Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 103-119).



VI

un sauvetage émouvant



D eux journées de marche séparaient encore les aventuriers de la baie de Mackenzie, et Vernier commençait à désespérer d’y arriver jamais, tant était grand l’épuisement de sa troupe. Les indigènes, habitués aux privations et aux rigueurs climatériques de cet épouvantable contrée, allaient tant bien que mal, mais les matelots, moins aguerris que ces rudes enfants du désert, faiblissaient de plus en plus. Il ne fallait rien moins que la parole persuasive et réconfortante de leur capitaine pour les empêcher de se laisser choir sur la neige et d’y attendre la mort.

Vernier se rendait parfaitement compte que bientôt ses encouragements seraient impuissants à galvaniser ces hommes accablés par des souffrances de toutes sortes, aussi se creusait-il la cervelle pour en faire jaillir une idée qui lui permît d’apporter un peu d’adoucissement à la terrible situation de tous ces malheureux, dont l’affreuse agonie lui brisait le cœur. Bien que son sort fût le même, il l’oubliait volontiers pour ne songer qu’à la responsabilité morale qui lui incombait. En effet, si ses matelots l’avaient suivi dans cette effroyable région, n’était-ce point par suite de la confiance qu’il leur inspirait ? Aussi quelle douleur était la sienne lorsque ses yeux rencontraient un regard dans lequel il croyait lire un muet reproche ! Combien, à cette heure, il déplorait sa fatale faiblesse ! N’aurait-il pas dû, par tous les moyens, dissuader son ami d’entreprendre cette seconde expédition ? Livré à lui-même, le comte y eut certainement renoncé.

— Halte ! cria-t-il tout à coup.

— Pourquoi cet arrêt ? lui demanda le comte.

— Regarde, lui répondit Vernier en désignant au loin une ligne sombre.

— Je ne vois rien, dit le comte en fixant les yeux dans la direction indiquée par son ami.

— Tu ne vois pas cette forêt, à l’ouest ?

— Je vois bien quelque chose d’un peu plus foncé que la neige, mais c’est tout.

— C’est une forêt, te dis-je.

— Et en quoi peut-elle nous intéresser ?

— Comment, tu ne comprends pas que la neige qui recouvre la plaine et les montagnes a dû forcer le gibier à chercher un refuge dans les bois ?

— Et tu veux faire comme le gibier ?

— Je veux aller chercher là de quoi sauver nos hommes.

— Qui t’accompagnera ?

— Toi, d’abord.

— Moi !… s’écria le comte avec terreur. Ah ! mon cher, si tu crois que je suis en état d’aller me mesurer avec des fauves, tu te trompes singulièrement.

— Voyons, Henri, songe à ce que tu es et comprends que nous devons donner l’exemple du courage et de la résignation.

— Fais montre de ton courage si tu le veux ; moi, je ne bouge pas d’ici… Quand mes souffrances deviendront par trop insupportables, un coup de revolver me tirera d’affaire.

— Henri !… dit sévèrement Vernier.

— Eh bien, quoi ? me donnerais-tu tort ?

Le capitaine posa une main sur l’épaule de son ami, et, le regardant bien en face :

— Henri, lui dit-il, je n’ai consenti à m’associer à ta folie que pour t’empêcher de commettre quelque funeste imprudence. Supporte patiemment l’épreuve que Dieu t’envoie et je pourrai peut-être oublier que ta fatale ambition a déjà causé la mort de plusieurs de nos compagnons ; mais si, au contraire, tu désertes lâchement en te réfugiant dans une mort honteuse, ma malédiction te poursuivra au-delà du tombeau.

Et sans ajouter une parole, il s’adressa à ses matelots.

— Mes amis, leur dit-il, il y a là-bas une forêt qui doit recéler pas mal de gibier. C’est le salut. Quels sont ceux qui veulent m’accompagner ?

Valentin et Loriot s’avancèrent en disant ensemble :

— Moi.

Vernier promena un regard rapide sur sa troupe et put se convaincre que si un prompt secours n’arrivait pas, c’en était fait de tous. Peut-être même, après cette halte, refuseraient-ils de se remettre en route.

Cette triste constatation ne fit que stimuler son énergie.

— Déchargez trois chaloupes, dit-il, et préparez un feu. Dans quelques heures, vous aurez du gibier en abondance.

Encouragés par la promesse de leur capitaine, les matelots s’empressèrent d’exécuter l’ordre qu’il venait de leur donner. En quelques minutes, les haches eurent réduit en morceaux trois chaloupes et leurs affûts.

Pendant ce temps, Vernier, Valentin et Loriot, armés jusqu’aux dents, s’éloignaient à grands pas dans la direction de la forêt.

— Apprêtez vos carabines, dit le capitaine lorsqu’ils pénétrèrent sous le couvert ; tenez-vous sur vos gardes et ouvrez l’œil. Nous ne savons ce que nous allons rencontrer.

Le crépuscule qui couvrait la plaine s’épaississait à mesure que les trois compagnons avançaient sous bois, au grand mécontentement du capitaine, qui se demandait avec angoisse s’il pourrait tenir la promesse faite à ses matelots. L’obscurité était si épaisse, qu’il était à peu près impossible de rien distinguer. Çà et là des éclaircies grisâtres perçaient le feuillage desséché par la bise glaciale. De temps en temps les trois chasseurs s’arrêtaient pour prêter une oreille attentive aux bruits de la forêt, mais ils ne percevaient que le sifflement du vent qui passait dans les branches.

— Allons, c’est fini ! dit enfin le capitaine en s’arrêtant.

— Pas encore, dit joyeusement Loriot en lâchant un coup de fusil.

Un renne venait de passer et le Parisien l’avait abattu d’une balle en plein corps.

Tous trois se précipitèrent en avant et heurtèrent bientôt le corps inerte de l’animal.

— C’est une vraie chance ! s’écria Loriot. L’obscurité est si profonde que j’ai dû tirer au juger.

— C’est toi qui sauves la situation, lui dit Vernier. Mais ne perdons pas de temps et emportons ce renne, car nos camarades doivent attendre notre retour avec impatience.

Dépouiller l’animal, il n’y fallait pas songer. Outre que les ténèbres empêchaient de rien voir, la route à parcourir pour retourner au campement était longue. Vernier fit donc abattre des branches d’arbre et confectionner un brancard sur lequel Valentin et Loriot purent transporter le renne.

Quand ils revinrent avec le produit de leur chasse, les trois compagnons furent salués par des cris de joie frénétique, puis, riant et chantant, les malheureux affamés se mirent en devoir de préparer le repas, c’est-à-dire de découper le renne et d’installer les morceaux autour du brasier.

Devant ce secours inespéré, les courages s’étaient ranimés et l’insouciante gaieté qui forme le fond du caractère français avait subitement repris son essor. Les joyeux propos se croisaient ; les refrains du bord éclataient, montant dans l’air embrumé.

Après avoir visité les chaloupes, Vernier s’était aperçu que l’on pouvait aisément être contenu par trois, ce qui permettait de disposer encore de cinq.

— Nous camperons ici jusqu’à demain, dit-il au comte. D’ici là, nous retournerons dans la forêt, afin de nous procurer des provisions pour le reste de la route.

— Fais ce que tu voudras, lui répondit son ami ; quant à moi, je suis décidé à regarder venir les événements : si nous en sortons, tant mieux, si nous y restons, tant pis !

— Ainsi, dit tristement le capitaine, tu en es là !

— Eh ! mon ami, crois-tu donc que je puisse accepter froidement la ruine de toutes mes espérances ?

— C’est pourtant ce que tu aurais de mieux à faire… Qui t’a forcé d’entreprendre cette nouvelle expédition ?… Personne, n’est-ce pas ? Tu me rendras même la justice de reconnaître que je m’y suis opposé de toutes mes forces.

— Pas de récriminations, je t’en prie !

— Alors, sois homme et supporte courageusement une épreuve méritée.

— Tu es bien heureux de posséder une aussi robuste philosophie.

Cette conversation fut interrompue par des hurlements de joie. Les matelots venaient de retirer du feu les morceaux du renne cuits à point.

Vernier se dirigea vivement du côté des affamés.

— Mes enfants, leur dit-il, procédez avec ordre, je vous en prie, et que chacun ait sa part.

Et de la main il désigna les porteurs indigènes, qui se tenaient à l’écart et dont les yeux brillaient de convoitise.

— Que personne ne bouge, dit alors le Parisien. C’est moi qui ai tué ce renne, j’entends le distribuer à ma façon.

— C’est juste, dit un matelot, ce gibier appartient à Loriot, lui seul doit faire les parts.

— Et ce ne sera pas long ! s’écria le Parisien en s’emparant d’un couteau.

Dix minutes plus tard, matelots et porteurs dévoraient à belles dents. Vernier et le comte, assis à l’écart, faisaient honneur à une épaisse tranche de rôti.

Le repas achevé, le capitaine annonça qu’il allait retourner dans les bois. Cette fois, tous s’offrirent pour l’accompagner.

— Reposez-vous, leur dit-il, Valentin et Loriot me suffiront.

Tous trois s’éloignèrent pour regagner la forêt, espérant bien découvrir encore quelque gibier qui pût assurer la subsistance pendant le reste du voyage.

Ils battirent les bois pendant plusieurs heures, mais sans rencontrer quoi que ce fût qui ressemblât à ce qu’ils cherchaient. Vainement le Parisien plongeait-il dans l’ombre épaisse des regards perçants, il ne percevait rien autre que la noire silhouette des arbres séculaires et les troncs desséchés qui jonchaient le sol, rendant la marche très pénible.

Tout à coup, le capitaine jeta un cri.

Valentin et Loriot, qui marchaient un peu en arrière avancèrent rapidement, mais ils cherchèrent en vain de tous côtés, Vernier avait disparu.

Soudain Loriot saisit Valentin par le bras et le rejeta violemment en arrière.

Devant eux, une large excavation s’ouvrait, visible seulement par l’ombre profonde qui l’emplissait et qui tranchait en noir sur le sol enténébré.

Le Parisien se coucha à plat ventre et, se penchant au-dessus du gouffre, il appela d’une voix angoissée :

— Capitaine !… Capitaine !…

Mais l’écho seul lui répondit.

— Oh ! rugit-il, en proie à une profonde douleur, mon pauvre capitaine est mort !…

Valentin ne prononçait pas une parole. Pâle, les traits convulsés, il fixait un regard terrifié sur le gouffre.

Alors, au milieu du silence funèbre qui emplissait la forêt, une voix appela :

— À moi !…

— Il vit ! s’écria le Parisien avec un bond de joie… Oh ! je le sauverai !

À quelques pas s’élevaient un bouquet de maigres sapins, dont Loriot coupa plusieurs branches, qu’il enflamma au moyen d’allumettes, avec une patience inouïe, car la résine contenue dans le bois était littéralement gelée.

Valentin, une torche dans chaque main, se pencha sur le gouffre, tandis que le matelot, armé d’un brandon, en explorait le bord, espérant découvrir un endroit praticable.

Cette recherche ne fut pas vaine, car il aperçut bientôt une pente assez raide, mais suffisamment accidentée pour qu’il pût s’y risquer sans craindre de glisser. Il s’y engagea donc sans hésitation, éclairé seulement par la torche qu’il portait, car celles de Valentin n’étaient pas suffisantes pour projeter leur lumière de haut en bas.

Le Parisien descendit ainsi une dizaine de mètres, sans apercevoir autre chose que des arbustes croissant entre les rocs. Alors, il s’arrêta et appela !

— Capitaine !…

Mais aucune voix ne répondit à la sienne.

Il appela encore par deux fois :

— Capitaine !… Capitaine !…

Rien, toujours rien que l’écho de ses propres paroles. Mais, soudain, une clarté plus vive jaillit autour de lui. Valentin était à son côté.

— Remonte, lui dit le matelot ; tu n’as pas le pied assez marin pour descendre plus avant.

Valentin, pour toute réponse, secoua négativement la tête et continua sa descente, bientôt rejoint par Loriot, qui tremblait de lui voir faire le moindre faux pas

Ils avaient atteint une profondeur de vingt mètres, sans avoir aperçu le capitaine. D’un commun accord ils s’arrêtèrent.

La pente qu’ils avaient suivie jusque là finissait brusquement et devant eux s’étendait une nappe d’eau sur laquelle la lueur des torches projetait des reflets argentés.

À cette vue, un cri d’horreur jaillit de la gorge des deux hommes.

— Il n’y a plus d’espoir ! gémit douloureusement Valentin.

— Oh ! fit Loriot d’une voix sourde.

Et déposant sa torche à terre, il plongea résolument, éclaboussant Valentin d’un rejaillissement d’eau qui retomba avec un bruit lugubre.

À peine revenu à la surface, le matelot nagea vigoureusement, de manière à traverser la nappe d’eau dans toute sa largeur, qui était de dix mètres environ.

— Loriot ! cria Valentin, Loriot, où vas-tu ?

Mais au lieu de répondre, le matelot nageait toujours, mais avec beaucoup de peine, car, outre qu’il était gêné par ses vêtements, il lui était très difficile de se maintenir à la surface de cette eau paisible.

En mer, aidé que l’on est par le mouvement des vagues, un bon nageur peut se maintenir à fleur d’eau pendant plusieurs heures, mais au fond d’un gouffre, c’est toute autre chose ; aussi le matelot fatiguait-il beaucoup.

Valentin le suivait d’un regard anxieux, redoutant que son ami ne fût pris dans un tourbillon, et se demandant toujours quel motif l’avait poussé à cet acte de témérité vraiment incompréhensible.

Mais Loriot le savait, lui. S’il ne répondait pas aux questions de Valentin, c’est qu’il jugeait inutile de se fatiguer à parler, ayant déjà une peine inouïe à se maintenir la tête hors de l’eau

S’il avait plongé si rapidement, c’est qu’il avait aperçu, de l’autre côté de la nappe d’eau, une masse sombre ressemblant fort à un corps.

À mesure qu’il avançait, la masse, qu’il voyait de plus en plus distinctement, ne lui laissait aucun doute sur sa nature. C’était bien le capitaine ; mais vivait-il encore ?… Cette interrogation redoublait l’énergie du matelot et décuplait ses forces.

Il atteignit enfin le point vers lequel il se dirigeait si péniblement. Il vit alors son capitaine immergé jusqu’à la poitrine, la tête renversée en arrière et une main crispée à la pointe d’un roc.

Loriot se cramponna d’une main à une saillie de la paroi rocheuse et, de l’autre, saisit Vernier par un bras

— Loriot ! cria alors Valentin, que fais-tu ?

— Reste là-bas, répondit le Parisien, je vais aller te rejoindre.

— Mais qu’y a-t-il donc ?

— Je viens de repêcher le capitaine.

Le matelot achevait à peine, que Valentin déposait ses deux torches sur le sol et piquait une tête dans l’eau.

Loriot ne put retenir un cri d’effroi.

— Tu vas te noyer ! cria-t-il à son ami.

Ce fut au tour de Valentin à ne pas répondre. Il sentait maintenant tout le danger de sa situation et réservait ses forces, nageant lentement, mais méthodiquement et avec une vigueur dont on ne l’eût pas cru capable.

Le matelot, soutenant toujours le corps inanimé de Vernier, ne perdait pas de vue son ami, que la lueur des torches éclairait faiblement. La gorge serrée par une mortelle appréhension, il comptait mentalement ses brasses, respirant plus librement à mesure que diminuait la distance qui les séparait.

Valentin put enfin s’accrocher à son tour à une saillie du roc.

— Peux-tu soutenir le capitaine à ma place ? lui demanda alors le matelot.

— Parfaitement, répondit Valentin en saisissant Vernier par le bras.

— Tiens-toi bien et ne bouge pas, reprit Loriot, qui se mit alors à explorer la paroi qui baignait l’eau.

À deux mètres à peine de l’endroit où il avait laissé son ami, il découvrit une sorte de plate-forme étroite, mais suffisante pour que l’on pût s’y réfugier.

Tout heureux de sa découverte, il alla rejoindre Valentin, et tous deux, s’aidant des aspérités et soutenant Vernier, se dirigèrent vers la plate-forme, où le corps du capitaine fut étendu.

Le Parisien s’empressa de déboutonner la tunique de son chef.

— Il vit ! cria-t-il joyeusement… Il n’est qu’évanoui !

Alors commença une série de frictions énergiques dont le résultat ne se fit pas longtemps attendre.

En rouvrant les yeux, le capitaine promena autour de lui un regard interrogateur.

— Vous vous demandez où vous êtes, n’est-ce pas ? lui dit Loriot.

— En effet… Je ne me souviens de rien.

— Nous étions en chasse dans la forêt, quand vous êtes tombé dans une gouffre… Vous souvenez-vous, maintenant ?

— Oui, oui, je me souviens… En tombant, le poids de ma chute, venant de haut, m’a entraîné au fond de cette eau et j’ai eu beaucoup de peine à remonter à la surface ; alors, suffoqué, presque asphyxié, j’ai senti que je perdais connaissance… Mais comment m’as-tu repêché ?

— Ça n’a pas été bien difficile : vous étiez cramponné à un roc.

— Cela ne m’étonne nullement. Lorsqu’on se noie, la main se crispe sur tout ce qu’elle trouve.

Loriot expliqua alors au capitaine comment lui et Valentin étaient parvenus au fond de ce gouffre qui avait failli lui être si fatal.

— Il s’agit maintenant de remonter, dit Valentin.

Aidé de ses sauveurs, Vernier se mit sur ses pieds et examina les parois du gouffre, sur lesquelles la clarté rougeâtre des torches projetait des lueurs fantastiques.

— Je ne vois pas d’autre chemin que celui par lequel vous êtes descendus, dit-il enfin.

— Hum ! fit le matelot en fronçant les sourcils.

— Ne pouvons-nous donc remonter par la même route ? interrogea le capitaine, qui avait remarqué la nuance de mécontentement empreinte sur le visage du Parisien.

— Remonter, ce ne serait pas difficile, répondit ce dernier.

— Eh bien ?…

— Seulement, pour remonter, il faut d’abord traverser cette nappe d’eau.

— Qui nous en empêche ?

— On voit bien que vous l’avez traversée verticalement.

— Que veux-tu dire ?

— Qu’il est extrêmement dangereux de nager là-dedans.

— Pourtant, vous y avez réussi, Valentin et toi.

— C’est vrai, aussi n’est-ce pas pour nous que je m’inquiète.

— Nous ne pouvons cependant pas rester ici.

— Il y a bien un moyen.

— Lequel ?

— J’ai la certitude que vous êtes trop faible pour traverser à la nage.

— C’est entendu. Après.

— Vous pourriez vous raidir, c’est-à-dire faire la planche et vous laisser pousser par moi.

— Je vais d’abord essayer de passer à la nage. Si mes forces me trahissent, il sera temps d’avoir recours à ton moyen.

— Vous le voulez

— Oui, mon ami.

— Allons donc, et à la grâce de Dieu !… Vous êtes prêts ? ajouta-t-il en regardant alternativement Vernier et Valentin.

— Oui, dirent ces derniers.

— Alors, allons-y !

Et il plongea.

Ses compagnons le suivirent de si près que les trois corps, en tombant dans l’eau, ne firent presque qu’un seul bruit.

Valentin et Loriot nageaient aux côtés du capitaine, épiant ses moindres mouvements. Ce dernier faisait des efforts surhumains pour ne pas obliger ses sauveurs à venir à son secours. Mais il dut bientôt reconnaître qu’il avait trop présumé de ses forces. Il battit l’eau de ses mains et disparut, après avoir franchi à peine la moitié de la distance.

Le Parisien se précipita vers lui et le ramena à la surface.

— Faites la planche ! lui cria-t-il.

Le capitaine réunit ce qui lui restait de forces et se raidit, contractant tous ses muscles, et il avança lentement poussé par ses deux compagnons.

À force d’énergie ils atteignirent enfin la pente où brûlaient toujours les torches. Une fois hors de l’eau, ils s’assirent et se reposèrent quelques minutes avant de commencer leur périlleuse ascension.

Une demi-heure plus tard, tous trois se retrouvaient dans la forêt.

— Ah ! mes amis, dit alors le capitaine en tendant les mains à ses sauveurs, vous m’avez sauvé la vie au péril de la vôtre, je ne l’oublierai pas !

— Bah ! fit l’insouciant Parisien, ça ne vaut vraiment pas la peine d’en parler.

— Tu trouves ?

— Certainement. Qu’est-ce qu’un bain, pour un matelot ?

— Il y a bain et bain. D’ailleurs, si tu es matelot, Valentin ne l’est pas.

— Lui, c’est autre chose, et je reconnais qu’il a été héroïque !

— Loriot, fit Valentin, je te défends de te moquer de moi !

— Mais je parle très sérieusement, je t’assure.

— Tu ferais mieux d’avancer plus vite, car je crois que nous allons geler.

De fait, la bise glaciale qui soufflait sur leurs vêtements mouillés n’était rien moins qu’agréable. Ils activèrent donc leur marche et, en moins d’une heure, atteignirent le camp, où leur absence prolongée commençait à causer quelque inquiétude.

Dès que l’on sut ce qui s’était passé, plusieurs matelots s’empressèrent de se dépouiller d’une partie de leurs vêtements, afin que ceux du capitaine et de ses compagnons pussent sécher devant le brasier.

— Il me semble qu’il nous manque du monde, fit tout à coup observer Vernier.

— Il en manque une dizaine, répondit le comte.

— Où sont-ils donc ?

— Dans les bois. Tu n’as pas voulu les emmener avec toi, ils sont allés chasser de leur côté.

— C’est de la désobéissance ; je n’aime pas cela. Tu aurais dû les retenir.

— Tu sais bien que je n’ai pas d’autorité sur eux.

C’était vrai. Les matelots n’avaient pas tardé à comprendre que le comte n’éprouvait pour eux aucune sympathie et qu’une égoïste ambition était la seule passion qui le dominât ; aussi affectaient-ils de le considérer comme un étranger, tout en restant entièrement dévoués à Vernier, pour lequel ils avaient un réel attachement. Sur un signe de leur capitaine, ils se fussent jetés dans le feu, mais ils n’eussent pas fait un geste pour tirer son ami d’un danger sérieux. Certains qu’ils n’étaient pour ce dernier que des instruments, ils agissaient en conséquence avec lui, dédaignant sa morgue hautaine et ne se souciant nullement de lui être agréable.

Vernier savait tout cela, aussi ne répondit-il rien à la remarque du comte. Quant à la désobéissance de ses matelots, il était tout disposé à ne pas le leur reprocher, puisqu’elle était motivée par le désir bien légitime d’approvisionner la troupe.

Il les félicita même en les voyant revenir portant sur des brancards deux magnifiques rennes, qu’il fit immédiatement dépecer et rôtir, après quoi, chacun en ayant reçu une ration suffisante, le reste fut mis de côté comme provision pour achever le voyage.

Le lendemain matin les aventuriers se remettaient en route, et trois jours après ils arrivaient en vue du Caïman.