Au Mont-Cassin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 91-104).
AU
MONT-CASSIN

J’avais lu quelque part qu’il existait dans les archives du Mont-Cassin, parmi tant d’autres richesses inédites, des leçons manuscrites du professeur Cremonini, un ami de Galilée, qui enseignait la philosophie à l’université de Padoue vers la fin du XVIe siècle. J’en connaissais seulement ces premiers mots du discours d’ouverture : « Mundus nunquam est, nascitur semper et moritur. — Le monde n’est jamais, il ne fait que naître et mourir à chaque instant. » Cela me donnait grande envie d’en connaître davantage. J’étais curieux de savoir comment pensait un homme si sage, comment il professait, trois siècles avant que nous eussions inventé la philosophie de Hegel et retrouvé celle de Çâkya-Mouni, la doctrine de la métamorphose perpétuelle et de l’universelle illusion.

Ces jours passés, me trouvant de loisir et aux portes de l’Italie, je partis un matin pour aller lire au Mont-Cassin les cahiers du Cremonini. Le lendemain, le train de Rome à Naples me jetait à San-Germano ; cette bourgade, de tout temps inféodée au monastère qui domine la montagne au-dessus d’elle, lui sert de succursale dans la plaine; les évêques-abbés y descendaient et y descendent encore pour tenir les plaids de leur diocèse. De San-Germano part le chemin, raide et rocailleux, qui mène là-haut à la maison du renoncement. Un petit fainéant des Abbruzzes m’offrit son baudet, nous gravîmes les lacets de la vieille route, — c’est l’affaire d’environ cinq quarts d’heure, — jusqu’au porche de citadelle, ménagé sous une longue voûte dans les soubassemens colossaux de l’abbaye. La physionomie rébarbative de cette entrée est adoucie par le sourire serviable du frère custode, qui vous accueille sur le parvis du premier cloître. Il me conduisit à ma cellule, et me voici, depuis l’autre soir, l’hôte des fils de saint Benoît. Ils mettent toujours en pratique, j’en puis témoigner, la prescription touchante de leur fondateur, qui ordonne dans sa règle de recevoir chaque voyageur « comme s’il était le Christ, — tanquam Christus. »


I.

On a beaucoup visité le Mont-Cassin, on en a souvent et très bien parlé chez nous. Chacun connaît, au moins vaguement, la beauté, l’ancienneté, la grande signification historique et littéraire de ce lieu illustre. Cela me dispense d’une description méthodique, et je ne prétends pas être neuf en transcrivant mes impressions. Je passe, je m’asseois à la table commune des pèlerins, je prends ce qu’elle me donne.

On se rappelle que cette abbaye fut la mère de tout le peuple monastique d’Occident. Ses armes le disent : elles portent le fleuve qui s’épanche de la tour cassinienne. Saint Benoît y vint instituer sa famille en ces jours troubles et tristes du VIe siècle. C’était un de ces momens de l’histoire où les âmes lasses regardent vers le ciel, tant il leur semble qu’il n’y a plus rien à faire sur la terre, que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue ; et la tentation leur vient d’anticiper ici-bas sur la vie éternelle. Le vieux monde n’était plus, le nouveau n’était pas encore. Il n’y avait pas une patrie à défendre, pas une vérité à servir. La patrie romaine s’en était allée à Byzance; les barbares se disputaient ses lambeaux, saccageant les lieux et les souvenirs augustes; ce qui en restait était gouverné par des eunuques et amusé par des rhéteurs. Ceux qui pouvaient encore jouir jouissaient, éperdument et vite, dans l’insécurité du lendemain ; la masse des autres cherchait où fuir la grande misère de ce temps. L’espérance interrogeait en vain ces ruines, elle n’y apercevait qu’une seule étoile de primevère : la foi du Christ. Dans la sénilité, la mollesse et la menace universelles, c’était la seule chose jeune, sévère et sûre. Beaucoup s’y jetaient à cœur perdu et la poussaient du premier coup à l’ascétisme monacal, surtout parmi les fils des maisons patriciennes; leur vieux sang romain demandait à s’employer encore à de fortes œuvres ; rien ne lui offrait cet emploi ; ils prenaient en dégoût la richesse, le plaisir, l’orgueil de la condition. C’est une erreur vulgaire de croire que les premiers moines furent des mendians et des ignorans. Elle naquit dans le patriciat de race et d’esprit, cette étrange soif d’obéissance et de pauvreté.

Benedictus de Nursia fut un de ceux-là. Il se réfugia d’abord dans sa grotte de Subiaco. Rome était trop près. L’ermite chercha plus loin dans les montagnes, en descendant vers le sud, et il choisit ce lieu. On aurait peine à trouver un site qui traduisît plus clairement pour les yeux tout le sens et les exigences de l’état monastique : les joies terrestres laissées en bas, les rudes cimes où il faut se maintenir, les grands horizons qui doivent occuper l’âme, le ciel proche vers lequel elle tend. Sommet solitaire, le Mont-Cassin se détache du massif des Apennins à l’entrée des plaines de la Campanie; elles se déroulent à ses pieds, de Ponte-Corvo à Capoue, tièdes et charmantes, arrosées par le Liri et ensuite par le Garigliano. De cet observatoire, on embrasse tout le vaste amphithéâtre de montagnes qui abaisse ses gradins autour de la vallée, depuis les crêtes neigeuses des Abruzzes jusqu’aux rameaux de la chaîne centrale, mollement infléchis vers le golfe de Gaëte. Une échancrure de ces derniers laisse apparaître un petit coin de mer à l’extrême horizon, par-delà Gaëte; on ne le voit que par les midis de grand soleil, brillant au bord du ciel comme un morceau de miroir brisé. Dans la plaine, le printemps de Naples sourit, avec ces premiers jours d’avril; l’air est chaud, la vie travaille, les pêchers fleuris mêlent partout un brouillard rose au brouillard gris des oliviers. A mesure qu’on s’élève vers le monastère, on sent fuir le printemps et revenir l’hiver ; sur le plateau que l’abbaye couronne, un air vif souffle des neiges voisines, le froid du cloître vous saisit sous les voûtes nues des hautes galeries. Peu de végétation sur ces pentes rocheuses, des arbres plus tristes, le chêne vert et des buissons épineux ; dans les jardins de la communauté seulement, quelques transfuges de la plaine se hasardent. De la terrasse où ils se promènent, les moines peuvent respirer encore, comme un faible rappel de la douce saison d’en bas, les fleurs pâles des amandiers.

De cette terrasse, ils voient sous leurs pieds toute la terre de Labour ; on dirait une carte en relief, avec les détails distincts et l’éloignement irréparable des choses qu’on regarde dans le passé. Sur la place du marché de San-Germano, à pic au-dessous de nous. un mouvement de fourmis, des points noirs qui sont des hommes. De temps en temps, un gros insecte annelé glisse sur le pays ; c’est le train du chemin de fer, qui emporte la vie, la pensée, les préoccupations d II siècle. Il n’en arrive ici qu’un peu de fumée et l’écho affaibli d’un bruit qui passe.

Quand les yeux se relèvent à niveau, ils n’aperçoivent plus que les joies pures de la lumière sur les flancs nus des Apennins. Elle a des jeux magnifiques, variés pour toutes les heures. Vers le soir, les plans décroissans des montagnes sont marqués par des lignes bleues, très sombres au-devant, de plus en plus claires à mesure qu’elles fuient dans l’étendue. La dernière est si blême qu’elle se confond presque avec l’outremer du ciel. Tel l’horizon de rêves et d’espérances où ces religieux attachent leur regard; les yeux trop faibles le tiennent pour un bleu chimérique; ce n’est pas qu’il n’existe point, c’est qu’il est plus lointain et plus haut.

Au temps de saint Benoît, la Campanie était encore païenne. Ce pays ne fut jamais austère; on sait quelle réputation les gens de Rome avaient faite à Capoue et à tous ces jardins de la Grande Grèce. Les dieux indulgens du vieux monde s’y défendaient dans leur dernier paradis. Cela enflamma le zèle de l’apôtre et décida son choix. Il y avait, dit-on, sur le Mont-Cassin une statue d’Apollon qu’il détruisit de sa main. En tout cas, des établissemens religieux occupèrent ce sommet depuis la plus haute antiquité. Les assises du couvent portent par endroits sur des lits de blocs cyclopéens, attribués aux Pélasges. Saint Benoît édifia sur ces ruines conquises la première maison de sa famille. Puis il s’occupa de lui donner la maison morale, la règle.

Je viens de lire cette règle bénédictine, qui servit de modèle à toutes les autres. Notre époque fait grand état et grande montre de la psychologie ; ceux qui s’y plaisent devraient pratiquer ce petit livre, il en apprend long. L’homme qui l’a écrit avait une singulière expérience de l’âme humaine, des ressorts par lesquels on la meut et on la tient. Pour le politique, le chapitre consacré aux devoirs de l’abbé serait le meilleur des traités de gouvernement. L’esprit général de cette loi, c’est l’obéissance absolue de tous au pouvoir librement délégué par tous; obéissance tempérée par la charité dans les rapports communs, par la terrible responsabilité du supérieur devant Dieu. La pensée constante du législateur est de rendre l’homme dur à lui-même, doux à autrui; son objet final, d’assurer la paix extérieure de la communauté et la paix intérieure de chacun des membres par la remise de la volonté propre. A côté des dispositifs les plus sévères, on rencontre des prévisions d’une délicatesse maternelle ; ainsi il est recommandé aux plus diligens, quand ils se lèvent à l’heure prescrite, de ne pas trop se presser vers le chœur, afin que les paresseux puissent les rejoindre et que ceux-ci n’aient pas de confusion. Les religieux ne devraient manger que d’un seul plat ; mais on doit toujours en servir deux sur la table, pour ne pas forcer les répugnances des infirmes à l’endroit de tel ou tel mets. J’ai dit plus haut comment il était ordonné d’accueillir les hôtes. On pourrait citer bien d’autres exemples qui découvrent cette fleur de charité tendre sur l’arbre à la rude écorce. La partie pénitentiaire, si l’on en compare l’esprit à celui des institutions romaines et barbares au VIe siècle, marque un progrès incommensurable dans les idées de justice et de douceur ; il y a autant de distance entre le législateur bénédictin et ses contemporains qu’entre Beccaria et les juristes du moyen âge. J’éprouve quelque honte à répéter, dans ces observations rapides, ce qui a été si bien développé par M. Guizot et par tant d’autres historiens; mais ce lieu-commun surprendra encore beaucoup de monde, mieux que le paradoxe le plus nouveau.

En rédigeant ce code très souple, destiné à se plier aux diverses formes et aux divers emplois de la vie religieuse, il ne semble pas que saint Benoît ait prévu la vocation spéciale de ses fils, appelés à représenter l’ordre des lettrés dans le peuple monastique. A mesure que leur vinrent la richesse et le loisir qui les dispensaient des travaux de la terre, ils modifièrent leur règlement et appliquèrent leur activité au labeur intellectuel. Sauf de courtes éclipses, cette tradition s’est maintenue jusqu’à nos jours, et le seul nom de bénédictin en dit assez. Le Mont-Cassin fut la bibliothèque principale de l’Europe à une époque où il n’y avait plus guère de bibliothèques, le grand atelier d’écritures et parfois de productions originales. Quand on regarde d’en bas cette abbaye, placée sur ce piton isolé, on pense à un phare sur son récif; et ce fut bien un phare : durant dix siècles, à travers la nuit du moyen âge, il garda la pensée humaine réfugiée dans ce peu de latin où elle vivait ; elle a veillé là-haut, petite lampe trouble, vacillante, vingt fois près de périr dans les tempêtes qui s’élevaient des ténèbres environnantes.


II.

Et quelles tempêtes! que d’histoire engouffrée sous ces arceaux! Si les flots de la vie laissaient, comme ceux de l’Océan, un peu de leur grondement dans la coquille abandonnée, on entendrait remonter sous ces voûtes, avec l’amplitude et les sonorités d’une évocation des Niebelungen, la symphonie continue du drame universel : un choral fait de tous les bruits morts depuis treize cents ans, écho de toutes les langues, de tous les chocs d’armes, de tous les noms illustres qui ont retenti dans l’épopée européenne. Devant la croix de ce carrefour, tous ont passé, pour l’abattre ou pour l’adorer; d’ici au pied de la montagne, on ferait une chaîne de gloire avec les personnages légendaires qui l’ont gravie, pour incliner sur la tombe de saint Benoît leur tiare, leur couronne ou leur épée. Tous les fléaux qui ont dévasté l’Italie sont venus s’abattre sur cette proie : Lombards, Sarrazins, Normands, Angevins, Allemands, Espagnols, et des soldats de toutes les Frances, pairs de la Table-Ronde, chevaliers de la Croisade, gendarmes de Louis XII, demi-brigades républicaines et dragons du roi Murat. Les nôtres s’appellent et se répondent ici sans interruption, de Charlemagne à Godefroy de Bouillon, de Bayard à Championnet.

Je parcours cette chronique dans la savante Histoire du Mont-Cassin, composée par dom Tosti, l’ancien archiviste du couvent, aujourd’hui retiré à la Vaticane. C’est une tragédie aux péripéties toujours nouvelles, qui ramènent sur l’étroite scène les acteurs les plus inattendus ; on y voit la maison du salut sans cesse ruinée et renaissant de ses ruines, prenant parfois une part directrice dans les événemens du temps. Elle eut sa grande époque au XIe siècle, qu’on pourrait appeler avec justice le siècle du Mont-Cassin. À ce moment, l’abbaye traite de puissance à puissance avec les divers conquérans des Deux-Siciles, avec l’empire et la papauté; à côté de cette dernière, elle constitue un pouvoir subordonné, mais distinct, souvent plus solide que celui de Rome ; quand la barque de saint Pierre est en détresse, on cherche au Mont-Cassin les pilotes qui peuvent la remettre à flot. Presque tous les papes du XIe siècle ont porté la robe de saint Benoît. C’est d’abord le plus grand de tous, le moine Hildebrand, qui fut Grégoire VII. Puis son ami l’abbé Didier, qu’on vint arracher de force au couvent, comme le seul homme capable de mettre fin aux embarras de l’église, et qui la gouverna sous le nom de Victor III. Cet abbé Didier reste la plus haute figure de la chronique cassinienne ; nous le voyons mêlé à toutes les affaires du siècle, légat en Orient, négociant les accords entre l’empereur de Constantinople et le saint-siège, entre les princes normands et lombards, liguant ces derniers pour défendre Grégoire VII contre Henri IV d’Allemagne, tenant tête au César germanique et à l’anti-pape. L’église et les bâtimens de l’abbaye, tels qu’ils subsistèrent jusqu’au XVIIe siècle, avaient été reconstruits avec beaucoup de magnificence par Didier.

Ses successeurs continuent à jouer un rôle prépondérant, tantôt belliqueux, tantôt pacificateur, dans la querelle des investitures. Au xii siècle, l’abbé Roffredo ne quitte guère la cuirasse : tour à tour Gibelin avec Henri VI, Guelfe avec Innocent III, combattant avec Gauthier de Brienne pour chasser les Allemands du royaume de Naples. Ce Roffredo fut un redoutable capitaine ; l’ordre en avait déjà connu d’autres, depuis l’abbé Berthaire, un moine français qui se fit tuer au pied de l’autel en disputant son église aux Sarrasins. Avec la fin du moyen âge, ce tumulte d’armes va décroissant; de tout autres renommées traversent le monastère, Dante, saint Thomas, venu ici de ce petit village d’Aquino, qu’on voit tout proche dans la plaine. Après la renaissance et à partir du cardinal-abbé Jean de Médicis, le régime des grands seigneurs commendataires succède à celui des abbés batailleurs. Le Mont-Cassin perd sa signification politique, il garde son opulence, un domaine d’une étendue et d’une valeur royales. On peut lire encore, gravée en lettres d’argent sur les portes de bronze qui ferment l’église, la liste des fiefs et propriétés de Saint-Benoît au temps de l’abbé Didier. Ces portes avaient été forgées pour lui à Constantinople ; un des vantaux, qui périt en mer avec le navire sur lequel il était chargé, fut remplacé par les fondeurs d’Amalfi.

Comment une communauté de solitaires, établie pour les intérêts spirituels et pour la vie au-dessus du monde, prit-elle rapidement une si grande place dans les affaires séculières? Il y eut là, si je ne me trompe, un phénomène inévitable qui confirme une loi générale. Chaque fois qu’un organisme très vigoureusement constitué apparaît dans une société en dissolution, il ne dépend pas de lui de rester étranger à cette société. Qu’elle le veuille ou non, cette force supérieure attire et subordonne les autres forces, tout s’agrège à elle, rien ne peut demeurer en dehors de sa sphère d’attraction. La république du Mont-Cassin, telle que saint Benoît l’avait façonnée, était un de ces organismes ; deux siècles après sa naissance, tout venait aboutir à elle.

Maintenant, la vie est redescendue dans la plaine, la paix et la prière ont repris les lieux qui leur étaient voués. De toute cette histoire enfuie, il ne demeure d’autres témoins que ces minces feuillets, qu’on déploie avec respect dans les archives du couvent ; bulles d’or, brefs pontificaux, depuis celui du pape Zacharie, en 748; rescrits impériaux des Carlovingiens et des Hohenstauffen, chartes, lettres, diplômes, portant ces signatures : Charlemagne, Lothaire, Othon, Frédéric, Hildebrand, Innocent, Robert Guiscard, René d’Anjou, et tant d’autres. La voici sur ces parchemins, la Légende des siècles, plus vivante qu’aucun poète ne saurait l’évoquer; chacun de ces pèlerins fabuleux y a collaboré d’une ligne ou d’un mot; c’est bien sa chair évanouie qui s’est posée là, sur cette feuille tenace que mes doigts déroulent, que dérouleront après eux d’autres doigts encore à naître ; et c’est tout ce qui reste des œuvres de ces mains puissantes, quelques traits de plume s’annulant les uns les autres. Voilà un bon commentaire pour se préparer à lire la leçon du philosophe : « Le monde n’est jamais, il ne fait que naître et mourir à chaque instant. »


III.

Les souvenirs du passé m’entraînent en arrière ; c’est la physionomie du Mont-Cassin dans l’instant où nous sommes que je voulais fixer. Quand on approche de l’énorme carré de pierres, lourdement posé au sommet de ces pentes abruptes, on croit avoir devant soi un château féodal plutôt qu’une maison religieuse ; tout confirme cette impression, les assises pleines et sans jour pour l’attaque, le portail qui défend l’accès de la voûte, les petites fenêtres irrégulièrement percées dans les hauts étages. Vue du dehors, la forteresse raconte bien qu’elle est ancienne, qu’elle a défié le temps et les hommes. Dès qu’on pénètre dans l’intérieur, rien ne révèle plus sa vénérable antiquité. Les bâtimens actuels datent du XVIIe siècle. L’église qui remplaça alors celle de l’abbé Didier est construite dans le goût pompeux des Italiens de ce temps, avec un grand luxe de marbres de couleur, sous des voûtes peintes à fresques par Luca Giordano ou par ses élèves. Elle n’a de particulier que les stalles du chœur, d’un travail charmant et peu édifiant ; les figures païennes qui se tordent sur les accoudoirs ne sont pas pour faire méditer des moines. Rien de gothique non plus, mais un très grand air de magnificence dans les immenses corridors, larges comme des nefs d’église, qui règnent aux deux étages sur toute la longueur du monastère. Les uns desservent les cellules, les autres ont été transformés en dortoirs pour les élèves du collège. Les fenêtres ouvertes à leurs extrémités encadrent des vues plongeantes sur la vallée, de lointains horizons de montagnes ; merveilleux diorama qui change à chaque tournant et vient éblouir le regard dans la profonde perspective de ces galeries. Un peu partout, des cloîtres ; les trois principaux sont juxtaposés devant l’église; leurs arcades supportent une terrasse, promenoir habituel des religieux. Sur cette face méridionale du couvent, une solution de continuité dans les bâtimens d’enceinte permet d’apercevoir toute la plaine par-dessus le parapet de la terrasse. Près du portail d’entrée, un escalier descend à de petites chambres, pratiquées dans l’épaisseur des soubassemens cyclopéens ; là se trouvaient, d’après la tradition, l’oratoire de saint Benoît et les cellules de ses premiers compagnons. On vient de restaurer ces chambres ; des bénédictins allemands les ont décorées de fresques d’un style singulier. Ils ont combiné les traditions d’Overbeck avec des réminiscences égyptiennes, des emprunts faits aux hypogées de Thèbes et de Memphis ; sous les frises de lotus, les personnages de l’hagiographie chrétienne sont emprisonnés dans les roides attitudes des Anubis ou des Ammon. L’idée n’est pas banale, l’exécution a de l’habileté.

Quinze profès et quelques frères convers habitent ce monastère, qui pourrait loger une armée. Démesurée pour leur petit nombre, la demeure le serait encore plus pour leurs modiques ressources, si le Mont-Cassin n’était aujourd’hui un monument de l’état. La sécularisation des biens monastiques a dépouillé la communauté de sa maison en même temps que de ses derniers domaines : les moines sont tolérés à titre de gardiens dans ce qui fut leur église, leur bibliothèque, leurs archives. Ce ne sont pas des moines fainéans, comme on va le voir. En plus des offices prescrits par la règle et des publications savantes qui sortent de leur imprimerie, ces quinze hommes ont sur les bras la direction d’un collège et d’un séminaire. Chacun de ces établissemens compte quatre-vingts élèves environ. Le gouvernement a confié à leurs soins l’observatoire météorologique installé sur ce sommet. Enfin, ils forment le chapitre de l’évêque-abbé et doivent vaquer aux affaires diocésaines. Par une anomalie peut-être unique aujourd’hui, les abbés du Mont-Cassin ont gardé tous les droits effectifs attachés à l’anneau; ils continuent d’administrer leur ancien diocèse, ils reçoivent de l’état la mense épiscopale, au même titre que leurs frères des sièges séculiers. Et la circonscription ecclésiastique du Mont-Cassin renferme 50,000 âmes, chiffre considérable pour l’Italie, où certains diocèses n’en comptent pas plus de 20,000; elle englobe des paroisses disséminées fort loin, jusqu’au fond des Calabres.

Hier, à la chute du jour, on a sonné la cloche, les religieux se sont précipités vers l’entrée pour recevoir leur père; le prélat revenait de San-Germano, où il descend le samedi pour donner audience à ses ouailles. Le successeur de tant d’abbés qui chevauchèrent sous la cuirasse était pacifiquement monté sur son âne ; deux moines, ses grands vicaires, le suivaient sur des montures pareilles. Le cortège et la réception qu’on lui fit avaient un air naïf d’autrefois. Par un singulier enchaînement de fortunes, Mgr d’Orgemont appartient à une famille de protestans français, émigrée après la révocation de l’édit de Nantes, passée au service de Naples, revenue au catholicisme. Un autre de nos compatriotes a pris ici l’habit de saint Benoît; ce jeune religieux m’a obligeamment servi de guide durant mon séjour. Il portait dans le siècle un nom connu chez nous, celui d’un prince de l’église qui suivit Charles X en exil ; Chateaubriand a gravé ce nom dans une page inoubliable des Mémoires d’outre-tombe.

Les élèves du collège se recrutent parmi les enfans des familles napolitaines. Aux heures où on leur donne la volée, les cloîtres déserts se réveillent, emplis de cris et de gaîté ; la bande joyeuse s’y répand, effarouchant les corbeaux qu’on nourrit sur le parvis, en souvenir des oiseaux familiers de saint Benoît. C’est le torrent de la vie qui remonte sur ces pierres moroses, rapportant son bruit et ses promesses, comme un défi à ces aînés qui n’espèrent plus rien d’elle. Les petits séminaristes ne sont pas moins turbulens ; pourtant ils portent déjà la soutane et le tricorne ; c’est étrange, ces garçonnets de douze ans qui rient à l’espoir de vivre, sous la livrée noire du renoncement.

Aujourd’hui, dimanche des Rameaux, d’autres hôtes viennent animer notre solitude. Dès l’aube, les paysans de la plaine sont montés en grand nombre, chargés de branches d’oliviers. Les femmes arborent le costume pittoresque de leur province, tabliers de drap bleu, rouge ou vert, corsages bas ourlés d’un galon d’or, grands mouchoirs de toile ou de dentelle rustique pliés en carrés sur la tête. Ces contadines s’accroupissent par petits groupes autour des piliers, sur les dalles de l’église. Par les portes toutes grandes ouvertes, la lumière de midi entre à flots; elle rejaillit sur les battans de bronze et sur les parois de marbre, elle promène ses jeux éclatans sur les nuances vives des jupes et des fazzoletti, tandis qu’arrive à nous, des fonds sombres du chœur, la psalmodie des religieux qui chantent le drame de la Passion.

Le soir venu, les gens du dehors sont redescendus dans la plaine, les dortoirs de l’aile orientale ont repris les enfans sous leurs voûtes sourdes, le silence rentre dans sa maison déserte. A peine si l’on entrevoit par instans, dans le lointain des cloîtres ou des longs corridors inondés par la clarté de la lune, quelques ombres rapides et muettes, des robes noires qui surgissent brusquement et s’évanouissent de même au fond de ces blanches perspectives.

J’observe avec intérêt mon entourage. Deux traits me frappent surtout. On s’imagine volontiers le moine, tristement occupé à attendre l’éternité, comme un homme d’allure oisive et de mine contemplative. Or les moines que je vois ici sont gais et actifs. Nulle inquiétude, nulle concentration sur leurs visages ; ils ont la paix souriante. Il faut croire qu’on sait bien l’étouffer, dans ce lieu, le grain d’amertume qui germe toujours, qui pourrit le bonheur dans le cœur du plus heureux. Avec cela, sans cesse en mouvement, pressés de quelque besogne: un chef d’industrie à son usine, un boursier à sa corbeille, ne sont pas plus affairés, plus ménagers du temps. J’éprouve d’abord quelque étonnement à voir les religieux regarder leur montre à chaque instant. Que signifient-elles pour eux, ces petites lances de fer, d’argent ou d’or, qui lacèrent notre vie, à nous ? Notre pensée les tire sans relâche en arrière ou en avant, soit qu’elles emportent trop vite des lambeaux de joie, soit qu’elles courent trop lentement vers des promesses attendues. Mais les moines ne perdent ni n’attendent rien au jeu des heures. Elles leur ramènent les mêmes devoirs, aucune n’est menaçante ou souhaitée ; une seule compte pour eux, la dernière, celle sur laquelle ils ont fondé tous leurs calculs. Je les entends ce soir qui tombent de la grande horloge et roulent dans le vide des cloîtres, monotones, mortes en naissant ; et je leur retrouve le son étrange des heures qui descendent parfois d’un clocher sur le cercueil qu’on emporte hors de l’église ; gouttes d’éternité, inutiles et de nulle signification pour celui-là qui a plongé dans l’océan ; parcelles absurdes du tout indivisible où il est entré.

Et pourtant les cénobites regardent leurs montres. Ceux-ci, il est vrai, ne sont pas des contemplatifs ; par ce que j’ai dit de leurs occupations, on peut deviner que les heures sont trop courtes pour tout ce qu’ils ont à faire. Dom Piccicelli, le savant directeur des archives, me mène visiter son imprimerie. L’outillage est bien modeste; il ferait sourire de pitié nos maîtres imprimeurs. Une humble presse à bras, quelques casses, dans un coin de la bibliothèque ; trois ou quatre jeunes garçons, recueillis et formés au couvent, composent et tirent sous la direction du père. Avec ces moyens rudimentaires, dom Piccicelli accomplit des tours de force ; il imprime de volumineuses collations des anciens textes ; sur des pierres qu’il grave lui-même, il tire des planches chromolithographiques, où il reproduit les plus délicates miniatures des psautiers et des évangéliaires. Ce bénédictin milanais est un artiste, et des plus inventifs ; il a imaginé d’emprunter aux caractères lombards, sur les manuscrits des Xe et XIe siècles, tout un ordre de motifs nouveaux pour l’art ornemental. En s’inspirant des lettres capitales et des têtes de chapitres, il a composé un album de dessins qui figurait à l’exposition de Turin. Ce sont des modèles d’un même style pour le céramiste, l’orfèvre, le verrier, la dentellière. Ces motifs sont peut-être moins nouveaux que le bon père ne le croit ; Beaucoup se rapprochent sensiblement de l’ornementation byzantine adoptée chez les Russes. La tentative est néanmoins d’un réel intérêt. Je feuillète un autre album qui reproduit en fac-similé des manuscrits de tous les âges, les plus précieux diplômes conservés dans ces archives. On voit que la mine d’or est en bonnes mains, en pleine et intelligente exploitation.


IV.

Me voici dans la place, et dans les bonnes grâces du directeur des archives; c’est le moment de lier connaissance avec le Cremonini. On cherche, on m’apporte le codex qui renferme les leçons sur la nature du monde ; et j’entame le déchiffrement de ces hiéroglyphes. Oh ! les exécrables copistes du XVIe siècle ! Nous voilà loin des calligraphes gothiques et lombards, des nobles onciales, des belles écritures lapidaires qu’on mettait tout à l’heure sous mes yeux. C’est un curieux phénomène, cette loi constante en paléographie, d’après laquelle le signe de la pensée s’altère et se néglige à mesure que la pensée se fait plus riche et plus libre. Dans les textes des âges enfantins, l’idée est absente ou sommeille, la langue balbutie, la main est ferme et patiemment appliquée à son œuvre matérielle. Dès que l’esprit humain devient adulte, les idées s’éveillent, fécondent la langue, la main tremble et court, le travail remonte des doigts dans le cerveau ; le scribe, promu écrivain, méprise l’instrument dont il tirait naguère toute sa gloire.

J’avance péniblement, et je me demande si la lecture vaut toute cette peine. Des idées banales sous du beau latin fleuri. Un averroïsme dissimulé, destiné à faire valoir l’éloquence du discoureur et son audace de pensée. Il développe son texte à grand renfort de périodes cicéroniennes, en invoquant toute la nature à l’appui de sa thèse, avec des argumens choisis pour démontrer que toutes choses sont caduques, hormis l’esprit d’un savant qui a fait d’aussi bonnes études. Voici une description du printemps et une de l’hiver; la rhétorique d’un sermonnaire qui s’enfle pour nous prouver cette vérité assez évidente : le néant de tout. On voit les jolis ruisseaux fuir dans la vallée, l’herbe se flétrir, les feuilles tomber, l’homme très petit et très sujet à périr sous les étoiles très grosses et qui changent pourtant, elles aussi. On voit cent autres redondances du même ordre, un pou usées depuis l’Ecclésiaste. On voit surtout le professeur, confortablement installé dans sa chaire de Padoue, désireux d’attirer les doctes, les sénateurs, le beau monde, de charmer les oreilles délicates et de recueillir des applaudissemens. Deux petites lettres que je trouve un peu plus loin dans le manuscrit achèvent de me mettre en garde. C’est une correspondance entre le philosophe suspect de matérialisme et l’inquisiteur du saint-office à Padoue. Ce dernier signale au brillant universitaire les thèses qui ont ému la congrégation, il l’invite à les expliquer ou à les retirer; c’est dit en quelques mots péremptoires, clairs et secs comme un pétillement de fagots. Crémonini répond en phrases embarrassées, il explique, il commente, il rétracte sans rétracter. On devine les deux sentimens qui l’agitent, nous les connaissons bien! Qu’on suppose un professeur populaire du Collège de France, sous un régime de compression, mis en cause par son ministre pour avoir taquiné le pouvoir, flatté la jeunesse libérale et libre penseuse ; il veut garder la faveur et les ovations de celle-ci, mais il n’entend pas perdre sa place et sa feuille au budget; le pauvre homme écrirait du même style au grand-maître de l’Université. Décidément, ce Crémonini n’est qu’un habile et un disert. Toujours l’odeur d’homme, toujours les belles idées pures changées en grosse monnaie ou en paillon, dans la main du saltimbanque intelligent qui les exploite pour en tirer profit ou vanité ! Ce n’était pas la peine de venir jusqu’au Mont-Cassin pour y chercher un nouveau cas de cette simonie.

Je rends le manuscrit à la poudre où il moisissait, et je vais sur la terrasse. Le soleil qui décline embrase le cirque des montagnes, la plaine s’endort dans une ombre chaude d’où montent des bruits calmés. Quelques moines regardent en bas, accoudés sur le parapet. A quoi pensent-ils, ces noirs compagnons, les yeux fixés sur le petit coin de mer qui brille là-bas, ouvrant à l’imagination les chemins du monde ? Comment leur esprit est-il fait, pour demeurer toujours au port sur une ancre immobile? Il n’a donc pas ces voiles folles, brusquement gonflées par tous les vents du large, qui arrachent le nôtre au repos? Parmi ceux que le soir trouve là, il y en a de vieux, il y en a de jeunes. Passe encore pour les vieux; s’ils ont quelque regret de la jeunesse perdue sans avoir connu la vie, de la sainte avarice qui leur a fait placer tout leur bonheur sur les biens célestes, ils peuvent se dire qu’à cette heure le gain de la partie serait égal dans toute autre condition ; à leur âge, qu’on soit du siècle ou du cloître, l’ardeur de vivre et les illusions s’affaissent, comme tombent, la nuit venue, les pavillons et les flammes d’un vaisseau de combat. Mais ce jeune religieux qui est à côté d’eux? Il respire les parfums que les fleurs d’avril envoient timidement sur la terrasse. Est-il possible que sa jeunesse, prisonnière inutile, ne remue pas dans son cœur, et qu’il ne regrette pas ces amours d’attente, pauvre apprentissage de l’amour éternel? Je ne sais. Si quelque défaillance lui est venue, rien ne la trahit; la souffrance est enfouie dans ce cœur comme une chair morte sous le marbre. La cloche sonne l’office; d’un geste rapide, il ramène le capuchon du froc sur ses yeux, qui erraient dans la plaine; il les relève, les tourne vers son église et, au-dessus, vers le ciel. La prière l’appelle, il s’empresse, il sourit.

Et tous ces gens-là n’ont pas lu le Cremonini. Mais la vérité que le professeur commente médiocrement, ils la savaient avant lui, ils la démontrent et la pratiquent. Je ne m’étais pas trompé en venant chercher au Mont-Cassin cette leçon philosophique : je m’étais seulement trompé de livre. Voici les philosophes qui la donnent, et depuis bien des siècles, depuis leur premier instituteur. Dans le préambule de sa règle, saint Benoît passe en revue les diverses classes de moines. Il met au premier rang la forte milice des cénobites; il mentionne au dernier les gyrovagues, ces moines vagabonds qui errent d’un monastère à l’autre et ne peuvent se fixer, parce qu’ils sont indisciplinés de cœur et d’esprit. Le Cremonini, et moi qui viens de le lire, et nos pareils qui me liront, nous sommes tous des gyrovagues, dispersés sur les choses vaines. Pour sentir notre infériorité, il suffit de regarder vivre les cénobites, comme je l’ai fait ici durant quelques jours. Ceux-là ne formulent pas en beau langage la théorie du grand rien et de la grande fuite des apparences; ils la prouvent en renonçant au néant du monde. Et ils ne concluent pas au pessimisme. L’aphorisme du rhéteur de Padoue, cruel et mélancolique pour nous, est pour eux un motif de joie; il justifie leur sacrifice, il confirme leur espoir. Ce que nous professons tristement, ils le pratiquent avec allégresse, ayant établi leur demeure au-dessus de ce monde « qui n’est jamais, qui ne fait que naître et mourir à chaque instant. »


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.