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Au Pays breton
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 753-780).
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AU PAYS BRETON

III [1]


III. LE PARDON BIGOUDEN — 15 AOÛT[2]


À l’autre bout du petit monde bigouden, au bord de cette côte sauvage qui, par gros temps d’Ouest et de suroît, nous parle, nous appelle, à cinq lieues de distance. Alors, l’obscurité venue, on perçoit un grondement profond et vaste qui semble monter de tout l’au-delà, derrière la rivière et les bois, en même temps que, par-dessus la cime des pins, passe, de cinq en cinq secondes, un éclair si trouble, si diffus, que c’est plutôt comme une palpitation, un émoi lumineux dans les ténèbres : le fouet du grand phare d’Eckmühl, girant dans l’espace, éclairant à chacun de ses retours l’épaisse poussière d’eau qui court avec le suroît dans la nuit.

Etrange pays, où l’on pourrait se croire dans une autre partie du monde, — à quelle distance des ombreux refuges de la rivière, de nos verts, intimes demi-jours ! Il tient de la mer et du désert. L’espace y est immense, la plaine toute rase, d’un jaune pâle, brûlée par le vent du large, sans un bouquet d’arbres, même quand on regarde du côté de l’intérieur. Des murets de pierre, de galets, y séparent de maigres blés et des champs de pommes de terre. Au Sud, au Nord, apparaissent les luisants de l’Océan, bordés, jonchés au loin de roches énormes, de « plateaux » où l’on reconnaît bien la fin d’un monde, où les eaux, même par les beaux jours, ne cessent pas à l’heure du flot, de se déniveler au flanc des granits, avec, çà et là, des tournoiements et des succions, de bondissantes blancheurs, — et cela sans cause visible, comme éternellement tourmentées par leur propre énergie profonde.

Un pays où je viens souvent, mais où je n’ai jamais pu rester plus de deux jours, tant il est inhumain, hostile, tant on s’y sent perdu, dispersé, et comme dévoré par les excessives puissances, d’alentour. On y a vite le goût du sel sur les lèvres. Et les yeux s’y fatiguent. Le ciel est trop grand, les écrans naturels manquent. Et puis, toujours une grasse fumée de goémons dans l’air, d’acres volutes, une blanche vapeur épandue qui monte partout de la grève. Et, si souvent, du vent, des poussières envolées d’embruns : je ne parle que des beaux jours. Au loin, l’immense concavité de la baie d’Audierne, une arène de six lieues, où viennent s’assommer les houles, fuit, s’évanouit, dans un fauve, oblique rideau de sable et d’écumes pulvérisées. Au Sud, au bout de la pointe, dans la pâle exhalaison de la soude, les silhouettes du vieux phare d’Eckmühl, les roches, les balises, le Menhir, grandissent, s’engrisaillent comme des fantômes. Et du côté des terres, la plaine aussi se voile : sur le jaune désert, on dirait le souffle trouble du simoun.

Mais ce pays n’est pas désert. Un peuple singulier y habite, à part entre toutes les tribus de la Bretagne, de type mongol a-t-on dit souvent : sans doute quelque reste d’une race primitive, antérieure aux Celtes, et qui, dans cette extrémité de la péninsule, a pu se conserver presque pur. Je me rappelle la vision que j’en eus en revenant sur cette côte après un intervalle de douze ans. Nous venions de débarquer sur la dune du Guilvinec. Fourche en main, sur la longue plage, des femmes chargeaient du varech, — des femmes courtes et puissantes, aux yeux bridés dans une figure en losange, la poitrine cuirassée d’or fané, les pieds cornés et terreux comme ceux des faunesses. Elles n’étaient guère plus de quatre ou cinq, et deux d’entre elles, avec un mouvement de lourde cloche, clopinaient. Je m’étonnai presque de les entendre parler breton, le langage des douces filles, des paysans chrétiens, si profondément civilisés, de mon canton, tant elles semblaient d’une espèce différente et primitive. Même impression, devant elles, qu’à retrouver, du haut de la dune, leur extraordinaire pays. « Retournons en Europe, » me dit un compagnon, comme nous revenions à notre bateau.

Cette humanité n’apparait guère dans la pâle plaine vaporeuse, mais ses gites sont partout : petits logis terrés bas, par lignes qui s’interrompent en irréguliers semis sur toute l’étendue, sans qu’on puisse dire où commencent, où finissent les bourgs : Kerity, Saint-Pierre, Saint-Guénolé, Penmarc’h. On dirait qu’il y en a des milliers, de ces minuscules logis, tous pareils, et tournés dans le même sens, chacun avec ses deux cheminées, qui semblent des cornes, et lui donnent un air un peu sorcier. Une population de petites vieilles, tapies contre la terre, dans la peur du vent, des clameurs, des blanchissants tumultes de l’Océan, des puissances de sabbat que le suroît déchaîne sur cette terre.

Ces puissances, les humains ont essayé de les exorciser. De tous les côtés de la grande pointe, de vieilles chapelles nous présentent le signe de la religion. A l’Ouest, Notre-Dame de la Joie, si seule sur sa grève ; au Sud, Saint-Pierre, et le tout petit sanctuaire des enfants, collé comme un coquillage au pied du vieux phare ; à l’horizon du Nord-Est, perdu là-bas, à la lisière des sables qui descendent jusqu’à la Torche, et loin encore, pourtant, de la vraie campagne, l’oratoire de Tronoën avec son calvaire, le plus vieux de la Bretagne, dont les vents de quatre siècles ont rongé toutes les figures ; du même côté, Saint-Viaud ; à l’Est, Saint-Tromeur ; au Sud-Est, Saint-Nona, dont la façade nous présente, en reliefs presque effacés, de » images de bateaux de pêche au temps de Louis XII. Et au centre, c’est l’épaisse tour inachevée, survivante d’un siècle où Penmarc’h était une vraie ville, riche de la merluche qu’elle péchait et fumait pour toutes les villes de France. Tronquée bas, massive, elle aussi, comme une bigouden, on la voit de partout. Présence énigmatique, au milieu de cette plaine dont elle accroît le caractère étrange.

Le soir, le grand phare s’allume. A mesure que tout s’obscurcit, s’allongent ses deux bras tournants de lumière. La nuit commence, et sous cet astre prodigieux, le fantastique s’accroît. Brèves, régulières, inévitables alternances de ténèbres et de clarté. C’est une obsession, et jusqu’à l’aube elle s’impose. On clôt ses volets : cela palpite dans la chambre ; on s’abrite les yeux : cela passe entre les doigts, traverse les paupières ; on finit par s’endormir : cela entre dans le sommeil et dans le rêve. On se réveille : un mur est là, qui s’éclaire, s’évanouit, s’éclaire. On se rappelle, et l’on court à la fenêtre : la même pulsation est partout sur le monde. En haut, les deux grands bras rectilignes qui tournent et semblent de brume pâle. En bas, courant et girant sur l’étendue obscure, une immense traînée blanche où viennent s’illuminer, passer, par rangs, par plans, les choses de la terre : talus, chemins, enclos, maisons.. Elle s’éloigne, comme un galop silencieux et pâle dans la nuit ; mais une autre surgit, et déjà, elle approche, suscitant de noires silhouettes, et puis, de blêmes, spectrales apparences. A peine a-t-on reconnu, çà et là, la dune, une roche, un moulin, des toits, qu’elle vous prend, vous aveugle, et tout de suite s’enfuit, d’une vitesse qui, là-bas, vers l’horizon, devient énorme. Silence de la terre où courent ces apparitions. On n’entend que l’Océan, plus seul, semble-t-il, et dont grandissent les voix gémissantes ou terribles.


15 août. C’est le jour de Notre-Dame de la Joie, la petite chapelle perdue là-bas sur la grève, face aux infinis, à l’une des extrémités du continent. Temps radieux, vent d’Ouest, comme le vieux Corentin me l’avait prédit chez nous ; car sur l’arrière-pays, c’est du sanctuaire qu’il doit souffler, durant les quatre jours du Pardon. Le Pardon des marins, dit-on, mais les paysans de toute la région bigouden y affluent et sont de beaucoup les plus nombreux. Cette année, la fête sera plus éclatante que de coutume. Un désastreux coup de vent u passé sur la côte en octobre dernier, et c’est aujourd’hui que les rescapés doivent s’acquitter du vœu fait dans le suprême péril à Notre-Dame de la Joie.

En attendant, avant vêpres, à Saint-Guénolé, on n’avait pas l’air de penser au désastre. Une carriole m’avait jeté, avec un chargement de bigoudens, à la porte d’une grange, au milieu d’une foule chamarrée d’or et de vermillon. A l’intérieur, on s’apprêtait aux danses. Sur plusieurs lignes de bancs, au long des quatre murs, les belles filles attendaient, rangées en masses flambantes. Elles attendaient sans bouger, sans parler, et, si graves, massives, presque solennelles en leurs rigides parures, semblaient assemblées là pour quelque cérémonie. Elles me rappelaient un groupe fastueux d’Ouled Naïls aperçu jadis à l’orée d’un village algérien. Mais quelle fraîcheur, quelle paix septentrionale et somnolente en ces rubicondes joues, où, çà et là, la lumière frisante révèle un duvet doré comme celui des génisses !

Les musiciens arrivés (deux clairons de Plounéour), des marins, toujours plus dégourdis, ont ouvert le bal, — mais entre eux pour commencer, les belles restant raides, timides, intimidantes. Des pêcheurs et des cols bleus, venus en permission. Ils dansaient avec les grâces, les dandinements des marins, la jambe comme indépendante du corps, se trémoussant toute seule, gigotant des commencements de gigue, le pied frétillant, et soudain, au milieu d’un virage, le corps courbé en deux, comme dans un coup de roulis.

Quelques couples de filles se levèrent et se mirent à tourner, et je ne vis plus qu’elles, plus volumineuses, importantes, éclatantes que les hommes. Elles entraient dans la danse comme des bateaux qui prennent la mer, de noires frégates pavoisées, lentement, largement, avec une pesante oscillation, les robes, lestées d’épais velours, prenant tout de suite du ballant. A chaque retour du rythme, se révélaient des dessous massifs de drap vert ou de drap bleu, comme aux coups de houle apparaît la couleur sous-marine d’une carène. Les splendides rubans rouges, tombant des cocardes rouges, des quartiers brillants du béguin, flottaient comme les flammes d’un triomphant pavois.

L’atmosphère s’est échauffée (une odeur d’eau-de-vie montait : on buvait ferme à côté, sous une tente). Les belles se laissèrent aller aux bras des hommes en béret, et puis des hommes en rubans, d’abord massés, immobiles près de la porte, et qui peu à peu se dégourdissaient. Elles tournaient, prises par le rythme, leurs pieds battant la terre d’une cadence exacte, mais les larges faces esquimaudes demeuraient inertes, les yeux mi-clos, comme envahies par un sommeil, ou bien les prunelles fixes, comme dans une hypnose. Avec le sérieux quasi-religieux des femmes, des primitifs, en leur parure d’idoles, elles accomplissaient le rite de la danse. On sentait la volupté de l’abandon à quelque chose de plus fort que soi : à l’homme, et aux magiques influences du rythme.

Un jeune homme en casquette, voyant mon attention, s’est approché de moi.

— C’est curieux quand on vient de la ville. Je suis du pays, mais j’avais pas vu ça depuis dix ans. Ah ! on n’est pas neurasthénique chez les Bigoudens ! Une fière race ! Et les hommes ! ils roulent tous les autres Bretons ; ils tiennent deux fois mieux l’eau-de-vie.


Au long d’une demi-lieue de grève, entre les tapis rouges et bruns de lichen et de goémon qui sèchent et jettent leur odeur d’iode, c’est, vers la chapelle, une file continue de pèlerins, hommes, femmes, enfants, une mince file, comme de fourmis qui traversent tout droit un espace découvert. Nulle autre vie ne remue. Espace immense ici, double étendue de la plaine et de l’Océan, dont ils suivent la frontière. Là-bas, dans les terres, par-delà des plans fauves, le peuple des petites maisons pareilles se déploie : un vague, innombrable semis, dont le demi-cercle suit celui de l’horizon. On dirait une armée muette, tapie contre le sol, qui lèverait un peu la tête pour regarder, guetter de loin, dans la direction de la mer. Toujours cette impression de vie secrète, un peu enchantée, que présentent si souvent en Bretagne les simples choses : un doué au creux d’un ravin, un rocher sur la lande, un buisson noir qui remue sur la vapeur du ciel, un petit arbre que le tourment du vent a penché, hérissé pour toujours. Plus sorcière aujourd’hui que jamais, cette assemblée de bas pignons tournés ensemble vers l’Océan. A travers les voiles de sable et de fumée qui traînent éternellement sur le pays, ils ont vraiment l’air de gnomes, de korrigans.

Vers le très vieux oratoire, — si seul, toute l’année, devant les grandes houles, — au Nord, au Sud, chemine le peuple bigouden : ceux qui viennent de Saint-Guénolé, de Trolimon, et ceux qui viennent de Kérity, de Penmarc’h, de Plomeur, de Plobannalec, l’étrange peuple primitif marié depuis si longtemps à cette terre d’extrême Europe, au bord de l’Atlantique.. Les femmes ont des souliers, comme il convient aux jours de fête, mais elles vont pieds nus, et les portent à la main. Elles les mettront, comme on met ses gants, pour assister à vêpres.

Je suis assis près de la chapelle, au-dessus des galets, à la crête du petit mur qui la défend contre les coups de mer. Que j’aime à retrouver sa touchante, vénérable figure ! C’est la dernière chose humaine au bout du continent, la première à recevoir le choc des vents lancés sur l’Atlantique. Toutes les marques de la souffrance et du grand âge sont sur elle. Des tempêtes de trois cents ans ont déjeté, bosselé son échine ; les embruns ont rongé son granit, presque effacé les traits de son visage, qui se lève au-dessus du goémon. Elle est enterrée à demi ; de la main on toucherait son ardoise le rude schiste écaillé, argenté par les siècles, où traînent encore, pour plus de résistance, des lignes de ciment : on dirait des fientes d’oiseaux de mer, comme celles qui blanchissent les flots voisins. Qu’elle est bretonne, toute pénétrée d’âme, chargée de significations humaines ! Elle a l’air, sous la toiture qui baisse jusqu’à ses pieds, d’une vieille femme du pays enveloppée de sa cape d’hiver, — une aïeule aux yeux éteints, qui s’est agenouillée sur la grève pour prier.

Aux pieds de cette vieillesse, sur une roche que le jusant découvre, des fillettes sont assises, en grand uniforme bigouden, — faste inattendu sur les fonds sauvages de mer et de récifs. Ces poupées aux brillants atours, on dirait qu’on les a prises dans une boite pour les poser là, si vives en sont les couleurs, si correctes l’ordonnance de la double coiffe, celle de la cocarde et du grand ruban sous chaque oreille gauche. Mais entre les deux croissants emperlés, quelle vie de ces enfantins visages ! Les regards ont la grave limpidité que l’on voit aux yeux des petits chats. Je m’approche : tous les minois mongols se baissent et se fixent. Impossible de leur tirer un mot. Elles ont peur, les petites sauvages, à la vue de l’étranger qui n’est pas de leur espèce.

Derrière le vivant et scintillant bouquet de ces jeunes têtes, la mer éternelle, sous un ciel orageux et bas, a des lourdeurs de jade, — je ne sais quoi de sépulcral. Elle a fini de descendre. Une partie de son gîte découvert, le chaos des roches apparaît, plus immense et désolé. Dans le Sud-Ouest, il y en a toujours : ligne sur ligne, crête sur crête, hérissement sur hérissement. C’est un monde, un morceau de la planète, telle qu’elle fut, quand la vie commença d’y germer, telle sans doute qu’elle sera, quand rien de vivant n’y restera plus. Rien que les granits et la lente pulsation des eaux incorruptibles.

Là-bas, sur une trainée de lumière spectrale, Nona lève son écran déchiré ; plus loin, c’est Guermeur et la tour du Menhir que l’on double, lorsqu’après avoir rangé les Etocs, on vient au Nord pour s’en aller chercher le Raz. Nous avons dû allonger le tour, l’an dernier. La brume était venue. A travers les néants gris, la sirène d’Eckmühl, — un monotone mugissement, coupé, toutes les minutes, d’un long et lugubre appel, — annonçait « les dangers. »

En ce moment, on n’entend que des musiquettes d’enfants, si grêles, si perdues, en de tels espaces. Derrière la chapelle, les petits humains mènent leur humble fête. Je les vois. D’ici, de la grève, ce n’est rien : un remuement d’insectes surgis, on ne sait d’où, au bord de l’étendue terrestre. Mais à mesure que l’on approche, que l’on s’y mêle, comme on est pris par la rumeur, par l’épais effluve de vie qui s’en dégage ! Et comme on s’ébahit, encore une fois, de la couleur et de l’étrangeté de cette famille humaine ! Même griserie qu’à plonger et se perdre dans la fourmilière d’un souk marocain ou d’un bazar de l’Inde. L’Inde, surtout, s’évoque ici. Il n’y a que dans ses foules que l’orange et le pur écarlate règnent si audacieusement. Les têtes des marmots, casquées de paillettes, m’évoquent de riches bébés d’Ahmedhabad. Aux gilets, aux plastrons, les splendides soutachures font des cercles d’yeux auxquels ne manque rien que des parcelles de miroir pour rappeler tout à fait les tuniques brodées du Guzerat, — et même, aux broderies des bonnets féminins, ces miroirs enchâssés ne manquent pas. Certains détails et motifs sont d’un style unique, — non seulement l’arrangement si compliqué de la coiffure (les cheveux ramenés en nappe de la nuque couvrant par derrière le bonnet pour aller s’enfermer sous la mitre), — non seulement les deux dépassants de ce bonnet, qui ne ressemblent à rien qu’à deux quartiers d’orange ou de citron, — non seulement la coulée mirifique du ruban qui ruisselle sur toute la parure comme une oriflamme sur une fête, mais le grand retroussis des manches, et, sur leur lustre noir, les diagonales et losanges de leurs splendides liserés. Même bordure au bas des lourdes, ballantes jupes superposées : lignes d’or jaune ou lignes d’or rouge, répétant le ton du plastron ou du béguin. Près d’un groupe de femmes agenouillées sur le gravier, au porche de la chapelle, je me suis arrêté devant l’effet de ces extrêmes lignes brisées avec les plis rigides du drap et du velours, et qui s’y perdaient, revenaient. C’était, dans ce noir, une arabesque admirable et mystérieuse de deux zigzags d’or. Il faut venir ici pour comprendre ce que peut être et signifier la grandeur d’un style.

Mais quelle humilité des choses d’alentour, de cette terre, de ces petites bâches paysannes, où vieux et jeunes se pressent autour des cierges, des médailles, des poêles à crêpes, du cidre, du fidelic, des berlingots, des minuscules poires à cochons ! Et quelle lourdeur septentrionale et paysanne de cette race ! Jamais la créature humaine ne m’est apparue à ce degré d’archaïque simplicité.

Il y a les hommes, dont on dessinerait le costume avec quelques rectangles et triangles (scapulaire noir sur les jaunes broderies romanes d’un long justaucorps). Les jeunes ont des mines de force terrible sous des fronts bas, sous des toisons serrées, frisantes, comme on en voit aux têtes des bouvillons. Les vieux, à barbes à colliers, pattes de lapin, ou bien strictement glabres, semblent sculptés à coups de serpe dans une bille de chêne dur, les plus desséchés dans du silex. Il y a des matrones qui ne sont que des tonnes enrubannées. Faces mafflues sous des triangles de coiffes bien plus courts que ceux des jeunesses, comme pour mieux en accentuer la largeur et l’oblicité ; tailles de cétacés, dont leurs manches raides et noires figurent les ailerons ; vastes poitrines femelles sur des culasses qu’élargit encore le cerceau des robes, des multiples cloches aux bords dorés qui ballent ensemble à chaque pas pesant, chacune plus longue et plus étroite que celle qui la recouvre, ce qui donne une base un peu conique, un peu sphérique, un air de bouée marine à l’étonnant magot. Et, régnant sur les masses de cette foule par leur nombre, par l’orgueil et le frais éclat de leur parure, les jeunes filles, si placides, sortes de colossaux bébés en qui la pensée n’a pas remué encore, — mais les bébés ont des grâces, des finesses. Quelques-unes ne semblent rien que matière carnée ; leurs magnifiques joues, qui commencent à l’œil et descendent plus bas que la bouche, montrant les rouges marbrures de la viande fraîche. Des regards d’innocence énorme, chargés d’animalité dormante ou triomphante. Isolée, chacune suffirait à nous étonner, mais pour peu qu’elles se groupent, en leurs volumes, en leurs splendeurs, on dirait qu’elles se multiplient, s’élargissent hors de proportion avec leur nombre. Même impression que jadis, à Ceylan, devant un cortège d’éléphants caparaçonnés de pourpre et d’or pour une fête bouddhique. Il fallait les compter pour voir qu’ils n’étaient que dix. Mais plutôt qu’à des pachydermes, avec les demi-cercles successifs de leurs plastrons-boucliers, avec leurs lenteurs assoupies, celles-ci font penser à de grands crustacés, à des langoustes évoluant dans un vivier (ainsi, tout à l’heure, certaines des danseuses), à des crabes (ainsi les bancroches, si nombreuses, à démarche oblique), à des chéloniens, de noires tortues de mer, incrustées de précieux métal (ainsi les puissantes mères de famille, les quadragénaires maritornes). Et le plus étonnant, c’est quand ces masses, ces ors, apparaissent mêlés, pressés, autour des tonneaux de cidre, dans l’ombre enfumée d’une bâche. Somptueuse et bourdonnante confusion !


Mais, comme toujours, en ces assemblées d’une peuplade bretonne, ce qui produit toute la grandeur de reflet en l’approfondissant de significations spirituelles, c’est l’uniformité du costume et du type. Comme elle s’affirme en ces vingt femmes debout, là-bas, sur la dune, détachées sur le fond de l’espace, et qui nous présentent toutes la même silhouette grave, les mêmes noires alternances de velours et de drap, les mêmes quartiers éclatants aux côtés de la tête, la même nappe de cheveux : cheveux aussi droits, simples, sains, luisants, que les crins dans la queue d’un jeune cheval ! Et comme de jeunes chevaux en troupe, toutes sont pareilles, exemplaires complets d’un même type (leur immobilité ne laisse pas distinguer les bancroches, qui, d’ailleurs, sont toujours magnifiques).

Le parallélisme des attitudes (elles regardent vers la mer, elles ont l’air de chercher un bateau) ajoute à l’impression d’identité. Vingt bigoudens, mais toujours la même qui se répète. Les voici qui descendent ; un groupe de gars les croisent (c’est un trait du pays, ces théories alternées de garçons, de coquettes filles, qui semblent se répondre comme dans les chansons, les danses d’autrefois). Quelques-unes sourient. Il est si clair que ces hommes sont leurs hommes, de leur espèce, de leur clan, que ceux-là seuls peuvent les émouvoir. L’habit qu’ils portent, est de ligne aussi sommaire, de volume aussi massif. Les mêmes motifs d’un décor archaïque y reviennent, les mêmes oppositions du deuil et des tons éclatants : c’est la juste transposition dans le mode masculin du costume des femmes. Mâle et femelle, vieille ou jeune, partout, ici, je vois la même créature[3].

Et dans cette puissance de l’aspect spécifique, dans cette simplicité des traits façonnés par des idées, habitudes pareilles, le sens des figures s’agrandit et prend une valeur de symbole. C’est encore une analogie de la vieille humanité bretonne et des peuples d’Orient : les conditions, les âges de la vie humaine s’y présentent sous leurs traits essentiels, en aspects quasi schématiques. Ces marmots, aux prunelles si vagues, aux boucles blondes sous le béguin d’argent, ces délicieux totons de pulpe si fraîche, dont le corsage tient encore du maillot, n’est-ce pas toute l’enfance, aussi neuve et parfaite, aussi éternellement la même que chez les jeunes animaux ? En voici un qui chancelle dans sa robe-sonnette ; il s’agrippe à la robe pareille de sa mamm. Elle le prend et le baise, et ses simples yeux disent toute la maternité comme ceux des douces mamans chattes ou brebis. Et voici l’autre âge de l’enfance, plus enfantine et touchante dans les pesants costumes : les gamins en large pantalon noir, bref habit, gilet brodé, chapeaux à trois boucles et six queues de ruban, comme les anciens, -— et les fillettes, graves, en flamboyant poitrail carotte, comme leurs grandes sœurs. Et celles-ci, les reines de la fête (il n’y a pas de pays de France où la jeune fille soit reine comme en Pont-l’Abbé), les coquettes, les belles, amies des rubans, de la danse et des galants, qui vont toujours par dix et par douze, comme prêtes à des rondes, me figurent le bref moment de la floraison dans une certaine race, quand toutes les forces de l’être s’accordent pour se tourner en séduction. Quelle profusion de ces rudes et calmes fleurs ! Quelques belles sont vraiment belles, d’un blond flambant de bétail, avec un lustre profond de leurs grands yeux sous l’arc épais des sourcils. Magnifique énergie dormante. Rien de plus copieux et de plus simple. C’est toute la fraîcheur de la vie qui monte, en sa divine spontanéité, du fond de la source éternelle.

Et voici ceux dont elle se retire, qu’elle laisse retomber à la terre, les vieillards, plus vieillards, plus épiques et pathétiques ici qu’ailleurs, les ancêtres voûtés sur leur bâton, les nammou et tadou coz, branlants, dont les crânes se dessèchent, se parcheminent, dont les cheveux semblent prêts à se décoller aux tempes, les aïeules surtout, dont les dents jaunes, en saillie, sont plantées comme sur une tête de mort. Est-il possible qu’elles aient été jadis de plantureuses filles, que l’épaisse carnation bigouden se ratatine ainsi ? Quelques-uns de ces ancêtres, gaillards, rient encore en prenant une prise de tabac. Mais chez les très vieux, qui cheminent seuls, comme on sent l’âme, pareille en tous, de la triste vieillesse ! — alentissement, résignation, solitude, profond besoin de repos.

Oui, c’est l’un des traits par où ces assemblées d’un petit clan breton nous touchent si profondément. Comme dans ces images de couleur que l’on vendait aux Pardons de jadis, la vie humaine nous y présente ses grands moments éternels, ceux que doit traverser chaque créature, si elle va jusqu’au bout déjà courbe assignée.


Le peuple est beau ici. Il a sa couleur ancienne et son ordre naturel, où nous reconnaissons des harmonies qui furent très générales autrefois. A le voir en ses fêtes, on pense aux chants, ébats populaires, dans Goethe et Beethoven. C’est le peuple rustique et chrétien, demi-féodal encore, du vieux monde d’Europe. Si différents de race, ceux-ci sont bien plus près, en leurs modes et rythmes de vie et de pensée, qui décident leurs physionomies, des paysans dont les sabots sonnent, dans la Pastorale, à la cadence de la bourrée, que des bourgeois, liseurs de journaux, de Quimper et de Brest. Ils sont hors des courants généraux du présent. Sans doute, le service militaire prend les hommes, mais le type est si fort contre les influences étrangères ! Et le milieu natal, la grave campagne bretonne, le groupe, avec sa langue, ses coutumes, ses incessantes suggestions, les reprennent si vite ! C’est un clan, et c’est une caste, comme il y en avait autrefois, une caste qui se limite aux aotrourien[4], qui ne lève pas les yeux au-delà d’elle-même. C’est un monde à part et fermé, où se répète, en tons plus simples, à une échelle plus brève que la nôtre, mais complète en elle-même, la variété de la vie et de ses conditions, depuis la misère du mendiant ou du vieux vacher qui ne gagne plus que son grabat et sa bouillie, jusqu’à la richesse du pen ty, du chef de famille, possesseur de sa terre et de vergers « bien murés ; » depuis les labeurs des champs et des fermes, jusqu’à la joie des galettes et des chansons (leurs chansons), des veillées et des galanteries, jusqu’aux liesses des noces et pardons ; depuis le souci quotidien de la terre, du grain, des bestiaux, de l’achat et de la vente, jusqu’au vague rêve religieux qui s’ouvre aux jours des grandes fètes et des deuils, parfois au moment où reviennent les noms des morts à la prière du soir, en famille, au pied des lits clos, ou bien le dimanche, à l’église. Un monde où l’individu n’est pas détaché, mais demeure fortement lié à ses pareils, — et le costume en témoigne d’abord ; où la vie reste astreinte à des coutumes, à des consignes de conformité, à des cérémonies (le breton de ces paysans a ses formules de pudeur, de savoir-vivre, de haute politesse,) invariablement réglée par le rythme des saisons, qui ramènent les labours, semailles, moissons, les fêtes des saints et les grands jours de l’Eglise.


Dans ce monde à peu près clos, d’où l’inquiétude est absente avec la pensée, nul ne songe à changer sa condition. Elle fait partie d’un ordre immémorial que chacun accepte avec fatalisme, — ce fatalisme breton qui rappelle celui de l’Islam, car il tient de la religion autant que de la soumission à l’habitude. Un ordre prédestiné, et le pauvre, le mendiant lui-même, y occupe une certaine et nécessaire place. Il n’est pas un vague, inerte déchet, tombé hors de la vie sociale : il y a sa fonction, reconnue, respectée, fonction spirituelle comme celle des gueux d’Islam. Il est le pauvre du bon Dieu, l’un de ses préférés, à cause de sa misère, un intercesseur tout trouvé, et sa prière, dont on le remercie dans les fermes, récompense la sainte aumône.

Et les voici qui font la haie devant le porche de la chapelle, les loqueteux, les infirmes, habitués des Pardons bigoudens. Et je crois revoir, sous un autre ciel, en d’autres guenilles, leurs frères musulmans, ceux dont les oraisons (à côté des bateleurs, chanteurs, marchands de fruits et de fritures) enveloppent les tombeaux des saints maugrebins, aux jours des joyeux et religieux moussems. Prostrée si bas, hors de la vie, de ses jeux et travaux, la créature est partout la même. Aveugles, manchots, béquillards, culs-de-jatte, innocents, c’est la même confrérie que là-bas, une pieuse Cour des Miracles, et c’est toute l’éternelle misère humaine. Ils restent entre eux, sur le parvis de gravier et de galets, rangés comme pour un rite à l’entrée de la chapelle, accordés à sa vieillesse et sa pauvreté, participant de la même essence religieuse. Tous portent la besace où ils mettent leurs croûtes. Tous tendent une sébile de fer-blanc, et de la même main pend aussi un chapelet. En voici un que j’ai vu, déjà, à d’autres Pardons du pays. Tignasse pendante, paupières collées, menton fuyant, vague sourire de simple. Il marmotte d’incessantes patenôtres, sa tasse tendue très bas, d’un geste gauche d’aveugle. À côté sont deux très vieilles bigoudens, dont les yeux sanglants semblent pleurer ; l’une est hissée de guingois sur une béquille. Et puis, installé contre le porche même, que l’on dirait spécialement à lui, un ancien, énorme, à barbe fleurie, en béret de marin, semble incrusté à son grabat ambulant : une sorte de claie montée sur deux roues, qui le porte de pardon en pardon. Une femme tend et tient ouverte la main du paralysé. Un chien dans un harnais de corde somnole à terre. Presque tous ces mendiants, d’ailleurs, ont leurs chiens, de fortes bêtes, qui bordent avec eux l’entrée de la chapelle. Il en est un, une sorte de grand et soyeux griffon, qui suit pas à pas son maître, chaque fois que celui-ci se traîne hors du rang pour mendier plus activement sur le parvis. Quel contraste du noble animal et de ce maître : un misérable, aux jambes recroquevillées, qui ne progresse qu’en se balançant entre ses supports de bois, ses rudes sabots raclant, à chaque coup, le sol !

Les pauvres de Jésus-Christ, ceux qui ne peuvent plus qu’attendre et supplier de haut en bas… De toute cette bordure de misère, monte un vagissement doux, continu, où reviennent les mots des oraisons : En hano an Tad… Itroun Varia… Evelse bezo gret[5]. Une, vieille fée à barbiche, exsangue, est affaissée à terre, et semble dormir. Elle tient un bâton à crosse dont un os creux protège le bout. J’ai mis une piécette dans sa sébile ; elle la prend, lentement, sans la regarder, lève sur moi des yeux blaireux, — une expression d’animal malade, — et puis la porte à son front, en commençant de se signer : aussitôt monte le dévotieux murmure, latin cette fois : j’entends les mots benedictionem, Spirîius sanctus. En Bretagne aussi, l’aumône est restée religieuse. C’est ici l’acte chrétien par excellence, et qui provoque toujours la prière.

Sous le rude calvaire, se tient un chanteur : barbe et cheveux d’argent, l’air encore très solide, la figure enluminée et qui s’empourpre davantage dans l’effort et l’excitation du chant. Il récite des sones dont il vend, pour un petit gwennek, le texte, « levé » (savet) par une demoiselle de Morlaix. Et voici que j’en reconnais une de cinq notes, mais de tonalité si étrange, si pénétrante, et qui, bien des années avant que je vienne à Penmarc’h.me faisait rêver du pays de saint Guénolé :


A c’harz ar mor oun ganet,
E bro San Gwenolé
Ha biskoaz nemet glahar
Me meus bet en buez


Je me rappelle… Un pauvre petit Kloarek[6]… Né près de la mer… Au pays de saint Guénolé… Et rien que du chagrin toute la vie…

Comme cela vous reprend, ces vieux airs bretons de la prime jeunesse I Quels lointains elle m’évoque, cette complainte entendue jadis dans une ferme du sombre pays de Brest, et que je croyais une chose des temps abolis, morte comme ceux-là qui me la chantaient, et ne restant plus qu’en ma mémoire ! Mais le passé dure toujours en Bretagne.


Derrière des marins, je suis entré dans une chambre de la chapelle, par une petite porte extérieure. Odeur de mousse là-dedans, ombre épaisse, sous l’oblique plafond que fait le vieux toit écailleux en descendant presque jusqu’à terre. Il y a beaucoup de monde dans cette rude sacristie, et je ne comprends pas très bien, d’abord, ce qui se passe. Là-bas, dans le fond, on remue des choses blanches, je ne sais quel vague linge.

Un jeune homme en casquette de pilotin m’a renseigné :

— C’est des gas de chez nous, de Kérity, qu’ont fait un vœu : alors, comme de juste, ils sont à se mettre en tenue.

Ah ! oui, je sais : les rescapés de la tempête d’octobre, ceux dont j’ai vu le bateau crevé, parmi trente autres, dans la baie de la Torche, l’automne dernier, quelques jours après le désastre. Ceux dont parlait une lettre du recteur qui me fut communiquée. Au petit matin, arrivant de la Torche, ils étaient venus le trouver, trempés, tout étourdis encore, quelques-uns sanglotant, pour lui demander de leur ouvrir la Chapelle. Ils criaient : « Nous avons la vie sauve !… Nous voulons remercier Notre-Dame de la Joie !… » Le mousse a demandé la permission de monter sur l’autel : « J’ai promis d’embrasser Madame Marie si elle nous sauvait ! » Son père criait : « Oui, fils, embrasse-la bien ! Merci, Notre-Dame de la Joie ! Nous croyions ne plus te revoir. Maintenant, allons à Kerity pour remercier Monsieur Saint Pierre ! »

Dans l’instant du péril, ils ont fait un autre vœu : suivre en groupe Notre-Dame à sa procession, le jour du Pardon. Pour un tel rite, la tenue commandée par la coutume est encore celle qui signifiait, au moyen âge, l’humilité religieuse : nu-tête, déchaux, en chemise, une cire de tant de livres à la main.

Seulement, aujourd’hui, les mœurs, tout de même, ayant un peu changé, par décence on passe un pantalon de linge, mais les pieds sont nus, et le haut du corps se dépouille vraiment de tout ce qui n’est pas la chemise. Dans les grands Pardons, à Kumengol, a Sainte-Anne de la Palue, on voit des hommes des campagnes qui sont venus à pied de loin, chapelet et bâton à la main, en ce rudimentaire vêtement.

J’ai pu approcher, et je les vois qui se déchaussent : deux hommes d’une cinquantaine d’années, deux jeunes et le petit mousse. Les deux anciens ont des gestes lourds et lents, ceux des marins qui ont passé leur vie à peser sur des drisses et haler des casiers. L’un est tout glabre et chauve, sauf deux touffes de cheveux aux deux côtés de l’occiput ; son maigre visage ascétique a le ton du buis ; sa bouche serrée doit rarement s’ouvrir. Au milieu de tout ce monde, il regarde d’en bas, tristement, du profond de l’orbite creuse. Je devine le bleu pâle, usé, de ses yeux habitués à errer sur l’horizon de mer. L’autre, — barbe grise, cheveux coupés rond autour des oreilles, — est assis, plié en deux, sur un coffre, ouvrant sur ses genoux ses pauvres doigts noueux dont les panaris ont mangé plusieurs phalanges, il présente le même aspect de patience et de lenteur. Les deux gars sont superbes, brûlés de soleil ; le plus grand a une carrure formidable, une rouge barbe de pirate, des dents déjeune chien, un sourire d’enfant, des yeux de douceur étonnée. Le mousse, entre les deux plus vieux, baisse sur son bras son visage un peu kalmouck.

— Çui-là qui a houle ! — médit le pilotin, — c’est jeune, c’est sauvage : ça n’a rien vu, ça connaît rien.

Je songe qu’il a connu l’épouvante, ce petit. Cette nuit-là, le coup de vent les drossant, ils sont venus faire côte à l’anse de la Torche, au commencement de la courbe de six lieues qui s’en va jusqu’à Audierne. « Y a que ça à faire, » m’explique mon voisin. Il parait que par coup de vent de la partie sud, si on tombe en dedans d’une certaine ligne dans l’immense arc de cercle, les refuges ordinaires coupés, toutes les passes brisant à blanc, la toile au bas ris, on ne peut plus se remonter pour doubler les Penmarc’h, et chercher les abris de l’Est. Et comme on sait que l’entrée d’Audierne est impossible alors, à cause de la barre, et que chaque bord vous rapproche inévitablement de la côte, il n’y a qu’à tacher de se jeter dans la Torche. On perd son bateau (et de là tous ceux que j’avais vus crevés, culbutés l’un sur l’autre dans l’anse), mais on a une chance de se sauver. Quand c’est le jour, et qu’on voit ça de la terre, le recteur vient donner l’absolution.

— Y a eu que six péris dans la tempête d’octobre — ajoute le pilotin. — C’est pas beaucoup pour trente bateaux. Heureusement qu’y avait de la lune ! Ils ont vu l’entrée de l’anse… Après ce coup-là, ils sont restés huit jours sans sortir. Même, d’abord, qu’ils criaient que jamais, jamais plus ils ne reprendraient la mer.

J’imagine la nuit terrible, la longue lutte, les minutes suprêmes, quand le bateau noyé, talonnant, ne se relevant pas, les hommes emportés dans le furieux, le ténébreux chaos n’ont plus été que chair passive et qui va s’abimer.

Au moment où l’état de la mer a dépassé ce qui est « maniable, » leur pensée s’est tournée vers Notre-Dame de la Joie, l’oratoire solitaire qui fait partie, comme les roches voisines, de leur horizon de pêcheurs, et qu’ils ont regardé, tous les jours, comme leurs pères, en cherchant leurs alignements.

Et maintenant, les voilà au milieu des leurs, dans la chapelle où tous ces aïeux sont venus dans les autres siècles, à la même date de l’année. Ombre tiède ici, sensation de bon refuge humain, sous la primitive toiture dont la grande aile a pris et couve tout ce petit monde. Le recteur est près d’eux, en rochet, paternel, et qui les encourage. Il leur tape amicalement sur l’épaule, en les appelant : Va zud, — « mes hommes. » Leurs femmes aussi sont là : elles finissent de les mettre en tenue votive, leur enlèvent vestes et gilets. Beaucoup d’autres femmes aussi, des mères, des grand’mères bigoudens, mais pas de jeunes filles : une tradition de bienséance s’y oppose.

Par un guichet, on voit la nef de l’autre côté du mur. Elle est déjà pleine, et dans cette ombre plus claire, sous les ors et les flammes du chœur, j’aperçois la joaillerie serrée des têtes féminines (les hommes se tiennent à part). Que c’est nombreux, et riche, et grave, cette assemblée de têtes pareilles, dont les rangs vont se perdant dans l’ombre ! Et comme on sent un peuple ! En avant, dans une stalle du chœur, une admirable figure de vieux s’éclairait. Une figure de type ancien, dont le front luisait comme un jaune ivoire, au jaune rayonnement des cires.


J’ai gagné la nef pour me mêler à eux tous. Au dehors, près du petit porche, il fallait traverser les lignes de pèlerins agenouillés sur le parvis de terre, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Des murailles de des bigoudens, impénétrables, défendaient l’entrée, mais lentement, avec ténacité, des femmes arrivaient à se faufiler, et je suivais leur poussée patiente.

Venant du grand jour, on ne distingue pas grand’chose, d’abord. Seulement, là-bas, les buissons de flammes tremblantes, et ensuite, par devant, le pointillement régulier, rang sur rang, par centaines, de toutes les mitres blanches, de toutes les coques rouges, où brille quelque chose comme du cristal. Il fallait quelque temps pour distinguer les hommes, massés des deux côtés du chœur, serrés là, contre le rude mur qui verdit, par en bas, d’une mousse comme on en voit sur les galets des grèves. Une atmosphère tiède, recluse, chargée de souffles humains. Tout de même, on se sent bien, au sein de cette épaisse humanité. On plonge dans quelque chose d’élémentaire et d’ancien. Des épaules m’oppressent, des yeux luisent près de moi ; des joues de chair fraîche, des fronts jaunes, incroyablement plissés, me frôlent : je respire les haleines, je m’emplis d’essence bigouden. Tous ces dos si courts, sanglés de noir, ces dos de marsouins sur le bourrelet des robes, toutes ces têtes bridées, obliques, où la chevelure, sous la dentelle et l’écarlate, se réduit à une demi-boule de chêne ou d’acajou ciré, — quel épaississement, quelle schématique simplification de la forme féminine ! Parfois, près de moi, l’une d’elles se retourne (quelque mère cherchant un précieux et scintillant bébé qui lui glousse entre les jambes), et, large, dorée, sur les fonds noirs, dans la masse et la raideur du costume, sous l’apparat des grands rubans, elle se révèle monumentale.

Quelques rangs se présentent de profil. Des profils d’idoles, de statues primitives, inanimées sous le luxe de broderies qui semblent, sur ces puissantes poitrines, des colliers d’or, de byzantines chaînes étagées. Le type est partout ; il m’enveloppe, m’obsède. Fronts fuyants, mentons fuyants, forte avancée des pommettes, des maxillaires, saillie un peu canine des dents, toute cette oblicité du profil accentuée par celle de la coiffe, de la bride, des crins tirés en arrière. Mais, de face, une construction presque plate, et quadrangulaire, en losange, par grands plans ; des traits comme équarris à la hache. Il y avait plusieurs vieilles devant moi : la peau de leur nuque, découverte jusqu’à la racine des cheveux, était un tégument épais et brun, une sorte de cuir vivant et partout crevassé. Pas un fil blanc dans ces cheveux d’une égalité, d’un lustre étonnants. Mais nulle vieillesse plus ridée. C’est peut-être que la jeunesse fut si plantureuse ! Quand elles maigrissent (ce qui est la façon de vieillir, dans les races fortes), la peau se vide, qui couvrit toute cette magnifique chair. Plis et replis de parchemin cassé, triple et profond sillon parallèle, en V, au-dessus des sourcils, ajoutant à l’air de tristesse, de muette patience, de labeur solitaire que présentent ces aïeules.

Une race, un peuple : on le sentait plus fortement encore en ce vaisseau fermé où sa coutume l’assemble, et qu’il emplissait de ses nombres, de ses couleurs, de son effluve. Rien ici qui ne soit bigouden : même les vieux saints et saintes de bois portent des chapes et robes que l’orange, le rouge illuminent. La Vierge est parée de grandes roses de rubans, toutes pareilles à celles des jeunes femmes, et le même décor fastueux ponctue la nappe de l’autel.

Une fille, en blanche résille de Douarnenez, était visiblement d’une autre société, bien plus proche de la noire. Louer visage européen ; châle à pointe comme en portaient nos grand’mères. Comme ces peuplades bretonnes restent distinctes les unes des autres ! Je me sentais bien étranger. Sous l’uniforme local, chacune de ces figures me disait : Je suis paysan, de ma caste, de mon clan, dont j’ai reçu ma forme, mes directions, mes reclus. Je résiste et je persiste.

Les prêtres dorés étaient entrés Les chants montaient, les lentes, graves psalmodies, dont la tonalité s’apparente à certains modes tout moyenâgeux et presque orientaux de la musique bretonne. Puis des cantiques à Itroun Varia, entonnés par toute l’assemblée, en breton, — la vieille langue celtique alternant avec celle de Home, comme en Gaule, aux premiers siècles de l’ère, comme si les temps n’avaient point passé, comme si le français n’existait pas encore.

Un mouvement se fit dans l’assemblée, et puis, sur les bas-côtés de la chapelle, à travers les masses immobiles, une sorte de flux commença d’apparaître, et, lentement, de monter vers le chœur. C’étaient, cierges en main (on en vendait sous les petites bâches vertes, autour du sanctuaire), tous ceux et toutes celles qui avaient promis de « mettre une lumière » à Notre-Dame-de-la-Joie. Sous la sainte image, le sacristain paysan ne cessait de piquer les cires qu’on lui tendait, les retirant pour en poser d’autres aussitôt qu’elles commençaient à brûler. Je vis passer une mère-grand, dont j’avais remarqué déjà la figure, si sérieuse, attentive, où toute une vie de travail monotone et de foi s’était inscrite en cent rides vénérables. Avec quelle vaillance elle se poussait vers les flammes du chœur ! La voilà qui arrive près de la grille ; elle déploie le papier qui protège sa chandelle : un cierge énorme, entouré d’une spire d’or, et qui a bien dû coûter deux petits écus (on compte encore en skoets.) Un instant, elle reste là. Avec un tremblement de grand âge ou de ferveur, appuyée sur son bâton, elle regarde le sacristain l’allumer. D’autres suivent, sans cesse. Au milieu de la grille, les deux files se rejoignent pour redescendre ; elles tournent, apparaissent de face, et c’est alors, comme dans un intérieur obscur et frémissant de ruche, une lente, cheminante colonne d’abeilles dorées.

Porté par la foule, j’avais fini par atteindre le côté des hommes, quand un remous m’a poussé vers une issue. L’espace ! Je voulais le goûter un peu, m’en aller respirer au bord de la grève, me remplir les yeux des grands vides ! Mais je reste là, arrêté par une espèce de vision. Ce ne sont que des vieux qui sortent, mais ils surgissent de l’ombre, et presque de dessous terre, car autour de la chapelle, le sol, au cours des siècles, s’est exhaussé. Des figures d’un autre âge, comme on en voit aux antiques saints de bois des oratoires bretons, — saint Méen, saint Budoc, saint Herbot, — des figures toutes de raideur primitive, de sérieux farouche et d’innocence, avec de longues chevelures à la Louis XI, des favoris à la Charles X, des lèvres réduites à une fente, des prunelles pâles vissées comme dans un trou. D’où sont-ils venus, ces vieux qu’on ne voit jamais ? Ils font un peu peur. Ils semblent à peine vivants. L’un avance vers moi en se signant d’un grand geste, apparition si étrange que je recule presque. Il est grand, anguleux, vêtu d’un drap noir jauni comme par un séjour souterrain. Un long corps, gelé qui chancelle, comme s’il avait perdu l’habitude de la marche, une tête de travers, la peau séchée au front, au creux des mâchoires ; une tête de mort comme j’en ai regardé de si près, jadis, dans les ossuaires des petites églises bretonnes : petite, ronde, aux os minces, avec de longs restes de cheveux que l’on dirait collés, de jaunâtres étoupes qui vont se détacher si l’on tire… Oui, ces anciens-là, en leurs étonnantes hardes, semblent des cadavres de Bretons d’autrefois surgis de leurs fosses, ressuscités par la cloche de leur chapelle…

On finit de sortir ; les groupes se mêlent. Çà et là, maintenant, sur cette vieillesse et sur ce noir, un groupe de jeunes filles resplendit au soleil qui se découvre, et leur parure est d’un rouge qui effare nos yeux de civilisés. Ah ! la brave couleur, — et comme elle dit la joie ! comme elle veut réjouir ! C’est, le principe de ces parures. Avec l’ingénuité des races archaïques, ces paysans y ont réuni, en harmonies simples et puissantes, tout ce qu’ils pouvaient imaginer pour le régal des yeux. Qu’y a-t-il de plus beau que l’or, que la soie, les tons de fleurs les plus intenses, leurs jeux sur les noirceurs diverses du costume, — qu’une blanche mitre percée de trèfles et de croix, que les feux du cristal et du métal qui tremblent aux ardents quartiers de la coiffe ? Surtout le parti pris des lignes, de l’ordonnance est admirable. Voilà le style. Il apparaît spontanément chez tous les peuples où l’individu n’est pas encore dégagé, où personne n’inventa rien, où la beauté naît de la fidélité aux traditions du groupe. Style et couleur, comme au moyen âge, où les maisons, la foule présentaient les tons d’un parterre, comme en Perse, dans l’Inde, comme en tout cet Orient où se survivent aussi ce moyen âge et son enluminure. Pourtant quelques-unes, — deuil ou mode nouvelle de Pont-Labbé, — sont en noir. Mais quelle grandeur et quelles harmonies de ce ton unique ! Noir sur noir, celui que lustre du velours, et celui qui s’éteint sur le drap, celui de la soie aussi et des perles, car pour plus de sombre et raide magnificence, deux croissants couturés de jais remplacent aux tempes les habituels quartiers orange ; et, de même, c’est un flot de taffetas noir qui, d’une noire cocarde, tombe largement jusqu’aux genoux. Nul costume plus grave et plus fier. Pour la solennité de cette teinte funèbre, pour l’altière énergie du caractère, cela est digne de Velasquez et de Goya, — et quand l’argent remplace le jais du décor, l’impression espagnole en est rehaussée. On pense aux statues de la Vierge, en grand habit rigide, que l’on voit là-bas, parées de deuil pour une cérémonie de Semaine sainte. Et l’attitude est aussi droite. Près du rude Calvaire où leurs amies sont assises sur les degrés, celles-ci restent debout. On dirait qu’un tel costume interdit de se plier.

Deux d’entre elles sont d’un type un peu à part, presque citadin, et que l’on voit à Pont-Labbé : prunelles de langueur obscure, morbidesse de la chair, et dans ces deux visages incolores, le bel arc des lèvres saignantes et faites pour la volupté.

À côté de ces belles, une grosse dame, lâchement vêtue d’alpaga gris, et d’aspect fatigué, en chapeau marron et léguminifère, fait plutôt un triste contraste. Hélas ! la civilisation individualiste, utilitaire et citadine, a éteint beaucoup de choses en même temps que la couleur. Elle n’ajoute pas non plus à la dignité des âmes. Un monsieur qui doit sortir des mains du coiffeur, tant il est frisé, luisant de brillantine, déploie son esprit devant deux bigoudens farouches, interdites, — justement l’une de celles dont l’habit présente la superbe variante : noir et argent.

Le rang de mendiants est toujours là. Jusqu’à la fin de la réunion, pendant, après la procession, durant les jeux, les danses, ils resteront à leur place, qui est toujours devant le porche, où ils dévident leurs patenôtres. Il y en a même un que je n’avais pas encore vu : un être extraordinaire, plié en deux, le corps horizontal, porté par derrière sur deux jambes noires, en avant sur deux bras armés de brèves béquilles. Une espèce de quadrupède. Mais sa face humaine est levée, décrépite, pitoyable, embroussaillée sous une tignasse de fakir, qui est restée noire (ils blanchissent difficilement, les cervelles sont si paisibles ! ). Est-ce pitié plus grande pour cette excessive misère ? ou bien celle-ci fait-elle plus puissantes ses oraisons ? Certainement, il reçoit plus que les autres. Les gens se dérangent pour aller lui donner, même deux pauvres vieilles qui ne semblent que de quelques degrés moins dénuées que lui. — Derrière eux, sur la petite digue à demi crevée qui ne défend plus la chapelle contre les assauts de la mer, vingt mirifiques marmots sont assis en plein soleil, et l’on dirait un rang de pots de fleurs.


La procession, pour finir, annoncée par des volées de cloches, par le soudain émoi qui traverse les groupes et, les jetant devant le porche, les mêle au flot plus épais, plus noir, plus doré qui vient bouillonner à l’orée de la voûte. Alors les lumières qui sortent, — des flammes jaunes, si petites dans le grand jour ; et puis, par-dessus, jusqu’en haut du cintre, un remuement de choses bleues, de vacillants drapeaux, comme des oiseaux qui hésitent, éblouis, avant de prendre leur volée. Des fillettes les portent, plus graves, magnifiques, plus anciennes que les mères. Et puis la théorie des bannières, des saintes figures suspendues, avec les hautes croix d’argent.

Et les voilà qui se rangent, s’espacent, voilà la procession partie, aux rrran, rrran du tambour, au sourd piétinement de la multitude. Ils vont décrire un grand circuit entre les petits talus de galets, entre les prés où sèchent des tapis de varechs. Jusqu’à ce qu’ils reviennent, l’antique chapelle va rester seule sur sa grève. Mais sa voix les suit, leur parle : elle est si vivante aujourd’hui ! On voit ses cloches danser : elles ballent là-haut, comme, à la danse, les lourdes robes bigoudens. Joyeuse sonnerie qui vole sur la plaine et sur la mer, mais qui ne doit pas aller bien loin sur les vastes champs fauves, sur l’immensité des champs bleus. Et chandelles en main, tous les corps penchés en avant, obliques, d’un pas étonnamment allègre, passe, passe, le troupeau des fidèles, les mammou koz édentées, ratatinées, les mères aux profils ovins, traînant leurs enfants en béguins couleur de lune ou de soleil, les grandes filles aux joues rebondies de chair fraîche, les triomphantes jeunesses, sages en ce moment, dociles à la religion, en attendant l’heure des danses et coquetteries, et les fillettes-infantes, tout le fervent, le fidèle peuple féminin, sexus dcvotus femineus, dit justement l’office d’aujourd’hui, dans la joie des grands rubans, dans le sérieux des noirs, dans le faste des ors, des vermillons, — les centaines de simples paysannes, toutes coiffées, harnachées suivant la règle.

Et maintenant, entre deux files cheminantes, où tremblent les étoiles des cierges, s’espacent les grandes bannières, portant la compagnie des saints, Ils flottent, règnent là-haut, mitrés, la plupart, et les bras ouverts pour bénir, entre la belle inscription brodée qui rappelle leur puissance : Pedit Evidomp[7], et celle qui proclame leurs noms. Je lis celui de saint Nona, principal patron de tout ce pays de Penmarc’h, venu d’Irlande sur une roche que l’on voit d’ici dans le Sud-Ouest, — celui de sainte Thumette, qui est puissante à Kerity. Au-dessus du mince et long ruban des fidèles, comme il s’allonge, le cortège des vieux saints ! Mais comme ils tanguent au vent de terre qui se lève ! Des hommes, têtes nues, les portent, de grands gas à caboches bigoudens, aux cheveux bas plantés, dont les traits montrent tous le type paysan et local. Par vent debout, c’est un rude métier qu’ils font là, les beaux garçons, penchés à droite, à gauche, redressés en arrière, les jambes et la poitrine tendus pour maintenir les larges bannières. Le pilotin, que je retrouve là, me dit : « Faut prendre des ris ! »

Ensuite, les statues. Et d’abord, debout, voguant au-dessus de son peuple, faisant sa promenade annuelle autour de son domaine, Itroun Varia ar Joa elle-même, un peu branlante, elle aussi, entre quatre jeunes filles en toilette de gala : gants blancs, robes et plastrons brodés de grandes fleurs et feuilles d’or ou d’argent. Des hommes suivent, des hommes de la terre, en longs et doubles justaucorps, aux cheveux coupés à l’écuelle, aux mines rigides ou bien éberluées ; et puis des hommes de la mer, la nuque rase aussi sous l’épaisse calotte (il paraît que cette taille archaïque est rituelle pour un vœu, l’idée religieuse s’associant comme toujours à une forme ancienne). Il y en a deux groupes, de ces pêcheurs, chacun portant avec cérémonie, sur un immense piédestal, un tout petit bateau d’enfant. Les rescapés d’octobre dernier. Deux équipages, en « tenue de vœu. » Je n’en avais vu qu’un dans la sacristie. Je reconnais les vieux à l’air triste, les jeunes, superbes, le petit mousse. Ils s’acquittent pieusement de leur dette envers Notre-Dame. Car pour ces durs marins, habitués de pères en fils au péril de la mer, et qui ne disent que « brise fraîche, » quand nous parlons de tempête, c’est proprement un miracle qu’ils soient sortis vivants de la terrible nuit, que leurs corps soient là, debout, marchant sur la terre, au milieu des hommes, des choses de toute leur vie, et non pas défaits, pourris, fondus dans l’ombre sous-marine ou souterraine.

Ils sont de ceux dont les bateaux s’appellent Marie Dieu-te-protège, ou bien Marche-avec-Dieu. Ils n’ont pas subi l’influence des nouvelles propagandes de révolte, si actives en certains ports de pêche, où l’usine à sardines a déjà mis l’atmosphère industrielle. Et leur religion est celle des marins, non pas seulement faite d’habitude et d’obéissance à la tradition, comme si souvent celle des paysans, mais du sentiment des puissances qui les dépassent, et chaque jour décident pour eux leurs risques et leurs chances. Beaucoup d’entre eux, a l’instant de jeter leurs filets, ôtent leurs bérets et se signent, et, dans la saison, il y a peu de matins où un équipage ne demande au recteur une messe pour le succès de la pêche.

Un de leurs prêtres me décrivait une telle messe, à l’heure où l’aube naît à peine : tous les hommes debout devant l’autel, un rang de grand gars, en cirés, en bottes de mer, « chique en bouche, » et qui se sauvent avant la fin pour ne pas manquer la marée. « Vingt minutes après, ajoutait-il, je vois leurs deux voiles qui courent entre les roches de Kerity, au petit jour gris, et souvent s’effacent dans la brume. »

Pieds nus, en corps de chemise, ils défilent, ces rudes hommes, pour l’honneur et le service de Celle qui leur personnifie toute pitié et toute chasteté. Voilà le propre du christianisme. Il a mis au-dessus de tout des figures qui sont des types de perfections que l’homme n’atteint qu’en se dépassant ou en s’oubliant lui-même. Une série de générations ont adoré, comme sommet des choses, des puissances qui disaient « non » à la force, à l’instinct, à la nature. Quelle discipline et quel entraînement à l’effort !

Derrière les marins, il y a des femmes en tenue rituelle aussi, déchaussées, le haut du corps en chemise ou blanche camisole : leurs femmes peut-être, ou bien des paysannes qui remercient pour un enfant, un mari guéri. Alors recommence l’ordinaire procession des ouailles : — comme le mot semble fait pour ce long troupeau aux têtes simples et pareilles, pour ce docile peuple de femmes qui chemine, quelques-unes clopinantes comme les brebis entravées au talus de la grève !

Paraissent les porte-croix, marguilliers, acolytes, chantres. Un groupe étonnant, et comme on en voit presque toujours, d’ailleurs, dans les processions. Je ne sais pourquoi, de tous les laïques d’une paroisse bretonne, ceux-là, sacristains, fabriciens, sonneurs, qui participent le plus de la religion, présentent toujours les types les plus anciens, les aspects les plus médiévaux. On dirait qu’on les a conservés depuis des siècles pour leur office : leurs rudes calottes de cheveux tombent en rond sur leur nuque ; ils ont d’énormes sourcils en buisson ; souvent des besicles ajoutent à leur mine de puissance benoîte et recueillie, de sagesse cléricale. On dirait des magisters, des donateurs du XVe siècle, mais rudes et paysans. Férus de religion, absorbés par l’importance de leur fonction, ils chantent, prolongent, mugissent, plutôt, les Domus aurea, les Turris eburnea… Comme ils nous signifient la force appuyée à l’inébranlable foi, la forme à jamais assurée par l’obéissance à la tradition !

Enfin le moment culminant, l’apparition du groupe sacré, le recteur, engoncé dans sa chape, élevant devant lui l’ineffable présence, avec le soleil d’or dont l’irradiation force toutes les têtes à se baisser. Le long des deux haies vivantes, ce geste se propage. Et c’est, visible, l’assentiment de cette vieille société catholique et paysanne à son principe spirituel. Pas une dissidence : c’est comme aux temps de la chrétienté, quand notre monde était vraiment unanime. En ce soleil d’or (dont on retrouve la pieuse et naïve image sur tant de broderies et d’armoires de Cornouailles), en ce disque éblouissant pour les âmes, réside l’absolu, le principe qui commande tout l’ordre de l’univers, la distinction du bien et du mal, celui qui donne un sens à la vie et à la mort.

Et déjà la procession s’éloigne entre les murs de galets, avec les voix chantantes ; la voilà qui approche là-bas de l’oratoire. Et d’ici, de nouveau, comme tout cela semble perdu dans les grands vides du pays, au bord des infinis solitaires : la pauvre chapelle et le petit fourmillement noir à son pied !


J’ai fini la journée à Kerity. Pour voir encore une fois cette humanité, je suis entré dans une sorte de débit-boucherie, qu’emplissait un bourdonnement de foule. Autour des tables, des bolées de cidre et des petits verres de « fidelic, » des paysans, des marins, des vieux, des vieilles, des jeunesses, des enfants, se pressaient, se remplaçaient devant moi. De l’autre côté du long comptoir, cinq grandes filles, de chair aussi rouge, sous la mitre et les magnifiques cheveux noirs, que les quartiers de bœuf suspendus aux solives, cinq splendides luronnes, besognaient dru, un poing sur la hanche, versant à boire, et riant à chacun. De temps en temps, l’une ou l’autre se détournait pour venir devant un miroir vérifier ses boucles. Ah ! gaies, coquettes, vaillantes servantes ! joyeuses d’une joie que nous ne connaissons plus ! Quelle richesse du jeune sang ! Quelle plénitude et candeur de la vie ! De telles créatures, qui ne pensent pas, sont toujours innocentes.

On jacassait ferme en breton. Des anciens surgissaient et s’offraient des tournées, les mêmes, à favoris, à pattes de lapin, qui tout à l’heure ressemblaient à des cadavres, leurs maigres corps dégelés, leur langue déliée, une étincelle dans leurs yeux clignotants. Plus grave, un gamin de douze ans, en habit et chapeau d’homme, s’initiait, sous le patronage d’un grand frère ou d’un jeune oncle, au rite de la boisson. Tout cela sous les poutres fumeuses où saignaient les morceaux de viande. Une scène de kermesse, mais ceux-ci n’étaient pas les magots déguenillés de Téniers et de Van Ostade.. Qn voyait, dans la richesse et la fierté de ses parures, une race étrange et magnifique, qui résiste encore, — pour combien de temps ? — aux influences de l’alcool.

Perçante, nasillante musique au dehors, tout d’un coup. Tout le monde se précipita. Devant la maison, montés sur deux tonneaux, deux musiqueux, — bombarde et biniou, — sonnaient la gavotte en marquant le rythme du pied : rythme rapide, celui d’une monotone, insaisissable et presque orientale mélopée. Alors les danses commencèrent : un lent et presque solennel sautillement sur place par longues files nouées.

La route était pleine de pardonneurs qui regardaient. Les jeunes filles semblaient toujours les plus nombreuses. Pourquoi y en a-t-il tant ? On dirait qu’elles composent la moitié de la population, au pays bigouden. En tout cas, on ne voyait qu’elles, comme on ne voit que les fleurs dans un jardin.

Il y avait un vieillard de type unique : le contraire d’un cadavre ressuscité, celui-là, un vif et vert aïeul, qui semblait s’amuser beaucoup. Il était vêtu dans le style du pays, mais la couleur et le décor de son costume (drap bleu, broderies très fines, boutons de cuivre et d’émail rouge, pantalon à pont) étaient à la mode d’un autre temps, — les plus anciens que j’eusse jamais vus au pays de Pont-l’Abbé. Sa barbe, qui, à son âge, aurait dû être toute blanche, était encore un buisson de flamme. Un personnage de légende, aux allures un peu de kobold, de lutin. Il avait l’air de s’y connaître, en privilèges d’aïeul, s’arrêtant devant les belles, leur clignant de l’œil, leur demandant des nouvelles de leurs amoureux, les faisant rire et rougir, — ou bien penché sur les bébés de deux et trois ans, les tout petits de son espèce, en costume déjà bigouden, comme le sien, mais rose ou bleu clair. Il tenait leurs menottes en interpellant les mères. Combien de semblables pardons avait-il vus autour de la chapelle de la grève ? Il était l’ancêtre de la tribu, à qui toutes les années n’ont apporté que plus de joie et de malice, qui circule solitaire au milieu des générations, et rit de voir que tout est comme toujours.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet et 1er août.
  2. Plusieurs aspects de ce Pardon ont changé. On y voit encore, çà et là, les célèbres costumes aux broderies couleur d’or, mais ils n’y apparaissent plus en masses. La mode nouvelle est au noir pur. Les mendiants sont moins nombreux, et les forains, l’an dernier, ont fait leur apparition. Quelques-unes des scènes que l’on décrit ici rappelleront au lecteur des peintures, bien connues, de MM. Lemordant et Lucien Simon, notamment La Procession de ce dernier peintre.
  3. Au moment où cette impression fut notée, les marins n’apparaissaient pas dans la masse paysanne. Assis par terre, en rang, sous le petit mur Nord de la chapelle, ils formaient un groupe à part. Ils sont, d’ailleurs, du type général dans le pays bigouden, et leurs femmes portent le costume. Si on allait, en octobre, au pardon de Tronoën, dont l’oratoire touche presque à cette grève, on n’apercevrait exactement que des paysans. De même pour les pardons bigoudens de la Clarté, de la Tréminou, de Saint-Jean de Trolimon.
  4. Aotrou : seigneur, maître, monsieur, en général celui qui habite un « château » ou « manoir, » c’est-à-dire, en langage de paysan breton, une maison qui a plus d’un étage.
  5. Au nom du Père… Madame Marie… Ainsi soit-il !
  6. Clerc, étudiant, séminariste.
  7. Priez pour nous !