieurs, larges d’un kilomètre environ, viennent tomber à pic dans la mer, sur tout le pourtour du fjord, semblables à d’énormes cataractes qui se seraient subitement figées. Les coulées de glace sont coupées ras par la mer, comme si les eaux d’un déluge étaient remontées jusqu’à mi-hauteur des Alpes. De ces grands glaciers marins se détachent constamment les séracs, qui s’abîment avec fracas dans les eaux, et qui, emportés au large, forment ces flottilles de glaçons qui s’en vont à la dérive sur la surface verte et miroitante de la baie admirablement abritée du vent par le cercle des montagnes. Dans la claire et limpide atmosphère, les pics neigeux se détachent en lignes fines et nettes : leurs cimes inviolées, hautes de 500 à 600 mètres, et qui, par une singulière illusion, paraissent deux fois plus hautes, n’ont point de noms, à l’exception du Mont de l’Observatoire, qui surgit au sud de la baie, et du Mont de la Cloche, qui occupe la petite presqu’île qui s’avance entre la baie et la mer.

Nous mouillons à l’endroit où mouilla la corvette la Recherche, qui donna son nom à cette admirable baie. Les chaloupes sont mises à la mer, à la suite d’un petit remorqueur qu’actionne un moteur à benzine d’invention récente. Et nous voilà voguant à travers le drift, la flottille de glaçons, sur l’eau froide du fjord, dont la température est exactement de 2 degrés centigrades, tandis que la température de l’air est de 4 degrés. Nous ne nous lassons pas d’admirer les formes fantastiques et les nuances délicates de ces innombrables débris de glaciers, au milieu desquels nous nous faufilons comme dans un labyrinthe. Quelle fête pour les yeux ! Des troupes de canards, des mouettes, des eiders, des plongeurs qui nagent pur couple, s’enfuient à tire-d’aile à notre approche, et pendant que nos chasseurs se livrent à leur barbare amusement, j’observe les magnifiques jeux de lumière particuliers aux régions arctiques. La nappe paisible du fjord, que ne ride aucune brise, resplendit de longues traînées lumineuses, qui ont des éclats d’émeraude ; les neiges et les glaciers des montagnes se réfléchissent avec une admirable netteté dans le miroir des eaux. Par une étrange illusion d’optique, due à la grande pureté de l’atmosphère, le liquide cristal est d’une telle transparence, dans sa parfaite immobilité, qu’on n’aperçoit point la ligne de démarcation entre la terre et l’eau, et que, vu d’une certaine distance, notre navire semble voguer dans l’air.

Le but de notre expédition nautique est le grand glacier situé à l’extrémité orientale de la baie, celui connu sous le nom de « glacier de l’Est. » Nous en rasons le front, qui tombe à pic dans la mer, comme une muraille d’albâtre, d’une teinte azurée, haute de vingt mètres, large d’un kilomètre, criblée de mille cavernes dans lesquelles nichent de bruyantes colonies d’oiseaux. Les contrées voisines du pôle offrent seules le type grandiose de cette structure glaciaire des anciens âges géologiques. Dans le nord de la Norvège on peut voir, il est vrai, des glaciers se frayant un chemin jusqu’au bord de la mer, mais ils y meurent en pente douce. La caractéristique des courans de glace du Spitzberg, c’est le front terminal par lequel ils forment, au moment où ils atteignent la mer, une chute aussi brusque que celle du Niagara. Au Spitzberg comme ailleurs, les glaciers ont leurs périodes de progrès et de recul. Dans la Baie de la Recherche, nous avons vu des moraines à découvert qui attestent une période de retrait. Nous pouvions observer çà et là, sur la montagne, les traces indéniables d’anciens glaciers aujourd’hui disparus.

Nous atterrissons au Sud du glacier de l’Est. Un atterrissage au Spitzberg n’est pas aussi commode qu’un débarquement dans un de nos ports ; mais grâce à nos longues bottes de mer, l’obstacle d’eau glacée qui s’étend entre le canot et la grève est aisément franchi. Quelle joie de mettre pied sur cette terre déserte et inhabitée ! Equipés comme des explorateurs arctiques, armés les uns du fusil, les autres du piolet, les autres du kodak, nous nous éparpillons sur ces rives infréquentées, chacun se dirigeant au gré de sa fantaisie. Les uns entreprennent l’ascension de la montagne voisine, le Mont de l’Observatoire, qui nous domine de 500 mètres ; d’autres s’en vont en chasse ; pour ma part, j’accepte avec joie la proposition de M. Brun, le géologue de Genève, qui ne prétend à rien moins que de conquérir les glaciers vierges du pas de l’homme, et qui dans ce dessein a emporté tout son attirail de montagne : sac alpin, corde de soie, piolet. Pour que la corde soit efficace, il nous faut un autre adjoint : ce sera le professeur Karl. Débuter par un glacier du Spitzberg, voilà un exploit peu banal dans les annales de l’alpinisme : tel est pourtant le cas de M. Karl, qui n’a jamais de sa vie vu un glacier, et qui, avec un courage inconscient, se joint à nous. Après un dernier coup d’œil à l’Oihonna, dont nous n’apercevons plus que les mâts, qui émergent à une lieue de distance du sein des glaces flottantes, nous partons à trois heures du matin.

Nous attaquons le glacier par la moraine latérale. Cette moraine, qui nous frappe par son ampleur tout à fait inconnue dans les Alpes, est dominée par une gigantesque paroi blanche : on dirait, à première vue, d’une roche de dolomie, mais un échantillon nous révélera à l’analyse un marbre blanc identique au marbre de Carrare. Le Spitzberg n’a donc pas seulement des gisemens de charbon, voici encore une carrière à exploiter pour la statuaire si les gisemens du Pentélique et de Carrare venaient à s’épuiser. Des myriades d’oiseaux polaires, des mouettes, des guillemots, des bruans, habitent cette montagne de marbre et ont leurs places de ponte dans les cavernes dont elle est criblée : nous sommes littéralement assourdis par la prodigieuse cacophonie que produisent les cris de ces oiseaux allâmes. Nous pataugeons sur la moraine dans une boue molle où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe, cette boue qui est le désespoir des explorateurs polaires, et qu’engendre le constant travail d’imbibition qui ne s’arrête qu’en hiver.

Quittant cette odieuse moraine, nous nous engageons bientôt sur le glacier, armés du piolet et solidement attachés à la corde. M. Karl, que nous avons mis entre nous deux parce qu’il n’a pas de piolet ni même de bottes ferrées, se tire d’affaire beaucoup mieux qu’on n’eût pu l’attendre d’un débutant. Pourtant le travail est rude : la glace est sillonnée de profondes crevasses, qu’il nous faut longer jusqu’à ce qu’elles nous offrent un passage que nous puissions franchir en sautant. Trois fois, M. Karl, dont les semelles glissaient sur les pentes de glace, fut précipité dans ces crevasses, et, chaque fois, il dut la vie à la corde qui unissait nos destinées. Nous trouvons sur la glace quantité d’ossemens et de plumes dont la présence est due au voisinage de la roche aux mouettes : ces oiseaux en quête de nourriture n’hésitent pas à traverser au vol le fleuve de glace d’une rive à l’autre. Les cristaux de glace que nous récoltons sont identiques à ceux des Alpes. Les « moulins » abondent, avec leur eau bleue et leurs glouglous connus de quiconque a pratiqué les glaciers. Mais ce qui est bien particulier au Spitzberg, ce sont ces grottes de glace décrites par Garnwood, dont nous rencontrons un curieux spécimen : nous y récoltons non plus de la glace de glacier, mais de la glace de lac cristallisée ; ces grottes, en effet, ne se trouvent qu’à la sortie d’un lac, et l’on en doit conclure qu’un lac a dû exister antérieurement en cet endroit. Ces lacs de glacier sont encore un phénomène particulier aux régions arctiques : on les rencontre, au Spitzberg comme au Groenland, sur toutes les grandes nappes de glace. Nous notons, pour l’eau du glacier, une température de + 0,3 ; pour celle de l’eau courante, de + 0,1 ; pour celle de l’air, de + 4,7. Le glacier est aussi tiède, à cette heure matinale, qu’il le serait en Suisse à trois heures de l’après-midi. Comme l’atmosphère est absolument calme, il nous semble que la température de l’air est beaucoup plus élevée : nous avons même, pour marcher plus aisément, abandonné nos pardessus au bas du glacier. Il semble paradoxal qu’on puisse se plaindre de la chaleur au Spitzberg. Et pourtant, sir Martin Gonway a constaté que le soleil y est parfois cuisant sur les glaciers : il lui est arrivé de suer à grosses gouttes et de ne pouvoir supporter qu’un léger vêtement[1].

Au bout d’une heure et demie, nous atteignons le plateau de glace, qui va s’abaissant vers le milieu pour descendre vers la mer. Dans nos Alpes, le grand glacier d’Aletch peut à peine donner l’idée de ces immenses nappes congelées. En mesurant de l’œil la largeur du plateau, nous estimons qu’il nous faudrait bien quatre heures pour le traverser de l’un à l’autre bord. Du point où nous sommes, nous dominons toute l’étendue de la Baie de la Recherche, nous y voyons flotter des milliers de glaçons, et sur le bord opposé, en face de notre glacier dont le front s’oriente de l’Est à l’Ouest, nous apercevons un autre front de glacier tombant à pic dans le fjord. Dans chaque anfractuosité, tombent d’autres courans de glace. Toutes les vallées, tous les ravins en sont comblés, et il n’y a guère d’autres routes pour pénétrer dans l’intérieur du pays : c’est par ces routes que Conway et Garnwood explorèrent le Spitzberg, à l’aide de traîneaux que leurs hommes tiraient sur la glace. A la vue des profondes crevasses dont cette glace est coupée, on se rend compte des difficultés de l’entreprise.

Renonçant, faute de temps, à traverser le glacier jusqu’à son bord occidental, et voulant en avoir une vue d’ensemble, nous quittons le plateau de glace pour escalader le puissant massif de marbre blanc qui le domine : nous nous élevons sur une paroi presque verticale, à travers une boue de pierres pourries, où il nous faut tailler des pas au piolet : nous parvenons ainsi, non sans péril, à un poste d’observation situé à une altitude de 190 mètres. De ce point vertigineux, où nul être humain ne s’est certainement aventuré avant nous, nous dominons le glacier jusqu’à sa naissance. Ce spectacle surpasse en grandeur tout ce qu’on peut imaginer : nous distinguons fort bien, au-dessus de la gigantesque coulée de glace, le blanc névé d’où elle sort ; immense champ de neige qui semble, comme la mer, n’avoir point de limites. Toute cette blancheur éblouissante contraste avec les sombres parois des montagnes, tandis que les cimes neigeuses ont des tons roses d’une beauté idéale. Ce qui nous frappe le plus vivement, c’est le silence absolu qui règne dans ce monde mort : l’air est parfaitement calme ; plus un bruit d’oiseau ; rien que le bruit sinistre de la glace qui craque ; les mouettes, qui nous assourdissaient de leurs cris discordans, ont disparu, et nous ne voyons même plus la mer, cachée par le massif que nous avons contourné. Jamais je n’ai éprouvé avec une telle intensité, que dans ce coin perdu du Spitzberg, la sensation déprimante de l’isolement.

Il nous fallait songer à retourner à bord : nous étions parvenus en trois heures à notre poste aérien, trois heures nous restaient pour rejoindre l’Oihonna. Nous regagnons le glacier avec mille précautions, car à la descente ces parois verticales, avec le vide en perspective, donnent le vertige, ce dont ne semble pas se douter notre novice M. Karl qui, à notre grande stupéfaction, possède toutes les ressources d’un alpiniste de race. La descente du glacier fut assez mouvementée. Il fallut tailler des pas au piolet, nous eûmes de nombreuses glissades, et plus d’une chute dans les crevasses, mais nous arrivâmes néanmoins, sains et saufs, au pied de la roche aux mouettes, et ce fut avec bonheur que nous vîmes renaître, à l’approche de la mer, la vie qui avait disparu sur les hauteurs, la vie dont les oiseaux sont ici les seuls représentans. Nous voulûmes, avant de regagner la plaine, aller contempler du haut d’un sérac la vue saisissante du front du glacier. Nous nous risquons, l’un après l’autre, jusqu’au bord du sérac, attachés à la corde que les deux autres maintiennent solidement, car, à tout moment, le sérac peut venir à s’écrouler. Du haut de ce périlleux poste, nous plongeons à pic sur la moire d’eau morte qui ronge le glacier à vingt mètres plus bas. C’est un prodigieux et fantastique hérissement de séracs, creusé de grottes et de cavernes, éphémère édifice que la marée sape et disloque lentement et sûrement. Une minute après que le dernier d’entre nous a contemplé ce spectacle inconnu dans nos Alpes, un énorme sérac, tout proche de celui que nous venons de quitter, s’abîme dans la mer, avec un fracas de tonnerre. La chute est si soudaine que nous restons cloués là pendant quelques instans, pâles d’émotion. Un quart d’heure après, le sérac même sur lequel nous nous étions aventurés s’écroulait à son tour. Nous l’avions échappé belle !

Parvenus au bas du glacier, nous trouvons, dans la plaine spongieuse qui borde la mer, nos botanistes occupés à faire une riche récolte de mousses. Ces mousses, dont se nourrissent les rennes, sont presque toute la végétation terrestre du Spitzberg. La végétation aquatique est représentée par les magnifiques algues vertes qui se balancent au fil du courant dans les eaux glaciales des ruisseaux. Nos minéralogistes rapportent des spécimens de péridotite et de serpentine, la pierre schisteuse que travaillent les Esquimaux. Nos chasseurs ont tué des eiders, des hirondelles de mer, des goélands de toute taille. Un Russe, qui se dit professeur, est très fier d’avoir découvert au sommet du mont de l’Observatoire, à 750 mètres d’altitude, trois bouteilles contenant des papiers : avec une candide désinvolture, il a enlevé les papiers écrits dans une langue qu’il ne pouvait comprendre. Cet acte d’une inconsciente barbarie se passe de commentaires. Le capitaine comte Stenbock y a mis ordre en se faisant remettre les documens, qui seront détenus par lui jusqu’à ce qu’ils puissent être remis à leur place. Ces documens remontent à l’expédition de la Recherche.


IV

Rentrés à bord, à neuf heures du matin, assez fatigués de notre rude excursion à jeun, nous déjeunons de bon appétit, et nous achevons sur la couchette notre sommeil interrompu, pendant que l’Oihonna reprend sa route vers le Nord et laisse à l’Ouest la Baie des Glaces que nous visiterons au retour. Quand le clairon du dîner nous réveille, à une heure, nous voguons sur l’Océan par un temps superbe. Le ciel est si beau, le soleil si radieux qu’à la vue d’une île qui passe, l’un de nous s’écrie : « Voilà Capri ! » Le fait est qu’à ce moment, le paysage me rappelle plutôt la côte dalmate que je visitais naguère. Les oranges et les bananes qu’on passe au dessert, sous le 78e degré, ajoutent encore à l’illusion.

Pendant plusieurs heures, nous naviguons en vue de la longue île du Prince Charles Foreland. C’est une faveur absolument exceptionnelle que de pouvoir contempler, par un brillant soleil sans aucun voile, cette mystérieuse terre qui s’étend du 78e au 79e degré, et que les cartes marquent par un simple pointillé, parce qu’elle est toujours enveloppée de brumes épaisses. Dans la claire atmosphère, si rare en ces parages, nous apercevons distinctement, en arrière de la grande île, les énormes glaciers du Spitzberg occidental. Les cimes de l’archipel, aux teintes du violet le plus délicat, contrastent vivement avec les sombres falaises brunes qui tombent à pic de l’île du Prince-Charles. Ces murailles inaccessibles ne portent ni un pouce de verdure, ni une plaque de neige, ni un filon de glace. Le Long détroit (Foreland Sound), qui s’ouvre entre l’île du Prince-Charles et le Spitzberg, et qui n’est accessible, à cause de ses bas-fonds, qu’aux petits bâtimens, a été visité par Conway, qui a observé de nombreux glaciers sur la côte orientale de l’ile, tandis que la côte occidentale en est dépourvue.

Dans la journée, le vent a sauté du Nord au Sud, et c’est ce qui compromet la réalisation d’une partie de notre programme. Au repas du soir, le capitaine Bade nous fait une communication par laquelle il nous expose que ce fâcheux vent du Sud peut faire dériver les glaces vers la côte septentrionale du Spitzberg et bloquer d’un moment à l’autre l’entrée du Wijdefjord. La prudence commande donc, avant de s’aventurer sur la côte septentrionale, d’aller reconnaître tout d’abord la position de la banquise, dont l’exploration fait partie du programme d’une croisière polaire. Aujourd’hui, la mer est libre ; elle nous livre passage vers le Nord, mais qu’en sera-t-il demain ? Sous l’influence du vent du Sud, cette mer libre peut se transformer d’un jour à l’autre en un dédale de glacés, coupé de chenaux inextricables. Et si nous étions cernés, qui donc viendrait nous délivrer ! Le capitaine, en entreprenant cette croisière, n’a pas seulement assumé la tâche de nous conduire aux glaces éternelles ; il a assumé aussi la responsabilité de nous ramener au port. Cette déclaration est ratifiée par les applaudissemens de l’assistance.

Vers sept heures du soir, nous franchissons le 79e degré, et nous saluons de loin la Baie du Roi (King’s Bay), au fond de laquelle surgit, dans la distance, une magnifique chaîne de pics neigeux, nuancés de ces admirables teintes violettes qui sont particulières aux paysages arctiques. Toutes ces montagnes du nord du Spitzberg sont neptuniennes, et offrent des aspects bien différens de celles du sud de l’archipel, qui se rattachent par leur formation à la péninsule scandinave : c’est un monde fantastique de crêtes aiguës, de pinacles, d’aiguilles, sillonné de vastes courans cristallins, qui aboutissent à la mer en larges falaises de glace. De ces courans figés, les plus remarquables sont ceux que les cartes désignent sous le nom des « Sept Glaciers » et qui occupent cette partie du littoral comprise entre la Baie du Roi et la Baie de la Madeleine. Ce panorama, qui défile pendant quatre heures sous nos yeux, est bien le plus saisissant de toute cette côte occidentale, qui offre tant de tableaux merveilleux. Qu’on s’imagine une succession de fronts de glaciers qui se rangent les uns à la suite des autres sur une étendue de 40 kilomètres, et dont les plus larges n’ont pas moins de 5 à 6 kilomètres. Je n’ai rien vu de plus grandiose, dans les autres parties du monde, que ces sept fleuves qui se précipitent des montagnes dans l’Océan, comme des cataractes subitement congelées, magnifique front de bandière qu’il nous a été donné d’embrasser d’un coup d’œil dans son prodigieux développement, jusqu’aux pics éblouissans de neige qui alimentent cette armée de glaciers géans.

A onze heures du soir, nous dépassons la baie de Hambourg dont l’entrée est marquée par des pics très déchiquetés. Il y règne une brume intense, et, selon toute apparence, la neige y tombe abondamment. Aussi bien, le capitaine Bade, qui avait encore jusqu’à ce moment des hésitations sur la route à suivre, et qui n’attendait que l’arrivée en ce point pour prendre son parti, décide-t-il que, dès cette nuit, nous irons au large, à la recherche du pack. Nous dépassons l’île des Danois, qu’enveloppe une auréole funèbre depuis le départ d’Andrée, puis l’île d’Amsterdam, située à l’extrémité nord-ouest du Spitzberg. Ces îles perdues sous le 80e degré de latitude sont d’un aspect farouche, sinistre, et l’on a peine à comprendre que les Hollandais et les Danois aient été assez audacieux pour s’y établir au XVIIe siècle, poussés par l’appât du gain que leur assurait la pêche de la baleine. On ne saurait imaginer un tableau plus sombre et plus sauvage que celui de ces hautes roches brunes qui tombent à pic dans la mer, trop abruptes pour retenir les neiges qui ne se montrent que par longs filons épars. Mais au loin, dans l’intérieur de la grande terre qui s’étend derrière les îles, apparaît une très haute cime, immense dôme tout blanc dans son manteau de neige, que frappent les rayons du soleil de minuit.


JULES LECLERCQ.

  1. Sir Martin Conway, l’Alpinisme au Spitzberg, traduit et résumé par M. Charles Rabot.