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Au Pays breton
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 41-73).
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AU PAYS BRETON [1]

I


I. ENTRÉE EN CORNOUAILLE

C’est à l’embouchure d’une rivière marine, au Sud et presque tout au bout de la péninsule bretonne. J’aime à revenir ici en Octobre, quand les étrangers ont quitté la côte, et que cette terre se reprend à vivre de sa vie ancienne. Aussi bien, en tous temps, c’est un pays d’automne. Mollesse de l’air mouillé, langueur dorée des jours de soleil, mélancolie des jours de grisaille, gravité de la lande, geste de fuite des arbres qui grandirent dans la peur du vent, granit usé des chaumières, des chapelles, des calvaires perdus aux carrefours boisés, vieillesse des choses qui ne semblent pas appartenir au présent, vague vision, comme d’une aube lointaine, des temps vécus en Bretagne sous des influences pareilles, dans la première enfance : de tout cela naît en toute saison un sentiment qui ressemble à celui qu’on éprouve ailleurs en Octobre, quand le soleil est sans force, quand il n’y a plus, dirait-on, dans la forêt, de vie que celle du souvenir, quand, des feuilles rouges et mouillées qui commencent à feutrer le sol, monte dans le soir la faible et pénétrante senteur que l’on respire en frissonnant.

Si c’est vraiment l’arrière-été d’Octobre, comme ce sentiment s’approfondit ! Comme l’âme de cette terre bretonne se dégage, comme son charme agit avec puissance ! Ces derniers beaux jours ensoleillés de l’année, que commencent à traverser les brumes et les tempêtes de l’hiver, ces derniers beaux jours si brefs, si menacés, semblent plus beaux. Et puis la mer aussi est plus émouvante. Elle aussi, dans une lumière oblique et sans chaleur, prend ses aspects plus pâles d’automne.


Je me rappelle mon arrivée dans ce Finistère Sud, en une autre saison, au commencement du bref été, — il y a tant d’années qu’il me semble que j’étais un être différent ; mais la façon de sentir ne change pas, et l’impression que je reçus de ces paysages est celle que j’en éprouve encore, chaque fois que j’y reviens. De la Bretagne, je n’avais connu, depuis les temps où ma bonne me promenait à Brest, sous les grands arbres tristes des remparts, que l’extrême Léon, si ras, si sombre, depuis la rade et le Goulet jusqu’au tournant de la Manche et de l’Océan, jusqu’à l’extrême côte sauvage où s’estompe à peine, au fond de l’horizon, le fantôme brumeux d’Ouessant. Une contrée perdue, que l’on eut dite inhabitée, où de fines, sévères aiguilles de clochers se lèvent seules, de loin en loin, sans villages visibles, derrière les longues montées de lande ; un sombre pays, où le tourment ou bien le souvenir du vent met partout une frissonnante émotion. Vraiment la fin de la terre devant les infinis gris de l’Océan.

Quelle surprise, avec ces souvenirs, ces habitudes, et venant justement de Brest, de découvrir cette autre Bretagne, si différente, et pourtant toujours si bretonne ! Bretonne par son intime gravité, par les significations toutes spirituelles de ses paysages, — différente par l’enveloppante douceur, l’ombre verte de ses retraites, les parfums et les murmures de ses bois, par ce qu’on y sent aussi, chez les humains, de plus facile, de plus heureux. Douce terre de Cornouaille, terre des grands châtaigniers, des costumes bleu et or des glaziks, des danses a tout propos, — de mariages, naissances, baptêmes, pardons, — à la musique des bombardes et binious.

Je venais de la mer. C’était le soir, après le soleil couché : un de ces interminables et blancs crépuscules de Juin, où le monde, et même le cercle des eaux, semblent participer au mystérieux d’une heure à la fois si tardive et si claire. Une heure qui, ce jour-là, ne semblait plus devoir passer, où tout allait s’éterniser dans cette lumière spectrale, universelle et sans foyer. Le temps était au beau fixe ; les vents faisant, comme il arrive alors, le tour du compas, étaient remontés au Nord pour la nuit. Un reste de boule soulevait longuement, sans la rompre, la placidité de l’élément, où l’on voyait passer un infini de petites méduses dormantes. La côte s’allongeait devant nous, basse et continue, sans une bâtisse, sans un accident, — simplement la terre, bleue de ses bois et de ses campagnes.

Et tout d’un coup, le vent se parfuma comme d’une odeur de foins et de reines des prés. Glissant sur l’étendue lustrée, après avoir traversé toute la pointe de la péninsule, il nous arrivait chargé de la senteur des châtaigniers en fleurs et des fenaisons. Senteur vespérale, plus exquise, étrange sur les grands miroirs ondulants où l’on ne respire que le sel et l’iode. Et puis, très lointaine, la voix du coucou sonna par-dessus tout l’intervalle des eaux : les deux notes brèves de hautbois, répétées inlassablement, éveillant le sentiment du jeune été, des secrètes profondeurs sylvestres, de l’heureuse campagne, au moment fragile et parfait de l’année où toute herbe et toute feuille, ayant fini de se déplier et de grandir, est fraîche encore, droite et luisante de vie nouvelle.

A un mille de terre, rien n’indiquait une ouverture, une lacune dans la bande bleutée de la côte. Il fallut arriver sous les phares qui donnent l’alignement, jusqu’aux premières balises rouges et noires du chenal pour voir que l’Océan s’insinue profondément dans ce calme pays boisé. Alors s’ouvrit la première perspective de la rivière : un vide pâle comme celui du ciel, entre des écrans de noirceur frangée. Au premier plan, une mince église veillait une couvée de bateaux de pêche.


Je suis revenu bien des fois, depuis, par les routes de terre. De ce côté aussi, c’est un monde fermé, invisible jusqu’au dernier moment, car les routes ne l’atteignent qu’au bout de l’estuaire. J’en ai pénétré, d’année en année, toutes les retraites. Un fjord long de cinq lieues, qui se ramifie au cœur du pays de Quimper, et dont les anses, — quelques-unes très longues, — viennent finir humblement dans les plis secrets de la campagne, devant une chapelle en ruine, devant un moulin abandonné, devant une pauvre ferme perdue. Sauf tout juste à l’embouchure, pas un hameau, pas un sentier le long des rives. Rien que les bois antiques, dont les troncs sont gainés jusqu’en haut de lierre, et, tout au bord, rien que les bruyères rouges, les houx et l’or clair des ajoncs, toujours plus ou moins en fleurs, par-dessus l’or plus grave des goémons.

J’imagine que ces bois ont toujours été là. Ils font partie de vieux domaines, dont quelques-uns sont très grands pour notre époque, vestiges sans doute de terres féodales, aux temps où la forêt primitive était encore à peine défrichée. Quand on vient du « dehors, » et que l’on remonte ce long couloir marin, c’est comme si l’on entrait, avec toute la riche onde verte, dans une solitude de l’ancienne Celtie, au temps des vieux Vénètes. Quel refuge après les espaces trop vastes, les fatigants infinis de la mer ! Comme on se sent pris par l’ombre grave et le silence de l’ancienne sylve ! — comme cela accueille, rassura, enveloppe !

Souvent, le soir, j’ai suivi des yeux la voile tannée de rouge d’un rude dundee qui s’en allait, au sein de cette grande paix sylvestre, vers la petite ville lointaine. Les hommes, groupés à l’arrière, portaient encore leurs cirés jaunes. Dehors, au large de la baie, ils devaient avoir eu gros temps. Toute la journée, patiemment, ils avaient trimé pour gagner au plus près l’entrée de l’estuaire, durement secoués, comme toujours au vent debout, tombant au creux de chaque lame, d’une chute raide et courte, avec ce choc sourd qui disloque à la longue la membrure des bateaux, — fouettés par les paquets d’eau dont le sel brûle les lèvres et les yeux.

Maintenant les grands bois, les châtaigneraies dont les branches avancent au-dessus des varechs, commençaient à se fermer autour d’eux. Il s’en allait, le rude bateau de la mer, dans un paysage de légende, où rien ne parle de l’histoire humaine, et dont le silence n’est rompu que par le long croassement spacieux des corbeaux, et le triste appel des courlis rasant une grève. Il s’en allait et ne semblait pas bouger, porté par l’onde puissante qui montait sans bruit, tout entière, d’un seul mouvement, en s’élargissant peu à peu, couvrant les grèves et vasières, jusqu’à remplir de son immortelle pureté tout l’espace entre les épaisseurs sylvestres des deux rives. À cette distance, on ne distinguait plus les marins ; il n’y avait plus, au fond de la longue perspective, sous la grisaille abaissée du ciel, que la voile rouge qui s’éloignait insensiblement avant de disparaître au lointain tournant du fjord, derrière les chênes d’un promontoire.

Elle aussi, dans la magie du soir, devenait une chose de légende, participait du silence, du mystère et de l’antiquité de la forêt. Elle aussi cessait d’appartenir au présent. C’élait, au fond des siècles, la barque-fée d’Artur, portant vers quelque profonde retraite du pays kymrique le roi fabuleux qui va dormir là, à l’ombre d’un bois secret que seule visite la mer, loin des vivants et de leurs bruits, son long sommeil de mille années.


LES VILLAGES

Quand on arrive du large, on découvre, à droite, au bord de l’estuaire, la grise aiguille d’une église. Ce fin clocher à épines, surgissant d’un quinconce d’arbres, c’était alors la première chose humaine qu’on voyait en rentrant des étendues vides.

Comme il parlait, ce clocher, de vieille vie bretonne, cachée là, mariée, de tout temps, à ce calme paysage d’eau marine et de grands bois ! Les harmonies anciennes étaient encore pures, les choses humaines, modestes, anonymes, aussi naturelles, semblait-il, que les choses de la nature. De la pointe jusqu’à l’église, il n’y avait guère que la lande, et derrière l’église, les simples maisons du bourg.

C’est un bourg de terriens : on y compte peu de pêcheurs. Les femmes y portent la coeffe et la belle fraise ailée qui font penser au XVIe siècle ; les hommes, le grand chapeau à boucle et rubans, le bref et massif habit de drap cuir, largement décoré de velours noir. Grand contraste entre cette population et l’étrange humanité bigouden dont les figures épaisses, les yeux obliques (on a dit mongols), les fastueuses broderies dorées étonnent dès qu’on a mis le pied sur l’autre rive. Ce bras de mer demeure une frontière précise entre deux races.

Le « pays » ressemble à tous ceux de cette côte. Au rez-de-chaussée de chaque logis, s’enfonce une chambre basse. Elle est pleine d’ombre, et, généralement, de tout ce qui sert à la vie quotidienne, depuis le bénitier de faïence rouge et bleue, qui s’accroche, avec un brin de buis, aux fleurs ajourées des lits clos, jusqu’aux paquets de sabots, de chandelle et de filin, et trop souvent jusqu’aux alcools multicolores, car la plupart de ces pauvres maisons, où viennent s’approvisionner pêcheurs et fermiers, sont d’abord des débits où les hommes s’attablent devant leurs petits verres ou leurs bolées de cidre, sous les saucissons et les quartiers de tard pendus aux solives. Dans le demi-jour luisent les puissants meubles cirés de châtaignier et de chêne, où le menuisier du pays, indépendant des modèles que la machine copie dans les grandes villes pour toute la France, a ciselé de sa main quelques images du vieux rêve local de beauté. On y voit des entrelacs de vigne, des figures naïves d’oiseaux, des Saints Sacrements qui rayonnent, avec des stylisations du XVIIIe siècle, ou même, du moyen Age. Quelques armoires et lits clos portent, découpées au couteau, des dates très anciennes. Parfois des clous de cuivre en dessinent de récentes : 1885 ou 1890. Ce sont pour toujours les dernières. Nous sommes au moment précis où tout finit à la fois d’un monde qui durait depuis des siècles.

Au bas du bourg, sous les grands arbres de l’église, devant la cale, est la place principale, où les vieux viennent ensemble fumer leur pipe, en regardant le flot ou le jusant courir dans la rivière. C’est un centre d’ancienne vie sociale. Là se tiennent pardons, marchés et feux de joie de la Saint-Jean ; là s’assemblent les processions sous les pesantes bannières qui tanguent, par les jours de vent, et que les gars ont grand’peine à maintenir à bout de bras. La se pavanent, en robes et chapeaux fleuris d’argent, cortèges de noces et de baptêmes ; là tournent gavottes et dérobées, à la glapissante musique des sonneurs juchés sur des tonneaux.

Si longtemps qu’on soit resté sans revenir au pays, on y retrouve des figures de connaissance, des voix amies qui vous accueillent par votre nom. Il y a Bozon, le vieux gardien bancal du phare, Bellec, le syndic, les passeurs du bac, les deux douaniers de la mer, le pilote du large et celui de la rivière, — presque tous assis, le soir, sur le petit parapet de la cale, les yeux tournés toujours vers l’estuaire, vers la porte qui s’ouvre au loin, entre deux promontoires, sur les libres infinis. Ils se serrent pour vous faire une place au milieu d’eux, et, les salutations terminées, les propos de reprendre tout de suite.

Il s’agit toujours des choses de la mer et de la pêche, des vents qui remontent ou descendent, du passage des bateaux, de vieilles histoires du service, de navigations d’hier et d’autrefois, de mauvais temps rencontrés derrière les Glénans ou dans les mers de Chine, « côté Ouessant » ou « côté Sumatra. » Ils vous parlent avec une politesse parfaite, les vieux surtout, en marina qui ont gardé de leur temps à l’État, de leurs relations avec leurs officiers, une certaine idée de hiérarchie sociale, ce qui ne les empêche pas de vous regarder droit et de se sentir des hommes.

Aussi bien, quelque chose du vieil ordre subsiste toujours dans cette petite société fermée ; l’âme du passé y habite ; elle est sérieuse comme ces bois, comme ces retraites ombreuses où l’eau verte de la mer mire des feuillages. Ceux qui, à Brest ou à Toulon, ont appris d’autres façons d’être et de parler, reviennent vite, sous les suggestions muettes de ces campagnes, à la tenue ancienne. Nulle vulgarité moderne ne saurait durer dans ce grave pays de la rivière, où rien n’a jamais changé, — la vie des hommes pas plus que celles des courlis et des hérons. Ces futaies, allongées des deux côtés du couloir marin, appartiennent toujours aux mêmes familles bretonnes, qui croiraient déchoir en vendant une parcelle du domaine héréditaire. De Quimper ou d’Angers, elles viennent se retirer, pour une partie de l’année, dans ces châteaux, au milieu de fermiers et de gardes-chasses pénétrés de la dignité des maîtres, et qui semblent, avec leurs figures toutes rasées, leurs physionomies de sagesse et de religion, des survivants de l’ancienne France.


C’est le dimanche surtout, sur la petite place au bord de l’estuaire, qu’apparaît le caractère profond et si traditionnel de ce monde. À dix heures du matin, les cloches finissant de tinter, toutes les coeffes du pays sont à l’église, en rangs serrés dans l’ombre tiède comme un peuple de blanches mouettes et d’abord on ne voit qu’elles, car les hommes sont au fond, obscurément massés dans les deux ailes. Souvent la nef est pleine à déborder. Au dehors, près du porche, des femmes, des enfants sont agenouillés, en beaux groupes de type ancien. À côté d’eux, en respirant l’odeur des varechs, et parfois, si l’on approche de la porte entr’ouverte, une tiède bouffée ecclésiastique, on entend l’antique, émouvante mélopée de l’officiant, et, tout d’un coup, le sourd, rapide et nombreux murmure de l’assemblée, comme d’une eau souterraine qui se répand. J’aime à écouter là l’interminable appel des morts de la paroisse. Mais il faut être patient et bien savoir le breton pour suivre jusqu’au bout le sermon de M. le Recteur.

Et enfin, c’est la sortie. Heureuse réunion de tous sur le parvis, visages détendus après le devoir religieux accompli, salutations et compliments, bonne sensation de vie commune, et d’ordre, de netteté, de repos dans les belles parures du dimanche. Les femmes ont la fierté de leur tenue : en grands cols soigneusement tuyautés (on met un fétu de paille dans chaque pli pour les repasser), elles ont épinglé sur le drap noir et le noir velours de leurs corsages, de noirs devantiaux de soie brochée. Une longue et fine chaîne d’or rehausse la riche sévérité d’un tel costume, dont l’harmonie, comme en certains portraits de vieux maîtres hollandais, est dans le terne et le brillant de ces noirs. Point de bigoudens en plastrons éclatants d’orange ou de citron : toutes celles qu’on voit ici pendant, la semaine ont repassé leur frontière et sont sur l’autre rive. Mais il y a quelques belles de Quimper dont le minois paraît plus innocent et plus fin sous la mitre, dans les brides de dentelles qui le serrent obliquement. Il y a des bébés en robes d’infantes, en béguins brodés de vertes et rouges fleurettes, ou tout pailletés d’argent. Il y a des mères-grand courbées sur leur bâton, dont les collerettes plissées sont de linge mou, comme celles d’autrefois. Il y a des fillettes qui portent le même vêtement que ces grand’mères. Et l’on s’aborde, on jase par groupes. Le contentement, l’amitié éclairent les figures. C’est le propre du pays : la vie y est fraternelle, collective. Les filles aiment à se réunir pour coudre ou tricoter ; les marins des petits ports voisins pèchent ensemble par équipages, par flottilles, se reposent ensemble, accoudés par groupes sur le quai. Et dans cette communauté du travail, du repos et du plaisir, par ce rapprochement des individus si pareils, la civilisation locale s’entretient. On sent vraiment une société, bien mieux, par exemple, que dans la Bretagne du Nord, celle de Perros et de Tréguier, où chaque famille tend à s’isoler, où les pêcheurs se jalousent facilement, où les réunions traditionnelles des veillées, des pardons, sont bien plus rares.

D’année en année, je retrouve ce petit monde qui n’a pas encore commencé de se dissocier, insensible encore aux souffles du dehors, lesquels sont actifs, pourtant, à quelques lieues d’ici, en certains grands ports sardiniers où l’usine a déjà posé la question sociale. C’est tout le pathétique de la Bretagne, le passage trop brusque, sans les transitions que le reste de la France a connues, des formes arrêtées et presque médiévales de la vie, aux modes si instables, inachevés, à toutes les excitations du milieu moderne.

Ceux-ci, qui naquirent autour de cette église et de cette cale, ne savent, guère que leurs fermes et leurs bateaux, leurs travaux et leurs fêtes, qui reviennent comme les marées et les saisons, — et ce paysage dont les lignes composent une figure, une figure si distincte, presque personnelle, associée pour toujours à leurs vies.


Sur la cale, où l’on n’est jamais seul, on pourrait passer des heures à ne rien faire. On est content d’écouter les vieilles histoires d’Yvon : « Un jour, sur la Souvenance, que j’étais à serrer un hunier… » ou bien les confidences de Jean-Marie : « J’ai mis des palanques dehors, sur la basse de la Voleuse… » On est content de se laisser prendre les yeux par le mouvement du petit port, l’humble va-et-vient, sur la rivière, de ces hommes et de ces bateaux dont on a fini par connaître tous les noms, et qui s’affairent sans hâte aux vieilles, patientes besognes maritimes. De ces simples modes de l’activité humaine, qui furent les mêmes de tout temps, invariables comme les travaux des champs, je ne sais quel sentiment de sagesse et de tranquillité, d’accord ancien avec la nature, se dégage toujours.

Le flot commence à s’établir : voilà Jean-Louis qui revient des Glénans où il a passé la nuit à charger du sable. Le vent mollit ; il se met aux avirons, il va profiter du courant pour continuer jusqu’à la ville.

Voilà le petit cotre du pilote de mer, qui largue là-bas son corps mort.

La Marie rentre à la godille ; elle amène sa misaine. Le patron et le mousse prennent leur plate pour gagner la cale. Ils ont été faire la pêche aux pironneaux sur le plateau des roches qui déborde Saint-Gilles. Leurs deux paniers sont pleins d’argent palpitant et fluide.

On entend un ferraillement de chaînes : c’est la goélette anglaise, arrivée hier soir, qui haie ses ancres. Elle évite, et je lis sur l’arrière le nom de son port d’attache : Truro, — un nom bien celtique. Ils viennent de l’autre Cornouaille, celle d’outre-Manche, d’où partirent, au VIe siècle, les ancêtres qui peuplèrent cette partie de l’Armorique, et, sans doute, lui donnèrent son nom. Entre les Bretons du Sud-Ouest de la grande île, et ceux de la petite Bretagne, ils continuent l’ancien commerce dont les navigations des vieux Saints kymriques furent les commencements légendaires. Ils ont traversé la mer que parcoururent saint Efflam et saint Guénolé. Ils connaissent bien cette côte, qui doit leur rappeler leur pays : secrets et profonds estuaires, âpres landes, terre maigre et rocheuse sous un ciel doucement voilé.

Les voici qui prennent le pilote de rivière. Ils vont monter avec la marée dans le silence des bois bretons. Dans quelques heures, ils arriveront au canal étroit par où cette grande eau se termine entre deux murs de pierre, — le canal qui reflète, avec l’ombre d’un petit pont, les deux flèches grisés d’une cathédrale.


Maintenant le bac va partir. Il est amarré à la grève ; on a mis des planches sur les goémons pour que deux chars à bancs qui attendent puissent embarquer. C’est très difficile, de caser ces deux hautes voitures, avec leurs chevaux, dans le radeau creux où de massives bigoudens, des pêcheurs avec leurs paniers de poisson, doivent aussi trouver place. Les passeurs crient, les cochers huent en faisant « culer » leurs bêtes : Zous ! An dré ! Chom aze ! Rauque, large clameur bretonne qui se précipite, rappelant le monde arabe, les quais lumineux où sonne interminablement la querelle des bateliers d’Orient.

L’ordre est fait ; le calme règne. Les bons chevaux patients sont installés avec les charrettes paysannes dont le devant est peinturluré de fleurs naïves. Il reste même un peu de place entre les coffres et les redoutables Bigoudens. Nous embarquons. Penchés en arrière, appuyant ensemble d’un grand effort sur leurs longues gaffes, les rameurs « poussent. »

J’en reconnais quelques-uns : d’abord, le vieux marin de l’avant, le grand, aux yeux d’un bleu si pâle, si usé, qui ne comprend pas un mot de français, et chique toujours, avec un sourire vague de sa bouche édentée. Et à l’arrière, c’est Corentin qui barre en godillant, — l’un des plus humbles du pays, si maigre, efflanqué, sans âge, l’air d’un pauvre âne ployé sous la sempiternelle besogne. Mais quand on lui parle, il sourit toujours si poliment ! J’eus autrefois ses confidences. Oui, les journées étaient longues, et jamais une journée de repos. Mais nulle plainte. Il regrettait seulement de ne pouvoir entendre l’office chaulé du dimanche, d’être réduit par sa besogne à la messe de six heures, et souvent de la manquer, il parlait avec respect de son chef, un nouveau venu, de Brest, un retraité de la marine, concessionnaire du bac, mort aujourd’hui, qui ne touchait jamais un aviron, et buvait au débit l’argent gagné par ses hommes. Mais de cela, le pauvre passeur, respectueux des gradés, ne se fût pas permis de souffler mot. Quand le patron, cuvant au lit son alcool, ne paraissait pas de tout le jour sur la cale, si j’en demandais des nouvelles à cet humble, il souriait avec plus de déférence et de discrétion que jamais, et répondait : « il est malade. »

Puisque le royaume du ciel est aux simples, Corentin est sûr de son paradis ; les cantiques des anges le consoleront de toutes les messes chantées qu’il a manquées sur la terre.

Je payais son maître pour avoir le droit de l’emmener à la pêche, et dans ces longs tête-à-tête, j’essayais de le faire causer. Je cherchais à découvrir s’il souffrait de son collier de servitude, s’il était malheureux. Je me suis convaincu que non. De bonne heure, un cal s’est formé, qui l’insensibilise à sa misère. Son labeur est celui du vieil animal de trait qui tire aussitôt qu’il est dans le harnais. Il parlait avec lenteur, d’un ton d’innocence et de sérénité, sans jamais un mot grossier ni même seulement vulgaire, avec une politesse souriante et fine, cette tenue de l’homme parfaitement bien élevé que l’on trouve encore en Bretagne chez des paysans qui ne savent pas lire, et dont la vertu naturelle, tranquille et qui s’ignore, oblige au respect. Quelquefois il se mettait à raconter tout doucement beaucoup de choses. Il parlait de son enfance, où il gagnait deux sous par jour à garder les vaches dans les chemins verts ; du métier de domestique de ferme, trop mal payé (sept francs par semaine), et qu’il avait quitté pour se faire senneur sur la rivière, puis passeur ; des migrations des oiseaux, des cygnes et des oies sauvages qui parurent, venus on ne sait d’où, sur la côte, un certain hiver très froid ; du vent qui souffle de l’Ouest, des Penmarchs, tant que dure le Pardon de Notre-Dame de la Joie (la vieille chapelle solitaire, face aux lignes de brisants, à l’extrême pointe de la péninsule) ; d’une maison hantée, sur la rivière, où les vieux se rappelaient, — souvenir presque légendaire, — que des hérétiques, oui, des protestants, avaient vécu, un demi-siècle auparavant.


Sur l’eau splendide et lourde, qui entre vite dans la campagne (un courant de quatre nœuds), la masse notre du grand bac s’en va, portant notre petit groupe, les paysans a la tête des chevaux, les magnifiques Bigoudens trônant haut et bretonnant dru dans les charrettes. Il s’en va très lentement, au rythme espacé des avirons qui coupent le lustre épais de l’eau, et sortent ruisselants de liquide soleil. Le barreur, avec sa longue rame qui gouverne, nous mène d’abord obliquement en aval pour regagner, pouce à pouce, ce que le flot, violent au milieu de la rivière, nous fait perdre.

Et déjà, le contre-courant nous porte, « nous donne la main, » comme dit Corentin, et nous approchons de l’autre rive. Voici la courbe profonde, l’ombre verte du petit port, les goémons d’or et les rochers, sous les longues tentures de feuillages. Voici les lourds bateaux goudronneux qui flottent déjà tous, et les caisses noires des viviers, où s’affairent dans leurs plates les maritornes bigoudens, et la cale que l’on voit se prolonger sous l’eau : une vraie cale de marée basse, où l’on peut débarquer avec son poisson à toute heure. Et voici les choses terrestres, les chaumières, à l’abri des grands arbres, le lavoir, la chapelle, dont le toit bosselé par le grand âge descend d’un côté jusqu’à l’herbe de la pente, comme une aile maternelle abaissée sur une couvée : tout cela si humble, si paisible, sous les beaux ombrages, dont le vert épaissit de son riche reflet le vert de l’eau marine, — tout cela, petit havre, petite chapelle gothique où des pêcheurs du moyen âge ont prié, tout cela, qui sort du profond passé, se chauffant doucement au soleil automnal d’aujourd’hui.


La Bretagne attire comme l’Orient. Mais dans ces vieux pays, ce que nous venons chercher n’est pas ce que désiraient les romantiques. Aujourd’hui les âmes ont besoin d’ordre. Du milieu de nos confusions, du sein de notre monde trop vaste, nous aspirons à tous les souvenirs d’un temps où la vie des hommes était réglée, modeste, appuyée à la foi, à la coutume, de vision limitée, chacun arrêté dans sa forme, d’accord avec lui-même, avec son groupe et la nature environnante.

Voilà pourquoi j’aime tant ce hameau de marins. Il m’apparaît comme le type de tout ce qui fait la Bretagne si touchante, de ces harmonies séculaires de l’homme et de la nature, que l’on aime avec le cœur parce qu’elles correspondent à des habitudes ataviques, à des modes généraux de vie qui furent ceux de nos ancêtres, et que nous regrettons sans le savoir. Ces chaumières, dont les lentes fumées ont monté tous les jours, depuis si longtemps, sous les grandes ramures, sans que rien indiquât jamais que des vivants s’arrêtaient de vivre et que d’autres apparaissaient ; cet oratoire rustique, ce mur gris du quai, dont la pierre mangée de lichens se mêle, parmi lus racines énormes d’un chêne, aux saillies du rocher ; ce lavoir, sous la source, où la Sainte-Vierge dans sa niche entend toujours les mêmes caquets bretons ; ces vieilles cales disjointes où la mer soulève du goémon, on dirait que ces choses, de tout temps, ont fait partie de cette petite côte, aussi naturellement que ces goémons, cette source, ces rochers, ces ramures. Un peu de vie humaine s’est posé là, il y a bien des siècles, associé pour toujours à la vie de cette terre. Elle en a la simplicité, la patience, l’aspect de chose éternelle. À travers ses générations, elle est restée la même, invariable en ses rythmes, comme cette eau, venue des infinis, qui flue et reflue, chaque jour, si paisiblement, sous le mur du port et l’ombre des feuillages.

Et, de même, la nature, ici, s’est pénétrée d’essence humaine. La mer, dans la crique ombreuse où dorment, chez eux, les rudes bateaux noirs, se fait humble, paysanne, intime comme, sous une feuillée, la mare d’une ferme portant les canetons qu’elle a vus naître. Ces beaux chênes aussi, ces châtaigniers au tronc puissant et droit, on voit bien qu’ils ne sont pas sauvages, qu’ils ont grandi près de l’homme, avec lui, en confiance, en alliance. Il y a toujours, il y a toujours eu des mâts, de longs avirons, des gaffes, rudes outils de pêcheurs, appuyés à leurs branches, mêles à eux, associés à leur personne et leur figure, comme il y a toujours eu du linge en train de sécher sur les ajoncs de la pente. Ces arbres sont familiers, familiaux, comme les vieux lits clos des fermes qui servirent aux ancêtres et n’ont pas cessé de servir. Et puis, à leur façon d’entourer la chapelle basse, le doué, les masures, comme on sent qu’ils abritent, qu’ils protègent, les grands chênes, que leur présence et leur ombre enveloppantes ajoutent, pour le pêcheur qui rentre, au sentiment du chez soi, du port et du gite retrouvés !

Pas un terrien ici. En cela ce hameau s’oppose au bourg qui lui fait face, à l’entrée de la rivière. On n’y voit pas le rigide et noir uniforme des campagnards du canton : tous les hommes portent bérets, tricots, blouses et pantalons de toile tannée comme les voiles de leurs bateaux. Certes, leur allure est grave, massive, mais d’une autre façon que celle des laboureurs. Lourdeur de l’homme qui vit dans l’espace confiné d’une barque, assis sur son banc, emprisonné dans ses bottes et son ciré, ne travaillant que des bras et de la poitrine, en gestes pénibles et qui ne varient pas, pour haler drisses et filets.

Les physionomies aussi sont différentes, moins purement locales. Rien de ces figures médiévales de bois qui signalent les paysans les plus sauvages, ni de ces expressions benoîtes de respect, de polie et quasi ecclésiastique sagesse, que l’on rencontre chez beaucoup de fermiers, et qui rappellent les portraits de donateurs dans les triptyques du XVe siècle. Des traits en vigueur, d’énergiques visages dont les lèvres rases accentuent la simplicité. Mais les yeux bleu pâle sont vagues, disant le regard habituellement perdu, promené sur l’horizon monotone où rien ne le fixe, ou bien glissant sur les liquides surfaces fuyantes. Il semble qu’ils échappent, ces pêcheurs, aux influences si spéciales de la vieille civilisation bretonne. C’est qu’ils sont toujours en mer, à leur travail, ou bien, après les longues nuits passées dehors, assis, demi-couchés sur le pré qui monte au-dessus du lavoir, muets, les membres détendus dans l’absolu besoin de repos, les yeux tournés vers les libres espaces. Ceux-là ne vont jamais à la ville, pas même dans leurs bateaux, par la rivière, — toute leur pêche vendue d’avance au cabaretier mareyeur, principal personnage du hameau.

Ils sont là comme une espèce à part, une famille d’oiseaux de mer qui posèrent leur nid dans un repli de la côte, non loin des oiseaux différents des bois et des champs, surveillant toujours, de leur grève, leur élément, ne la quittant que pour s’élancer à la pêche. Tout leur univers, ils l’ont sous les yeux : la brève ligne du large entre les deux pointes de l’estuaire, le bon abri du port où leurs bateaux échoués ou flottants, tous pareils, lèvent leurs mâts parmi les plates et les viviers, quelques-uns tout en haut de la grève, presque dans les feuillages. Ils voient le lanok, où des filets bleus sont étendus sur l’herbe, les grands arbres amis qui portent leurs agrès, et les obscurs logis où naquirent leurs pères, où leurs femmes accouchent, et le doué où lapent, tout le jour, les battoirs, et le débit, que l’on fréquente trop, — mais on a besoin, quand on revient de la mer, d’un peu de chaleur et de société humaine ; il faut bien oublier la dure besogne monotone dans un peu de rêve fumeux où la langue se délie.

Et devant eux, tout près de la cale, sur le pré penché où l’on est bien, en attendant la marée pour faire un somme, c’est la chapelle, la plus ancienne, ici, des choses humaines, à peine plus haute que les masures, mais dont le minuscule clocher, les toitures en croix, signalent avec évidence le caractère sacré. Une fois par an, elle connaît un jour glorieux, celui de la Sainte obscure, patronne de ces pêcheurs, qui sort alors de son ombre, et triomphalement portée sur des épaules de jeunes filles, suivie de tout son peuple, fait le tour de son domaine. Jour de fête et de pardon, où afflue, des paroisses voisines, la gent paysanne, en traditionnels costumes bretons : les hommes de la campagne qui, ce jour-là, viennent voir chez eux les hommes de la mer. Et l’on danse ferme après vêpres. Souvent, sous les vieux chênes du port, on voit des cols bleus, des gars du pays, venus en permission du service. Quelles farandoles ils mènent, jusque sur la cale, tirant à bras tendus les filles bigoudens, les belles filles puissantes et folles de plaisir, qui tanguent comme des chaloupes, or et noir, sous le pavois de leurs rouges rubans !

Un petit monde complet, dont nous faisons lentement le tour, par des sentiers où traînent des goémons mouillés, de rouges carapaces d’araignées de mer, des écailles de poissons. Beaucoup de marmaille sur la grève, où les quilles de bateaux ont laissé d’humides sillons, — les « mousses » de huit et dix ans vêtus de pantalons tannés comme ceux des anciens, les fillettes en bonnets à trois pièces d’où s’échappent des mèches d’or, en graves robes ballantes de drap noir : tous ces petits, aux yeux d’un bleu si neuf, galopant et galopinant en sabots, grimpant dans les barques, poussant dans l’eau de précieux morceaux de bois qui figurent des bateaux, péchant, de la cale, des crabes avec une épingle au bout d’une ficelle : les jeux de l’enfance copiés de la vie sérieuse. Des moutards qui ne portent pas encore culottes godillent comme des hommes dans les plates de leurs papas. A peine debout sur leurs jambes, ils ont couru à la grève ; ils sont chez eux, sur l’eau, comme, au sortir de l’œuf, une couvée de courlis.

Plus haut, sur le quai, dont la courbe suit dans un demi-jour vert le creux profond du havre, se tiennent les femmes et les jeunes filles : des Bigoudens toutes harnachées de jupes rondes comme des cloches, avec l’extraordinaire coiffure qui signale leur espèce : on dirait deux quartiers d’orange posés au-dessus des oreilles, de chaque côté de la courte mitre et d’une nappe de cheveux unie et lustrée comme du bois verni.

En plastrons de travail, tout usés, mais dont quelques-uns furent d’un or magnifique, pieds nus, — des pieds demi-cornés de faunesses, — elles tricotent, rapiècent des hardes, par groupes, sur la pierre disjointe, au seuil des masures, à côté des cirés accrochés, des avirons appuyés au mur et des monceaux d’ajoncs séchés, qui flamberont clair sous les chaudrons de soupe dans les âtres noirs. Autour d’elles chancellent les tout petits, des marmots engoncés, comme leurs mamms, en robes à cerceau, en des poitrails de drap épais et de velours, — coiffés, le dimanche, de bonnets quasi hindous, tant ils sont couturés de mêlai : costumes antiques, dont la gravité fait plus touchante cette fraîche enfance. Et des poules picorent, des canards cancanent, une troupe d’oies, à la vue d’un intrus, traverse noblement le chemin, et soudain se précipite, tous les cols bas-tendus, nous si filant un stupide courroux…

Que tout cela est simple ! La vie est là, devant nous, en ses aspects, ses modes généraux, et qui semblent éternels. Il faut aller en pays arabe pour la voir présenter en tableaux aussi complets et quasi schématiques, en figures qui participent à ce point du symbole, ses âges, ses lois, ses travaux et ses jeux. Cette mère allaitant une larve humaine me signifie toute la maternité, et par-delà, je pressens toute la nature. Ces belles filles qui besognent ensemble de l’aiguille, et nous jettent par-dessous un regard si curieux et si frais, me présentent la créature humaine dans son moment de fleur : il faut les voir, le dimanche, qui cheminent par grandes bandes, et sourient ou font semblant de baisser les yeux, quand passent les bandes de garçons. Et sous le quai, où se groupe chaque jour le peuple des femmes, les hommes qui descendent, maintenant, en bottes de mer, vers leurs bateaux, semblent leur répondre comme un chœur à un chœur dans une scène antique.

Que de fois, après les mois et les années passés au loin dans les confusions d’un monde hors nature et qui cherche sa forme, je suis revenu m’asseoir sur le pré en pente, devant ces images amicales, goûter la tranquille beauté de ces vieux modes de la vie ! Quel repos de s’y oublier, d’en suivre, sans parler à personne, les rythmes assurés, les mouvements qui recommencent toujours I Bonne sensation d’un ordre achevé, tout de suite intelligible, que tous les ancêtres ont connu, vraiment à la mesure des plus simples.

Oui, on est bien là, au-dessus des bateaux qui parlent de patient travail quotidien, près de la chapelle qui dit la religion, sur le pré en pente où les vieux viennent passer leurs derniers beaux jours, et d’où l’on voit l’estuaire, les phares, et le commencement des infinis.


LA MER DANS LES BOIS

Il y a une sorcellerie dans ce pays. Pourquoi s’y sent-on si loin, hors du présent, dans un lieu où les bruits du monde n’arrivent pas ? Dans cette vieille Bretagne dont le charme, comme celui de l’Orient, peut être un danger, c’est un sentiment qu’on éprouve un peu partout, et qui se mue, quand on s’éloigne, en nostalgie.

Mais il faut avoir vécu près de cette rivière marine pour le connaître dans sa plénitude. Aussitôt qu’on arrive au bout de la route qui conduit à l’estuaire, il vous prend. Sur la route, on était dans le vaste monde ; elle fait partie du dehors et se relie à toutes les routes de France. Ici le dehors est exclu : un paysage clos, qui vous enveloppe de ses lignes, de son intimité, que l’on a fini par connaître, aimer comme les traits d’une figure humaine. Un paysage dont tous les aspects, mouvements, s’accordent pour composer une seule vie, toujours la même, et pourtant si changeante. Succession des saisons reflétant dans l’eau verte, tantôt la pâle floraison des châtaigniers, et tantôt les torches de l’automne. Alternance des jours gris où tout fond en des apparences de rêve, et des jours de soleil où l’eau n’est que splendeur et vie sous le vert exalté des grands pins. Retour du flot qui va tendre une longue, tremblante ligne d’eau, d’une futaie jusqu’à l’autre, et puis, du courant de baissée qui découvre le monde amphibie des herbiers. Lourds envols des hérons vers les grands arbres, à l’heure où disparaissent les vases, ou piaulement des courlis au ras des grèves. Lentes fumées du matin et du soir, qui montent là-bas, du petit hameau bigouden…


Qu’il est doux, à l’aurore, de s’enfoncer à la voile dans cette solitude ! C’est comme si on se laissait glisser à nouveau dans le sommeil, un sommeil plus pur, plus tranquille, avec le rêve simple d’un paysage à la fois étrange et familier, où les choses, sans qu’on se demande pourquoi, prennent des aspects d’éternité !

Ce matin, à sept heures, la roulée bleue de la rivière ne couvrait qu’à demi les champs d’algues, sous les riches tapisseries suspendues. C’était la mer, dont le flot allait monter encore pendant trois heures, et c’était aussi la paix secrète, l’enveloppement, les murmures de la forêt. Sur cette grande eau puissante (où l’aileron noir du marsouin vient parfois surgir en tournant) ne passaient de loin en loin que des bruits sylvestres : gazouillis de petit oiseau perdu dans la feuillée, craquement et chute d’une branche morte, longue rumeur des cimes que le vent émeut, chaque sonorité dans le silence transparent, dans le recueillement inexprimable de ce monde, prenant une valeur singulière. Et de même, en l’absence des hommes, les plus simples choses s’animaient, se pénétraient de sens : un bouquet de pins sur un promontoire, un vieux logis de garde, dans les rouges bruyères, au-dessus des goémons d’or, de pauvres bateaux abandonnés en haut d’une grève, le nez dans les ajoncs.

Avec quel plaisir j’ai revu la charmante plagette, d’une courbe si pure, derrière la pointe de Penfoul ! La blancheur de son gravier s’enfonce, décroît insensiblement dans le cristal verdissant de l’eau. Un beau chêne-vert, détaché de la forêt, habite cette retraite. Il est là, tel que je l’ai toujours connu, car il ne semble plus grandir, méditerranéen par la perfection de son dessin, par son feuillage impérissable et lustré, créature étrangère dont le germe fut apporté par quel hasard des vents et des courants ? — et qui nous atteste la tiédeur, près du Gulf-Stream, de ce repli de la terre bretonne. Sa présence fait le caractère unique de cette mignonne arène blanche où les Grecs eussent rêvé quelque divinité, une dryade emprisonnée dans l’écorce de l’arbre, à qui des néréides viennent, avec le flux, chuchoter les histoires de la mer.

C’est par-là que commence le vrai paysage de rivière : deux longues futaies sauvages qui s’opposent, deux sombres côtes, parallèles et droites, toutes les cimes nouées, liées en une seule cime, — l’aspect si spécial à ces bois de Bretagne, qui ressemblent, selon qu’ils vivent à l’abri, ou qu’ils ont poussé dans le vent de mer, à de grands massifs de buis, ou bien à des buissons penchés, obliquement rasés par la tempête. Dans ces profondeurs, quelle riche confusion ! — ombres, clartés, luisants d’or et de verdure, plans suspendus de feuillages, flammes des genêts, terne bronze des fougères, surtout le jaillissement serré des grands pins dans leurs fourreaux de lierre : ce même lierre qui s’accroche en épaisses draperies à la pierre grise des vieilles chapelles du pays. Comme il ajoute à l’aspect vénérable et breton de ces bois !

À cette pointe de Penfoul, un bateau de pêche, certainement venu de la mer, était mouillé, plein d’agrès, vide, mystérieusement, de tout équipage. Et cette présence accroissait encore la solitude.


Je suis descendu là, sur une primitive cale de rochers où l’on glisse sur les varechs. J’ai gagné le taillis, et suivi, sans la perdre tout à fait des yeux, la rivière. Etrange impression de ce vide lumineux, entrevu de l’intérieur de la forêt. De longues frondaisons y projettent leur ombre, car les pins de la rive, les plus magnifiques de tous, ont obliquement poussé, subissant l’attirance du miroir liquide. Dans le bleu de leurs intervalles, au milieu de leurs branches, un noir sardinier tirait des bords, en montant contre le vent. Le flot commentait à s’élargir. Cette grande eau massive, au lustre d’huile, on voyait bien que c’était la mer, chargée de sel, quelque chose du solitaire Océan qui s’insinuait, montait dans le pays breton. Un oiseau pêcheur jeta trois longs cris aigus, plaintifs. Dans l’intimité des bois qui sentent la girolle, la mousse, la feuille morte, l’automne, quelle anxiété de ce lointain appel ! Comme cela évoque la désolation, l’humide nudité des grèves ! C’est la voix même de la mer, et cela étonne aussi, comme, tout à l’heure, sur l’eau lourde, sur l’élément venu du large, les graves clameurs des corbeaux faisant sonner la solitude.

Dans une minuscule clairière, une chambre de verdure, plutôt, presque close entre des murailles de houx, une inquiétante vision m’arrêta soudain. Des humains, — mais que l’on pouvait prendre pour des morts, — gisaient là, sur la terré. Ils étaient cinq, un mousse et quatre hommes de forte stature. Immobiles, les yeux clos, dans les bruyères, qu’ils étaient loin de nous, perdus dans l’obscur néant du sommeil ! Les rudes traits, modelés par leur vie monotone de marins, se livraient. On pouvait se pencher sur eux, suivre les lentes, léthargiques respirations. Une bien saisissante apparition, ces figures inanimées, dans le silence de ce lieu presque fermé. L’impression de mystère, d’enchantement, qui vous suit partout dans ces campagnes, se précisait. On eût dit qu’ils s’étaient endormis, il y a très longtemps, avec tout le pays de la rivière, et qu’ils ne se réveilleraient qu’avec lui.

Simplement l’équipage de ce bateau, Notre-Dame du Bon Conseil, du Guilvinec, que j’avais vu mouillé sous les rochers de la pointe. Ils avaient dû passer la nuit en mer, à poser des casiers. Peut-être des senneurs, des pêcheurs de mulets, qui attendaient le soir pour tendre leurs filets autour de la rive.


Une demi-heure de marche, sur un sentier feutré, où le pied, en cette saison, écrase des châtaignes dans leur coque, et j’ai vu reparaître devant moi les vides bleus. Une autre lisière marine s’allonge, par-là, dans une direction inattendue, sous la feuillée d’automne.

C’est l’un des bras que la rivière enfonce çà et là, au plus secret de la campagne. Une petite anse, profonde à peine d’un kilomètre, et qui, si l’on descend jusqu’aux derniers arbres, se laisse embrasser tout entière. Encore un domaine à part, mais si différent des solennelles régions d’où nous venions ! La mer s’y fait toute champêtre. Au lieu des sombres écrans que tendent les pins éternels, au lieu des tapisseries dorées des marronniers, je ne voyais plus que du simple pays breton : des chaumes, des champs de lande, aux tons de miel trop mûr, en pente douce jusqu’à l’ourlet des varechs. Tout au fond, l’eau que la marée poussait encore, devenait plate comme celle d’un étang, sous des flocons jaunis d’écume. Elle vient mourir là, tout humble, devant des arbres presque humains : petits pommiers et pruniers, chênes paysans que l’homme ébrancha pour qu’ils ne couvrent pas d’ombre ses cultures.

Un murmure, un ronron sourd, plutôt, très faible et continu, venait de la ferme dont se montrait un peu la toiture, il emplissait tout le petit monde qui s’enferme entre ces coteaux ; il flottait au-dessus de toute l’anse, et semblait y flotter depuis toujours. C’était comme le faible bruit d’une vie isolée, attardée là, ignorante des changements du monde, et que l’on serait venu surprendre. Une vie très ancienne. Sans doute, avant cette pauvre maison de ferme, il y en eut d’autres dans les siècles successifs, et toutes pareilles, à la même place favorable. Rien n’a moins changé que ces simples gîtes paysans.

Et ce toit, dont on ne découvrait, par-dessus les pommiers, qu’un petit coin, suffisait à donner un sens, un ordre à ce paysage. C’était une présence, un centre vivant où tout venait se réunir et s’accorder : les chaumes dorés, la lande fleurie, toute la courbe de la crique champêtre où la mer finit en portant des canards. De là naissait l’assoupissante rumeur qui semblait éternelle. Sur une aire invisible, sans doute, on battait, comme chaque automne, du blé noir.

Bien des fois auparavant, j’étais venu là. Un jour, le marin m’y avait montré, du côté de la ferme, immobile dans les genêts, une silhouette de paysan.

— Celui-là, m’avait-il dit, c’est le fermier : il est là, comme ça, tout le temps. Personne ne sait ce qu’il fait. Toujours tout seul, qu’il est ! Il a l’air de regarder. Un qui est fou, probable.

Une folie bien bretonne. Nous aussi, nous regardions. Nous regardions, nous écoutions, comme devant les senneurs endormis, avec le même singulier sentiment qu’il fallait ne pas faire de bruit, qu’il fallait se tenir caché, prendre des précautions pour ne rien troubler, ni déranger.


En bas de la pente boisée, contre un rocher que l’on pouvait gagner du bord, j’ai retrouvé le canot qui était venu m’attendre. Le ronron continu de l’invisible batteuse nous suivait, de plus en plus vague et mystérieux, de plus en plus général, impossible à situer : un murmure de sommeil, montant de toute la campagne.

Nous avons passé devant l’admirable pinède qui s’isole en amont, au tournant de l’anse et du grand bras de mer. Une terrasse naturelle de pierre blanche (on l’appelle ar Vur Ven : le mur blanc) la porte, la présente en demi-cercle sur les eaux. Si dense, et pleine d’ombre entre ses grandes tiges régulières, sous le plafond continu de ses propres ramures liées, elle y est comme un antique lucus que du marbre entoure et défend. Mais les lierres, les tristes clameurs des corbeaux, la grève, les goémons disaient le Nord, l’Océan prochain. On pensait plutôt à quelque sylve religieuse de la Gaule, au bord de la mer celtique ; un bois où les druides viennent, une fois par an, célébrer des mystères, et qu’ils ont choisi parce que séparé des autres, parce que plus solennel et plus beau.

Sous le Vur Ven, il y avait, comme toujours, de rudes péniches à ventre noir, de vieux sabliers que la mer relève et abandonne à chaque marée. Depuis combien de temps sont-ils là ? Ils commençaient à flotter. Dans le reflet de la futaie noire, on pouvait les prendre pour une famille de bateaux sorciers, indépendants des hommes, et dont cette solitude serait la retraite.

Surgirent deux cormorans, grands oiseaux noirs de la mer. Ils filaient bas, sans bruit, l’un derrière l’autre, leurs longs cous tendus au ras de l’eau. Ce n’étaient que deux ombres ! Ils passèrent comme un signe, comme un présage…


Quel pays de rêve, et comme l’homme y a dû rêver ! De quels fantômes ne l’a-t-il pas peuplé ! Ces solitudes où, çà et là, les simples choses, un arbre, une silhouette de rocher, une maison abandonnée, une souche d’arbre se présentent avec des aspects singuliers, et pour ainsi dire humains, personnels, — ces dessous noirs des bois, ces landes ou le vent siffle, ces vieux chemins qui ne conduisent nulle part : comme tout cela, pour les hommes qui naquirent et moururent en familles isolées dans les replis de cette terre, dut s’animer, — en hiver, surtout, aux jours de brume, — d’une vie obscure, inquiétante ! J’ai connu les dernières légendes de la rivière. On ne les entend pas facilement conter : le paysan breton a toujours eu la pudeur de ses croyances plus vieilles que le christianisme, et ne les livre guère à l’étranger. Aussi bien, elles achèvent de mourir aujourd’hui.

C’était à la fin du siècle dernier. Je revenais, un soir, avec le jusant, dans un bateau prêté par un fermier de l’anse de Toulven : le plus profond, le plus étranglé de tous les petits bras de mer qui s’en vont plonger au fond de ces campagnes, — et si caché qu’on peut passer devant sans en deviner l’entrée. Le fils de la maison me conduisait : un jeune gars de dix-sept ans, de mine sage et vierge, ignorant de tout ce qui n’était pas sa lande natale et sa paroisse, — l’enfant simple et timide de cette terre, façonné jusque-là par les seules influences indigènes. Depuis une heure, j’essayais de l’apprivoiser, et, à mesure que le jour baissait, il semblait sortir de sa politesse craintive. On eût dit que la nuit naissante nous rapprochait. Il acheva de se mettre en confiance en apprenant que j’assistais, quelques semaines auparavant, au pardon des chevaux, à la petite chapelle du Drennec, où lui-même, dans la procession, montait une bête de son père. Il corrigea même mon ignorance d’un mot qui me fit croire d’abord à du scepticisme :

— Oui, dit-il avec une sorte d’ironie, il y en a qui croient que ça fait du bien aux chevaux !

Mais il ajouta tout d’un coup :

— C’est pas pour les chevaux que c’est bon : c’est pour les juments ! Ça empêche les maladies que leur jette le sorcier, — ar Sorcer.

.Nous continuions de causer, et il faisait presque noir (un soupçon de rouge traînant encore au-dessus des bois du Cosquer) quand se leva près de nous la grande pinède qui s’avance en demi-cercle sur la mer, masse obscure, émouvante dans la nuit, et ceinte par en bas de pierre paie :

— Sûr, dit-il en baissant la voix, que je voudrais pas descendre là tout seul, maintenant, pour y rencontrer les lutins !

Je ne sourcillai pas. Je sentais qu’il ne fallait rien montrer de ma surprise et de ma curiosité, que j’étais là, tout près du mythe primitif, comme devant une créature d’espèce à peu près disparue, sauvage, sur laquelle on arriverait à l’improviste, au creux d’un bois de France, et qui va s’effaroucher si l’on ne reste pas très tranquille, si l’on paraît seulement y faire attention. Comme s’il n’était question que des choses les plus naturelles, je le poussai très doucement, prudemment. Bientôt, il n’y eut plus qu’à le laisser aller. Il parlait vite et bas, comme qui a peur de dire ce qui fait peur :

— Les lutins ? Vous avez pas entendu parler ? Y en a partout par ici… Comment qu’ils sont faits ? Comme des hommes, donc, mais grands, grands ! — des géants, avec des figures de diables…

« … Comment je sais ? Mon défunt grand-père qui en a vu un, donc ! Oh ! ils se montrent pas à tout le monde. Mais, des fois, si on en dérange un la nuit, voilà qu’on est pris par les épaules, plié par terre, comme par un vent épouvantable, tellement que vous pouvez pas respirer. Et jusqu’au matin qu’il vous tient là ! Y en a qu’on a trouvés morts le lendemain, à l’endroit où le Lutin les avait pris. Il y a un homme, côté Porsmeiou, que le Lutin a laissé rentrer jusque chez lui, mais sans le lâcher, sans le laisser seulement se relever. Il est revenu à quatre pattes. Toute la nuit, qu’il a mis à faire la route !… On l’a trouvé sans connaissance devant sa porte. Celui-là, c’était un qui faisait la forte tête, avant, un qui se moquait des autres, et de tout. Il disait : « Où est-il ? où est-il que je le lutte, le Lutin ? »

« … Tenez, tout ce côté-ci de la rivière, c’est mauvais, le soir. Même la grand’route qu’est là-bas, de l’autre côté des bois. Des fois, on rencontre un enterrement. Ça passe tout doucement, sans faire de bruit… Et c’est tous des semblants : le recteur, la croix, les chevaux, la châsse, tous les gens qui suivent. » Sa voix baissa pour ajouter :

— Vous savez, quand on a vu ça, c’est signe qu’on va mourir dans l’année.

Il parla d’autres terreurs. Un bruit scandé d’avirons, — plac, plac, — qu’on entend, certaines nuits, au bas de la rivière, où revient l’âme d’un passeur… Une maison, près de Saint-Cadou, où personne ne veut demeurer parce qu’un avare est mort là, et qu’on l’entend, la nuit, qui compte et fait, tinter ses écus. Une autre, sur une lande, que viennent entourer au clair de lune, des vaches, des chevaux, des moutons, et même des cochons enchantés : toutes sortes de bêtes habitées par des démons ou des âmes en peine, et qui se mettent à tourner et gémir là, et s’évanouissent, à l’aube, en fumées. Et puis des merveilles qui semblent plus spécialement celtiques, et font penser au surnaturel des Mabinogiou : de grands oiseaux noirs que l’on entend parler avec une voix humaine dans les arbres.

Non, lui-même n’avait jamais rien aperçu, jamais rien entendu :

— D’abord, dit-il, du ton de la certitude, ces choses-là, on ne les voit pas, quand on fait bien son devoir, quand on vit tout droit.

Ainsi ces vieilles croyances, vestiges des primitives religions, s’étaient associées, comme toute religion, à l’idée du bien et du mal. Avant le christianisme, peut-être, les lointains aïeux, laboureurs et pêcheurs, comme les hommes d’aujourd’hui, y avaient instinctivement appuyé la mor île nécessaire à leur petite société.

Les feux de l’estuaire se démasquaient lorsqu’il s’arrêta net. Et puis hésitant, comme s’il avait trop parlé :

— Dites, est-ce que vous y croyez, vous, à ces choses-là ?

Que répondre ? L’enfant semblait si pur et si sain, la superstition, chez lui, si respectable, il importait si peu (l’entreprendre là ce que des années d’école primaire n’avaient pas accompli… Rassuré, il reprit avec un élan extraordinaire :

— Moi, j’y crois. Oh ! oui, j’y crois !


Nous sommes allés, ce matin, jusque près des Virecourt, l’étroit et sinueux ravin dont les voiliers ont tant de peine à tourner les boucles, et d’où je les ai vus surgir comme de prodigieux papillons hors d’une muraille de lierre.

Le paysage changeait, les bois s’interrompaient. Ce n’était plus de la Gaule sauvage, mais des morceaux de la France de Louis XV et de Louis XVI, des campagnes seigneuriales, qui glissaient devant nous, des prairies qui semblaient des parcs, plantées d’arbres séculaires, inclinées en douce pente, comme pour mieux se baigner de tiède clarté d’automne. Parut un tranquille domaine, autour d’une maison de style ancien, mi-ferme et mi-manoir. Entre des dômes dorés de marronniers, j’entrevoyais le toit vénérable et bosselé qui descend jusqu’à presque toucher l’herbe. Un petit mur, tout mangé de mousse et de lichens, séparait les prés des galets et des goémons. Qu’y a-t-il que l’on aime ainsi dans un vieux mur breton, au bord d’une grève déserte ? — dans la barrière champêtre qui l’interrompt, où les bestiaux viennent lentement poser la tête ? Toujours cet accord ancien des choses humaines et de la nature, l’homme généralement invisible, caché, — parfois, dirait-on, parti, mort depuis très longtemps, laissant partout dans cette nature les marques de son antique présence.

Et tout cela venait se présenter en silence, cela défilait lentement devant nos yeux, comme un rêve dont les images naissent, se suivent d’elles-mêmes.

On dit que de vieilles demoiselles de noblesse nantaise vivent là toute l’année, mais on ne les voit jamais. J’imagine qu’elles ne l’ont rien que se souvenir. Tout, ici, le petit mur, les prairies, les allées du parc, le grand toit bosselé, semble d’un autre temps. C’est comme la vision d’un jour de jadis. Rien qu’une vision, car ce petit domaine qui passe là, nous révélant sa vie de paix et de silence, le regard seul peut y entrer. Nulle roche, nulle cale pour y descendre. Cela reste séparé. Pour pénétrer là, il faudrait faire le tour par l’intérieur, s’en aller chercher, derrière les bois en aval, des sentiers de ferme, des chemins creux, les vieux chemins bretons où personne ne semble plus jamais passer.

Je m’arrête toujours la quelque temps. On entend les coups sourds, réguliers, de l’herbe arrachée par les lents bestiaux du pâturage, — parfois de longs croâ… croâ… de corneilles clamant au loin l’automne, la grandeur du paysage, et qu’elles seules le possèdent. Ou bien, flop ! un bouillon soudain dans l’eau sombre, un petit corps d’argent qui jaillit de la surface : le saut du mulet vert.

Tout près de la, bornant le long repli de la rive qui s’en va vers la pointe de Lanhuron, sont des chênes prodigieux, des ancêtres qui ont connu les derniers siècles de la rivière. Sur leurs troncs énormes et bas, des bosselures, des torsions de l’écorce s’animent, quand on approche, d’une vie confuse. On entrevoit des fronts baissés sous les cornes que font les branches, des mufles de taureaux ; certains nœuds semblent des yeux qui regardent. On dirait des monstres immobilisés là dans un enchantement, peut-être par l’un de ces saints venus avec les migrations d’outre-mer, saint Guénolé, saint Efflam, dont la main levée réduisait à l’impuissance les dragons maléfiques de l’Armorique primitive. Sûrement, ils eurent aussi leur légende. Des mariniers ont dû se signer quand, au tournant de la pointe, ils entrevoyaient ces vagues figures tourmentées, ces mauvais yeux qui semblent jeter des sorts.

Une ombre épaisse s’emprisonne sous leurs immenses frondaisons. Celles-ci se tendent, serpentent, avancent à trente mètres par-dessus les lignes de varech, jusqu’à couvrir l’eau de la mer d’un plafond de feuillage. C’est un antre glauque où nous venons passer, et l’eau, parmi tout l’or et le vert qu’elle y mire, y devient plus étrange, s’épaissit comme une huile, paraît plus chargée de sel, et plus tiède.


On entendait depuis quelque temps un des bruits fréquents de la rivière : le choc sourd et rythmé d’avirons retombant, à chaque temps de la nage, sur les taquets d’un bateau. Derrière une pointe voisine, une barque se démasqua. Elle était chargée de femmes, toutes en somptueux et lourd uniforme de Pont-Labbé. Elles ramaient à pleins bras, d’un élan de jeunesse magnifique. C’étaient les seules créatures humaines du paysage, — et comme elles s’y harmonisaient ! Ce groupe muet traversant la rivière y était aussi naturel et beau qu’une flottille d’oiseaux marins.

S’en allaient-elles à quelque mariage ou baptême ? De lointaines sonorités de cloches s’espaçaient, tandis que nous glissions devant l’anse de Combrit, qui venait de s’ouvrir. Cela semblait flotter, couler dans le ciel et sur les eaux, en pures ondes musicales. Et justement, au fond de la nouvelle perspective, affleurant à peine à l’écran des pins, nous aperçûmes le coq et le fleuron d’un clocher, — impossible à découvrir parmi toutes les franges noires, si l’on ne savait pas qu’il est là, — seul signe du monde vivant qui se disperse en de rares villages, derrière les longs bois de la rivière.

Elle a près d’une lieue de profondeur, cette anse : les promontoires s’y succèdent comme de grandes corbeilles de feuillages, mesurant les distances, la pourpre des hêtres superposée au vert intense des pins. C’est l’une des plus sauvages de la rivière. Je n’y ai jamais vu que des hérons perchés à marée basse sur les vases, et qui, soudain, s’enlèvent, jambes pendantes, au battement souple et sans bruit de leurs longues ailes. Le soir, si le ciel s’enflamme, on pourrait se croire hors d’Europe, devant certaines pointes surtout, où des gerbes de pins fusent en divergeant sur le rouge du couchant comme des bouquets de cocotiers, — chaque gerbe reflétée avec tout ce rouge, sous le noir de la rive, en parfaite image symétrique.

La mer avait fini de monter, comme nous passions devant l’entrée de ce nouveau fjord. C’était l’instant immobile, celui de sa plénitude accomplie, en ces grands réservoirs. Rien ne restait des herbiers et des grèves. Il n’y avait plus entre les bois que cette eau vierge, profonde, et qui semblait dormir. Mais dans sa transparence obscure, çà et là, de tournoyantes algues la révélaient vivante.


Plus haut, dans le grand chenal qui va se rétrécissant vers les Virecourt, des châteaux se découvrent, des châteaux où je n’ai jamais vu signe de vie, et que l’on pourrait supposer clos depuis la Révolution. L’un des premiers est celui que les marins appellent Beaujeu (ce n’est pas son vrai nom), parce qu’il fut gagné, disent-ils, d’un coup de cartes, par un officier de l’ancien temps. J’imagine une partie d’hombre entre jeunes gentilshommes viveurs au service du Roi, avec des flacons sur la table.

Le voici tel qu’il devait être alors, long, blanc, sous un grand toit d’ardoise, et la justesse de ses proportions m’évoque la vieille France civilisée, celle d’avant le romantisme, qui avait encore un style, quand personne, pas plus les architectes que leurs clients, ne rêvait encore de chalets, kiosques ou donjons, de combinaisons inouïes de clochetons et vérandas, ni de promontoires ou falaises où attester, à cinq lieues à la ronde, un besoin sans pareil de tête à tête avec l’infini.

Sous la blanche maison, des orangers, en des caisses vertes, s’alignent simplement. On voit des allées bien ratissées, de belles pelouses, des dahlias, des hortensias, de rouges roses d’automne. On pressent la douce odeur recluse, un peu confite, qui flotte là. Et tout cet ordre végétal, ce luxe de fleurs en ce lieu désert qu’enveloppent des halliers, près d’une plage hantée par des oiseaux de mer, tout cela fait un peu songer aux histoires du bon Perrault. Une baguette de fée s’est levée là, jadis, sur la lande ; un château, de beaux arbres ont surgi, des floraisons qui ne meurent jamais. Tout s’est disposé de soi-même pour le plaisir des yeux. Et depuis lors, tout semble attendre, attendre à travers les années de silence, de brume, de pluie, de deux soleil breton, — les années qui ramènent toujours le même cercle des saisons, sans amener jamais le Prince Charmant.

Un peu plus loin, l’autre castel, plus romanesque, d’un gothique un peu 1830, — heureusement, peut-être, moins visible. Mais alentour, un pire incomparable couvre les pentes : des arbres de Trianon, des conifères bleus, des mélèzes qui rougissent avec l’automne, des hêtres pourprés, des érables couleur de sang, des noyers séculaires, et, noblement isolés, de grands cèdres noirs sur des pelouses. On dit dans le pays que les plus rares essences de ce beau parc furent apportées « des Iles, » dans l’ancien temps, quand il n’y avait là qu’un manoir, par un officier de vaisseau, sensible lecteur, j’imagine, de Paul et Virginie.

C’est en juin que j’ai visité pour la première fois ce domaine, au moment des rhododendrons en fleur. En cette saison surtout, il est fabuleux. La bretelle du fusil à l’épaule, un garde-chasse me conduisait, de visage aussi breton que son grave costume : lèvres rases, placides prunelles bleues, sourire de prudence et de respect, physionomie de vieux chouan satisfait, pacifique, parce qu’il a retrouvé ses anciens maîtres.

Au fond de la crique où je venais d’aborder, il me fit passer une petite digue sous une arche de verdure, et toute la Fontaine aux Lianes du poète m’apparut. Dans ce creux le plus tiède de la rive, à côté de l’eau marine et des grands chênes bretons qui la couvrent si bas, si loin, quel miracle avait déployé, perpétuait un décor de Madagascar ou de l’Ile Bourbon ?

Un bassin dormait, opposant sa courbe à la courbe, de la grève. Son eau, parmi les mousses, semblait d’ombre bleue, de ce même bleu gelé dont une goutte dort au cœur des pierres de lune ; et dans cette terne transparence, de délicates forêts d’herbes tournaient, si l’on regardait bien, au même ton mystérieux. Alentour, se suspendait une flore surprenante : des arbres géants dont j’ignore les noms, des lianes, des rideaux de feuillage déroulés, allongés de très haut jusqu’en bas, comme les plis aériens et successifs qu’une cascade étire dans l’espace, et laisse, en tombant, de plus en plus flotter. Il y avait des volubilis bleus et larges comme des papillons des tropiques ; il y avait des monceaux de roses fleurs soyeuses. Derrière la nappe d’eau, le fond n’était qu’ombre notre et foisonnement, une sorte de nuit sous des gerbes énormes et des chevelures surplombantes de bambous. Je n’en imaginais pas de pareilles en Europe. Même impression de ceux-ci, que de leurs frères démesurés de Ceylan. C’étaient les mêmes peuples serrés, le même vert pâle et tacheté de jaune, le même aspect de vie vénéneuse, pullulant hors de la boue dans une moite obscurité.

Cette atmosphère de serre semblait appeler des fougères arborescentes. Je n’eus pas à chercher loin les étranges créatures. Il y en avait trois devant moi, déployant leurs fraîches ombelles dentelées, sur leurs tiges épaisses de feutre.

Un jour immobile et glauque règne partout dans cette ombre, reflété avec les lianes, les bambous, les longs flots retombants de feuillage, parmi les herbes de l’étang. Images ternies, avachies, presque irréelles, comme celles qui flottent et verdissent dans un miroir usé, et semblent les fantômes lointains du Souvenir.

A peine si la fontaine remuait l’un des bords de l’étang. Elle ruisselait de haut, presque sans bruit, sur des pentes vêtues de mousses et de fougères. Nulle autre vie ne bougeait.

Dans ce lieu étrange, où n’entrent pas les souffles du dehors, je retrouvais, mais plus intense et précis, le singulier sentiment qui vous hante partout, le long de la rivière. Le cours du temps ne semble point s’y poursuivre. Du passé s’enfermait en cette retraite avec la moiteur stagnante, avec le jour terne, égal, qu’entretiennent les grands végétaux fantastiques. Les choses étaient restées ce que rêva cet officier de la marine du Roi, qui, ayant vu les lies, en rapporta dans sa Bretagne la nostalgie. C’était son rêve qui se continuait là, dans l’ombre, épanouissant de plus en plus ses images. Les vieux paysans doivent parler de son anaou qui revient, erre, à la brume, autour du bassin d’eau morte et des grands bambous.

Par des tunnels percés sous des montagnes de rhododendrons en fleurs (une voiture y passerait, et le ciel, là-dessous, semble rouge), nous avons gagné l’espace libre, le monde réel. Nous sommes montés vers le château dont le garde nous fit faire le tour, à distance respectueuse. Il nous parlait à voix basse de « la Famille, » de « Monseigneur, » un saint prélat, mort il n’y a pas un demi-siècle, et dont j’avais déjà lu le nom en des sônes achetées aux vieux chanteurs des Pardons. Il entre déjà dans la légende. Que Rome l’auréole ou non, c’est presque déjà, comme saint Méen et saint Ronan, l’un des saints particuliers de la Cornouaille.

Sous le meneau d’une vieille fenêtre, dans la noirceur intérieure, j’entrevoyais la silhouette rigide d’une religieuse : guimpe blanche, bure blanche, qui ne sont pas de notre temps. Une carmélite, recueillie, nous dit notre guide, pour faire l’éducation des enfants, dans ce domaine où l’on pourrait vivre, avec des livres d’autrefois, parmi des serviteurs et fermiers qui semblent d’autrefois, sans rien connaître d’aujourd’hui.


Plutôt qu’à la grève de ce parc romantique, j’aime à finir cette promenade près d’une chapelle en ruine, sur l’autre rive, où la campagne est naturelle et simplement bretonne : des landes, des prés que l’on gagne en suivant, depuis les rochers du bord, un sentier qui monte raide dans les taillis.

C’est la chapelle de Sainte-Barbe, démantelée, fourrée de lierre jusqu’en haut ; on ne voit que l’extrême pointe du petit clocher, dont la cloche est partie depuis bien longtemps. A son pied, un doué rappelle la présence prochaine de l’homme, car le bleu des lessives récentes y traine encore. Doué, en breton, cela veut dire, fontaine, et cela veut dire Dieu. Il y a toujours une fontaine, avec sa vieille cuve de granit, bien souvent un lavoir, à côté des chapelles bretonnes. Le christianisme celtique ne fut pas rigoureux aux légendes et pratiques des cultes primitifs. Il s’est contenté de bénir les vieux démons. Près des lieux qu’ils ont hantés, au bord des sources, aux sommets des collines, parfois sur la roche d’un menhir, il a simplement posé les signes de la religion : tantôt un petit sanctuaire connu des seuls paysans, tantôt un bas-relief religieux, une douloureuse descente de croix qui se lève sur une margelle, tantôt une image de Saint-Sacrement gravée dans la vieille pierre magique. Le plus souvent, c’est une croix basse de granit portant le Crucifié, — une figure si rongée par les pluies et les vents, si naïve et grossière, qu’on la prendrait plutôt, avec son front bas, ses yeux en triangle, ses jambes trop courtes, pour quelque gnome de mythologie barbare.

La vieille chapelle est ouverte à tous les vents. Des ronces, de petits pommiers sauvages sont entrés par l’ogive béante du porche. Tout l’intérieur est un vert fourré où l’ajonc épanouit ses (leurs, où les oiseaux cachent, au printemps, leurs nids. Seule, la table de l’autel est intacte : une dalle de pierre scellée au mur, massive et nue comme celles que l’on trouve encore dans l’obscurité des antiques spéos égyptiens. Elle aussi, qui fut taillée aux temps où la foi rude n’usait pour ses monuments que de matériaux éternels et simples, semble devoir durer toujours.

La dernière fois que je suis venu ici, il y avait autour du lavoir, des femmes et des fillettes, en grandes fraises tombantes de tous les jours, qui dévisageaient l’étranger avec une curiosité un peu farouche : un petit monde venu de quelque ferme voisine que l’on ne voit pas de la chapelle, les fermes bretonnes aimant à se cacher dans les creux. Aujourd’hui, personne. Nul bruit que celui de la fontaine qui connut les cultes païens, — du mince filet d’eau plus ancien que toute l’histoire humaine, et qui a traversé les siècles, les millénaires, dans la solitude des jours et des nuits, sans jamais cesser son murmure. J’écoutais cette rumeur continuelle. Petite voix patiente, qui semble dire, à qui saurait l’entendre, les souvenirs et les secrets de cette terre.

Le chemin vert monte à gauche entre deux rangs de petits hêtres, — une de ces avenues énigmatiques, comme on en voit partout dans la presqu’île bretonne, qui commencent et finissent au milieu des prés déserts, et dont personne ne peut vous dire la signification. Derrière la chapelle, un groupe de châtaigniers pourrait être un vestige de quelque parc. Nulle présence humaine, et partout la trace de l’homme. C’est un trait qui revient toujours, et qui compte pour beaucoup dans la mystérieuse physionomie de ce pays.

Des nuages montent. Ils sont là, derrière le champ de genêts qui se lève et finit à deux cents mètres d’ici sur le vide, hérissant l’espace de ses fouets noirs que le vent tourmente.

Longuement le vent bruit sur le plateau : profonds soupirs, coupés d’émouvants silences. Ces quelques arbres frissonnants, ce chemin vert qui suit la lande, labouré d’ornières qui semblent d’une autre année, ces buissons remués, tout près, sur une sombre vapeur rampante, ce paysage si intime et si petit, où la terre se réduit aux quelques champs d’une invisible ferme : n’est-ce pas tout l’essentiel de la Bretagne ? Dès qu’on entre dans ce pays, que ce soit en suivant la Manche ou du côté de l’Océan, on retrouve ces accords. C’est comme une musique de tonalité singulière, entendue déjà dans un monde antérieur. Comme elle vous prend tout de suite, et comme elle vous emporte loin !

Mais elle ne chante pas haut. Il faut être seul, il faut faire en soi le silence pour l’entendre…


ANDRE CHEVRILLON.

  1. On réunit ici des notes qui furent prises, de 1892 à 1908, sur certains aspects de la Bretagne. C’est donc déjà du passé qu’il s’agit dans les pages qui suivent. On a cru qu’il valait la peine d’en rappeler quelques images, car, après des immobilités où se perpétuaient des formes de vie et les types d’un autre âge, les changements, depuis quelques années, vont se précipitant. Par exemple, le bourg dont il est ici question, où quelques familles bourgeoises passaient les étés, s’est transformé en station balnéaire, avec pêle-mêle de constructions hétéroclites, à côté de terrains vagues et de mornes nappes de pierre. Le petit port, sur l’autre rive, a perdu sa figure : on a coupé la moitié des grands arbres où les marins appuyaient leurs agrès ; une partie du petit bois voisin a été lotie ; on a construit de grandes villas, taillé à pic, dans la roche, une vaste tranchée pour l’aménagement d’un bac à vapeur. Enfin, les impérieuses nécessités de la guerre ont obligé l’État à réquisitionner les futaies de la rivière, et des Kabyles en ont ravagé les plus beaux massifs.
    Pour l’humanité, les changements ne sont pas moindres. Si le costume de Pont-Labbé est encore un costume, en quelques années, son éclatante couleur a fait place au noir pur. Il est clair que la guerre en éloignant pendant des années tous les hommes jeunes, en introduisant dans les fermes la langue des armées, en peuplant la Bretagne de réfugiés, en paralysant les industries qui produisaient les éléments du costume (dès aujourd’hui des chapeaux de bazars remplacent les délicieux béguins XVIIIe siècle des enfants) aura beaucoup contribué à effacer la couleur et le caractère à part de cette incomparable province.