Au Roi, sur « Cinna », « Pompée », « Horace », « Sertorius », « Œdipe », « Rodogune », qu’il a fait représenter de suite devant lui à Versailles, en octobre 1676

Au Roi, sur « Cinna », « Pompée », « Horace », « Sertorius », « Œdipe », « Rodogune », qu’il a fait représenter de suite devant lui à Versailles, en octobre 1676
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 309-314).

LXXXVII

Au Roi,
sur Cinna, Pompée, Horace, Sertorius, Œdipe, Rodogune, qu’il a fait représenter de suite devant lui à Versailles, en octobre 1676.

On lit dans le premier volume du Mercure galant de 1677, après un éloge de l’Isis de Quinault représentée pour la première fois à Saint-Germain le 5 janvier 1677 : « Les beautés de cet opéra n’ont point fait perdre au Roi et à toute la cour le souvenir des inimitables tragédies de M. de Corneille l’aîné, qui furent représentées à Versailles pendant l’automne dernier. Je vous envoie la copie que vous m’avez demandée des vers que fit[1] cet illustre auteur pour en remercier Sa Majesté. » Ensuite vient, sous ce simple titre : Au Roi, la pièce qu’on va lire ; puis les réflexions que voici[2] : « Ces vers, dit la Duchesse en interrompant la lecture du Chevalier, sont d’une netteté admirable, et je préfère de beaucoup ces sortes d’expressions, faciles et naturelles, au style pompeux qui approche fort du galimatias. — Je suis de votre sentiment, reprit la Marquise ; mais j’avoue que je n’entends point les deux derniers vers qu’on nous vient de lire, n’y trouvant aucune liaison avec ceux qui les précèdent. — Vous n’avez donc pas vu, lui dit une dame qui étoit auprès d’elle, un placet que M. de Corneille présenta au Roi, il y a quelques mois, et dont tant de gens prirent copie ? Je vais vous le dire, afin qu’il serve d’explication à ce que vous n’entendez pas. Quoiqu’il n’y ait point de pensées, il y a je ne sais quoi d’aisé qui l’a fait estimer de tout le monde. » Après cet éloge on lit dans le Mercure le placet que nous avons reproduit sous le numéro précédent, et l’article se termine ainsi : « J’avois déjà vu ce placet, dit la Duchesse, et je voudrois que Monsieur le Chevalier le donnât à son ami pour le mettre dans son Mercure, car le grand Corneille sera toujours inimitable, et les moindres choses de lui sont à conserver. »

Nous connaissons de cette pièce sur Cinna, etc., deux copies manuscrites anciennes, qui se rapprochent fort du texte du Mercure. La première occupe les pages 146-149 d’un volume de la bibliothèque de l’Arsenal, numéroté HF 191 bis. Ce volume, composé de divers morceaux des poëtes du dix-septième siècle, se termine par cette note : « Acheué ce 12 feurier à 1. heure après minuit 1689. » L’amateur qui formait ce recueil écrivait à la fin de la pièce de Corneille la remarque suivante, naïf témoignage du peu de respect qu’on avait alors pour le texte de nos écrivains illustres : « Ces deux derniers vers ne me plaisent pas, et la chute en est tout à fait désagréable et ne sera point entendue dans cinquante ans d’ici sans commentaire. Si je fais imprimer quelque jour cette excellente épître, je tâcherai de la terminer un peu plus noblement, ou, au pis aller, je la laisserai telle qu’elle est. » — La seconde de ces anciennes copies est sur les folios 31 et 32 du volume 1000 de la collection Gaignières, conservée à la Bibliothèque impériale. Ce volume a pour titre : Pièces diverses, Règne de Louis XIV. — Lorsque l’abbé Bordelon publia cette épître au Roi dans ses Diversitez curieuses en plusieurs lettres (à Amsterdam, chez André de Hoogenhuysen, M.DC.XCIX, in-12, lettre xxxvi, tome II, p. 1 et suivantes), elle était un peu oubliée, si nous en jugeons du moins par les premiers mots de la lettre où il l’a insérée : « Monsieur, quand vous me demandez les vers que fit M. de Corneille pour remercier le Roi des bontés qu’il avoit de demander qu’on rejouât encore en présence de Sa Majesté ses tragédies, et dans quel temps ces vers furent faits, pensez-vous qu’il soit facile de vous contenter là-dessus ? Que cela soit dit en passant, sans prétendre faire beaucoup valoir mes soins pour vous obéir… J’ai enfin trouvé ces vers, les voici ; ils furent faits en 1677. » — Dans ces différents textes, comme dans le Mercure, les vers de Corneille sont simplement intitulés : Au Roi. En 1738, Granet les publia aux pages 100-102 des Œuvres diverses, sous le titre que nous avons reproduit et avec cette note : « Imprimés d’après un manuscrit ; » mais il ne nous dit pas quel est ce manuscrit. Ce texte, assez différent de ceux dont nous avons parlé, est le plus complet, et à bien des égards le meilleur. Il a servi de base au nôtre ; nous nous en sommes écarté en un seul endroit (voyez la note du vers 20).


Est-il vrai, grand Monarque, et puis-je me vanter[3]
Que tu prennes plaisir à me ressusciter,
Qu’au bout de quarante ans Cinna, Pompée, Horace
Reviennent à la mode et retrouvent leur place,
Et que l’heureux brillant de mes jeunes rivaux 5
N’ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux[4] ?
Achève : les derniers n’ont rien qui dégénère,
Rien qui les fasse croire enfants d’un autre père :
Ce sont des malheureux étouffés au berceau,
Qu’un seul de tes regards tireroit du tombeau[5]. 10
On voit Sertorius, Œdipe et Rodogune
Rétablis par ton choix dans toute leur fortune[6] ;
Et ce choix montreroit qu’Othon et Suréna
Ne sont pas des cadets indignes de Cinna.
Sophonisbe à son tour, Attila, Pulchérie 15
Reprendroient pour te plaire une seconde vie ;

Agésilas en foule auroit des spectateurs,
Et Bérénice enfin trouveroit des acteurs[7].
Le peuple, je l’avoue, et la cour les dégradent :
J’affoiblis[8], ou du moins ils se le persuadent ; 20
Pour bien écrire encor j’ai trop longtemps écrit,
Et les rides du front passent jusqu’à l’esprit[9] ;
Mais contre cet abus que j’aurois de suffrages[10],
Si tu donnois les tiens à mes derniers ouvrages[11] !
Que de tant de bonté l’impérieuse loi[12] 25
Ramèneroit bientôt et peuple et cour vers moi !
« Tel Sophocle à cent ans charmoit encore Athènes,
Tel bouillonnoit encor son vieux sang dans ses veines[13],
Diroient-ils à l’envi, lorsque Œdipe aux abois
De ses juges pour lui gagna toutes les voix[14]. » 30

Je n’irai pas si loin ; et si mes quinze lustres[15]
Font encor quelque peine aux modernes illustres[16],
S’il en est de fâcheux jusqu’à s’en chagriner,
Je n’aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m’en promette, ils n’en ont rien à craindre[17] : 35
C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre ;
Sur le point d’expirer il tâche d’éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.
Souffre, quoi qu’il en soit, que mon âme ravie
Te consacre le peu qui me reste de vie : 40
L’offre n’est pas bien grande, et le moindre moment
Peut dispenser mes vœux de l’accomplissement.
Préviens ce dur moment par des ordres propices ;
Compte mes bons désirs comme autant de services[18].
Je sers depuis douze ans, mais c’est par d’autres bras 45
Que je verse pour toi du sang dans nos combats[19] :

J’en pleure encore un fils[20], et tremblerai pour l’autre[21],
Tant que Mars troublera ton repos et le nôtre ;
Mes frayeurs cesseront enfin par cette paix
Qui fait de tant d’États les plus ardents souhaits. 50
Cependant, s’il est vrai que mon service plaise[22],
Sire, un bon mot, de grâce, au Père de la Chaise[23].


  1. Dans la seconde édition du Mercure (p. 45 et 46) cette phrase commence ainsi : « Je vous envoie les vers que fît, etc. ; » et elle est suivie de celle-ci : « Il y a longtemps que vous me les demandez, et je n’en avois pu jusqu’ici recouvrer aucune copie. »
  2. Dans la seconde édition du Mercure (p. 51) ces réflexions sont ainsi amenées : « Avouez, Madame, que ce remerciement est très-ingénieusement tourné, et que c’est avec beaucoup de justice qu’il a eu l’approbation de tous ceux qui ont vu ces vers. — Ils sont d’une netteté admirable, dit la Duchesse, etc. » La fin de la phrase suivante est : « … aucune liaison avec tous les autres. »
  3. Tel est le texte, non pas seulement de Granet, mais aussi des deux éditions du Mercure. Nos autres sources donnent : « et me puis-je vanter. »
  4. Var. N’ôte point le vieux lustre à mes premiers travaux ?
    (Mercure, Manuscrits de Gaignières, de l’Arsenal, et Bordelon.)
  5. Var. Qu’un seul de tes regards peut tirer du tombeau.
    (Manuscrit de Gaignières.)
  6. Var. Déjà Sertorius, Œdipe, Rodogune
    Sont remis par ton choix dans toute leur fortune.
    — Cette variante est commune au Mercure, aux deux manuscrits et au texte de Bordelon. Seulement, au premier vers, le manuscrit de Gaignières porte : « Œdipe et Rodogune ; » et au second, le manuscrit de Gaignières et la seconde édition du Mercure ont : rentrés, au lieu de : remis.
  7. Ces quatre vers (15-18) manquent dans le manuscrit de l’Arsenal, dans les Diversités de Bordelon, et dans la première édition du Mercure (ils sont dans la seconde). — Corneille attribuait aux acteurs le peu de succès de Tite et Bérénice. Voyez tome VII, p. 190 et 191.
  8. Granet met ici je foiblis ; mais comme nous avons trouvé partout j’affoiblis, nous avons cru devoir conserver cette expression, que nous avons déjà vue dans le sens neutre (ci-dessus, p. 95, vers 17).
  9. Montaigne avait dit dans ses Essais (livre III, chapitre ii): « Elle (la vieillesse) nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage. »
  10. Var. Mais contre un tel abus que j’aurois de suffrages.
    (1re édition du Mercure, Manuscrit de l’Arsenal, et Bordelon.)
  11. Var. Si tu donnois le tien à mes derniers ouvrages !
    (Mercure, Manuscrit de l’Arsenal, et Bordelon.)
  12. Var. Que de cette bonté l’impérieuse loi.
    (Mercure, Manuscrit de l’Arsenal, et Bordelon.)
  13. Var. Diroient-ils à l’envi, tel encor dans ses veines
    Bouillonnoit son vieux sang, lorsqu’Œdipe aux abois.
    (2e édition du Mercure, et Manuscrit de Gaignières.)
  14. Var. De cent peuples pour lui gagna toutes les voix.
    (1re édition du Mercure, Manuscrit de l’Arsenal, et Bordelon.)
    — On rapporte que Sophocle étant devenu vieux, ses fils voulurent le faire interdire, et qu’il lui suffit, pour gagner contre eux sa cause, de lire aux juges un des beaux morceaux de son Œdipe à Colone.
  15. Si cette pièce, comme on pourrait le supposer d’après le titre qui lui est donné dans les Œuvres diverses de 1788, a été écrite au mois d’octobre 1676, Corneille, né le 6 juin 1606, était loin encore d’avoir quinze lustres : il n’avait achevé le quatorzième que depuis quelques mois ; nous l’avons du reste, même dans ses écrits en prose, trouvé assez peu exact en fait de dates.
  16. Racine, en 1676, avait déjà fait représenter tous les chefs-d’œuvre antérieurs à Phèdre, qui est de 1677. Iphigénie est de 1674.
  17. Var. Quoi que je me promette, ils n’en ont rien à craindre.
    (2e édition du Mercure, et Manuscrits de Gaignières et de l’Arsenal.)
  18. Ces quatre vers (41-44) : « L’offre n’est pas bien grande, etc., » manquent dans la première édition du Mercure, dans le manuscrit de l’Arsenal et dans les Diversités de Bordelon. On les trouve dans la seconde édition du Mercure et dans le manuscrit de Gaignières, avec cette variante au dernier vers :
    Compte mes bons désirs pour autant de services.
  19. Var. Que je verse pour toi du sang dans les combats.
    (Mercure, Manuscrit de l’Arsenal, et Bordelon.)
  20. Le second fils de Corneille fut tué en 1674 au siège de Grave. Voyez ci-dessus, p. 188, note 4, et p. 189, note 2.
  21. Le fils aîné de Corneille, Pierre Corneille, capitaine de cavalerie. Voyez p. 188, note 4.
  22. Var. Cependant, s’il est vrai que mon zèle te plaise.
    (Mercure, Manuscrits de Gaignières, de l’Arsenal, et Bordelon.)
  23. Louis XIV finit par faire droit aux réclamations réitérées du poëte. On lit dans la Gazette du 27 avril 1680 : « Pierre Corneille, qui a fait, il y a quarante ans, des tragédies qu’on représente encore tous les ans devant le Roi, a obtenu de Sa Majesté une abbaye pour un de ses enfants. » Dans les Benefices de nomination royale du diocese de Tours, par ordre alfabetique, avec le nom de ceux qui les possedent au mois d’avril 1694, liste qui fait partie du Tableau des provinces de France, première partie, mai 1694 (à Paris, chez Estienne Ducastin, 1694, in-8o), nous trouvons des détails plus précis sur ce point. À l’article de l’abbaye d’Aiguevive, bénéfice de trois mille livres, à deux lieues au sud de Montrichard, dans la paroisse de Faverole, nous voyons figurer l’abbé Corneille avec cette mention : « Thomas Corneille, fils de Pierre Corneille, connu par plusieurs excellentes pièces de théâtre qu’il a faites. Le Roi le nomma le 20 avril 1680, par la démission de l’abbé Bernin. » Le Callia christiana (tome XIV, col. 321) nomme aussi le fils de Corneille dans la liste des abbés d’Aiguevive : Thomas Corneille legitur a Rege creatus abbas 20 aprilis 1680. Filius erat is Petri, francicos inter vates celebratissimi.