Au Pé-Tchi-Li - Français et alliés (1900-1901)

Au Pé-Tchi-Li - Français et alliés (1900-1901)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 83-117).
AU PÉ-TCHLI-LI

FRANÇAIS ET ALLIÉS[1].
(1900-1901)

Les corps expéditionnaires formés par les différentes Puissances pour coopérer dans la campagne de 1900, contre la Chine, comptaient les effectifs ci-après qui furent réunis presque en entier, au Pé-tchi-li, au cours des mois de septembre et d’octobre de cette année.

Français, 17 500 ; — Allemands, 22 500 ; — Anglais, 10 000 ; (plus une 2e division, formée de troupes de l’armée des Indes) ; — Russes, 17 000 ; — Japonais, 22 000 ; — Américains, 5 800 ; — Italiens, 2 000 ; — Autrichiens, 500.

Dans les pages qui suivent, je me suis proposé de dire sommairement quelles ont été les relations de ces différens contingens entre eux, avec l’espoir que les gouvernemens pourront en tirer quelques indications utiles pour l’avenir, au début d’un siècle où les nécessités d’une politique devenue désormais « mondiale » donnent tout lieu de croire que les opérations de guerre prendront plus d’une fois le même caractère. Le problème sera de faire coopérer utilement à une œuvre commune des contingens ayant chacun leur langage, leurs traditions, leurs aptitudes, leurs intérêts particuliers enveloppés dans un intérêt général dont ils ne pourront s’empêcher de demeurer distincts. Il nous a paru que les observations qu’on va lire ne seraient pas inutiles à la réalisation d’une tache dont personne sans doute ne méconnaîtra l’importance et la difficulté.


I. — FRANÇAIS ET RUSSES

Les sentimens d’affectueuse camaraderie entre les frères d’armes des deux nations amies et alliées se manifestèrent dès le premier jour où Russes et Français se trouvèrent en contact, et l’énumération serait longue des faits qui en témoigneraient. On connaît le concours que les Russes apportèrent à nos marins dans la défense de la concession française, aux heures les plus critiques du siège de Tien-Tsin, alors que le petit nombre de ses valeureux défenseurs permettait à peine d’occuper le Consulat et quelques autres points importans, et qu’ainsi la plus grande partie de la concession française se trouvait à la merci d’un coup de main des Chinois. L’ambulance, vaste et parfaitement aménagée, que les Russes avaient installée dès leur arrivée, à Takou, contenait autant de Français que de Russes, et de notre côté, notre hôpital de Tien-Tsin n’avait pas reçu et soigné moins de trois cents malades ou blessés russes au cours du siège des Légations. On sait encore que c’est aux remorqueurs et aux chalands russes que notre escadre, qui ne disposait au début que d’un matériel absolument insuffisant, eut recours pour le débarquement à Takou de nos premières troupes et de leurs approvisionnemens. Celles-ci, au fur et à mesure de leur arrivée devant Tien-Tsin, étaient accueillies par nos alliés avec des transports de joie, et c’est aux accens de la fanfare russe, envoyée à leur rencontre par le général Stessel, avec accompagnement du bruit de la canonnade et du crépitement de la fusillade des Chinois, que quelques-unes de nos troupes, oubliant les fatigues d’une épouvantable étape, défilèrent le long du camp russe et firent crânement leur entrée dans Tien-Tsin.

Un autre fait est à citer. Quelques jours après son arrivée à Tien-Tsin, le général Frey envoyait un détachement de marins ù la recherche de jonques et de sampans, dont notre contingent était absolument dépourvu, et qui allaient constituer notre unique moyen de transport et de ravitaillement dans la marche sur Pékin. Ordre était donné au chef du détachement de s’en procurer par tous les moyens : achat, location, réquisition ou prise. Nos marins mirent la main sur une douzaine de jonques abandonnées, appartenant au gouvernement chinois et qui se trouvaient aux avant-postes, près d’un « yamen[2] » occupé par les Russes. Un officier russe s’opposa à leur enlèvement, en déclarant que ces jonques appartenaient à leur flottille fluviale : en réalité, elles n’étaient point munies du pavillon national par lequel chaque allié marquait le matériel qui était en sa possession. Le général en chef Linévitch, devant lequel l’affaire l’ut portée, donna l’ordre de nous livrer immédiatement ces jonques, en exprimant toute sa satisfaction de pouvoir nous rendre un service qui, à ce moment, avait pour nous un très grand prix.

Tels étaient les sentimens dont Russes et Français étaient animés, et, en effet, une occasion inattendue se présentait de consacrer, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, devant l’ennemi et pour ainsi dire à la face des armées des autres grandes Puissances, l’alliance que les chefs des deux États avaient solennellement scellée, quelques années auparavant, à Cherbourg, à Paris et à Châlons. Les généraux français et russes saisirent cette occasion avec le plus grand empressement. Dès sa première entrevue avec les généraux Linévitch et Stessel, assuré d’être l’interprète des sentimens du gouvernement de la République, le général Frey leur demanda de ne point voir en nos troupes uniquement des alliés amenés, par des circonstances fortuites, à coopérer à une œuvre commune, mais bien des frères d’armes unis par les liens d’une étroite affection et d’une intime connexité d’intérêts. Et en fait, dans tous ses actes, dans son attitude devant les autres chefs alliés, le général en chef, français ne se départit point un seul instant de cette ligne de conduite, laquelle n’impliquait ni l’abandon d’une partie des intérêts ni une diminution du prestige de la nation dont il était le représentant, mais qui lui paraissait convenir parfaitement au rôle que le corps français, dans les conditions modestes où il se trouvait momentanément placé, devait se proposer de jouer dans l’œuvre militaire qu’entreprenaient les Puissances.

Les occasions de vivre, de marcher et de combattre côte à côte, de rivaliser d’entrain et de bravoure, d’affronter les mêmes dangers et de partager la gloire des mêmes succès ne tirent point défaut au cours de la campagne et, dans les opérations importantes auxquelles celle-ci donna lieu, les contingens français et russes associèrent étroitement leur action.

Frappés de la parfaite instruction technique des officiers et des cadres de nos batteries, des effets remarquables produits par le tir de nos obus à la mélinite, les chefs russes ne manquaient point, pour chacune de ces opérations, de s’assurer le concours de notre artillerie dont des unités — à Tien-Tsin, à Peitzang, à Yang-Tsoun, puis dans les petites opérations de police autour de Pékin — marchèrent ainsi avec l’artillerie russe, pendant que des compagnies de tirailleurs sibériens, ou des détachemens de cosaques, de pionniers ou de leurs intrépides volontaires coopéraient avec le contingent français. Dans ces circonstances, mieux encore que dans les plus imposantes manifestations du temps de paix dont les forces militaires des deux Puissances sont susceptibles d’offrir le spectacle, il devait être donné aux deux contingens alliés et amis de se voir à l’œuvre, de s’étudier, d’apprendre à se connaître et à s’apprécier à leur juste valeur. Et ce fut avec un sentiment de patriotique fierté et de confiance profonde dans l’avenir, que Russes et Français constatèrent que, sur ce théâtre d’opérations de l’Extrême-Orient, les fractions qui avaient l’honneur de représenter les armées nationales savaient dignement y continuer les belles traditions qui ont toujours fait la gloire de ces deux armées.

Les sotnias des Cosaques de l’Amour et de la Transbaïkalie firent preuve, d’autre part, dans les plaines du Pé-tchi-li, de ces mêmes qualités de hardiesse sur lesquelles s’est fondée la légendaire réputation de leurs frères d’armes, les Cosaques du Dnieper et du Don : . ce sont des cavaliers consommés, d’une rare audace, habiles à explorer un pays inconnu, à éventer les pièges de l’ennemi.

Quant aux régimens de tirailleurs de la Sibérie orientale, qui constituaient la plus grande partie du contingent russe, ils ne comptaient que des hommes robustes et d’une bravoure éprouvée. Lorsque à la fin d’une longue et pénible journée de marche, à l’arrivée au bivouac, ils défilaient du même pas vif et allongé, aussi ferme et aussi soutenu qu’au départ, et la tête haute, le fusil sur l’épaule, invariablement muni de sa baïonnette, toujours prêts ainsi à l’attaque ou à la riposte, ils produisaient chaque fois sur l’esprit des autres alliés une réelle impression de vigueur et d’indomptable énergie. Il en était de même soit lorsqu’ils marchaient à l’ennemi en ordre dispersé, mode de combat où les ressources de leur instinct guerrier trouvaient à se donner un libre cours, soit lorsqu’ils s’élançaient à l’assaut des positions chinoises, en formations serrées, l’arme haute, sans souci des ravages causés dans leurs rangs par le feu de l’ennemi.

En résumé, avec leurs corps d’officiers et de sous-officiers, d’une sollicitude toute paternelle pour leurs hommes et possédant une grande expérience de la vie de campagne, avec leurs vaillans soldats, d’une mâle rudesse, supportant avec une égale endurance la rigueur des climats sibériens et l’ardeur du soleil des tropiques, très disciplinés, d’une obéissance aveugle, d’un dévouement absolu à leurs chefs, poussant l’esprit de sacrifice jusqu’au plus haut point et ayant une foi inébranlable dans le succès, les troupes russes constituaient, assurément, sans en être la plus nombreuse, la force la plus compacte et la plus redoutable de l’armée internationale du Pé-tchi-li.

Dans ces conditions, animés de tels sentimens, officiers et soldats russes et français ne devaient cesser d’échanger entre eux, pendant toute la durée de la campagne, les témoignages de la plus étroite solidarité. La veille des combats — comme au bivouac de la nuit du 4 août, devant Peitzang, — ou bien à la suite de faits d’armes accomplis de concert par les deux contingens alliés, ou encore le soir de cette inoubliable journée du défilé de tous les contingens de l’armée internationale à travers le Palais Impérial, c’était une série ininterrompue de chaleureuses manifestations des sentimens de patriotisme et de fraternelle amitié dont les uns et les autres étaient mutuellement animés.

Et quel décor plus pittoresque et plus merveilleux, pour célébrer ces heureux événemens, et pour ces épanchemens enthousiastes, que, par exemple, ces lieux où campèrent, le 16 août au soir, les troupes qui venaient d’effectuer la délivrance de ces trois mille prêtres, frères, sœurs de charité, marins et Chinois catholiques qui composaient la mission du Pétang ! Un parc aux arbres centenaires dont l’ombre s’étend comme sur un tapis d’herbes, aux espèces choisies, avec un soin minutieux, parmi celles réputées par les poètes pour leurs douces senteurs, parc bordé de vastes portiques, de temples de proportions monumentales, aux escaliers, aux terrasses, aux balustres du marbre le plus pur. De ce parc, jusqu’alors inviolé, semble surgir le « Meï Shan » ou Colline de charbon. Cinq pagodes aux formes artistiques en surmontent le sommet ; sur leurs toits, aux courbes gracieuses, flottent les drapeaux des alliés, mariant leurs couleurs et dominant d’une soixantaine de mètres, vers le sud, la longue suite des palais impériaux qui s’étalent majestueusement jusqu’au pied de la colline ; dans les autres directions, les pavillons, pagodes, temples, palais de la ville impériale, jusqu’à ce jour interdite aux étrangers, disséminés dans un fouillis de feuillages du vert pâle au vert le plus sombre ; et, enfin, ces immenses nappes d’une eau figée en quelque sorte dans une superbe immobilité, pointillées de mille et mille nénuphars aux pâles couleurs, « lacs sacrés » souvent visités par les mânes des. ancêtres et par les génies célestes.

Dans le parc, et sur les flancs de la colline, mille tentes sont dressées, transformant cette solitude séculaire en une ruche bourdonnante, en une sorte de campement international où des détachemens de sept grandes Puissances se trouvent comme confondus et qui emprunte à une situation unique et aux légendes dont l’imagination des Célestes se plaît à orner le séjour des demeures impériales, un caractère, à la fois, d’étrangeté incomparable et de mystérieuse grandeur.

C’est là que 4 000 soldats russes et français ont vécu côte à côte pendant plus d’un mois, sans que le moindre nuage soit venu troubler l’harmonie de leurs rapports. C’est de ces massifs de verdure que, le soir de certains jours mémorables, dans le silence des belles nuits de l’Orient, sous la voûte azurée, étincelante de feux, s’élevait, lente et solennelle, vers le Dieu des armées, scandée par des voix mâles, la prière de nos frères d’armes, hommes à la foi robuste et mystique, aux âmes rudes et fortement trempées, et qui, selon leur propre expression, mettent toute leur confiance dans le Très-Haut, dans leurs souverains vénérés, et dans les chefs aimés qui les ont conduits à la victoire. A la prière, écoutée dans le recueillement, — par un religieux respect ou par déférence à l’égard de leurs compagnons d’armes, — par nos soldats, des vétérans, pour la plupart, de nos guerres coloniales, succèdent aussitôt, dans le camp russe, les chants de fête et de triomphe exaltant les courages et l’amour de la patrie lointaine. A leur tour, éclatent les accens joyeux des fanfares guerrières ; bientôt après, les hymnes nationaux russe et français sont successivement entonnés, à l’unisson, dans les deux camps par des milliers de poitrines et, après que des hurrahs et des vivats frénétiques ont accueilli les saluts à la France, à la Russie, et aux chefs des deux Etats, hommages qui terminent toujours chacune de ces réjouissances militaires, la sonnerie du repos se fait entendre. Comme par enchantement, aussitôt un silence profond plane sur ces lieux sacrés, silence que troubleront seuls les appels de reconnaissance des patrouilles et le pas des sentinelles !


II. — ANGLAIS ET HINDOUS

Les élémens métropolitains, — en nombre relativement élevé, puisque la colonne Seymour, constituée avant l’arrivée des premières troupes tirées de Hong-Kong, de Singapour et de l’Inde ne comptait pas loin d’un millier d’Anglais, — qui faisaient partie du contingent de la première heure de cette Puissance, étaient formés de soldats de marine débarqués de l’escadre, affaiblis, pour la plupart, par un long séjour dans les climats tropicaux, n’ayant pas encore fait campagne, ou bien, en plus grand nombre encore, de marins peu aptes, par leur genre de vie, par leur équipement et par la nature de leur instruction militaire, aux marches et aux opérations habituelles aux troupes de l’armée de terre. L’effectif élevé qui avait été ainsi atteint témoignait, en même temps, que le commandant en chef de l’escadre avait dû, comme l’on dit d’ordinaire, faire flèche de tout bois et faire appel, pour le réunir, à toutes les ressources de sa flotte, et quelque peu, peut-être, au détriment de la qualité.

Il n’est donc pas surprenant que quelques imperfections aient été signalées dans les rapports d’un certain nombre d’officiers alliés, chez des unités de ce contingent, pendant la colonne Seymour et dans quelques circonstances du début du siège de Tien-Tsin, imperfections inhérentes aux troupes n’ayant pas encore acquis la pratique de la guerre, et qui contrastent avec la grande confiance en elles-mêmes, l’initiative, l’entrain et l’audace, et aussi, pour employer le mot du soldat, avec le « débrouillage » qui est le propre, dès leur entrée en campagne, des troupes vraiment aguerries de tous pays.

Empressons-nous toutefois de rendre hautement cette justice au contingent anglais que ces quelques imperfections de la première heure, — comme aussi son grand amour du confort et du bien-être, que les autres contingens, par un sentiment auquel l’envie n’était sans doute pas tout à fait étrangère, s’exagéraient encore — ne l’empochèrent pas, dans toutes les circonstances où l’orgueil du nom britannique était en jeu, de s’en montrer digne par l’énergie de sa résolution[3].

Quant à leurs officiers, — qui sont quelquefois représentés, principalement ceux qui servent dans les corps indigènes, comme se désintéressant outre mesure des détails de l’instruction de leur troupe et même de leur discipline intérieure, menant leurs hommes de très haut, et bornant ainsi, pour la plupart, leur rôle à se mettre à leur tête, à la manière de nos anciens gentilshommes, à l’heure des parades et des revues ou pour les conduire au combat ; et quant à leurs sous-officiers, — lesquels forment, dans tous les corps anglais, un cadre de gradés ne craignant, comme discipline et comme valeur générale, d’être comparés avec ceux d’aucune autre puissance, — les uns et les autres, sans se départir, dans les momens les plus critiques, du flegme qui caractérise les fils d’Albion, tenaient très haut le sentiment du devoir et se comportèrent toujours, devant l’ennemi, selon une expression que l’on trouve souvent dans les rapports des chefs anglais et américains, en gallant gentlemen, c’est-à-dire en gens de cœur, en vaillans soldats.

Il n’est point douteux que les rudes épreuves de la guerre, dans une contrée d’une nature si particulière, poursuivie par l’Angleterre contre cette poignée de braves qui luttait alors pour la défense de ses foyers et de sa liberté, désespérément, avec un héroïsme dont l’histoire ne fournit pas de plus bel exemple, guerre dans laquelle plusieurs centaines de mille hommes de toutes armes de l’armée anglaise auront successivement été engagés[4], ne développe encore à un plus haut degré dans cette armée ses qualités militaires ; et, grâce aux enseignemens que ses chefs en auront su tirer, ne contribuent à créer, chez nos voisins d’outre-Manche, un courant d’opinions favorable à des modifications de quelques-unes des méthodes d’instruction de leurs troupes ; de quelques-uns de leurs procédés tactiques ; et, aussi, à une réorganisation de leurs forces militaires nationales, réformes dont leurs officiers généraux les plus autorisés, lords Roberts et Kitchener les premiers, ont proclamé la nécessité. Ce sera là, pour l’avenir, une compensation des sacrifices considérables en hommes et en argent consentis par la nation anglaise avec une énergie et avec cette indomptable ténacité qui font l’admiration même de ses plus acharnés ennemis[5].

On n’a point encore perdu le souvenir des récriminations, par lesquelles fut accueillie, en Europe et en Extrême-Orient, la nouvelle de l’envoi, par l’Angleterre, dans le Pé-tchi-li, du premier contingent de ses troupes de « natives » de l’Inde. On lui reprochait de venir ainsi imposer, comme frères d’armes, aux contingens européens, dans une œuvre que l’on se plaisait, dans les chancelleries, à qualifier, par excellence, d’œuvre de civilisation et d’humanité, le contact de ces Sikhs, Gourkhas, Punjabs, Bengalis, et autres corps indigènes amenés de l’Inde avec d’innombrables coolies hindous, et dont quelques-uns passaient, — aux yeux du plus grand nombre des Européens, qui ne les connaissaient que d’après des récits fantaisistes de voyageurs, — pour être composés uniquement de « barbares, de soldats sauvages et cruels, » une variante, en quelque sorte, de l’appellation de « diables étrangers » sous laquelle les légendes des Célestes nous représentent nous-mêmes au commun des Chinois. Nous sommes renseignés sur le cas qu’il faut faire de ces appellations et de ces légendes.

On sait que les Anglais se trouvèrent dans l’impossibilité de constituer autrement la plus grande partie de leur contingent du Pé-tchi-li[6] : les envois considérables de troupes qu’ils venaient d’effectuer, successivement, au Transvaal, avaient épuisé toutes les ressources dont ils disposaient, aussi bien dans les Iles Britanniques que dans leurs colonies d’Asie, et il eût été d’une extrême imprudence, au moment où un conflit international pouvait surgir en Extrême-Orient, de dégarnir l’Inde des rares unités métropolitaines qui y avaient été laissées.

Ces troupes indiennes arrivèrent à Tien-Tsin pendant la période la plus critique du siège et, dès le jour de leur débarquement, elles furent soumises à de terribles épreuves, aux côtés des troupes européennes des différentes nationalités et des troupes japonaises et américaines, qui par elles-mêmes, par le fait de leur origine, de leur constitution ou de leur participation à de précédentes campagnes, possédaient une valeur militaire exceptionnelle, ou s’étaient rapidement aguerries au cours des nombreuses actions de guerre auxquelles elles venaient de coopérer depuis l’ouverture des hostilités. Dans ces conditions, n’ayant pour tous cadres que quelques officiers européens, composées d’élémens hétérogènes comme races, comme mœurs, comme religion, il était difficile d’exiger de ces troupes indiennes les qualités militaires de premier ordre qui distinguaient les corps alliés avec lesquels elles allaient opérer et, en quelque sorte, se trouver mises en parallèle.

Les Japonais constituaient, eux aussi, il est vrai, comme les troupes indiennes, une force comprenant exclusivement des élémens asiatiques, mais ces élémens, pénétrés des mûmes sentimens, unis par les liens d’une fraternelle solidarité, présentaient une cohésion parfaite. Une instruction militaire perfectionnée, un entraînement méthodique et de longue haleine les avaient assujettis à une discipline inflexible. Leurs cadres, officiers et sous-officiers, par les exemples qu’ils donnaient sans cesse à leurs hommes, par la crânerie avec laquelle ils se comportaient au feu, par les conseils, les exhortations qu’ils leur prodiguaient à toute occasion, par le paroxysme auquel ils étaient parvenus à porter leurs sentimens d’amour-propre et de patriotisme, avaient insufflé dans le cœur de tous cette foi aveugle dans le succès et cet esprit de sacrifice qui tiennent à la fois d’une sorte d’hypnotisme, et de l’exaltation mystique qui produit les héros et les martyrs !

Les Sikhs, certes, étaient loin, de l’aveu même de leurs chefs, de pouvoir faire montre de pareilles qualités. De plus, un de leurs détachemens fut, le lendemain même de son arrivée à Tien-Tsin, exposé au baptême du feu dans des conditions telles que, seuls, des hommes admirablement trempés ou exaltés par l’esprit de sacrifice, soumis à une pareille épreuve, eussent pu faire meilleure contenance. On en jugera par cet exposé succinct de l’incident lui-même, que différens récits, dans la suite, ont quelque peu dénaturé. Les alliés, au nombre de trois cents environ, — Français, Japonais, Anglais, — occupaient d’une manière permanente, pendant le siège de Tien-Tsin, les retranchemens qui assuraient la garde de la gare du chemin de fer. C’était, sans contredit, le poste le plus périlleux de la ville, le plus souvent attaqué, de jour et de nuit, par les Réguliers et par les Boxeurs. Dans la journée du 11 juillet 1900, le détachement de Sikhs dont il s’agit, au nombre d’une centaine, représentait à ce poste le contingent anglais. Le détachement français était sous les ordres du capitaine Genty, de l’infanterie coloniale. La petite troupe internationale venait de repousser, à la suite d’une lutte très vive, un gros parti d’ennemis qui s’était avancé résolument jusqu’à moins de deux cents mètres de ces retranchemens. Le dessein des Chinois était-il de s’emparer de vive force de ce point, dont l’occupation en vue de la protection de la concession française était de la plus grande importance ? ou bien, par la menace d’une attaque rapprochée, d’obliger les défenseurs à sortir des tranchées et à se montrer, de manière à permettre à une pièce d’artillerie chinoise de campagne, postée à une distance et dans une position convenables, sur la rive droite du Peï-Ho, d’intervenir efficacement à ce moment ? Quoi qu’il en soit, après une légère accalmie, le combat reprend et, bientôt, redouble d’acharnement : de véritables rafales de balles et d’éclats d’obus sillonnent tout le terrain des attaques, prenant d’enfilade une partie des défenseurs, qui subissent, de ce fait, de très fortes pertes. Les Français comptent, en effet, déjà 12 tués et 34 blessés, sur leur petit effectif ; les Japonais ont plus de la moitié de leur contingent hors de combat, et les Sikhs, 22 hommes. Cette situation menace de s« prolonger lorsque quelques Sikhs quittent la tranchée en déclarant qu’ils vont à la recherche de renforts et que d’autres, à la vue de leurs camarades tombés à leurs côtés, montrent, à ce même moment, plus de souci à s’abriter derrière l’épaulement de la tranchée qu’à se découvrir pour continuer le feu, malgré les exhortations des officiers anglais qui les commandaient et dont l’attitude, — comme celle des détachemens français et japonais, — fut héroïque en toute cette circonstance.

La conduite des Sikhs dans cet épisode, certainement le plus meurtrier de la campagne, fut très sévèrement commentée : elle devint aussitôt le point de départ d’une défaveur marquée à l’égard de toutes les troupes hindoues, défaveur qui persista jusqu’après les opérations de la campagne, non point parmi ceux des alliés qui virent ces soldats à l’œuvre et qui eurent ainsi l’occasion de les estimer à leur juste valeur, mais dans les appréciations des reporters. On ne manqua point, en outre, ainsi que cela se produit toujours en pareille occurrence, d’attribuer aux Sikhs nombre de défaillances et de méfaits de tout genre dont il a été aisé à leurs chefs de faire justice[7].

On rapporta notamment que, le 5 août 1900, au combat de Peitzang, les officiers anglais qui commandaient, sur la rive droite du Peï-ho, un détachement des Sikhs, en première ligne, voulant profiter de l’exemple donné par le magnifique élan des colonnes japonaises s’élançant à l’assaut des retranchemens chinois, tentèrent vainement aux cris de « Ahead ! Ahead ! — En avant ! En avant ! » d’entraîner ces Sikhs à leur suite, en se joignant à un bataillon allemand accouru pour renforcer les Japonais et qui chargea l’ennemi avec ce dernier. Or, les Japonais sont les seules troupes qui aient été réellement engagées à fond et en forces dans ce combat de Peitzang contre les retranchemens construits par les Chinois sur la rive droite du Peï-ho : les généraux commandant les corps anglais et américains qui marchaient en arrière des bataillons japonais se plaignirent, en effet, amèrement, dans leurs rapports, après la campagne, que ceux-ci eussent pris leurs dispositions pour mener, seuls, toute la besogne : quant aux Allemands, aucune troupe de cette puissance n’a été engagée dans cette journée, sur l’une ou l’autre rive du Peï-Ho.

Nous avons pensé qu’autant dans un esprit d’équité que pour ne point laisser s’accréditer dans notre armée, principalement dans l’armée coloniale, appelée à se trouver parfois en rapports, en Asie ou en Afrique, avec des détachemens de Sikhs et des autres troupes indigènes de l’Inde, des jugemens par trop erronés sur la valeur militaire de ces contingens, il convenait de réduire les faits incriminés à leur juste proportion ; et cette tâche ne pouvait mieux incomber, en France, qu’à l’un de ceux qui ont eu l’occasion d’observer ces troupes indiennes de près, et aussi l’honneur de conduire quelques-unes de leurs unités au combat. Qu’on ne s’y trompe point : ces troupes peuvent hautement supporter la comparaison avec les troupes indigènes de toutes les autres puissances. La cause de leur infériorité relative, au Pé-tchi-li, est qu’elles y étaient entièrement dépaysées, comme climat, comme mode de vivre et comme mode de combattre : l’ennemi contre lequel elles furent tout d’abord engagées, à Tien-Tsin, se trouvait, au point de vue du nombre, de l’instruction militaire, de l’armement, dans de tout autres conditions que les bandes que ces corps indigènes sont, d’ordinaire, destinées à combattre, et en particulier les tribus guerrières et courageuses, mais mal commandées et mal armées, des frontières de l’Afghanistan ou de la Birmanie[8]

Aussi estimons-nous que ces troupes de l’Inde sont très susceptibles, contrairement aux opinions qui ont été exprimées à leur sujet, d’être fort utilement employées, même dans des circonstances analogues à celles où elles figurèrent, au début, en Chine, c’est-à-dire dans les conditions les plus défavorables, — comme troupes auxiliaires des troupes métropolitaines : et elles l’ont prouvé, en suppléant les unités nationales dans les services. si pénibles pour elles, des reconnaissances, des gardes et des corvées, pendant les journées de chaleur tropicale où s’effectuèrent les premières opérations de la campagne du Pé-tchi-li. Leurs lanciers du Bengale, en particulier, — dont les officiers, vrais « gentlemen, » recrutés dans l’aristocratie indienne, sont d’excellens cavaliers, admirablement montés, — forment de magnifiques troupes, qui, sans avoir certainement l’instruction professionnelle, dans le service d’exploration, de nos escadrons, ont tenu un rang très honorable, pendant les opérations auxquelles donna lieu la marche de l’armée internationale de Tien-Tsin sur Pékin et dans les opérations autour de la capitale chinoise, aux côtés des unités des cavaleries russe, japonaise et américaine, et plus tard aux côtés des escadrons français et allemands. Mais le principal défaut de toutes ces troupes, surtout lorsqu’elles sont employées hors des Indes, est de ne pas être suffisamment encadrées par l’élément métropolitain, de sorte que, dans un grand nombre de cas, des détachemens, même importans, sont appelés à opérer sans leurs officiers ou sans chefs ni gradés européens ; et l’on connaît les inconvéniens de toute nature qui peuvent résulter de l’action de ces détachemens indigènes ainsi constitués, lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, qu’ils soient d’ailleurs formés d’élémens de race indienne, annamite, malgache, ou de Soudanais[9].

Il ne sera pas sans intérêt d’ajouter ici quelques mots des relations entretenues par le contingent anglais avec les autres troupes alliées et en particulier avec les troupes françaises.

Au début de la campagne, les relations, en dehors du service, entre les soldats anglais et ceux de la plupart des autres contingens alliés furent, en général, empreintes d’une certaine réserve : cette constatation n’étonnera point quiconque sait l’indifférence ou le peu d’empressement qu’éprouve le gentleman anglais, — et dont le soldat lui-même, se modelant en toutes choses sur son chef, est loin d’être exempt, — non point à se lier ou à frayer, mais simplement à entrer en relations banales avec des personnes qui lui sont inconnues, à plus forte raison lorsque celles-ci sont d’une autre nationalité. A défaut de la présentation en règle obligatoire, une circonstance exceptionnelle, — telle qu’une coopération à une action de guerre, des relations de service provoquant un échange de procédés courtois, etc., — est indispensable, comme on dit communément, pour rompre la glace et amener une détente dans les rapports réciproques. Cela n’empêcha point, dans les opérations sous Tien-Tsin, pendant celles de la colonne Seymour et de la marche sur Pékin, ces relations d’être toujours celles de troupes qui avaient conscience que, devant le danger commun et la grandeur du but poursuivi, il fallait faire taire, — s’il en existait, — tout sentiment dont la manifestation eût risqué de compromettre le succès de l’œuvre à laquelle coopéraient tous les alliés. Mais, tout en se prêtant, réciproquement, l’aide qu’exigeaient les circonstances, les hommes du contingent anglais ne se défendaient point, à l’occasion, dans leurs rapports, et l’on peut ajouter, instinctivement, vis-à-vis de quelques autres contingens, de cette réserve, qui était plus ou moins nettement accentuée, selon les nationalités.

Les causes générales de cette réserve, de la part du contingent anglais, étaient encore : l’état d’infériorité, par rapport à quelques autres puissances, — au point de vue de l’importance des effectifs, — dans lequel les Anglais se trouvaient représentés dans le Pé-tchi-li ; le rôle, trop effacé à leur gré, qu’ils étaient et surtout qu’ils allaient être sans doute, pensaient-ils, dans l’obligation de jouer, en présence des grands corps expéditionnaires dont l’envoi était annoncé, et sur un théâtre d’opérations où la nature de leurs intérêts, autant que le prestige dont ils jouissaient vis-à-vis des nations de l’Extrême-Orient, les avait jusque-là placés au premier rang, situation dont on conçoit que l’amour-propre britannique pût souffrir à un haut degré. Les nouvelles, d’autre part, qui leur parvenaient des difficultés de tout ordre rencontrées par leurs troupes dans le Sud-Africain, les portaient à exagérer encore cette réserve qui, comme nous l’avons dit, caractérise, en général, les rapports de l’Anglais vis-à-vis de l’étranger.

Enfin, ces sentimens de réserve réciproque, en ce qui concerne les rapports entre les soldats anglais et ceux de quelques-uns des autres contingens, pouvaient encore prendre leur source, mais seulement pour une faible part, dans la dissemblance de caractère, de mœurs, de tempérament, de mode de vivre et de combattre, et aussi de langage, qui différencient tant entre elles les nations dont étaient tirés ces contingens. Or, cette même dissemblance de tempérament, de mœurs et de langage existe, à un degré aussi marqué, entre Français, Allemands, Russes et surtout Japonais, ce qui n’empêchait point, dans les rencontres qui mettaient accidentellement en contact direct des isolés ou des petits groupes de ces puissances, les soldats de manifester souvent de la gaîté, de la belle humeur, et de l’affabilité à différens degrés, selon le tempérament national : dans ces cas, le langage était remplacé par une mimique expressive, au moyen de laquelle, une grande bonne volonté aidant de part et d’autre, on arrivait assez vite sinon à se comprendre, tout au moins à s’entendre, et, en tout cas, à fraterniser.

La véritable explication de cette attitude, en ce qui concernait les relations entre les soldats français et les soldats anglais, devait être cherchée ailleurs, — il serait puéril de le nier, car elle n’était un mystère pour personne et on peut, aujourd’hui, en faire la remarque sans désobliger en rien des frères d’armes dont la conduite fut empreinte de la plus grande correction. — On la trouvait dans l’écho de ces conversations de bivouac où le soldat dévoile le fond de ses pensées avec une plus grande liberté : certains incidens retentissans qui étaient survenus dans la vallée du haut Nil étaient de date encore récente et l’impression profonde qu’ils avaient produite dans l’esprit de nos populations se reflétait ‘dans les sentimens dont la troupe était animée.

Hâtons-nous d’ajouter, en ce qui concerne ces mêmes relations, que l’épreuve du feu et des fatigues de la campagne, supportée en commun, avait quelque peu modifié chez les uns et chez les autres cette sorte de froideur mutuelle ; et l’on peut constater que les incidens regrettables qui se produisirent dans la suite à Tien-Tsin et sur d’autres points ne furent point le fait de soldats appartenant aux contingens de la première heure. En effet, un bataillon anglais tout entier, celui qui, sous les ordres du général Frey, avait pris part, le 16 août 1900, avec un bataillon russe, au combat qui eut pour résultat la délivrance de la mission du Pétang, cantonna côte à côte, pendant plus d’un mois, avec les troupes françaises et russes, sans que ce contact journalier amenât le moindre conflit. L’exemple d’une bonne confraternité militaire était donné et, successivement, l’on vit des détachemens de troupes japonaises, allemandes, autrichiennes et italiennes briguer l’honneur de venir se grouper autour de la colline Meï-Shan, sur des emplacemens désignés par le général français et, spectacle unique, les drapeaux de tous les alliés flotter au haut de cette colline, visibles de toutes les parties de la capitale chinoise, réunis en un seul faisceau, comme pour attester cette confraternité et la solidarité internationale des Puissances.


III. — AMÉRICAINS

Les soldats de la « libre Amérique » qui participèrent aux premières opérations contre la Chine étaient pour la plupart tirés du corps d’occupation des Philippines, rude école pour le soldat comme pour l’officier, analogue à ce que fut jusqu’à ces dernières années notre corps expéditionnaire du Tonkin où, au cours des actions de guerre incessantes : marches, escarmouches, alertes, combats, etc., rendues si pénibles par les conditions difficiles, comme sol et comme climat, dans lesquelles elles sont exécutées, l’intelligence se développe, les caractères se forment, les courages se trempent fortement. Aussi, à côté de quelques jeunes gens imberbes, d’apparence débile et qui, prompts au découragement, — ainsi que le constatent les rapports mêmes de leurs officiers, — allaient bientôt être semés sur la. route dans la marche de l’armée internationale de Tien-Tsin sur Pékin, il était aisé de reconnaître dans le contingent américain nombre de vrais soldats de carrière, dont quelques-uns avaient la tête déjà grisonnante, hommes vigoureux, de manières rudes et à l’esprit aventureux : curieux mélange que l’on retrouve dans la constitution de nos corps de la Légion étrangère, auxquels ces troupes ressemblent par plusieurs points, de types de tout âge et aussi de toutes les races qui ont concouru à la formation de la nationalité américaine : nombreux élémens de provenance anglo-saxonne, beaucoup d’Irlandais et autres rejetons de race celtique, des Canadiens parlant très correctement le français et, parmi les marins principalement, des hommes de sang mêlé et même des nègres des États du Sud, etc.

Les officiers, très policés ou d’abord quelque peu rude, selon leur éducation première, étaient tous des native born ou Américains de naissance, provenant, pour la plupart, des cadets de l’une des nombreuses Académies militaires privées de l’Union et, en dernier lieu, des écoles de West-Point ou d’Annapolis : excellens cavaliers, pleins d’entrain, à l’esprit entreprenant, et possédant une solide instruction professionnelle.

L’aspect du contingent américain en colonne produisait, en général, une impression favorable : la discipline de marche y était sérieusement observée. L’état-major français eut l’occasion de voir défiler la plus grande partie de ce contingent en différentes circonstances, entre autres dans la marche de Peitzang sur Yang-Tsoun ; de côtoyer ce dernier, puis de le dépasser sur la route de Matou à Tong-Tchéou ; enfin, de le voir à l’œuvre près de Pékin : les formations des colonnes étaient toujours régulières, le pas alerte, les unités serraient à leur distance, sans allongemens. Il n’en était pas tout à fait de même lorsque l’on faisait la rencontre de petites fractions : patrouilles, reconnaissances, escorte de convoi, etc., qui opéraient isolément, hors de la vue des officiers et loin du corps principal, en route ou dans les environs des cantonnemens. On se rendait alors promptement compte que les cadres subalternes ne possédaient pas toujours sur les soldats la même autorité que les officiers.

Cette bonne exécution du service de marche, que nous avons constatée dans le contingent américain, était singulièrement facilitée, il convient de le dire, par les dispositions particulières que le commandement avait pu prendre pour alléger le chargement du fantassin : ce chargement, le plus souvent, se réduisait à une couverture, à un étui-musette, à l’approvisionnement de cartouches rangées sur une forte ceinture, à son fusil et à sa baïonnette, courte, en forme de poignard[10]. L’uniforme colonial, — large chapeau de feutre, paletot et culotte de confection soignée, en toile solide, de couleur kaki et de bon teint, souliers lacés et hautes guêtres, — dont les soldats étaient pourvus, la taille élancée de la plupart d’entre eux, aidaient encore à leur donner cette allure dégagée, cette souplesse du corps à laquelle on reconnaît celui qui pratique les divers sports, et à faire ressortir les qualités d’esprit de décision, d’énergie et d’initiative que possédaient un grand nombre des hommes de ce contingent.

A la vérité, cette initiative, qualité précieuse surtout pour les troupes qui sont appelées à effectuer les petites opérations des guerres coloniales, les Américains la poussaient parfois jusqu’à l’excès, en agissant vis-à-vis des autres alliés avec une liberté, une indépendance d’allures, pour tout dire, peu compatibles en général avec les obligations de tout ordre qu’imposaient aux divers contingens leur collaboration à des actions de guerre concertées et effectuées en commun. Ainsi, pendant les marches, loin comme à proximité de l’ennemi, ou bien dans le calme du repos, au centre même des cantonnemens, il n’était point rare de voir des détachemens alliés mis en alerte par des coups de feu éclatant inopinément, au milieu d’eux. A la suite de plusieurs incidens de ce genre, on sut que, dans le plus grand nombre des cas, — car des détachemens de contingens plus tard venus au Pé-tchi-li, n’avaient rien à leur envier sous ce rapport, — il fallait en attribuer la cause à des patrouilles ou à des isolés du contingent américain. En effet, par manière de distraction, ou bien, quelquefois, en guise de signaux, ou bien encore dans l’ardeur de la chasse à laquelle, enragés Nemrods, ils se livraient comme en pleines pampas, tirant impitoyablement, à défaut d’ennemis, sur tous les chiens, porcs ou autres animaux qu’ils apercevaient, ceux-ci ne laissaient échapper aucune occasion de brûler leurs munitions, sans d’ailleurs enfreindre, en ces circonstances, les ordres de leurs chefs, car, en principe, — et c’est là un des traits caractéristiques des mœurs militaires américaines, — pendant cette campagne, les officiers, en dehors du service, laissaient à leurs hommes la plus grande liberté d’action[11].

De même, — ce qui présentait des inconvéniens plus graves, — dans certaines opérations du début de la campagne, comme dans la marche de Takou sur Tien-Tsin, des détachemens de ce contingent, qui avaient formellement déclare, avant le départ, qu’ils voulaient conserver leur indépendance, se portaient ensuite quelquefois par petits groupes, selon leur fantaisie, sans aviser de leurs mouvemens les troupes voisines, sur la ligne de combat ou sur les flancs de corps alliés déjà engagés et que cette intervention inattendue déconcertait quelque peu : c’étaient là des procédés tactiques de corps de partisans plutôt que de troupes régulières familiarisées avec les opérations combinées des grandes unités, et, ajoutons-le, qui furent le fait de détachemens isolés, avant l’arrivée du corps expéditionnaire. Dans une circonstance, le 6 août, lors de l’assaut des retranchemens établis par les Chinois pour la défense de la station de Yang-Tsoun, une manière analogue d’opérer, provenant, cette fois, d’un manque de direction générale de l’opération, autant que d’un manque de cohésion entre les troupes des différens contingens qui participèrent ii cette affaire, fut fatale au brave 14e régiment d’infanterie américaine, qui, d’après le rapport du général Chaffee, perdit dans cet assaut plus de 30 hommes, du feu des batteries russes et anglaises, — écrit-il, — chargées de la préparation de l’attaque de cette position.

En revanche, il est quelques services dans l’organisation desquels les Américains se firent particulièrement remarquer : c’est, par exemple, dans la régularité du fonctionnement de leurs transports à la suite des colonnes. Leurs fourgons de vivres, de campement, de bagages, etc., quoiqu’un peu lourds pour la période des pluies du Pé-tchi-li, traînés par des attelages de six magnifiques mules, passaient par les chemins les plus difficiles. C’est dans la rapidité avec laquelle leurs lignes télégraphiques de campagne étaient installées ; c’est aussi dans les perfectionnemens apportés dans la confection de certaines parties de l’équipement ou de leur matériel de campagne : ainsi, leurs cuisines de bivouac, dont les différentes pièces se démontaient et s’emboîtaient l’une dans l’autre de manière à en faciliter le transport et à en permettre le remontage et le fonctionnement, en plein champ, au bout de quelques minutes, étaient des plus ingénieuses. Leurs tentes d’hiver, à double enveloppe, spacieuses et munies à l’intérieur d’un appareil de chauffage, étaient commodes et très bien comprises, au point que seuls, parmi les troupes alliées, les Américains purent affronter, au bivouac, les rigoureuses températures du climat du Pé-tchi-li.

On retrouvait, dans les détails de leur vie de campagne, quelques-unes des habitudes des grands éleveurs de bétail des steppes du Dakota ou des immenses prairies du Texas. Par exemple, rien n’était plus curieux que de voir, à l’étape, deux ou trois cavaliers faisant office de « cow-boys, » montés sur de superbes chevaux et armés d’un simple fouet, conduire à l’abreuvoir un véritable troupeau de 30 à 50 mules, en liberté, dressées à suivre docilement l’une d’entre elles qui, munie d’une clochette, servait de guide au reste de la bande. Pour la formation d’un convoi, on divisait ces animaux par petits groupes ; chaque mulet recevait sur son bât un chargement d’une soixantaine de kilogrammes ; en tête de chaque groupe marchait un « cow-boy, » à côté d’un mulet-guide ; deux autres cavaliers suivaient le groupe, qui, selon les circonstances, prenait les différentes allures, le pas, le petit trot et même le trot allongé. Ce n’est certes point une disposition à recommander dans une guerre contre un ennemi sérieux, harcelant et attaquant les convois, mais elle répondait parfaitement aux conditions dans lesquelles les alliés se trouvaient dans le Pé-tchi-li. C’est, sans doute, également, en considération de la faible estime dans laquelle il tenait le régulier chinois, que le contingent américain se bornait à donner le plus souvent à son service de sûreté, au cantonnement ou au bivouac, un dispositif des plus rudimentaires, qui eût été susceptible de faciliter les surprises de la part d’un ennemi tant soit peu entreprenant. Au contraire, dans les marches préparatoires au combat, lorsque des troupes américaines se trouvaient en première ligne, leurs petites patrouilles, formées de soldats intelligens et hardis, éparpillées à distance en avant et sur les flancs, s’entendaient parfaitement à fouiller le terrain et à compléter les renseignemens fournis par la cavalerie.

En résumé, comme appréciation d’ensemble, il est permis de déclarer que, bien qu’ils fissent, à dessein ou non, étalage, au point de vue de la discipline générale et dans l’application de leurs divers services, en campagne, — par leur grande indépendance d’action, par le ton familier de leurs rapports de chef à soldat, dans le service comme hors du service, par leur manière de monter quelquefois la faction, de rendre les honneurs, ou les marques extérieures de respect, etc., — de principes allant souvent à l’encontre de ceux sur lesquels sont généralement fondés les règlemens militaires des différentes puissances européennes, témoignant ainsi de la volonté bien arrêtée de conserver leur individualité en adaptant, en tout, leur mode de faire au tempérament national, les soldats du contingent de l’Union firent preuve, devant l’ennemi, à Tien-Tsin, à Yang-Tsoun et à Pékin, et, en général, en toute circonstance, d’intrépidité, d’endurance et d’autres qualités militaires, individuelles et générales, de premier ordre.


IV. — FRANÇAIS ET JAPONAIS

Dans cet exposé de nos relations avec les contingens réunis à Tien-Tsin, au moment de la préparation de la marche sur Pékin, nous n’aurons garde d’oublier de faire mention des excellens rapports entretenus par nos officiers et par nos soldats avec leurs vaillans frères d’armes de la jeune armée de l’Empire du Soleil Levant.

Dès la première heure, une vive sympathie s’établit entre Français et Japonais, en souvenir, sans doute, des excellentes relations qui avaient existé entre les deux nations à l’époque peu éloignée où la France, dans tout l’éclat du prestige que lui avait créé son passé glorieux, avait encore le privilège de représenter, aux yeux de l’étranger, le génie de la science militaire joint à la noblesse des sentimens et à la grandeur des idées, et où l’exemple de ses hauts faits s’imposait à l’admiration d’un jeune peuple avide de gloire et de liberté, aspirant à jouer dans l’histoire du monde un rôle plus conforme à ses aptitudes et aux destinées auxquelles il se sentait appelé. Ce sont, en effet, des officiers français qui, il y a quelque trente ans, ont été les premiers instructeurs de l’armée japonaise, à laquelle ils inculquèrent les principes de l’art de vaincre, et, à entendre les sonneries de leurs clairons reproduisant quelques-unes de nos vieilles marches d’Afrique, on croirait qu’un peu de l’âme guerrière de la France a passé dans le cœur de ces intrépides soldats[12]. Un certain nombre d’officiers japonais, parmi les plus distingués, sont d’anciens élèves de notre École de Saint-Cyr et de notre Ecole de guerre, et four le plus grand honneur aux chefs sous les ordres desquels ils ont commencé leur éducation militaire.

Dans ces conditions, les marques de sympathie ne tardèrent pas à se multiplier de part et d’autre. Au nombre des mesures dont le corps expéditionnaire français fut, en cette circonstance, redevable au gouvernement japonais, il en est une pour laquelle notre pays gardera à la nation japonaise la plus vive gratitude. Dès que nos hôpitaux de Tien-Tsin et les infirmeries des croiseurs de notre escadre commencèrent à être encombrés par le grand nombre des blessés et des malades du corps expéditionnaire, le gouvernement japonais offrit aux autorités françaises de prendre, à Takou, les blessés les plus grièvement atteints, et de les transporter par le moyen de ses navires-hôpitaux, dans son hôpital de Hirosyma, situé dans l’une des îles les plus salubres de l’Empire, et doté, comme installation et comme matériel, de tous les perfectionnemens que la science de la médecine et de la chirurgie a su créer dans les meilleurs établissemens similaires d’Europe. Ceux que l’on dirigea sur cet établissement y furent, jusqu’à leur complète guérison, l’objet des attentions les plus délicates de la part de la Cour et des membres de la Croix-Rouge japonaise, ainsi que des soins assidus d’un personnel technique aussi savant que dévoué. En même temps, sur les indications de M. le contre-amiral Courrejolles et sur les conseils de M. Harmand, ministre de France à Yokohama, qui avait sollicité du gouvernement japonais les autorisations nécessaires, le général Frey créait de toutes pièces, à son passage à Nagasaky, en des locaux mis à sa disposition, dans un sentiment louable de patriotisme, par les sœurs de l’Enfant-Jésus de Chauffailles, un hôpital français d’une contenance d’une centaine de lits. Cet hôpital fonctionna tout d’abord avec les ressources et les moyens les plus rudimentaires, sous la direction éclairée du docteur Marestang, médecin de première classe des troupes de la marine, que le général avait emmené de Saigon. Il rendit, dès le début, de réels services au corps expéditionnaire, grâce à l’activité et à l’initiative de son chef, que les Sœurs secondèrent, comme infirmières, avec un admirable dévouement. Ce ne fut que dans les derniers jours du mois de novembre, c’est-à-dire quatre mois après, que cet hôpital passa sous la direction du personnel de la Croix-Rouge française, pour constituer le véritable centre d’évacuation de nos formations sanitaires de l’arrière. A Yokohama, enfin, une maison de santé française, celle du docteur Meffre, recevait, de son côté, un certain nombre d’autres malades ; de sorte que, grâce à leur proximité du théâtre d’opérations, à la douceur de leur climat, et aux procédés obligeans de leur gouvernement, les îles du Japon devinrent bientôt les sanatoria du corps expéditionnaire français.

Il était naturel, étant donnés ces sentimens de réciproque sympathie, que les Japonais cherchassent les occasions de combattre de préférence aux côtés des Français[13]. A leur contact et au contact d’alliés, contingens d’armées dont la réputation de vaillance était universellement établie, et en présence desquels ils allaient pour ainsi dire « faire leurs preuves, » leur amour-propre s’exalta, et ils étaient impatiens de donner des témoignages publics de leur science militaire et de leur bravoure, de « gagner, » comme disait l’un d’eux, « sur les champs de bataille, à leurs côtés, leurs éperons de chevaliers. »

Aussi furent-ils, en toute circonstance, admirables d’entrain et d’intrépidité. Ce n’est point, d’ailleurs, sans une certaine mise en scène qu’ils aimaient à faire leurs preuves : on a cité plusieurs prises de position par des batteries japonaises à proximité de retranchemens chinois, au cours desquelles des officiers gantés, la cigarette aux lèvres, donnaient leurs ordres pendant que les balles ennemies fauchaient les hommes autour d’eux. La légende s’en mêla à son tour et, à leur propre étonnement, les Japonais apprirent ainsi que, sur quarante de leurs sapeurs envoyés pour faire sauter avec de la dynamite la porte de la cité chinoise de Tien-Tsin, trente-neuf de ces braves trouvèrent la mort, et que ce n’est qu’au quarantième, passant par-dessus les cadavres de ses frères d’armes, qu’il fut donné de mener à bien sa périlleuse mission ! Ce qui est certain, c’est que leurs plans de campagne étaient marqués au coin d’une rare audace, poussée parfois jusqu’à la témérité. Et, en effet, on sait que c’est à leur initiative que l’on doit l’attaque de vive force de la cité chinoise de Tien-Tsin, protégée par de hautes et épaisses murailles contre lesquelles les projectiles de la faible artillerie des assaillans n’avaient aucune efficacité, cité défendue par de nombreux et invisibles ennemis, et que les alliés eussent été vraisemblablement dans l’impossibilité d’enlever, si la colonne russe, chargée du mouvement tournant, n’avait point réussi à se porter sur les derrières des positions chinoises ; de même, la veille du combat de Peïtzang, ils déclarent que c’est par des attaques de nuit, à la baïonnette, qu’ils s’empareront des retranchemens fortement occupés par les Chinois.

Ils professaient, à vrai dire, la plus médiocre estime pour la valeur de ces adversaires qu’ils avaient, aussi bien, menés tambour battant dans leur glorieuse campagne de 1894 : d’autre part, leurs plans étaient d’ordinaire fondés sur des données précises que leur fournissait un « service de renseignemens » dont l’organisation pouvait rivaliser avec ce que les puissances européennes comptent en ce genre de plus perfectionné. C’est ainsi que l’on apprit que, pendant la période de troubles qui précéda l’explosion du mouvement des Boxeurs, le Pé-tchi-li était sillonné par de nombreux Japonais, et, plus tard, par des émissaires à leur solde qui ne cessèrent ensuite, pendant toute la durée de la campagne, de fournir à l’état-major des renseignemens dont la connaissance lui fut d’un précieux secours. De même, pendant toute cette période, ils conservèrent, sans doute, des intelligences, sinon des relations suivies avec l’ennemi dans nombre de places, car les habitans, à Tong-Tchéou par exemple, à la première apparition des alliés, s’empressaient d’arborer sur la porte de leurs maisons de minuscules pavillons japonais pour marquer qu’ils se mettaient sous la protection de cette puissance. Le fait suivant est encore plus caractéristique : le premier jour où les légations furent attaquées, arrivèrent à ces légations une trentaine de Japonais, habillés à la chinoise, provenant des différens quartiers de Pékin où ils exerçaient toute sorte de métiers : dans le nombre se trouvaient plusieurs officiers et sous-officiers en congé qui se rangèrent sous les ordres du lieutenant-colonel Shyba, commandant le détachement japonais.

Il ne conviendrait pas, cependant, d’admirer sans réserve l’audace des conceptions tactiques de l’état-major japonais. Le dédain de l’adversaire, lorsqu’il est justifié, est, certes, une des conditions essentielles du succès à la guerre, mais il ne saurait faire accepter le caractère préconçu qui dominait dans les dispositions prises, dans le plus grand nombre de cas, par les Japonais. Leurs plans étaient, en effet, le plus souvent, arrêtés dans tous les détails, et prévoyaient le développement intégral de l’action, en faisant complètement abstraction de l’adversaire, qu’ils admettaient, a priori, devoir rester figé sur ses positions jusqu’au moment où l’attaque principale déterminerait sa retraite. On sait qu’il serait fort imprudent d’appliquer une semblable doctrine vis-à-vis de troupes autres que celles en présence desquelles les alliés se trouvaient dans le Pé-tchi-li.

Quoi qu’il en soit, les Japonais ne sont pas de tempérament à s’arrêter en si bonne voie : leur ambition, qu’ils ont hautement proclamée en mainte circonstance, est, en effet, d’arriver à assurer, sur les mers et dans les contrées de l’Extrême-Orient, une supériorité incontestée à leur flotte et à leur armée sur celles de toute autre puissance, et il n’est point d’efforts qu’ils ne tenteront, de dépenses qu’ils ne consentiront pour tâcher d’atteindre ce résultat.

La campagne de Chine procura à leurs officiers une occasion. singulièrement propice de se livrer à une étude comparée des différentes armées étrangères, d’abord, dans la période du début, la plus féconde en enseignemens, celle des opérations des premières troupes, prises au dépourvu et accourues dans le Pé-tchi-li de toutes les colonies d’Asie ; puis, dans la seconde période, celle, au contraire, où chaque grande puissance était représentée pas des élémens prélevés, non sans quelque sélection, sur l’ensemble de l’armée nationale, et dotés de tous les moyens d’action propres à produire une impression favorable sur l’esprit des autres troupes alliées. Les Japonais poursuivirent cette étude, dans tous ses détails, avec conscience et avec une attention soutenue : un corps de l’armée internationale élevait-il des retranchemens, jetait-il un pont, procédait-il, après un engagement, à l’enlèvement de ses morts et de ses blessés, un officier japonais se trouvait toujours là, consignant sur son calepin ses appréciations sur la manière dont chacune de ces opérations était exécutée : il en était de même pour la prise des dispositions du service de sûreté, pour la manière de marcher, le mode de combattre, etc. Nul doute que l’armée et la marine japonaises ne tirent un grand profit, pour le perfectionnement de leurs institutions militaires et de leur matériel de guerre, de l’ample moisson d’instructives observations ainsi recueillies, à terre, et, aussi, dans le contact journalier des équipages de leurs vaisseaux avec les équipages des escadres des autres puissances.

Un autre sentiment qui est fortement ancré dans le cœur des Japonais et qu’il faut noter pour bien comprendre le rôle brillant joué par leurs troupes pendant cette campagne, c’est le mépris profond qu’officiers et soldats professent pour la mort. Ce sentiment prend son origine dans l’histoire des rudes luttes qui, pendant de si longues années, ensanglantèrent les Iles du Soleil Levant, histoire pleine des faits d’armes héroïques des samouraïs, « les nobles ou les guerriers, » chez lesquels, de père en fils, les familles se transmettaient comme un précieux héritage le culte de l’honneur, du dévouement aux chefs, et de tout ce qui touche au métier des armes, comme l’amour des combats rapprochés, de la mêlée, des corps à corps individuels, à l’arme blanche. Les exemples fourmillent, dans le récit de ces luttes, de détachemens chargés de la défense d’une citadelle, ou de quelque point important, poussant la résistance jusqu’à l’extrême limite, puis aimant tous mieux périr que de tomber entre les mains de l’adversaire ; de chefs et de soldats, dans un combat, préférant la mort, qu’ils se donnaient eux-mêmes en s’ouvrant le ventre selon les rites barbares du « harakiri, » à la honte de la défaite !

Une armée qui marche au combat, le moral soutenu par le culte de pareilles traditions, qui compte à sa tête une pléiade d’officiers remarquables par le savoir professionnel, sans cesse à la recherche du progrès et qu’anime un grand esprit de patriotisme, a sa place marquée au nombre des grandes armées du monde. Aussi, pénétrés de tels sentimens, il importait peu à nos frères d’armes de l’Extrême-Orient d’acheter, dans certains cas, la victoire au prix du sacrifice d’existences qui eussent peut-être pu être épargnées. « Ne disposaient-ils point, disaient-ils. dans leurs causeries avec les officiers français, ne disposaient-ils point, à proximité du théâtre d’opérations, d’une réserve inépuisable d’officiers et de soldats dont l’ardent désir était de donner leur sang pour la gloire et pour la grandeur de leur pays ? » C’est là également le rêve de tout soldat français, leur répondait le général Frey ; cependant, ajoutait-il, — non dans un esprit de critique, mais pour expliquer le soin avec lequel, dans certaines délibérations générales ou dans ses ordres de combat, il préconisait les opérations ou prescrivait les dispositions permettant d’obtenir les meilleurs résultats avec le moins de pertes possible, — son devoir de chef lui imposait d’être ménager, avare même du sang de ses hommes, autant pour des considérations d’humanité que parce que chaque soldat français représente, à cette distance de la mère patrie, un capital d’une valeur considérable, dont il doit compte à son pays. Ceux qui ont eu l’honneur d’exercer le commandement de ces expéditions coloniales dont les opérations se déroulent à cinquante et à cent jours de marche des côtes, et où les seules ressources sont restreintes au personnel et au matériel constituant la colonne, sentent vivement la haute portée de ce principe : et si leur conscience est à la hauteur de leur jugement, ils préféreront cent fois un succès, moins brillant sans doute, acquis sans de grandes pertes, à un acte de force brutal et inconsidéré, à « coups d’hommes, » qui entraînera l’inutile sacrifice de nombreuses vies humaines, mais qui, aux yeux des gens subordonnant l’importance d’une affaire au nombre des hommes que l’on laisse sur le champ de bataille, se transformera en une glorieuse victoire.


V. — ALLEMANDS, AUTRICHIENS, ITALIENS

L’exposé sommaire qui vient d’être fait du caractère des relations que les différens contingens alliés ont entretenues, pendant cette campagne du Pé-tchi-li, entre eux, et notamment avec le corps français, paraîtrait certainement bien incomplet s’il n’y était point également question, dans quelque mesure, de ces relations avec les contingens allemand, autrichien et italien, eu égard, surtout, à l’intérêt particulier que, dans chacune de ces puissances, comme en France, l’opinion publique et aussi le gouvernement attachaient à tout ce qui avait trait aux rapports survenant, au cours de cette campagne, entre le contingent français et ces détachemens des armées de la Triple-Alliance.

Nous ne pensons point, toutefois, qu’il soit utile, à cette occasion, de se livrer à une sorte d’étude comparée des principales qualités militaires ou des imperfections qui distinguaient les élémens dont étaient formés ces contingens, ainsi que l’on a pu être amené à le faire pour les troupes de certaines autres Puissances avec lesquelles il n’est que très rarement donné à des corps européens de se trouver en un contact aussi prolongé. En effet, l’organisation des armées allemande, autrichienne et italienne ; les procédés et le degré d’instruction professionnelle des cadres et des troupes de leurs différentes armes ; les principes sur lesquels est fondée leur tactique de combat, etc., sont matières trop connues, même dans les détails, pour qu’il y ait lieu de s’y arrêter dans un exposé de cette nature. Tout au plus convient-il, à notre avis, de se faire l’écho de l’impression générale produite, chez les alliés, par l’attitude, dans les premiers momens qui suivirent leur débarquement dans le Pé-tchi-li, des élémens qui composaient ce corps de 22 000 Allemands, transporté à grands frais, à 4 000 lieues de la mère patrie, — le plus grand effort qui ait jamais été entrepris par cette puissance en vue d’une expédition d’outre-mer.

Ce que les alliés ont été unanimes à constater, c’est, tout d’abord, les soins minutieux avec lesquels la constitution de ce corps expéditionnaire avait été préparée comme choix des cadres et des troupes, comme organisation des services, comme envoi de matériel de tout genre[14] ; c’est l’esprit d’ordre et de discipline, la régularité de la tenue qui y régnaient ; la correction, l’aménité, nous pourrions dire, des chefs et des soldats dans leurs relations avec ceux des autres contingens et, notamment, avec les contingens russe et français. On faisait, en revanche, à la généralité des officiers allemands le reproche que nous n’hésitons pas à reproduire ici, notre but étant de donner un aperçu de l’impression, générale, — favorable ou non, — produite par chacun des contingens alliés sur leurs frères d’armes du Pé-tchi-li ; on reprochait dons à la généralité des officiers et des sous-officiers allemands une raideur exagérée, ou, à plus proprement parler, une sévérité trop cassante, dans leurs rapports avec leurs subordonnés, en toutes circonstances, c’est-à-dire non seulement dans le service, — ce qui se justifie par la rigueur d’une très forte discipline, — mais aussi hors du service, ce qui paraît à nombre d’officiers d’une utilité très contestable, principalement dans la vie de campagne, attitude qui contrastait singulièrement avec la manière d’être du chef au soldat, dans certains autres contingens, notamment dans les contingens français, russe et américain. Ce qui ressortait encore d’une manière frappante, aux yeux des autres alliés, dans l’attitude de l’officier comme du soldat de ce contingent, c’est une grande assurance, un sentiment d’orgueil qui se manifestait parfois, par exemple dans l’échange des marques extérieures de respect, d’une manière quelque peu théâtrale et qui, en tout cas, témoignait chez tous d’un excellent moral, d’une superbe confiance en soi, — fruit, sans doute, d’un chauvinisme surchauffé au cours d’une longue traversée et, aussi, du grand enthousiasme national provoqué par la nomination de l’un de leurs maréchaux aux fonctions de généralissime.

Nous n’omettrons point, enfin, de signaler encore, dans le même ordre d’idées, principalement par cette considération, qu’on en trouve l’expression dans tous les comptes rendus officiels et non officiels allemands, le désir ardent que l’on sentait au fond de tous les cœurs, — et que l’on aurait été tenté de qualifier d’immodéré, s’il ne s’agissait de soldats, c’est-à-dire de gens dont le métier est la guerre, — de rechercher les occasions de livrer bataille, en courant sus à ces bataillons de réguliers chinois, disséminés sur quelques points du Pé-tchi-li, et qui, ayant reçu comme instructions de leur Gouvernement, peu après la prise de Pékin, d’éviter tout conflit, toute rencontre avec les alliés et, le cas échéant, de céder le terrain à leur approche, s’ingéniaient à se tenir hors de l’atteinte de leurs bouillans adversaires. « Il ne suffit pas de vouloir livrer bataille, écrivait, à ce propos, le correspondant du Frankfurter Zeitung, il faut avant tout trouver un adversaire qui ait celle même intention. Cet adversaire faisait défaut, malheureusement, à l’arrivée du corps expéditionnaire allemand. A quoi bon, dans ces conditions, toute la science tactique et stratégique d’un Waldersee, lorsque, par suite de l’arrivée si tardive de ce corps expéditionnaire sur le théâtre des opérations, il ne restait aucune action purement militaire à entreprendre ? En effet, le siège de Pékin était levé, Tien-Tsin était délivrée, les forts du Pétang enlevés, et le gouvernement chinois ne montrait pas le moindre désir d’accepter le combat. »

Les appréciations qui précèdent, nous l’avons déjà indiqué, visent, en général, les élémens de l’avant-garde et du gros du corps expéditionnaire, venus d’Europe, plutôt que les contingens de la première heure dont nous nous occupons plus spécialement dans cette étude. Ces derniers, surpris comme les autres alliés, par cette suite précipitée d’actes d’hostilité contre les étrangers qui marquèrent l’explosion du mouvement boxeur, n’eurent tout d’abord qu’un objectif, qui était aussi l’objectif commun : faire face, avec tous les moyens d’action dont on pouvait disposer, à une situation aussi imprévue et dont la gravité s’accentuait de jour en jour ; et l’on peut dire des contingens allemand, autrichien et italien, qu’ils se sont efforcés, dans la mesure de leurs effectifs, à contribuer à la réalisation de l’œuvre commune. C’est ainsi que ce furent les Allemands qui, après les Anglais, fournirent le plus fort contingent de matelots et de troupes de marine, débarqués de leur escadre, pour la formation de la colonne Seymour : 450 hommes[15]. Les Autrichiens ne purent en fournir que 40 ; les Italiens, 25. Ce sera habituellement dans cette proportion que les contingens de ces puissances concourront à la formation de leurs différentes colonnes qui coopéreront avec les alliés. Les pertes des Allemands, pendant les opérations de cette colonne Seymour, atteignirent 74 hommes tués ou blessés, soit le sixième de leur effectif ; celles des Autrichiens furent du cinquième : c’est dire que les uns et les autres, comme aussi les Italiens, ont vaillamment fait leur devoir.

Pendant que s’effectuaient ces opérations, une canonnière allemande, l’Iltis, prenait, de son côté, une part décisive à l’attaque des forts de Takou, et avait 2 officiers et 18 hommes hors de combat ; en même temps, 120 soldats allemands marchaient avec le corps mixte de débarquement qui, sous les ordres du capitaine de vaisseau Pohl, de la marine allemande, était chargé de l’attaque par terre des forts de Takou. Dans les différentes autres opérations qui furent ensuite entreprises par bs alliés à l’occasion du siège de Tien-Tsin : marche de la colonne de secours de Takou sur Tien-Tsin ; défense des Concessions ; attaque et prise de l’arsenal de l’Est ; attaque et prise des forts situés au nord de la cité chinoise de Tien-Tsin, le contingent allemand fut toujours représenté ; il en fut de même, toutes les fois que leurs effectifs le permirent, des contingens autrichien et italien, et tous se comportèrent chaque fois avec honneur. Dans chacune de ces opérations, les détachemens allemands recherchèrent particulièrement les occasions de combattre aux côtés du corps russe, vers lequel ils se sentaient portés de préférence, sinon par sympathie instinctive, au moins par communauté d’intérêts, en raison, notamment, de la plus grande facilité dans leurs rapports que créait une connaissance réciproque plus étendue de leurs deux langues ; en raison, sans doute aussi, de la similitude d’organisation des deux armées et de forme des deux gouvernemens, etc.

Au combat de Peïtzang, le contingent français forma avec le corps russe et avec les contingens de la Triple-Alliance la colonne qui était chargée de l’attaque de l’aile gauche de la position chinoise. Quelques jours après ce combat, se produisit un fait qui fut très remarqué, et qui eut, pensons-nous, quelque influence sur les relations de ces contingens avec le corps français. Les circonstances en sont exposées avec quelques détails dans le cours du volume : Français et Alliés au Pé-tchi-li. Les voici résumées.

Les généraux alliés, réunis, le 7 août 1900, en conseil, a Yang-Tsoun, décidèrent de se porter sans plus tarder sur Pékin. Les commandans des contingens allemand, autrichien et italien, restés à Tien-Tsin, eurent connaissance de cette décision par le général Frey, revenu en hâte dans cette ville pour pousser en avant tout ce qu’il pouvait y trouver encore de troupes françaises susceptibles de marcher. Le général Frey, obéissant à ce sentiment de confraternité militaire sous l’impulsion duquel toutes les armées et toutes les marines des nations civilisées se considèrent comme unies par les liens d’une vaste association, formant en quelque sorte up ordre de chevalerie internationale, offrit aux commandans des contingens allemand, autrichien et italien de leur faciliter par tous les moyens dont il disposait la possibilité de participer à cette marche sur Pékin et à la délivrance des Légations. L’offre fut acceptée avec reconnaissance et des détache mens de ces contingens marchèrent et cantonnèrent, pendant plusieurs jours, au milieu des troupes françaises.

Comme conséquence de ce rapprochement, les relations entretenues entre le contingent français et les contingens de la Triple-Alliance devinrent aussi cordiales que pouvaient le comporter les sentimens dont la France elle-même était animée à l’égard de chacune de ces nations : franchement sympathiques vis-à-vis des Autrichiens et des Italiens, ces rapports conservèrent, en général, — non, cependant, de la part des soldats, qui, en certaines occurrences, et pour des raisons particulières, surtout après l’évacuation du Pé-tchi-li par la plus grande partie des Russes, allèrent jusqu’à des manifestations de fraternelle camaraderie, — mais de la part du plus grand nombre des officiers, une certaine réserve qui n’excluait ni les actes de courtoisie réciproque ni même un empressement à se rendre de mutuels services lorsque l’occasion s’en présentait. C’est ainsi que, dans cette circonstance encore, comme d’ailleurs toutes les fois qu’il s’est agi de donner des preuves, vis-à-vis des alliés, de cette solidarité qui était le premier des devoirs dans l’œuvre commune entreprise par les Puissances, le corps français, tout en restant fidèle au sentiment national qui garde le souvenir du passé et ne sacrifie rien de ses espérances d’avenir, a pleinement conscience de n’avoir jamais manqué aux traditions de loyauté et de générosité dont s’est toujours glorifié notre pays, et peut attendre, sur ce point notamment, en toute confiance, le jugement de ses frères d’armes des armées alliées du Pé-tchi-li.


GENERAL HENRI FREY.

  1. Ces pages sont extraites d’un volume qui doit paraître prochainement sous le titre de Français et Alliés au Pé-tchi-li.
  2. Résidence de mandarin, ou établissement public.
  3. Un officier, arrivé à Tien-Tsin le 2 juillet, rapporte le fait suivant :
    « Les Anglais avaient établi une grosse pièce en batterie sur le bord du Peï-Ho, à proximité d’un poste français. Je les ai vus souvent faire la manœuvre de cette pièce sous un feu violent, avec le calme et la discipline d’artilleurs qui sont sur un terrain d’exercice. L’un d’eux fut tué par une balle et un autre blessé, sous mes yeux. Ces hommes furent emportés et remplacés sans que les autres servans en fussent le moins du monde distraits du service de la pièce. (Notes du capitaine M…)
  4. Mettons ici, à titre de renseignemens, la décomposition des forces anglaises et coloniales qui ont été opposées à celles des Boers et dont le total s’élève à 438 495 hommes.
    Troupes régulières envoyées d’Angleterre 228 171 hommes
    Milice 45 566 —
    Yeomanry 35 520 —
    Volontaires 20 689 —
    Police sud-africaine (Constabulary) 7 273 —
    Total 337 219 hommes.


    Expédiés des Indes :

    Troupes régulières 18 229 hommes.
    Volontaires 305 —
    Volontaires des colonies 30 328 —
    Volontaires sud-africains 52 414 —


    Les pertes se sont élevées à 21 942 hommes et officiers morts et 22 829 blessés. D’après les généraux boers, le nombre total des morts du côté boer ne dépasse pas 3 500 hommes.

  5. Ces pages étaient écrites en novembre 1901 : par suite de circonstances particulières, elles n’ont pu être publiées qu’aujourd’hui.
  6. Pour 10 000 combattans, hindous pour le plus grand nombre, le corps expéditionnaire anglais comptait, au Pé-tchi-li, 7 200 domestiques et 4 000 coolies (followers). On cite le cas de colonnes ayant opéré dans cette contrée et qui comprenaient, pour 1 000 combattans, 1 640 animaux de bât, 220 voitures et 1 800 serviteurs, soit 3 mulets pour 2 hommes, 1 voiture pour 4 hommes et presque 2 coolies par combattant. Ce sont là également les proportions des combattans et des non-combattans dans la plupart des colonnes expéditionnaires anglaises qui ont opéré dans le Soudan, chez les Achantis, et sur les frontières de l’Inde. Dans cette dernière contrée, l’emploi de ce nombre considérable de coolies a pour objet de remplacer le service du train régulier des équipages dont les troupes indigènes, comme d’ailleurs nos troupes d’Indo-Chine, sont dépourvues, en raison de la difficulté que l’on éprouverait, dans la plupart des cas, à utiliser en campagne du matériel sur roues dans ces régions. Il y a là, pour les grandes colonnes constituées au moyen d’élémens coloniaux, principalement quand elles sont appelées à opérer hors de leurs contrées d’origine, comme c’était le cas en Chine, une cause d’infériorité : de pareils convois ayant pour effet de les alourdir et de nuire ainsi beaucoup à la rapidité des opérations.
    Dans le Pé-tchi-li, les Anglais avaient remédié dans une certaine mesure à ces inconvéniens, en se servant pour leurs transports, particulièrement pour leurs convois de ravitaillement, de petits chevaux et de mulets de bât amenés de l’Inde, ou achetés au Japon, avant que cette Puissance eût interdit l’exportation de ces animaux, ou, enfin, capturés en Chine : un seul Hindou conduisait trois et quatre de ces mulets qui se suivaient à la queue leu leu, le bridon de l’un attaché à la queue de l’animal qui le précédait. Mais l’emploi de ce mode de procéder, quand on a affaire à un ennemi tant soit peu entreprenant, présente un grand danger, en raison du désordre que des animaux conduits ainsi, presque en liberté, peuvent, en cas d’attaque, occasionner dans les rangs des combattans : la guerre anglo-boër en offre quelques exemples fameux.
    Ajoutons que le bât léger porté par ces animaux, comme d’ailleurs on l’a constaté pour la plus grande partie du matériel et de l’équipement colonial dont les Anglais étaient pourvus, avait été construit dans un dessein essentiellement pratique : ce bât pouvait, selon les besoins, être utilise pour le service de bât ou pour le service de trait.
    De même, le brancard d’ambulance on civière, dont faisaient usage les Anglais pour le transport des blessés, frappa l’attention des officiers des contingens étrangers qui n’avaient pas encore fait campagne outre-mer, car on trouve ce brancard en service dans presque toutes nos colonies. Ainsi, dans la plupart des bandes chinoises qui étaient d’ordinaire très bien organisées en vue de l’exercice de la piraterie, sur les frontières du Tonkin, chaque combattant était accompagné de celui qui devait relever son arme et le remplacer en cas d’accident, et de deux coolies munis d’un bambou et d’un filet, pour emporter le blessé ou le cadavre. Les bandes actuelles de pirates ou de rebelles opérant dans le Quang-Si. sont ainsi organisées.
    Cette coutume existe, au reste, dans presque toutes les bandes de combattans des peuples non civilisés ; au Dahomey, par exemple, ce service des brancardiers fonctionnait, d’une façon originale d’ailleurs : un guerrier venait-il à tomber, son porteur se ruait sur lui, l’attachait par un membre quelconque, cassé ou non cassé, et le traînait sur le sol sans se soucier de ses hurlemens. jusqu’à ce qu’il fut en sûreté.
    En Extrême-Orient, — les Français, au Tonkin, les Anglais, dans l’Inde, — ont adopté un brancard copié sur ces brancards indigènes, et qui tient à la fois du brancard et du palanquin : il est formé d’un filet ou d’un cadre en toile, suspendu à un long bambou et recouvert d’une petite tente ; quatre ou six hommes, se relayant deux par deux, assurent le transport de chaque blessé.
  7. Les troupes anglaises, on l’a vu, et leurs corps indigènes étaient suivis d’une véritable année de coolies hindous. On peut dire, à la décharge de ces corps, que presque tous les méfaits que l’on mettait sur le compte des Sikhs, Bengalis, etc., étaient uniquement imputables à ces coolies avec lesquels ces soldats étaient confondus. C’est ainsi que les Hindous, que l’on rencontrait comme traînards ou comme maraudeurs un peu partout et ceux qui, à Pékin et à Tien-Tsin, tenaient, en pleine rue, boutique d’objets pillés, appartenaient pour la presque-totalité à la catégorie de ces coolies qui marchaient avec le contingent anglais.
  8. Rappelons que les Sikhs ont pris une part très honorable aux opérations du corps expéditionnaire franco-anglais contre la Chine, en 1860, et ont fait bonne contenance, en 1882 et en 1885, en Égypte, aux côtés des troupes métropolitaines anglaises ; qu’enfin ce sont des troupes indiennes qui, par suite, il est vrai, de circonstances exceptionnellement favorables, eurent la gloire de pénétrer, les premières, sur le terrain des Légations de Pékin, le 14 août 1900, jour de la délivrance de ces Légations.
  9. En Erythrée, les Italiens confians dans la valeur de leurs troupes indigènes, composées d’élémens analogues à ceux dont sont formés nos régimens de tirailleurs sénégalais, avaient, par mesure d’économie, réduit les cadres européens de ces unités au nombre de quatre officiers et d’un sous-officier européens par groupe d’environ trois cents hommes, proportion adoptée dans la constitution de la plupart des corps indigènes de l’Inde. Ils ne s’étaient pas rendu compte qu’un officier ou un sous-officier indien, de race aryenne, choisi parmi les nombreux sujets qui, en ce pays, reçoivent une bonne instruction, peut remplacer, dans les différens emplois de ces corps indigènes, dans ceux de comptables notamment, un Européen, mais qu’il n’en saurait être ainsi pour le plus grand nombre des gradés soudanais qui ne peuvent être comparés aux Indiens ni comme culture d’esprit ni comme intelligence.
    La facilité et la rapidité avec lesquelles, lors du désastre d’Adoua, la brigade de tête italienne, qui ne comprenait que des troupes indigènes, fut culbutée par l’impétueuse attaque des Abyssins, est une preuve frappante de la nécessité qui s’impose aux nations soucieuses de mettre leur domaine colonial à l’abri de semblables mésaventures, tout en tirant de leurs corps indigènes tous les services qu’ils sont susceptibles de rendre, d’encadrer toujours ces unités, sérieusement, c’est-à-dire au moyen d’élémens européens, en nombre suffisant et choisis avec infiniment de soin.
  10. Le règlement américain prévoit le cas où, par la suite de fortes chaleurs, par exemple, l’allégement du soldat en campagne peut être poussé jusqu’au port de la chemise sans le paletot. Les commandans de colonnes françaises, au Soudan et en Indo-Chine, en bien des circonstances, prescrivent cette tenue pour la troupe, et s’en trouvent bien.
  11. Citons, entre cent, un exemple extrait du rapport d’un officier français :
    « Marche sur Pékin : Journée du 12 août.
    « A la tête de l’avant-garde d’une petite colonne française, je suivais, à une distance, de quelques centaines de mètres, un convoi nombreux de voitures conduites par des soldats du train d’un contingent allié et qu’escortaient seulement cinq à six cavaliers : ce convoi marchait avec un ordre remarquable, grâce à la discipline, à la docilité et à la patience des conducteurs, qui se donnaient, à chaque passage difficile, une peine inouïe, obligés qu’ils étaient de dételer, de décharger et de recharger un certain nombre de voitures embourbées dans les fondrières que présentait, le chemin.
    « A l’entrée de la nuit, à 2 kilomètres environ avant d’arriver à Matou, une dizaine de coups de fusil se font entendre : instinctivement, cavaliers et conducteurs opèrent une demi-volte rapide, prêts à se replier sous la protection de notre petite colonne ; quelques voitures se jettent hors du chemin, dans les sorghos : bref, il y eut là un moment de cet indescriptible désordre dont une troupe surprise donne toujours le spectacle.
    « Les cavaliers alliés, que je venais de rejoindre, me désignent du geste un hameau entouré de jardins, me faisant comprendre que c’est de ce point que les coups de feu ont été tirés et que c’est sur eux qu’ils étaient dirigés, les balles étant passées à une petite distance au-dessus de leurs têtes.
    « Je prévins le commandant de ma colonne, qui prit à tout hasard des dispositions de combat, et je partis aussitôt en reconnaissance. Je ne fus pas peu stupéfait en découvrant bientôt un petit groupe de soldats américains qui, tranquillement, sans se soucier des alertes qu’ils pouvaient occasionner et de ce que devenaient leurs projectiles ricochant à de grandes distances dans toutes les directions, s’exerçaient à tirer, à la carabine, de nombreux porcs et poulets qui erraient autour du hameau. N’ayant pas d’interprète, je cherchai, à mon tour, par gestes, à faire comprendre à ces sportsmen d’un nouveau genre les dangers auxquels leur imprudence venait d’exposer les soldats du convoi et les nôtres ; ce fut peine inutile, car la marche n’était point reprise depuis bien longtemps que nous entendîmes derrière nous une nouvelle fusillade. » (Notes du lieutenant F…).
  12. C’est seulement en 1867 que le gouvernement japonais fît appel, pour la première fois, à une mission européenne pour donner aux cadres de son armée une instruction militaire moderne et aussi pour procéder, de concert avec cette. mission, à l’élaboration de toutes les lois et des règlemens concernant l’organisation générale de l’armée et de la marine japonaises : recrutement, division du territoire en circonscriptions régionales, création des Ecoles militaires, etc.
    Cette mission, dirigée par le capitaine Chanoine, se composa uniquement d’officiers français : elle rentra bientôt en France, laissant son œuvre à peine ébauchée. En 1872, une nouvelle mission militaire française, commandée par le colonel Munier, fut de nouveau appelée au Japon. Elle y resta huit ans et fut la véritable créatrice de l’armée japonaise. Elle fut ensuite remplacée par une mission allemande.
  13. Les Japonais se trouvaient portés à suivre cette ligne de conduite, d’instinct, par sympathie, comme il vient d’être dit, et aussi parce que, à cette première période de la guerre du Pé-tchi-li, notre armée était celle avec laquelle il leur paraissait plus particulièrement intéressant et instructif de coopérer. Les officiers français répondirent avec la plus loyale cordialité aux démonstrations amicales de leurs frères d’armes. En ce qui concerne le point de vue diplomatique, l’action du haut commandement japonais resta, pendant toute la durée de cette campagne de Chine, étroitement liée à celle des Anglais. Il n’était un mystère pour personne que c’est à l’instigation et sur les sollicitations pressantes du gouvernement anglais, à ce moment dans l’impossibilité de diriger sur la Chine des contingens susceptibles, comme nombre et comme valeur générale, d’être comparés aux forces russes, que les Japonais avaient envoyé à Tien-Tsin une division entière de leurs troupes dont l’effectif, y compris les hommes des services auxiliaires, devait atteindre 22 000 hommes.
  14. L’expérience de cette campagne révéla cependant un certain nombre d’imperfections de détail, en vue de l’organisation de corps destinés à une guerre coloniale, observations dont les Allemands firent promptement leur profit.
    C’est ainsi que l’on avait négligé de pourvoir les hommes du corps expéditionnaire, à leur départ, de ceintures de flanelle, ce qui causa de nombreuses indispositions en cours de traversée et dans les premiers jours qui suivirent leur débarquement. De même, il ne viendra plus, désormais, à l’esprit du commandant d’un corps expéditionnaire appelé à opérer dans des contrées de chaleur tropicale, de doter les hommes d’un chapeau de paille légère, agrémenté d’une cocarde et relevé sur un côté, à la mousquetaire, en remplacement du casque colonial ou du chapeau de feutre mou, à larges bords. Les Russes, il est vrai, ne firent usage comme coiffure, dans le Pé-tchi-li, même dans les momens où la température fut la plus élevée, que de la casquette nationale à plate visière, recouverte d’un couvre-nuque en toile. Ils eurent, de ce fait, à enregistrer quelques cas d’insolation ; mais, comme le constatèrent les autres alliés, la presque-totalité des soldats qui composaient ce contingent jouissaient d’une immunité dont on fut unanime à attribuer la cause à l’origine asiatique de la plus grande partie des élémens dont il était constitué.
    L’année suivante, en 1901, les soldats du corps expéditionnaire allemand furent munis, pour l’été, de casques en liège analogues à ceux qui sont en usage dans les troupes françaises, mais avec la partie arrière, — celle qui forme couvre-nuque, — à rabattement, de manière à permettre à un homme couché de tirer, sans être gêné par son casque. Cette disposition ingénieuse était, paraît-il, assez appréciée.
  15. Les Allemands firent venir de Kiao-Tchéou, dès le début des hostilités, deux compagnies d’infanterie de marine, qui coopérèrent, d’une manière brillante, avec leurs marins débarqués aux combats de Tien-Tsin et que l’on dut rappeler, le 1er juillet, à Kiao-Tchéou, où la situation menaçait de devenir très critique.