André Chevrillon
Au Pays breton
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 817-836).
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AU PAYS BRETON

VI [1]
DE LA POINTE DU RAZ A L’ILE DE SEIN


I. — AUTOUR DE LA BAIE

Toute cette région autour de la baie de Douarnenez était, il y a trente ans, l’une des plus inconnues de la péninsule. Je l’ai parcourue jadis, quand, pour en voir l’autre côté, — devant l’Iroise et la rade de Brest, — il fallait prendre à Châteaulin une antique patache à caisse jaune, qui ne roulait que trois fois par semaine, et, par Plomodiern et Crozon, vous menait jusqu’aux pâles échancrures de Quélern et de Camaret.

Je reviens encore en goûter les grandes solitudes. Des Plomarc’hs, par delà le vieux nid humain qu’est le port de pêche, et les vides bleuissants du golfe, nulle bâtisse visible ; aucune trace des hommes, au long de l’immense courbe. De basses falaises, dont les saillies, entre des replis d’ombre, se teignent de rose fluide, au déclin du soleil ; des plages pareilles, de loin, à des traits de lumière vive ; çà et là, quelque bois bleuâtre, — tout cela si spacieux, peu à peu estompé, voilé, à mesure que la côte développe son tour. En ce paysage, rien de changé depuis les temps où les saints, miraculeusement venus d’Irlande et de Cambrie, y posaient leurs ermitages.

On sent bien que c’est ici la fin de la terre bretonne. Là-bas, dans le Nord, cette longue levée des deux sommets chauves cette ample et souple ligne qui monte par ondes grandissantes, c’est comme son dernier élan vers le ciel, une suprême aspiration avant de tomber dans l’Océan.

Une région qui, déjà, n’est plus tout à fait terrestre. On le voit dès qu’on s’élève sur la montagne de Loc-Ronan, — mieux encore, si l’on gagne, par Saint-Nic et Sainte-Marie, le pied du Menez Hom. De ces hauteurs, le pays apparaît tout évidé par en bas, un simple anneau, plus ou moins ouvert suivant le point de vue, une grande zone enveloppant les néants gris ou bleus, et qui ne s’achève pas, s’étire, à d’inappréciables distances, en deux lignes brumeuses, — celle du Sud finissant, devant le Raz de Sein, en imperceptible fumée. Comme on respire devant cet aérien paysage ! Comme ces grands vides clairs le spiritualisent ! On pense aux trouées de jour dont s’allège la pierre d’un clocher breton. Et plus on avance vers le grand Menez, plus la terre se dépouille et s’éclaircit. Au-dessus de Sainte-Marie, rien ne reste sur les longues pentes qu’une herbe très fine, mêlée des roses liserons, de senteur si pénétrante, que l’on trouve au bord de la mer, et, surtout, par immenses nappes, cet ajonc bas dont l’or refleurit en septembre, et qui, pâli par la distance, éclaire la montagne d’une teinte légère d’abricot.

Sauvage pureté de ces dernières pentes... On monte, de plus en plus enveloppé de ciel, affranchi de tout, et peu à peu, par en bas, se révèle, s’allonge l’isthme étroit entre les deux golfes, qui s’en va pousser trois branches de pierre, — le Trident des Toulinguets, — dans l’Atlantique. De là-haut, dans le Nord, on devine un semis pâle : Brest, blême, confuse, émouvante, par delà des traînées de luisants presque éteints, mystérieux, qui sont les reflets lointains de la rade. En ces lieux, l’ajonc même cesse ; il n’y a plus que l’herbe brûlée, le jaune paillasson que l’on trouve sur les derniers promontoires et dans les îles. C’est que les courants aériens de l’Atlantique viennent frapper tout droit sur ces rampes : souvent, des courants furieux dont rien encore n’a brisé l’élan. En hiver, sur ces hautes landes, quels sabbats de tempête ! Macbeth chercherait là ses sorcières.

Mais par les calmes jours où je reviens, sous un ciel de perle ou de mol azur, ce n’est pas de l’infernal, c’est du divin plutôt, que participe cette région. Oui, on se sent plus près de l’infini, en cette extrémité de la presqu’île toute pénétrée de ciel et de mer, — plus près de Dieu, sur ces clairs sommets du Menez et de Loc-Ronan, de courbe si ample, où la terre semble, en montant, perdre sa densité. Voilà les hauts lieux de la Cornouaille, ses autels naturels, consacrés, où l’on va prier. Des souffles célestes y flottent, qui s’épandent, règnent sur tout le demi-cercle de campagnes, sur tout le pays concave par où se prolonge le creux du grand golfe. Un air libre et vierge, qui semble ne faire qu’un avec le bleu vaporeux de cette mer intérieure, avec l’infini léger des lointains, — avec l’imperceptible, innombrable rumeur venue d’en bas, de cette succession de grèves ignorées, qui s’allongent et dorment si paisiblement dans la lumière. On dirait qu’elles attendent encore les premiers pas des hommes, ces blanches plages entrevues à travers de belles théories de pins, — des pins qui s’espacent, se dessinent comme ceux des vieux tableaux de sainteté. Sur ces tables immaculées (l’une d’elles mesure une lieue, et son sable toujours lavé est si ferme qu’une voiture, dit-on, y laisse à peine sa trace), les vagues propagées de l’Océan à travers le golfe viennent finir en longues lignes parallèles, spacieuses, de neige mouvante et bruissante. C’est un rythme visible : quelque chose comme la vibration très lente, toujours répétée, de grandes cordes ; une solennelle basse, accompagnant les muettes musiques de ce paysage. Il n’en est pas dont toutes les parties semblent mieux se répondre et chanter. Un chant universel de paix et de louange. Je n’ai connu des harmonies de même sens que sous un ciel bien différent, en Phénicie, du côté de Ghazir, dans le blême Liban qui, par là, ondule, se module, comme le son de ses cloches, par-dessus le mol argent des oliviers, et la courbe d’un beau golfe. Ici, c’est le Nord, — et l’Occident ; c’est l’Océan prochain. Tout reste grave et menacé, tout peut soudain s’assombrir. Mais la religion habite aussi ces lieux. Elle y a seulement ses nuances d’Europe et d’ancienne Bretagne. Sa douceur s’y fait tendresse et s’y teinte d’austérité.

On en découvre partout les signes. Groix et calvaires à tous les carrefours, où la naïve, douloureuse figure du Crucifié est seule, à côté des ajoncs, sous le doux soleil ou la pluie qui la ronge... Obscurs oratoires, au plus caché du pays ; chapelles paysannes, chapelles closes, qui ne sortent de leur sommeil qu’au jour du Pardon... Et quand s’ouvre l’espace, çà et là, derrière une montée de landes, un lointain clocher (rien qu’une flèche, et si mince !) veillant quelque invisible village... Et, dans le Nord, dans l’Est, les deux montagnes, les deux pâles sommets ont aussi leurs sanctuaires.

Une terre comme bénite : les saints, d’ailleurs, y ont laissé partout leur nom et leur parfum : Saint Ronan à Loc Ronan, dont son corps sanctifia la montagne (à la place où s’arrêtèrent obstinément les bœufs qui portaient son cercueil) ; saint Corentin au bois de Nevet, en Plomodiern, où il se nourrissait et fêtait le roi Grallon d’une simple et monotone chère : la moitié d’un petit poisson dont la queue repoussait tous les jours ; sainte Anne en son oratoire de la Palud, au revers de la dune herbeuse où elle aborda, venant de Palestine ; sainte Marie à Sainte-Marie du Menez Hom, au flanc de la montagne dont le grand saint Guénolé, en son abbaye de Landevennec, au premier repli de l’Aulne marine, habitait l’autre pied. C’est lui qui sauva le roi Grallon, dans la nuit où s’engloutit la ville d’Is : on vend encore dans les Pardons l’image de leur chevauchée d’épouvante devant le galop des vagues. La ville d’Is, elle est là quelque part, dans ce fond du golfe où de vieux chemins s’en vont mystérieusement tomber dans la mer : on dit même que les pêcheurs l’aperçoivent parfois dans la transparence marine. Et le roi Grallon, peut-être repose-t-il encore dans la terre du moustier ruiné, à Landevennec, parmi les bienheureux qui l’y ont suivi, — saint Guennaël, saint Conogan, saint Morbret, saint Idunet, saint Rick, saint Déi, tant d’autres qui ne sont que du calendrier breton...

Au loin, dans le Nord-Ouest, où le cap de la Chèvre, fermant à demi la baie de son grand crochet, s’embrume et tourne au fantôme, un tumulus de pierre signale encore la tombe d’un fils de Grallon, le roi Rivoualen, qui donna des lois aux hommes de Crozon. Là-bas commence la mer de l’Iroise, dont je n’ai compris le nom qu’en traversant, près du Goulet de Brest, qui l’avoisine, le bourg de Plouzané (Plou Sané), un jour que j’avais lu dans la Vie des Saints que saint Sané est venu d’Irlande, amenant des Irois.

Et c’est dans un couvent de ce même pays de Crozon qu’une abbesse écrivait cette pieuse Istor Breiz (Histoire de Bretagne) dont une vieille bonne, à Brest, nous tirait, il y a si longtemps, des récits de ces choses, à l’aube miraculeuse de la Bretagne, quand les saints voguaient sur des rochers. De ce souvenir lointain, peut-être, nait le rayon singulier, — un rayon de légende dorée, — qui me parait toujours flotter sur cet hémicycle de côtes et de campagnes.

Et puis je n’y suis guère revenu qu’en des jours religieux, ceux du pardon de Ploaré, de la Troménie, de sainte Anne de la Palud...


Sainte-Anne de la Palud, la solitaire chapelle, là-bas, tout près d’une plage de la grande baie, sous le noir quinconce rebroussé qui lui tient compagnie dans ses longues attentes...

Aujourd’hui, son Pardon ne m’attire plus guère. C’est plutôt le pardon des automobiles. On ne les connaissait pas, quand elle m’apparut pour la première fois, il y a si longtemps, dans l’animation du grand jour, à l’orée du chemin creux qui conduit à sa lande. Dès le tournant de la grand’route, à une demi-lieue de distance, des rangs d’aveugles, stropiats, avec leurs chiens, au long des deux talus, s’étaient montrés, annonçant l’assemblée ; — et puis, dans le ciel, par-dessus une grande feuillée oblique, le drapeau tricolore claquant à la pointe d’une aiguille rouillée.

Bien surprenant, tout de même, ce qui se découvrait là tout d’un coup : ce fourmillement d’humanité bretonne en un petit point du grand pays désert, traversé, cahin-caha, depuis Châteaulin. Cela fluait, s’épaississait autour de l’oratoire, cela semblait sourdre de son pied, et, par cercles mouvants, s’en épancher jusque sur le sable de la dune. Joyeuses volées de cloches, là-haut : on croyait sentir passer leur aérien battement, et c’était par .dessus le cercle des humains, comme d’autres cercles, palpitants, sonores, invisibles, élargis dans les vastes silences de la mer et de la campagne.

A divers moments de ma vie, — parfois à de longs intervalles, — j’ai revu tout cela. C’était toujours la même journée qui revenait, ramenant au pied de l’immobile Sainte les mêmes scènes, la même foule, dont les individus imperceptiblement changent : sans doute, ils ont presque tous changé depuis un tiers de siècle... De mes visites anciennes à Sainte-Anne, le jour de sa fête, les souvenirs se mêlent, se fondent en quelques images qui sont de toutes les années.

Il en est une qui renaît d’abord, où se concentre l’essentiel d’un tel jour. Poussée multicolore de pèlerins (tous les costumes de Bretagne sont là), dans l’ombre et les lumières de l’humble nef... Montée lente, sans arrêt, d’une colonne humaine toujours renouvelée, vers des buissons de flammes, au rythme d’un cantique, innombrable, vibrant, dans cette atmosphère close... Ferveur des yeux fixés sur l’archaïque, la dure, un peu terrible figure de la Sainte, dont les premiers rangs s’en vont faire le tour, derrière l’autel, en toucher, en baiser le granit (on voit des mamans, des grand’mères, élever jusqu’à l’immuable tête du XVIe siècle de fraîches, enfantines têtes en radieux bonnets d’argent).

Et puis la grand’messe, en plein air (la chapelle ne pouvant contenir tant de chrétiens), les nappes de fidèles répandus sur le pré sauvage, agenouillés là par familles, tribus de coeffes et chupens pareils, le sourd, nombreux murmure des prières et répons, — et, dans un vaste et soudain silence, à l’instant culminant du rite, les soupirs espacés de l’Océan voisin, ses longs croulements, par derrière, sur les invisibles sables. Et alors, la solennelle bénédiction d’un peuple, le geste auguste d’une lointaine figure dorée, et l’onde mystique propagée sur la nappe de têtes, comme un souffle sur une mer d’épis...

Enfin, l’après-midi, les aspects détendus, heureux de la religion : joie et couleurs déployées librement dans ce paysage de légende où Sainte Anne couronnée apparaît au grand jour. La voici royalement portée, au chant des litanies, tout autour de son pré, par des veuves en noir ramage d’or, — et debout sur sa claie. Madame sa Fille que soutiennent huit vierges gantées de blanc, en longs cornets de dentelle, robes de neige et d’argent. Et derrière la file des autres images, derrière les hautes croix, châsses, reliques, derrière les lignes de chantres et prêtres blanc-vêtus, derrière les pesants labarums de velours où flottent les Bienheureux de Cornouaille, tout le défilé des petits peuples distincts du Finistère, depuis les dignes fermiers en bleu de Plogonnec et de Loc-Ronan, jusqu’aux noirs Léonards de mine espagnole, depuis les plébéiennes hâlées, en simples serre-tête, du pays de Brest, jusqu’aux délicates filles de Châteaulin et de Quimper, jusqu’aux Esquimaudes magnifiques de Pont-l’Abbé, jusqu’aux princesses paysannes de Pont- Aven et de Scaer. Un interminable, rapide cheminement, ponctué de flammes votives.

Tout cela est célèbre. Aujourd’hui, les étrangers affluent à la grande panégyrie, les curieux venus des villes, nous rappelant notre temps, notre monde, mélangeant de leur présence l’essence bretonne, antique, de cette assemblée. De Sainte-Anne de la Palud, je garde un souvenir plus bref, plus pur, et tout à part : celui d’un soir d’été, veille du Pardon, où j’étais venu de Loc-Ronan, ne cherchant près de Sainte-Anne que sa grève.


Après une chaude après-midi d’août, je trouvai le grand apaisement vespéral, mais non la solitude. Il y avait déjà de petites bâches vertes sur le pré d’herbe fine, et, dans les derniers rayons du jour, des groupes de couleur insolite. Des femmes, surtout, vêtues de bleu, de vert et de violet. — le vert intense, le bleu sombre, le violet profond de la mer : la plus rare et froide harmonie, sous des guimpes de toile glacée et d’étonnantes mitres qu’on eût prises pour des sacs de papier blanc. Froideur aussi des figures : larges faces, un peu mongoles comme celles des bigouden, par un certain retroussis des yeux, par le rebond des joues sous la bride qui les serre, — mais bien plus claires, septentrionales. Des yeux, une chair où la vie semblait dormir. Au milieu d’elles, quelques fillettes déjà grandes n’étaient pas plus placidement enfantines, ni leur costume plus étranger à notre temps. Bas corselet de toile blanche, lacé par devant, jupe coquelicot, grave, tombant jusqu’aux pieds, bonnet de bébé, enluminé de vert et de vermillon, d’où coule un flot de libres cheveux : elles avaient l’air de poupées russes. Les hommes portaient des vestes et soubrevestes du même bleu riche que les femmes, mais bordées de blanc ; galons blancs, blancs boutons, en sequins.

C’étaient des familles de Plougastel. Pères, mères, enfants, ils se tenaient et se mouvaient ensemble, avec une gaucherie lente. Il y avait d’autres groupes, de parures diverses, où le noir dominait, des gens qui devaient être de Landerneau, ou bien de Logonna, du Faou, de Daoulas, des petits pays les plus cachés de la Bretagne, gites de pêcheurs, aux replis secrets de la rade de Brest. Ils étaient venus par le Menez Hom, et puis la Lieue de Grève, après avoir, comme ceux de Piougastel, traversé l’arrière-rade dans leurs chaloupes. D’autres, moins nombreux, avaient dû mener leur navigation à travers la baie, débarquer tout au fond de sa grande courbe, aux abords du lieu bénit. Un groupe de femmes, en capes noires de l’île de Sein, parut en haut de la dune, et s’agenouilla à la vue de la chapelle.

Ils étaient là entre eux, par clans distincts, du même peuple ancien, comme les aïeux qui ne communiquaient pas avec la France. Pas un visage du mobile type moderne, pas un costume de notre temps. Il n’y avait pas même de clergé. Et nulle discordance du paysage. Autour de cette assemblée bretonne apparue dans le soir, aux longs rayons d’Occident, près d’une grève d’Occident, rien que des choses bretonnes : la chapelle basse, sa pauvre aiguille rouillée, le petit peuple d’arbres frères, dont les têtes liées semblent fuir toujours le tourment du vent, — le doué sacré dans l’ombre, au plus creux du ravin. Par derrière, la dune montait, obscure sur la clarté de l’Ouest ; la mystérieuse, limpide clarté qui, le soir, derrière un des prochain de lande, annonce les grands miroirs voisins, et semble la lumière même de l’au-delà.

Quelques pas sur le talus d’herbe et de sable, et la mer apparaissait, froide, glacée de bleu et de lilas sous un ciel que le soleil avait quitté. Au loin, la procession des côtes, toute l’ample et profonde concavité du grand golfe...

Et cette plage non plus n’était pas vide. Des troupes de pèlerins arrivaient encore, cheminant sur le miroir des sables, au long des mouvants degrés d’écume, des nappes mauves et roses, des grandes nappes soudain déployées de reflets crépusculaires. Même, au petit promontoire qui ferme au Sud cette grève, une chaloupe s’apprêtait à débarquer du monde. Elle était chargée de femmes, toutes debout, serrées à l’avant sous leurs sombres coeffes ailées. On avait le sentiment d’un rite : une théorie religieuse portée par une barque sacrée, comme dans les pompes hiératiques de certains peuples anciens. On pouvait rêver des temps légendaires de la Gaule, des prêtresses de Sein débarquant en silence sur la grande terre pour un culte mystérieux.


...Dernières images du même soir lointain. C’était un peu plus tard ; je revenais par le ravin, quand je perçus un remuement singulier, au fond du creux déjà nocturne. Là s’ouvrait le pâle rectangle du doué. Des femmes en couvraient la margelle, et l’emplissaient à demi, masses confuses de couleur, comme de grands bouquets vivants tombés dans ce trou d’ombre. On trempait des bols dans l’eau divine ; on la buvait avidement, on la faisait boire aux enfants. De vieilles fées, robe troussée, barbotaient dans la source, en cueillant l’onde dans leurs paumes, et la versant pieusement dans leur cou, dans leurs manches.

Un homme survint, qui cria quelque chose en breton : il invitait les pèlerins à venir passer la nuit chez lui, en une grange voisine (il les appelait Kristenien, — Chrétiens, — comme un musulman parlant à une foule musulmane dit Moslemin). Alors quelques-uns se mirent à traverser le ravin pour le suivre. D’autres remontaient vers la chapelle, dont les vitraux, vaguement, s’éclairaient de lumières intérieures.

La nuit était venue, et nous montions dans notre carriole, quand un chant multiple, lointain, assourdi, nous arrêta, dont je reconnus le rythme : Santez Anna, — le cantique de Sainte Anne, que tout le monde sait en Gornouaille. Il venait du sanctuaire, où la plupart des pèlerins allaient dormir ; ces Bretons l’entonnaient avant de s’étendre sur les bottes de paille, au pied de leur vieille Sainte.

Alors, il n’y eut plus que les vides de la campagne et de la mer, autour de la chapelle. Mais ce soir-là, elle n’était pas morte dans sa solitude. De plus en plus, ses verrières luisaient, en même temps que s’épanchait d’elle cette vague musique nombreuse. C’était comme dans les histoires que l’on dit encore tout bas dans les fermes : on pouvait imaginer quelque légion d’âmes revenue là pour quelque office mystérieux. Magiquement, dans la nuit croissante, le vieux sanctuaire se remettait à vivre...


II. — VERS LE RAZ

Au bas de la rivière d’Audierne, où il avait « descendu » son bateau pour profiter du premier flot, le père Salaün disait à ce mince kloarek qui, vers sept heures du matin, montait à bord du Famil Santel : « Alors, en permission ? Vous avez pas peur du temps !... Ils vont être contents, à l’Ile, devons revoir. » Une vieille femme suivait le jeune prêtre, de mine ascétique et froide, en son noir habit d’ilienne, non moins vouée que lui, semblait-il, à la religion. Le patron lui serra la main. « Bonjour, Marie-Jeanne ! Cette fois-ci, faut espérer qu’on va partir ! On vous a fait attendre... » Et se tournant vers moi : « Celle-là connaît le Raz. Plus de vingt fois que je l’ai passée ! »

Le père Salaün faisait depuis quarante ans les voyages de Sein. Il me l’a dit un jour : « On m’a offert d’autres postes, et des bons. Pourquoi faire ? j’aime pas les changements. » Il commandait le bateau de la « concurrence » (concurrence à celui de la poste) — un sloop-vivier, transportant des humains et des langoustes.

Un grand vieillard à brève barbe, encore grise, aux yeux de simplicité bleue, de mine grave, calme, un peu autoritaire : une mine presque anglaise, comme on en rencontre assez souvent, avec cet accent chanté qui rappelle aussi les gens d’outre-Manche, en certaines parties de notre petite Bretagne, — peut-être parce que le fond ethnique a. moins changé qu’on ne le croit dans la grande île, depuis que nos Bretons en sont sortis.

Ce matin d’octobre, baromètre encore en baisse ; petite brise du Sud. Mais il y a de grands rouleaux dehors, après le mauvais temps qu’il a fait. Ciel gris, en mouvement, la mer couleur de plomb ; les lointains de Penmarc’h trop visibles de la digue.

A sept heures et demie, le vieux refusait de dire à quelle heure, au juste, il partirait, et même s’il partirait. Tout de même, ça ferait douze jours de suite que le courrier manque pour Sein. A huit heures, les vents ont halé l’Ouest : contraires maintenant jusqu’à la grande Pointe. On est en morte eau ; pourtant, s’ils remontaient encore, avec le courant de flot qui porte au Nord, la mer, dans le Raz, lèverait comme elle peut lever par là, en « pains de sucre » qui font peur même aux grands bateaux.

Mais les vents ont l’air de rester là. A huit heures et demie, on hisse à moitié la toile, mais le patron n’a fait larguer l’amarre qu’à neuf heures.

Sept passagers, dont deux pêcheurs de l’Ile, et deux vieux marchands de pommes, en cache-nez, qui ont dû s’arrêter à tous les débits du quai, avant d’arriver au Vieux Môle, à en juger à l’ardeur de leur faconde et de leurs rires. A l’arrière, le séminariste et l’Ilienne s’isolaient, celle-ci debout, regardant du côté de la mer avec un air de tristesse chronique. On installait le foc, et le sloop commençait d’abattre, quand elle s’est signée en levant les yeux sur Poulgoazec, l’oratoire qui surveille l’entrée du port du côté de Plouhinec, au-dessus des ajoncs et des roches. Et puis, descendant par la brève échelle dans la pauvre cabine à l’arrière, elle est allée s’agenouiller devant la petite Vierge de faïence. La porte ouverte, au crochet, je voyais sa tête baissée sous les lourdes ailes de sa capuche.

Sortie rapide dans le chenal. En deux bords, le bout de la digue, qu’il faut aller ranger sous le phare, dans l’étroit espace que laisse la barre, — la barre de sable, si longue, changeante, si dangereuse quand la mer est « poussée, » comme ils disent ici, c’est-à-dire quand la lame y arrive en moins de quatre minutes après avoir brisé sur la basse Barzic. Mais la houle est lente, bien rythmée ; c’est à peine si elle frise et blanchit un peu en passant sur le danger.

C’est là qu’elle nous a pris, la longue pulsation de l’Atlantique. La mine du patron s’est éclaircie quand il a vu la basse.

— Nous aurons belle mer si les vents n’arrivent pas, dans le Raz, à la partie Nord. Mais comme elle leuve dehors ! comme elle a senti le Suroit !

Il avait pris la barre, jetant ses commandements bretons aux deux gars chargés des écoutes, et cap au Sud-Est, entre Barzic et Pouldu, il sortait tout droit par la passe de mauvais temps.

Presque tout de suite, la côte, à l’Est, s’est démasquée : trois maigres dos de pays, tombant l’un derrière l’autre ; trois promontoires dont la jaune pelure accuse le dur modelé du granit intérieur. Tout en haut, sur le ciel, une ribambelle de petits pignons à la débandade, — tous les toits blanchis de ciment pour tenir contre les vents du large. Et plus loin, deux moulins qui s’isolent, dont les ailes virent, virent... Tout cela demi-brouillé dans une longue fumée de goémon qui monte de la grève, tout cela un peu étrange, animé, dirait-on, d’une vie secrète, comme si les moulins tournaient d’eux-mêmes, perpétuellement, et ne tournaient pour personne, comme si les yeux de ces logis n’étaient là que pour surveiller les lointains de la mer, en recevoir et leur donner des signes...

Plouhinec, Plozevet : des pays que je ne connaissais pas encore, où les petits toits se sont mis étrangement à proliférer depuis, comme dans la désolation de Penmarc’h, — je crois même qu’un petit chemin de fer y passe aujourd’hui. Mais alors, on se demandait ce que cela faisait là, au-dessus de l’Atlantique, sur cette dernière côte inanimée, qui maintenant finissait de s’effacer dans une frange de pluie venue du large.

Vie mystérieuse, si changeante, de ces paysages de la mer... Cinq minutes plus tard, le grain passant, tout se découvrait dans une limpidité sombre ; le grand cercle étendu loin, précis, couleur d’étain, sous une tenture d’orage, — et, fuyant dans le Sud-Est, une grève sans fin, l’immense courbe que développe au pied d’un pays montant la baie d’Audierne. Une déchirure dut se faire par là, au bas des rideaux de vapeurs, car une traînée blanche, une lueur frisante, s’allongea tout d’un coup, de biais, à l’horizon, révélant un semis noir sous un petit jalon noir : toutes les roches de Penmarc’h, gardées là-bas, à ce tournant de la Bretagne, par le grand phare d’Eckmühl.

Une bien triste côte, monotone, sans abri, et que l’on connaît pour toujours quand, venant du Sud, vent debout, on a mis près d’une journée, de bord en bord, à la dévider, depuis le Menhir jusqu’à l’entrée d’Audierne, à en amener successivement, de Kerity à la chapelle de Tronoën (lointaine, perdue dans les sables), de Plovan à Penhors, à Plouzevet, à Plouhinec, chaque « marque, » chaque clocher, moulin, au long de l’interminable pays jaunâtre.

Dom an dro !... Vira ! Un coup de barre du patron, et tout cela passe par l’arrière. L’estuaire reparaît, mais lointain, déjà, et l’on s’en va chercher l’Ervilly, qui ferme la baie au Nord-Ouest : une basse, triste pointe, où rien ne se lève qu’un grêle sémaphore, parmi des lignes ou des champs de pierres. Alors nous sommes vraiment dehors, et tout de suite la côte de Prémelin s’ouvre : le commencement du pays capiste, la première articulation du long bras qui s’en va finir devant le Raz de Sein ; quelque chose comme son épaule, large, oblique et fauve, sur une mer obscure que la brise commence à pousser.

Je regardais cette terre, y cherchant ce que souvent j’étais revenu voir de la route : les innombrables murets de pierres brutes, enfermant de petits chaumes, des carrés de lande sauvage, parfois un calvaire, un menhir à côté d’une masure ; les chapelles, les hameaux où de vieilles femmes qui rappellent les paysannes de Louis XIV (guimpes et cornettes de toile bise, cottes et corselets de bure), étirent au pas de leurs portes la laine d’un fuseau. Je n’avais pas besoin qu’on me dît les noms, mais les deux marchands de pommes, toujours très excités, s’entêtaient, en m’offrant des prises de tabac, à me les répéter. Une chose surtout les stimulait, extraordinaire, difficile à comprendre, à tout un verbiage d’explications : dans l’anse du Loc’h, des maisons qui sont à Prémelin viennent toucher celles de Plogoff. Une telle confusion choquait leur sentiment breton des clans, des paroisses et « pays » distincts.

Nous ne montions pas vite au long de cette côte du Cap, nous en éloignant aussitôt que nous l’avions approchée. Chaque second bord nous en écartait de près de deux milles, et les houles, par là, commençaient de croître et de s’espacer, peu à peu, de vastes levées, remuées par en haut d’une turbulence d’écume naissante. Souvent, au fond d’un creux où l’on tombait d’une secousse (le choc fatigant de l’allure au plus près), le beaupré piquait, et puis, à travers une masse ruisselante, remontait avec un large et lent écart, — tout le bateau bousculé, détourné de sa route. Il y eut un coup vraiment dur. Le vieux eut un haussement d’épaules. Il cracha de côté l’eau salée qui lui arrivait dans la figure :

— V’là que ça commence ! Ces saloperies-là, ça chavire le lest !

A la hauteur du Loc’h, la brise fraîchissant tout d’un coup, il a fait amener la grand’voile pour prendre deux ris. Longue, pénible besogne. Point de rouleau. Quinze garcettes à nouer, les empointures à changer, les balancines à raidir, tout cela, dans le sifflement croissant des rafales qui arrivaient droit de l’Ouest, d’un fond de noirceur menaçante. Le bateau, nez au vent, en ralingue, tenu par le foc et le clin-foc, chancelait sur place, comme apeuré, affolé de ne plus courir, de se sentir passif, si seul, si perdu, sur une mer soudain plus hostile et plus vaste.

Alors on se situait, avec cette petite compagnie d’humains, au milieu des choses véritables...

Une singulière compagnie. Les deux compères marchands de pommes, affalés sur un panneau, avaient fini de rire. Un pêcheur de Sein dormait comme dans son lit au creux d’un paquet trempé de cordages. Le séminariste, à la barre, pendant que Salaün aidait à la manœuvre, ramenait à chaque coup de houle le bateau dans le lit du vent. « Donnez voir un peu la main ! » lui avait dit le patron. » On vous en a vu barrer, des bateaux, autrefois, dans le Raz ! » L’Ilienne est sortie de la cabine, dont on a fermé la porte. Ses pâles yeux se sont levés vers le ciel, où le mât décrivait de grands arcs de cercle, et puis ont fait le tour de l’étendue soulevée, le domaine de sa race, et qu’elle voit chaque jour, plus funeste par les mauvais temps d’hiver, de son bas logis de l’Ile. Elle tournait lentement la tête, à droite, à gauche, pour bien regarder, exactement à la façon des goélands, qui sont aussi chez eux, entre les grands rouleaux d’où ils surgissent, ailes ouvertes, si pâles, étranges, dans la poussière d’embruns, obliquement emportés avec les flocons.

Le sloop est reparti, moins « souqué, » plus prompt à se relever, soulagé des paquets d’eau qui, tout à l’heure, commençaient d’assommer l’avant.

Toujours la même allure fatigante, les bords seulement plus courts, chacun achevé sur le Pare à virer ! breton du père Salaün, un cri prolongé, un peu lugubre, comme ces commandements de marine qui semblent faits pour passer dans les porte-voix. Alors il mettait la barre dessous ; on venait au vent, la misaine relinguait, changeait, le bateau prenait son autre gîte, et l’on courait diagonalement aux houles.

Chacune arrivait en montant sur le ciel, massive, hérissée, grosse d’un peuple de vagues secondaires, animée de la puissance qui vient de toute l’étendue en mouvement. Elle vous prenait avec le grand coup d’épaule qui enlève un bateau comme un fétu, et semble le tordre en l’attaquant de biais. On voyait approcher le sombre et blanchoyant tumulte de la crête. Cela menaçait, culminait. Et puis, rien, — rien qu’un flagellement violent à la figure, avec un peu plus de sel dans la bouche. La monstrueuse, inévitable force se dérobait, passait par en dessous comme une chose de rêve. Mais, à mesure que l’on glissait dans le creux fuyant, parmi des stries et tournoiements d’écume, de l’autre côté cela renaissait, grandissait, un peu comme un reptile en train de se développer : un vaste dos glauque, et qui s’enfuit après tous les autres, obliquement tendu comme par une volonté avide.

Là-haut, le ciel se déroulait vite : rideaux obscurs, sombre charpie pendante, çà et là moins épaisse et demi-trouée de clartés blanchâtres, en mouvement comme toute cette vapeur, — ou bien soudain percée d’un blême rayon dont le pied posait sur le chaos en lueur d’acier, éclairant sinistrement de lointaines levées de des gris et de baves. Tout au Sud, plusieurs rayons filtrèrent en divergeant, et alors, par longues lignes, des clartés d’épée s’étendirent...

Pendant quelque temps, à chaque montée de houle, je les retrouvai sur les champs noirs, et puis, derrière le faux horizon que tend un voile de pluie, tout s’est fondu par là en un plan spectral, mystérieusement reculé dans un autre monde...

Dans l’Ouest, des bouchons de brume et de crachin mettaient des sortes de lacunes, interrompant le cercle de la mer, son plan même, comme si le monde, par endroits, retournait au néant. Ailleurs, cela traînait, flottait en colonnes obliques de fumée, qui semblaient aussi bien monter de l’Océan que descendre du ciel. C’était, de ce côté, comme au second jour de la Genèse, quand la séparation du firmament et des eaux « qui sont par dessous » n’était pas encore achevée.

— Toujours la sale boucaille, — dit plus sommairement le séminariste qui, décidément, était du pays.

Peu à peu, toute la côte du Cap achevait de se développer, son interminable faîte allongé par-dessus une succession de crochets, de grandes saillies transversales, qui finissaient là-bas en silhouettes de brume. De creux en creux, de ressaut en ressaut, l’immense échine allait se rétrécissant ; c’était bien comme une suite de jointures, chaque vertèbre plus mince, décharnée que la précédente. Au commencement, on voyait encore s’espacer dans l’Est de sombres buissons d’arbres, des clochers, — Esquibien, Prémelin, Saint-Thugen, — oh ! bien perdus, solitaires, sans relief, si vagues, sur les plans monochromes, mais rattachant encore cette terre à l’ordinaire campagne bretonne. Après l’anse du Loch, la côte se levait tout droit, d’un mouvement âpre, tranchant le ciel, là-haut, d’une longue ligne que, seule, une petite chapelle interrompt : Notre-Dame du Bon-Voyage, qui dit aux marins l’adieu de la terre habitée. A la jumelle, on voyait un semis pâle : des moutons qui semblaient brouter des cailloux. Partout le roc perçait, — arêtes, saillies, falaises, — de plus en plus rongé, creusé de noires cavernes, béant par en bas, où les explosions du ressac, bondissantes blancheurs sur des serpents d’écume, achevaient de le miner. Cette maigre presqu’île du Cap, si battue de ce côté par les tempêtes de Suroit, prenait de plus en plus son aspect de lame, de lame édentée, sous le choc millénaire des éléments. C’était comme la cime d’une grande alpe couchée dans l’Océan, dont le regard suit les étages successifs, depuis la base habitée par les hommes, jusqu’aux flancs d’herbe rase, jusqu’aux éboulis et lapias, jusqu’à la région où le roc antique est seul dans l’abîme avec les vents qui le rongent.

Un promontoire s’est démasqué derrière celui qui semblait le dernier, et la grande silhouette familière, enfin, est apparue ; la Pointe, l’abrupt éperon aux formidables ébréchures, fumeux dans un fumant brouillard d’embruns. Que cela est solitaire, hors de notre monde humain, étranger à nos durées ! Un morceau de la planète avant ou après la vie... Et puis d’autres couteaux de pierre surgissent, de plus en plus minces et bas, dessinant la ligne de l’Ouest, prolongeant l’effort de cette terre, si âprement tendue dans l’Atlantique, et qui, à quatre et huit milles d’ici, toujours dans le même axe, remonte encore une fois avec Sein et tout le long troupeau d’Armen.

Les granits nus, sans âge, dans la grande libration des eaux du globe...


A présent, les écrans de la Pointe finissent de reculer, et tous les au-delà du Nord-Ouest et du Nord se révèlent. De nouveau, je revois le farouche paysage du Raz, la proue superbe et déchirée de la grande terre, les hauts récifs qu’elle pousse devant elle : Christian-Karek, les quatre dents de Gorlegreiz ; — plus à l’Ouest, isolé, déjà bien dans la mer, mais toujours exactement sur la même ligne, le phare de la Vieille, taillé au ciseau, mortaise à sa roche à pic ; et avec lui sa compagne, la petite Vieille, tourelle géante, sans base visible, dont le rouge surgit inoubliablement des houles, splendeur sinistre au centre de l’inhumain paysage. Au loin, dans le Nord, le fantôme de Tévenec se lève...

Comme on comprend que les Bretons aient vu dans ces lieux du démoniaque, que leur rêve ait mis là l’un de leurs Iferns, un de ces enfers marins où les âmes, sur les eaux de tourment, entre les pierres déchiquetées, errent en gémissant comme des mouettes ! Seule, Christian-karek est chrétienne, peut-être parce que touchant la terre où sont les hommes. (Une chapelle, invisible aujourd’hui, se tapit au-dessus du gouffre, derrière, la Baie des Trépassés.)

Et voici qu’au Nord-Est (la tremblante rose du compas est sous mes yeux), à l’autre bout de la baie au nom sinistre, dont le fond se dérobe dans du gris, un autre fantôme apparaît : la Pointe du Van, sœur de celle du Raz, demi-fondue dans la vapeur qui l’agrandit, détachée de tout, dirait-on, si seule elle aussi, — chaque forme, en ces espaces, en accroissant la solitude.

Ces vagues, solennelles apparitions que des néants enveloppent, comment croire que c’est le commencement de notre monde, de cette terre de France où sont nos campagnes, nos cités, nos foules, nos agitations et nos rêves ?

Et soudain, à l’horizon de l’Ouest, derrière des pâleurs de brisants, je reconnais l’Ile — visible seulement parce que je la cherche. Là-bas sont les barrières d’écueils que l’on voit, de cette pauvre terre, à marée basse, se lever de partout en hérissement clair ou noir : toutes les maudites têtes, tous les « Chats » , tous les « Cornocs » , tous les cornus démons qui interdisent l’Ile à qui ne sait pas le secret des passes.

Tout cela entrevu par intermittences, du haut de chaque mouvante cime, dans la confusion blême de l’espace et de toutes choses...


Mais aujourd’hui, la mer ici n’est que grosse, comme partout par cette brise. Pour connaître l’espèce de mer qu’il peut faire dans le Raz, il faut approcher de la Pointe un jour de vives eaux, quand la marée court encore, et que le vent la contrarie. C’est là, des environs de la Vieille, jusqu’au pied de la grande terre, que vient torrentiellement tomber toute la « décharge du courant. » Torrents de la mer, animés de toutes ses puissances, entre les terribles couteaux des roches, par-dessus les barres de récifs dont on voit transparaître, à certaines heures, la brune pierre, polie par la vitesse des eaux.

Et c’est là, pourtant, dans cette violence du courant, que les petits voiliers d’Audierne viennent souvent passer. Il y faut le coup d’œil du « pratique, » l’homme du pays, qui est chez lui dans ces dangers, et sait exactement ce qui est « maniable. » J’ai vu, à l’heure poignante où le jour abandonne la mer, — et comme la solitude alors s’agrandit ! — un humble patron de l’Ile s’engager sur ces eaux vertigineuses.

C’était, à quatre heures de jusant, un vent du Sud irritant le courant. Depuis quelques minutes déjà, le bateau sentait l’approche des puissances démoniaques. Bousculé sur les nappes violentes et lisses des remous, perdant ses points d’appui, glissant de biais, comme en de soudains dérapages, il arrivait à la hauteur des chaudrons de sorcières, quand je vis l’homme se lever à demi, et, penché en avant comme pour mieux voir, exactement dans la posture d’un cavalier qui « met » son cheval à l’obstacle, l’y lancer d’un coup de barre. Avez-vous vu un morceau de bois happé par un grand sillage ? Tumulte de neige, fuites de lignes et plans dénivelés, déferlantes vagues, levées plus haut que le bastingage, mais étrangement fixées aux mêmes places, comme courant avec nous, verticales explosions d’écume, retombant sur le pont d’un coup mat ; je n’avais jamais vu cela, et je regardais sans comprendre. Le vent arrivait droit de l’arrière, la grand’voile ouverte à toucher les haubans. Le cotre semblait galoper par bonds désordonnés sur les blancheurs, quand je crus voir la rouge tourelle, tout à l’heure alignée dans l’Est avec la Pointe, revenir insensiblement dans le Nord, — c’est-à-dire que nous « n’étalions » même pas le courant. Personne ne parlait. Je mis quelque temps à découvrir que si la balise, en effet, reculait par rapport à la terre, elle semblait s’éloigner dans l’Est, que peu à peu nous sortions latéralement des rapides. Le patron, prenant le jusant un peu de côté, l’épaulait.

— C’est un pas à passer, me dit-il, quand ce fut fini. Plus à l’Ouest, — où l’aspect de la mer était quelconque, — la marée détourne et retarde ; nous aurions perdu plus de quatre heures à faire cette route-là. Oh ! c’était pas grand’chose, aujourd’hui. Pour celui qui connaît... Des fois, vaut mieux attendre. J’ai un oncle qui s’est perdu là-dedans, l’automne dernier, — et un bateau tout neuf !... Peut-être bien qu’il avait bu un coup ! »

J’assemble ce que je me rappelle de ses réponses. Il disait peu de mots de suite. Un Breton de mine sensible et creuse, encore jeune, petit, plutôt pâle, si lent de geste et de regard, plus lent, à l’instant critique, mais en qui j’apercevais maintenant de la grandeur. Je le retrouvai le lendemain à la grand’messe, au milieu de tous les hommes de l’Ile, presque bourgeois, chantant l’office latin, comme le chante admirablement tout le peuple de Sein. Mais je le reverrai toujours tel qu’il m’apparut tandis qu’il « passait le pas ; » maître et responsable de sa manœuvre, ployé, la tête en avant, fixé par l’attention, sa main derrière lui sur la longue barre, jetant et tenant pendant vingt minutes son bateau dans cette émouvante « décharge du courant. »


Aujourd’hui, arriverons-nous à Sein ? Nous sommes en retard, et, passée la Pointe, le vent a fraîchi tout d’un coup et remonté encore : du vrai Noroit à présent. Le vieux Salaün n’a pas l’air content. « En v’là une journée de misère ! » grommèle-t-il, en reprenant la barre qu’il a passée encore une fois au kloarek pour se tailler un morceau de pain. Il vaut mieux ne pas l’interroger, mais le séminariste m’a confié : « Faudrait pas manquer l’étale. Le jusant établi, avec ce vent-là, la porte serait fermée. »

Fuligineuse obscurité dans le Nord-Ouest ; le ciel semble baisser, s’enténébrer davantage. Les houles s’enflent, recourbées par en haut, chaque tète échevelée suspendue sur du noir, de plus en plus tremblante, instable, translucide à mesure qu’elle monte, et puis commençant à glisser au flanc sombre qui approche et va nous prendre, croulant enfin en masses d’écume glauque, avec un grondement que l’on entend s’élargir dans l’universelle clameur. Le sloop s’enlève, et plan par plan, très vite, parmi les embruns qui volent, l’espace et les images de désolation reparaissent. D’abord, en haut d’une grande levée, un bateau prochain qui vient du Nord, sa misaine grande ouverte et secouée, puis des rangs de vagues moutonnantes, puis Tévenec, sur un luisant pâle. Alors, par traînées, le bouillonnement plâtreux des lointains, et aussitôt, sur le plomb de l’horizon, le trait d’estompé de l’Ile. Un instant, le cercle de l’étendue se découvre et reste là. On dirait qu’il oscille... Mouvement aveugle, blafarde, stupide furie partout déployée, et qui semble ne plus devoir jamais finir...

Mais déjà les lointains se dérobent, Tévenec plonge, les crêtes prochaines remontent, du bateau voisin la misaine surgit seule, — on dirait une aile arrachée qui va partir au vent. La voici qui s’éclipse : il n’y a plus qu’un mur tremblant qui grandit, surplombe, et nous masque le jour.

Apre, étrange plaisir de s’enfoncer dans ces espaces où l’homme ne peut que passer, — de n’être plus que la chose des sauvages puissances !

Un peu de soleil a filtré. La mer un instant s’est éclairée d’une lueur d’ardoise. Ah ! le froid, funèbre reflet, montant, tournant avec les volutes et les grands dos !

Un moment, j’ai cru que l’Ilienne avait peur. Assise à côté de moi sur un coffre, un ciré sur les jambes, elle était restée là, accrochée d’un bras à un étai, la tête baissée dans sa cape de deuil, passive comme ces pauvres animaux d’étable qu’on a vus, corde au front, tanguer à l’avant ruisselant d’un bateau, à travers embruns et coups de mer. Nous arrivions au fond d’un creux plus vaste et noir que les autres, quand je l’entendis contre moi s’écrier : Ma Doué ! Ma Doué ! Je la regardais en riant pour la réconforter, mais le jeune prêtre secoua la tête.

— C’est pas qu’elle a peur, me cria-t-il dans l’oreille. Elle prie pour un fils resté dans le Raz, l’an dernier. C’est comme ça pour toutes les femmes de l’Ile...

Je vis alors qu’elle tenait toujours son chapelet. Elle avait prié dès le départ, songeant qu’elle allait passer peut-être sur les ossements de ce fils.

Alors le sens de ce paysage m’apparut, de façon bien plus immédiate et tout humaine. Je songeais à ce qu’il dit à une vieille femme de Sein, à ce qui s’y peut mêler, pour elle, de souvenirs et de deuils, à tous les matins et soirs de mauvais temps vécus dans l’attente d’un fils ou d’un mari, au milieu du cercle d’épouvante, quand la tempête lance les galets, avec les jaunes flocons d’écume battue, par-dessus le radeau demi-noyé de l’Ile. « Le cimetière des hommes, » c’est le nom qu’elles donnent au Raz, les Iliennes.

Vers deux heures, on n’avait plus l’air d’avancer. Chaque bord nous ramenait la Vieille à peu près sous le même angle. Le bateau piquait au bout de chaque descente, et quand il se relevait, l’avant coiffé d’un paquet glauque, ce n’était plus d’un bond. Il y eut un grand coup profond dont il trembla tout entier. On eût dit qu’il culait, et il tarda à remonter. La masse d’eau balaya le pont de l’avant à l’arrière...

Alors le père Salaün lança de nouveau son : Vira ! qu’on avait entendu si souvent depuis le départ. Mais cette fois, après avoir remis du vent dans la toile, il filait toute son écoute et « arrivait » en grand sur l’autre bord. Il renonçait, — pour la seconde fois depuis trente-cinq ans, me dit-il, deux heures plus tard, sur le quai d’Audierne.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue'‘ des 1er juillet, 1er et 15 août, 15 novembre et 1er décembre 1920.