Au Roi, sur sa conquête de la Franche-Comté

Au Roi, sur sa conquête de la Franche-Comté
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 223-230).

LXXII

Au Roi, sur sa[1] conquête de la Franche-Comté.

La Bibliothèque impériale possède deux éditions séparées et une copie manuscrite de cette pièce. L’une des éditions, de format in-4o, est sans lieu ni date ; elle se trouve dans le recueil Thoisy, in-fol., tome IX, en regard de la pièce latine de Santeul ; l’autre forme huit pages in-8o, et est terminée par l’adresse suivante : À Rouen, de l’Imp. de L. Maury, 1668. Dans les deux éditions ces vers sont signés P. Corneille. Dans la seconde, ils sont suivis de la pièce latine, également signée de notre poëte, que nous reproduisons plus bas ; puis des imitations latines que nous donnons après ; et enfin des vers qu’on lira sous le numéro suivant (voyez la notice qui les précède). La copie manuscrite (intitulée : sur la Prise de la Franche Comté) se trouve au folio 63 verso d’un volume qui porte le no 15,244 du fonds français. Ces stances au Roi se rencontrent aussi, à la suite du Poëme sur les victoires du Roi, dans l’édition de 1669, que cite Granet et que nous n’avons pu examiner. Ces stances, la traduction latine par P. Corneille et la pièce latine du P. de la Rue se retrouvent aux pages 84-87 des Idyllia de ce dernier, publiés en 1669, et que nous avons déjà cités et décrits (voyez ci-dessus, p. 192 et 193). On y lit aussi les deux odes en strophes alcaïques, signées de deux jésuites, publiées d’abord dans l’édition originale in-8o. Les Carmina de de la Rue (1688), que nous avons aussi mentionnés plus haut, omettent la traduction latine de Corneille et ne donnent (au livre IV, p. 212 et 213) que ses vers français, en regard de la version latine du P. de la Rue. Quant à la pièce de Santeul, nous la revoyons dans la troisième édition[2] de ses Œuvres.


Quelle rapidité de conquête en conquête,

En dépit des hivers, guide tes étendards ?
Et quel dieu dans tes yeux tient cette foudre prête
Qui fait tomber les murs d’un seul de tes regards ?

À peine tu parois, qu’une province entière 5
Rend hommage à tes lis et justice à tes droits ;
Et ta course en neuf[3] jours achève une carrière
Que l’on verroit coûter un siècle à d’autres rois[4].

En vain pour t’applaudir ma muse impatiente,
Attendant ton retour, prête l’oreille au bruit : 10
Ta vitesse l’accable, et sa plus haute attente
Ne peut imaginer ce que ton bras produit.

Mon génie, étonné de ne pouvoir te suivre[5],
En perd haleine et force ; et mon zèle confus,

Bien qu’il t’ait consacré ce qui me reste à vivre[6], 15
S’épouvante, t’admire, et n’ose rien de plus.

Je rougis de me taire et d’avoir tant à dire ;
Mais c’est le seul parti que je puisse choisir :
Grand Roi, pour me donner quelque loisir d’écrire,
Daigne prendre pour vaincre un peu plus de loisir[7] ! 20




Idem latine[8]

Quis te per medias hiemes, Rex maxime, turbo,
Quisve triumphandi præscius ardor agit ?
Quis deus in sacra fulmen tibi fronte ministrum,
Quis dedit ut nutu mœnia tacta ruant ?

Venisti, et populos provincia territa subdit, 5
Qui tua suspiciant lilia, jura probent ;
Quodque alio absolvant vix integra sæcula rege,
Hoc tibi ter terni dant potuisse dies.

Ecce avida famam properans dum devorat aure,
Et quærit reduci quæ tibi Musa canat, 10
Præcipiti obruitur cursu victoris, et alta
Spe licet arripiat plurima, plura videt.

Impar tot rerum sub pondere deficit ipse

Spiritus, et vires mole premente cadunt ;
Quique tibi reliquos vates devoverat annos, 15
Hæret, et insueto cuncta pavore stupet[9].

Turpe silere quidem, seges est ubi tanta loquendi ;
Turpius indigno carmine tanta loqui ;
Carmina quippe moram poscunt : vel parce tacenti,
Victor, vincendi vel tibi sume moras. 20




Idem.

Quis te, facta novis cumulantem ingentia factis,
Per medias hiemes belli rapit ardor ? et altæ
Fulmina quis fronti Deus indidit, omnia solo
Protinus ut nutu dent mœnia sponte ruinam ?

Venisti, et positis circum undique Sequanus armis
Jura probat supplex, et lilia promis adorat ;
Longaque septenis superas emensa diebus,
Quæ spatia haud alius per sæcula compleat heros.

Nequicquam sonitus et primæ murmura famæ
Musa bibit, grandesque avida spe præcipit ausus,
In laudes arrecta tuas ; sed enim impete rerum
Obruitur, tantisque stupet spem cedere factis.

Ipse adeo immensis animus progressibus impar
Nititur incassum, et cursu defessus anhelat ;
Ac reliquos quamvis tibi dudum addixerit annos,
Hæret inexpletum admirans, nullusque stupori

Est modus ; et pudor est decora inter tanta silere,
Et laudare timor. Tu vati, maxime regum,

Debita ne spatium quondam in præconia desit,
Longius in tales spatium tibi sume triumphos.

Car. de la Rue, Soc. Jesu.




Idem.

Quis te per altas ardor agit nives,
Laurisque lauros accumulat novas ?
Frons unde primo fulminantis
Ictu oculi labefactat arces ?

Venisti, et armis aspera gens tuis
Jurique cedit. Sæcla per integra
Vix frangat alter, quos diebus
Bis quatuor domitos triumphas.

Musam volentem carmine prosequi
Cursu fatigas, obruis impetu :
Quæ fama, quæ spes fingere audet,
Insolitis superantur ausis.

Mens nutat impar gressibus, et licet
Vitæ sacrarit quod reliquum est super,
Rerum eloqui molem laborat,
Et tacito celebrat stupore.

Cum tanta laudum luxuriat seges,
Silere turpe est. Si fidibus jubes
Æquare palmas, lentiore
Mœnia verte inimica ferro.

I. Tourné, Soc. Jesu.




Idem.

Quo te bellandi rapit impetus ? obruis hostes
Contemnens duras hiemes, cumulasque triumphos

Die quibus auspiciis ? quo fulmine ? die quibus armis,
Quisve deus pugnat tecum, et comitatur euntem ?

Te spectante, cadunt, vel solo exterrita nutu,
Mœnia, teque probant Dominum, et tua jura cadendo.
Septima lux palmam asseruit, quam vindice ferro
Non alii obtineant etiam per sæcula reges.

Jam dudum in plausus mea musa erumpere gestit ;
Te reducem exspectans, avidas frustra applicat aures :
Præcipiti cursu antevolas, fallisque parantem
Dicere multa, animum longe superantibus actis ;

Nec jam te capit illa, tuis et laudibus impar
Insolitum miratur, et obstupefacta récusat
Arduum opus, vatemque negato carmine fraudat.
Quid faciam ? pudor est decora inter tanta silere,

Sed laudare labor : nostro succurre labori,
Maxime Rex, mihi quo liceat tua scribere facta,
Da spatium vati, cursusque morare secundos.

Santolius, Victorinus




Idem.

Quis tua, tot cumulans invito frigore lauros,
Ardor agit vexilla ? quis et Deus oppida nutu
Dat tibi fulmineo perrumpere fortius ictu ?
Venisti, et justis fera gens se subjicit armis,
Conficis et velox quod nec per sæcula possit
Rex alius. Mea te affectans celebrare Thalia,
Dum redeas, avidam famæ frustra applicat aurem :
Antevolas, summa et factis præverteris ausa.
Tam rapidum admirans animus mihi concidit, et mens
Fida licet reliquos tibi sponte sacraverit annos,

Te sancto stupet usque metu, nilque amplius audet.
Tot memoranda pudet premere, et, Rex magne, necesse est,
Ni mihi des spatium, ac celeri minus impete vincas.

Carolus du Perier.




Idem alio carmine.

Quis tuum, lectis tibi tot per altas
Et nives palmis, agit ardor agmen ?
Quis Deus nutu quatere addit, instar
Fulminis, arces ?

Te simul videre, tibi feroces
Sequani parent ; rapidusque subdis
Ipse quæ longis neque subdat annis
Oppida Mavors.

Musa te, donec remees, sonare
Gestiens, frustra bibit aure famam ;
Assequi nec fas tua tot sagaci
Prælia sensu.

Gressibus mi mens stupet ægra tantis ;
Ac licet totum tibi me dicarit,
Te pavens spectat, mea nil et ultra
Pieris audet.

Digna tot fatu pudor est silere, et,
Magne Rex, cogar : breve fac anhelæ
Otium Musse, celeresque pualum
Siste triumphos.

Carolus du Perier.




Idem.

Quis te, quis ardor magnanimos rapit,
Princeps, in ausus ; et viridi jubet
Frontem, vel invitis pruinæ
Frigoribus, redimire lauro ?

Quod numen in te fulminis arbitrum
Nutu vel uno mœnia diruit ?
Venis, repentinaque, supplex
Jura probat, domitus ruina

Burgundus ; et quod vix aliis daret
Invicta virtus curriculum integris
Implere sæclis, bis quaternis
Solibus es, Lodoïce, mensus.

Frustra parantem prælia me loqui
Urbesque victas, obruit impetus,
Cursusque inoffensus triumphi,
Spemque avidam tua gesta vincunt.

Victoris impar mens mea passibus,
Quanquam fugacis quod superest mihi
Vitæ tibi ultro consecrarim,
Attonito stupet ore cursum.

Silere turpe est ; perpetuum tamen
Silere cogis : vincere tam cito
Ni desinas, lentisque lentus
Victor agas celebranda Musis.

Rob. Riguez[10], Soc. Jesu.


  1. La, dans l’édition in-4o et dans les Idyllia du P. de la Rue.
  2. J. B. Santolii Victorim Operum omnium editio tertia, 1729, tome I, p. 8-10. On y lit la note survante : « La rapidité de cette conquête engagea Pierre Corneille, pour marquer à Louis XIV que sa plume ne pouvoit pas suivre ses victoires, à faire vingt vers, qui ont été mis en latin par M. de Santeul. » Une autre note donne une rapide biographie de Corneille, et vante « son mérite extraordinaire et son génie supérieur. »
  3. Dans son texte latin Corneille a écrit ter terni… dies (vers 8). De la Rue dans ses deux éditions et Santeul dans la sienne ont mis sept dans le texte français de Corneille et ont traduit ce nombre sept ; les deux autres jésuites y ont substitué le nombre huit. La conquête de la Franche-Comté fut en réalité l’affaire de quelques jours. Le 5 février 1668 le prince de Condé se présenta devant Besançon, dont il reçut les clefs le 7. Salins se soumit le même jour. Le Roi assiégea Dôle le 10, le prit le 14 ; les châteaux de Joux et de Sainte-Anne se rendirent peu après ; en moins de dix-sept jours, toute la Franche-Comté fut subjuguée.
  4. Var. Que nous verrions coûter un siècle à d’autres rois.
    (Copie manuscrite de la Bibliothèque impériale.)
  5. Var. Mon génie, étonné de ne te pouvoir suivre.
    (Copie manuscrite de la Bibliothèque impériale.)
  6. Dans l’édition de Santeul : « ce qui lui reste à vivre. »
  7. Boileau se rappelait sans doute ces vers, lorsqu’il commençait ainsi sa huitième épître, composée en 1675 :
    Grand Roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire.
  8. Ce titre est celui des éditions originales. De la Rue y ajoute dans ses Idyllia : « Ab eodem auctore P. Cornelio. »
  9. Voyez ci-dessus, p. 72, note 1.
  10. Le P. Robert Riguez est l’éditeur du Velleius Paterculus, dans la collection ad usum Delplini (1676, in-4o). On a de lui d’autres vers intitulés : Ludovico Borbonio principi Condæo, Gallici exercitus in Germania imperatori, in-folio, 2 ff.