VIE ROMANESQUE
D’UN ROMANCIER

Je serais bien fâché de passer pour un détracteur de mon temps. Je serais bien plus fâché encore de laisser croire que je n’estime pas les hommes s’ils n’ont eu une existence « accidentée ». Mais je puis bien constater que la vie des artistes et des gens de lettres s’embourgeoise. Ce que nous savons des contemporains célèbres n’est pas très intéressant. Et un Vasari moderne ne ferait sans doute pas ses frais, car nous voyons plus de personnes occupées à s’installer confortablement dans la vie et à exploiter leur talent avec bénéfice qu’il n’en est ayant le souci de vivre en beauté et le dédain du qu’en dira-t-on.

Il ne faudrait point blâmer ce goût — d’ailleurs universel dans la France d’aujourd’hui — de la régularité et de l’ordre. Un pareil goût nous est garant que l’anarchie politique est trop contraire à ses instincts et à ses mœurs pour durer toujours. Que ceux-là mêmes qui ont choisi la carrière la plus aventureuse et ont obéi à la vocation la plus riche en incertitudes se conduisent comme des bureaucrates, fassent des économies et attendent la retraite, c’est le signe que l’attrait de la sécurité est devenu bien puissant. Nous sommes d’un temps très petit bourgeois où les révolutionnaires vont au Mont Saint-Michel non pas comme Blanqui, en prisonniers, mais pour y prendre les bains de mer en famille. On connaît des chirurgiens, des financiers, des commis voyageurs et même des gens du monde dont la vie a été capricieuse. Mais on nommerait avec difficulté une douzaine d’artistes contemporains dont la biographie vaille la peine d’être contée. On cite Arthur Rimbaud. Et puis après lui ?

C’est pourquoi l’on ne prend que plus d’intérêt à celles de ces existences qui sortent du commun. Peut-être à cause de cela se souviendra-t-on plus longtemps, par exemple, de Rimbaud que de Mallarmé. Pourtant le talent du premier fut mince. Et le second fut un chef d’école, exerça une réelle influence littéraire : mais c’était un professeur d’anglais qui logeait rue de Rome, corrigeait des thèmes au lycée Condorcet et, le dimanche, payait sa stalle au concert Lamoureux, tandis que Rimbaud courut le monde et les aventures et revint, chargé d’or, des fabuleuses contrées : alléchante introduction à son œuvre poétique, bien que c’en ait été l’épilogue.

Il y a un romancier anglais dont la personnalité doit nous être, en France, sympathique à beaucoup d’égards, et de qui l’œuvre bénéficie de la même sorte de prestige. C’est Robert-Louis Stevenson, dont on traduit de plus en plus et avec un croissant succès, les amusants récits. Il n’en a pourtant pas réussi de meilleur ni de plus original, à mon sens, que celui de sa vie elle-même.

L’originalité, ce n’est certes pas ce qui a manqué aux artistes anglais du XIXe siècle, depuis Byron et Shelley jusqu’aux préraphaélites et à ce malheureux Oscar Wilde. Mais l’originalité de Stevenson n’a rien de rude, d’orgueilleux, ni de théâtral. Elle est faite au contraire de simplicité et de sincérité. Ceux qui ont lu Enlevé ou le Prince Otto, par exemple, reconnaîtront que l’art et la nature s’allient aussi parfaitement dans son existence que dans ses livres. Feuilletons donc le vrai roman de Stevenson, qui a trouvé déjà au moins dix narrateurs anglais et que M. Albert Savine vient de résumer de la manière la plus attachante.

Robert-Louis Stevenson était né à Edimbourg en 1850 d’une famille honorable, fortunée, où les choses de l’esprit étaient en honneur, mais d’ailleurs terriblement calviniste et puritaine. Deux circonstances permirent à Robert Stevenson d’échapper à la funeste influence d’une stérilisante religion. D’une part, son grand-père et son père étaient des hommes aventureux et entreprenants, dont le métier non dépourvu de pittoresque consistait à organiser et à inspecter des phares le long de la côte écossaise. D’autre part, sa mère, quoique fille de pasteur, n’avait rien de la rêche austérité presbytérienne. C’était un esprit orné, ouvert, charmant et qui dès le berceau introduisit le jeune Stevenson dans le monde de la poésie et des légendes. Voilà, pour un artiste, d’assez favorables hérédités.

Stevenson était destiné à faire, lui aussi, un ingénieur des phares. Quelque temps il courut les côtes, les îles et les promontoires et il en garda le goût de la mer, des horizons, de la solitude et des voyages. Et puis sa santé fragile l’obligea, très jeune encore, à renoncer à une carrière aussi fatigante, et d’ailleurs trop régulière, trop monotone encore à son gré. Sa vocation d’artiste s’est déjà révélée à lui-même. Il se sent né pour une autre besogne que celle des feux tournants et des feux fixes. Pour rétablir sa vigueur physique, les siens ne regardent pas à l’argent. On l’envoie vivre sur le continent, sous de plus chauds climats, pour combattre la phtisie. Longuement, à loisir, il visite la Suisse, l’Italie, la France. S’il n’y trouve point la guérison, c’est en France pourtant qu’une prédilection le retient le plus. Et si son intelligence, son art et sa vie ne s’y fixèrent pas, c’est qu’il n’était pas de l’espèce des hommes que les choses et le sol peuvent fixer. Mais il y trouva et ses sympathies et ses destinées.

À vingt-cinq ans, Stevenson est un grand diable d’Anglais qui passe son temps à travers nos livres et à travers nos paysages. Accompagné de quelque excentrique insulaire de ses amis, on le voit tantôt parcourir en périssoire le réseau de nos canaux, tantôt flâner dans les Cévennes à dos d’âne. Les phares d’Edimbourg, les vieilles mœurs de famille, la respectabilité et le calvinisme, tout cela est déjà fort loin, ne forme plus que des matériaux pour les romans futurs. Le cerveau de Stevenson est organisé uniquement pour recueillir des impressions fortes et abondantes et pour les transposer ensuite dans des œuvres d’imagination et d’art. La France est un des lieux du monde, entre tous ceux où il vécut, qui devait le plus enrichir et frapper sa sensibilité artistique. Peu d’étrangers ont compris comme lui notre esprit et notre histoire. Ses romans sont moins d’un Walter Scott châtié que d’un Dumas scrupuleux de la forme. Comme l’Écosse d’abord, comme les îles du Pacifique plus tard, la France fut une des patries de ce vagabond. Son génie s’y forma, sa destinée y prit une nouvelle face. Il n’oublia jamais que c’est d’un point de notre territoire que devait partir pour lui un nouveau cycle d’aventures.

Rejoignant un jour, après de longues et nonchalantes promenades sur sa périssoire la Cigarette, la petite colonie d’artistes établie à Greg et où il aimait à revenir, il aperçut, tout en amarrant son esquif, une nouvelle venue dans le groupe de ses amis. Il en fut frappé sur-le-champ. Il ne tarda pas à apprendre que cette dame était une Américaine, victime « d’une de ces douloureuses tragédies de la vie domestique qui ne font pas de bruit dans le monde ». De la tragédie lui restaient un fils et une fille, peu de bien et une situation compliquée. Rien de cela n’était pour arrêter Stevenson. L’entrevue datait du coucher du soleil. À l’aube suivante, il avait pris sa décision : il s’embarquait dans la tragédie.

Mais la famille de Fanny Osbourne — tel était le nom de l’inconnue — refuse de consentir au mariage. Celle de Stevenson refuse plus encore. De San-Francisco on prive l’une de ressources. D’Edimbourg on coupe les vivres à l’autre. Fanny retourne en Amérique afin d’arranger, s’il se peut, ses affaires. Robert-Louis, dévoré d’inquiétude, et d’ailleurs plus que jamais rongé de tuberculose, ne tarde pas, ayant pu se procurer quelque argent, à prendre place sur un navire d’émigrants, où, sans les soins qui lui sont nécessaires, toussant et grelottant, il travaille à ses essais de littérature, car il a la volonté de se faire une fortune et un nom. C’est en piteux équipage que le petit lord, le fils de famille des voyages en Italie et en France, arrive en Californie. Il roule parmi la basse pègre des chercheurs d’or, il gagne sa vie comme il peut en apprenant à lire aux enfants, il ne meurt pas de faim, mais tout juste, et de la même encre dont il écrit ses premiers chefs-d’œuvre, il noircit le cuir de ses bottes éculées.

Tant d’épreuves eurent un triple terme. Stevenson, tombé plus malade que jamais, est aux portes du tombeau. Son père l’apprend, et touché, pardonne et rétablit la pension du fils prodigue. En même temps Fanny Osbourne se trouve enfin libre de lui accorder sa main.

Fortune, situation dans le monde, santé, Stevenson avait tout perdu dans cette romanesque poursuite du bonheur. Il eut pourtant cette chance incroyable de l’atteindre. On citerait peu d’unions plus extraordinaires, échappant davantage aux conditions courantes de la vie et en même temps accompagnées de plus de félicité. Partis d’Edimbourg et de San-Francisco, les fils de deux destinées étaient venus se croiser en Seine-et-Marne. Ils ne se dénouèrent qu’aux îles Samoa.

Ni Stevenson ni sa femme ne tenaient à rentrer dans le monde civilisé, que leurs tribulations leur avaient fait prendre en dédain. En règle cependant avec les lois célestes et humaines, Stevenson et sa compagne décidèrent de vivre indépendants sur la planète. Le succès était venu à ses livres. Les magazines pour la jeunesse se disputaient ses romans d’histoire et d’aventure. Malgré la fièvre et la toux, il écrivait avec un zèle infatigable dans tous les lieux où l’atmosphère favorisait ses poumons, à Hyères comme au Colorado ou au Canada. Finalement c’est dans le paradis océanien qu’il décida de se retirer. À bord de son schooner, le Casco, il court le Pacifique, composant ses romans, si consciencieux, si variés, si spirituels et si curieusement ciselés. On le voit à Tahiti, aux îles Hawaï, à l’archipel Gilbert. Il préfère à toutes les sociétés d’Europe celle des Polynésiens, les plus doux des anthropophages. Cet artiste littéraire, qui continue de se tenir au courant des dernières œuvres de nos écrivains français, ne dédaigne pas de frayer avec des sauvages qui l’appellent Tusitala, c’est-à-dire « conteur d’histoires», tandis que Mme Stevenson reçoit l’aimable surnom d’Aolélé, ce qui signifie « belle comme un nuage qui vole ».

C’est un aimable surnom pour la compagne d’un fantaisiste comme Stevenson. Et c’est une chose originale autant qu’aimable que la strophe de ses Chants de voyage, où Stevenson a exprimé son bonheur et sa reconnaissance envers Aolélé :

Fidèle, brune, vive, sincère,
Avec des yeux d’or où perle la rosée des buissons,
Franche comme l’acier, droite comme une lame,
La grande Artiste
Fut ainsi ma compagne.
Honneur, colère, vaillance, flamme,

Amour qu’une existence ne saurait lasser,
Que la mort ne saurait éteindre, que le mal ne peut agiter,
Le puissant Maître
Lui donna tout cela.
Servante tendre, camarade, épouse,
Compagne fidèle de voyage à travers la vie,
Cœur débordant, âme libre,
L’Auguste Père me la donna telle.

Ainsi, vers 1890, dans une île du Pacifique, Tusitala célébrait Aolélé. Peu de temps après, la phtisie l’emporta, les Canaques le pleurèrent et l’on grava sur sa tombe cette épitaphe rédigée par lui-même dans le pur style de la poésie polynésienne :

Il repose là même où il aspirait à être,
Il est chez lui, le marin, chez lui au retour de la mer,
Il est chez lui, le chasseur, au retour de la colline.

Telle fut la vie romanesque de Stevenson. Elle est agréable à rappeler au moment où ses romans trouvent dans notre langue, qu’il aima tant, de zélés traducteurs et, parmi nos amateurs de bons livres, un succès mérité.

25 août 1905