Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 7-22).


au klondyke


I


le dernier des navailles



L a nuit était sombre. Une bise glaciale passait sur Paris avec un sifflement aigu, figeant l’eau des ruisseaux et attachant des stalactites aux vitres des fenêtres. Onze heures venaient de sonner à Sainte-Clotilde, avec cette vibration triste qui prolonge le tintement des cloches dans la brume ouatée des soirées d’hiver.

Au premier étage d’un vieil hôtel de la rue de Grenelle, un homme paraissant âgé de vingt-cinq ans, aux traits fins et distingués, était assis dans un moelleux fauteuil, à l’angle d’une cheminée où pétillait un feu clair.

Cet homme était le comte Henri de Navailles.

Son visage d’une pâleur mate, faisait ressortir la nuance d’un noir de jais de ses cheveux bouclés et de sa fine moustache coquettement relevée.

Le cabinet dans lequel se tenait le comte était meublé avec tout le luxe confortable moderne.

Sur une petite table, à deux pas du jeune homme, étaient un pistolet et une feuille de papier timbré, faiblement éclairés par la lueur de deux bougies roses qui brûlaient dans un candélabre placé sur la cheminée.

Le comte semblait plongé dans de sombres pensées, car il releva soudain la tête en murmurant d’une voix brève :

— Il le faut.

Se levant, il alla à la table, d’un pas ferme, et saisit le pistolet, qu’il arma.

À ce moment, un bruit de pas retentit dans le corridor, et la porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à un homme d’une trentaine d’années, au visage mâle orné d’une courte barbe blonde.

Il resta quelques instants sur le seuil, fixant un regard sévère sur le comte qui, son pistolet à la main, semblait en proie à la plus vive surprise.

— Toi, ici ! s’écria M. de Navailles.

— Mon Dieu : oui, répondit l’arrivant ; est-ce que je te dérange ?

— Mais… non, non, balbutia le comte. Seulement, je m’attendais si peu à ta visite…

L’inconnu fit quelques pas en avant et tendit la main au comte, en lui disant tranquillement :

— Repose ce pistolet sur la table, et causons.

Le jeune homme obéit machinalement, puis il alla reprendre sa place dans son fauteuil.

L’étonnement qui l’avait jusque-là paralysé cessa tout à coup, et il regarda le nouveau venu, bien en face, en lui posant cette question :

— Comment se fait-il que tu me fasses une visite à une heure aussi avancée ?

— Oh ! c’est bien simple : j’ai reçu, il y a une demi-heure à peine, celle de ton domestique.

— Valentin ?…

— Lui-même.

— Voilà qui est étrange !… Et que t’a-t-il dit pour motiver cette inconvenance ?

— Que son maître allait commettre une lâcheté !

— Charles !… s’écria le comte en se dressant, les lèvres blêmes et les sourcils froncés.

— Eh bien ! quoi ?… N’allais-tu pas te brûler la cervelle au moment où je suis entré ?

— Quand cela serait… qui donc aurait le droit de s’y opposer ?

— L’honneur !

— Vraiment ! ricana le comte. L’honneur exige-t-il aussi que le descendant des Navailles traîne son existence dans une médiocrité voisine de la misère ?… Tiens, Charles, laisse-moi te faire connaître ma situation actuelle…

— Inutile, interrompit celui à qui le comte venait de donner le nom de Charles ; je la connais aussi bien que toi.

Comme le jeune comte faisait un geste d’étonnement, il continua :

— Ton histoire est celle de beaucoup de jeunes gens de ta caste. Tes ancêtres t’ont légué un beau nom et une centaine de mille livres de rente. N’ayant pas eu besoin d’user tes facultés pour amasser cette fortune, tu n’en connaissais pas la valeur, aussi l’as-tu dépensée sans compter et maintenant que tu es ruiné, au lieu de recourir au travail, tu veux te réfugier dans la mort.

— Ne suis-je donc pas libre de disposer de ma vie ?

— Non ! et voilà ce que ton éducation de gentilhomme n’a pu te faire comprendre. Ta vie ne t’appartient pas ; c’est un prêt que Dieu t’a fait et dont tu lui dois compte. Tout homme qui gaspille son existence dans la débauche commet un vol envers l’humanité, à laquelle il doit son concours, car tous les hommes sont solidaires les uns des autres et chacun se doit à tous. N’ayant pas su faire un noble usage de l’argent que t’avaient légué tes ancêtres, tu dois à la société une somme de travail intellectuel ou manuel, selon tes goûts ou tes aptitudes.

— Si je t’écoutais, que dirait le monde ?

— Enfin ! voilà donc le grand mot lâché ! Le monde ! c’est-à-dire la galerie de désœuvrés devant qui tu veux poser jusqu’à la fin ! Mais, insensé ! va donc demander à ce monde dont tu redoutes si fort le jugement, de t’aider à rétablir ta fortune anéantie ; tu verras ce qu’il te répondra… je répète ce que j’ai dit en commençant cet entretien : tu veux commettre une lâcheté !

Cette fois, le comte ne releva point le mot.

— Je vois que tu commences à me comprendre, reprit son ami, et pour te fortifier dans cette voie, je vais mettre en parallèle ma vie et la tienne. Où nous sommes-nous connus ? Au collège, n’est-ce pas ? As-tu jamais su comment je m’y trouvais ? Non. Eh bien ! je vais te le dire : orphelin à dix ans, sans fortune et presque sans parents, je fus recueilli par un brave fermier de mon village natal, qui, n’ayant pas d’enfants, résolut de m’adopter. Par ses soins, je fus placé dans le collège où tu étais toi-même, puis mes études terminées, il me fit entrer à l’école navale, où je travaillai avec tant d’acharnement que j’en sortis en tête de ma promotion, et mon protecteur eut en mourant, l’année dernière, la suprême satisfaction de me voir lieutenant de vaisseau… Maintenant que tu connais ma vie de labeur, j’ai le droit de te le dire : comte de Navailles, au nom de la société à qui j’ai payé ma dette, je te somme d’acquitter la tienne.

Le comte resta quelques instants sans répondre ; puis relevant la tête, qu’il avait tenue constamment baissée, il dit lentement :

— Mon ami, tout ce que tu viens de me dire me donne beaucoup à réfléchir, mais…

— Achève.

— À quoi suis-je bon ?… Que veux-tu que je fasse ?

— D’abord, es-tu complètement ruiné ?

— Tous comptes faits, il me reste une cinquantaine de mille francs que je laisse, par testament, à toi et à Valentin, qui, pour être mon domestique, n’en est pas moins mon frère de lait : Excuse-moi de vous avoir mis sur le même plan, mais il m’a toujours été très dévoué.

— Ainsi, il te reste cinquante mille francs, dit l’officier de marine, comme s’il n’eût retenu qu’un mot.

— Hélas ! oui.

— Et tu te trouves pauvre !

— Ah ça ! railles-tu ?

— Pas le moins du monde ; seulement tu me sembles exagérer singulièrement en me parlant de ta ruine.

— Il est vrai qu’en plaçant mon argent, je pourrais encore avoir deux ou trois mille francs de rente, goguenarda le comte. Ah ! pour un ancien concierge, ce serait une belle position ! Mais, voilà, je suis gentilhomme !

— C’est-à-dire habitué au superflu.

— Tu l’as dit.

— Ainsi, ton manoir des environs de Dijon ?…

— Est vendu depuis un mois.

— Et cet hôtel ?

— Mes créanciers viennent de me l’enlever… Les cinquante mille francs qui me restent sont même le reliquat de la vente.

— Quand dois-tu quitter l’hôtel ?

— Demain, avant midi.

— As-tu du courage ?

— Singulière question.

— Réponds-moi toujours.

— J’ai eu quatre duels ; cela te suffit-il ?

— Hum ! le duel n’est souvent qu’une fanfaronnade destinée à poser pour la galerie ; aussi, n’est-ce point de ce courage de commande que je veux parler, mais bien de celui qui consiste à affronter crânement des dangers sérieux, loin des applaudissements.

— Je te comprends de moins en moins.

— Je vais m’expliquer : prête-moi toute ton attention.

Le comte se renversa dans son fauteuil, croisa les bras sur sa poitrine, et attendit.

— Il est bien évident, reprit l’officier, que tu ne consentiras point à vivre avec le revenu de tes cinquante mille francs.

M. de Navailles eut un sourire sardonique.

— De même, poursuivit son ami, que tu ne te sens aucune disposition pour faire fructifier ton argent, soit par le commerce, soit par l’agiotage.

— Je te l’ai déjà dit, je ne suis bon à rien ; c’est pourquoi j’ai résolu de quitter cette vie qui ne peut plus m’offrir que des souffrances.

— Et moi, je ne veux pas que tu meures.

— Comment t’y prendras-tu pour m’en empêcher ?

— Je te rendrai une fortune double de celle que tu as si follement gaspillée.

Le comte regarda son ami comme s’il eût douté d’avoir bien entendu.

— Mon Dieu ! oui, continua ce dernier ; et c’est pour cela que je te demandais tout à l’heure si tu avais l’âme bien trempée. C’est que, vois-tu, si l’affaire que j’ai à te proposer peut donner des bénéfices inespérés, elle offre de réels dangers. J’eusse préféré te voir accepter avec plus de résignation ta pauvreté, mais puisqu’il en est autrement, aux grands maux les grands remèdes !

— Achève, dit brièvement le comte ; où veux-tu en venir ?

— À ceci : l’année dernière, me trouvant en mission dans l’Océan Arctique, un accident de chaudière survenu à mon bâtiment me força de relâcher dans la baie de Mackenzie, près de la terre des Esquimaux, une des régions les plus désolées, les plus désertes du globe, dans ces confins où le continent américain semble s’allonger pour rejoindre, au-dessus du détroit de Behring, les pays sibériens. Les réparations devant nous retenir à cet endroit pendant près d’un mois, je laissai le commandement du vaisseau à mon second, et je descendis à terre, avec dix hommes, décidé à explorer un peu l’intérieur. Après huit jours de marche, nous fîmes la rencontre d’un chasseur canadien, qui m’offrit, en échange d’un peu de nourriture, un morceau d’or pesant plus d’une livre… Inutile de t’assurer que je repoussai l’or et que je fis servir au chasseur un repas aussi complet que le permettaient mes provisions, ce dont le pauvre homme fut si touché, qu’il me fit des confidences véritablement extraordinaires… j’ai oublié de te dire que nous nous trouvions en plein Youkon, territoire à peu près aussi grand que la France, borné au sud par la Colombie anglaise, à l’ouest par l’Alaska, au nord par l’océan Arctique, à l’est par le district de Makenzie, et appartenant au Canada.

— Tu me fais là un cours de géographie que je connais un peu, dit le comte en souriant.

— C’est possible, mais il est un détail que tu ignores.

— Lequel.

— C’est qu’il existe, au Youkon, une petite rivière qui s’appelle le Klondyke, et aussi la rivière des Rennes, à cause de l’abondance de ces animaux ; or, cette rivière, dont les cartes, je ne sais pourquoi, ne font aucune mention, coule entre des rives où l’or est à fleur de terre.

— Et les Canadiens l’ignorent ?

— Absolument.

— C’est incompréhensible !

— C’est, au contraire, très naturel : le Youkon est une solitude glacée que quelques tribus de Peaux-Rouges seules sillonnent, pour chasser les loutres, les castors, les martres et les renards blancs. Ces intrépides enfants des déserts osent seuls se risquer dans cette région où l’hiver, un hiver terrible, dure près de huit mois pendant lesquels le pays tout entier est plongé dans l’obscurité. Durant cette période, quatre heures par jour seulement, une sorte de crépuscule éclaire la contrée. Il est vrai que, en revanche, il y a quatre mois d’été, pendant lesquels les journées durent vingt-quatre heures.

— Et tu voudrais me proposer d’aller sur les bords du Klondyke, afin de refaire ma fortune ?

— Trouverais-tu la proposition mauvaise ?

— Non, si tout ce que tu viens de me dire est exact.

— Pourquoi te tromperais-je ?

— Loin de moi cette pensée ! mais ton chasseur canadien pourrait avoir exagéré.

— Crois-tu donc que j’ai accepté ses renseignements sans les contrôler ?

— Ainsi, tu es certain…

— Que des richesses incalculables reposent sur les bords du Klondyke, oui, mon ami.

— Quelle est la route à suivre pour s’y rendre ?

— Les rares voyageurs qui se rendent au Youkon, partent de Victoria, d’où ils remontent en bateau le canal de Lynn jusqu’à Dyca, ville composée de tentes mobiles. Là, ils s’arrêtent plusieurs jours pour se procurer des Indiens qui transportent leur bagage jusqu’aux lacs, à 24 milles au delà du défilé de Chilkoot, lequel est à 4,000 pieds de hauteur. Ce défilé est le point le plus dangereux de la route, et il faut, pour le franchir, une vigueur et une endurance peu communes, car on doit se livrer à une véritable escalade de 1,000 pieds, pendant laquelle le moindre faux pas serait mortel. Ce difficile passage franchi, on atteint une série de cinq lacs qui conduisent au Youkon à travers des rapides dangereux.

Tout en donnant ces détails, l’officier de marine tenait les yeux fixés sur son ami, épiant un tressaillement ou une inquiétude ; mais le visage du comte était aussi calme que s’il se fût agi de frivolités.

— Allons, dit l’ami de M. de Navailles, je vois que les dangers ne t’effraient point. Maintenant que je t’ai parlé de la route que d’autres suivent, je vais t’en indiquer une qui, à mon avis, est bien préférable, quoique un peu plus longue, et que je prendrai si tu viens avec moi au Youkon.

— Tu connais une autre route ?

— Celle par où j’ai passé lorsque j’ai relâché dans la brie de Mackenzie.

— Voyons cet itinéraire.

— Partir du Havre, remonter l’Atlantique jusqu’au détroit de Davis, qui sépare le Groënland de la terre de Baffin, suivre les détroits de Lancastre, de Barrow, de Banks, déboucher dans l’océan Arctique et gagner la baie de Makenzie.

— C’est dit, fit le comte en se levant et marchant par la chambre, je pars avec toi… Pour reprendre mon rang dans le monde, il n’est rien que je ne sois résolu à tenter… Mais, une question.

— Dix si tu veux.

— Quelle somme nous faut-il pour organiser cette expédition ?

— Cent mille francs.

— Tu en es sûr ?

— Dame ! il nous faut acheter un navire et le garnir, non seulement de tous les outils nécessaires, mais encore de provisions pour un temps assez long.

— Qu’entends-tu par outils ?

— Des pelles, des pics, des pioches, des fourgons pour transporter l’or jusqu’au vaisseau… Que sais-je encore…

Le comte fronça les sourcils.

— Allons, dit-il tristement, c’était un rêve, et, en fait d’or, il faudra que je me contente d’un morceau de plomb.

— Ah ça ! que signifient tes paroles ?

— Ne t’ai-je pas dit qu’il ne me reste que cinquante mille francs ?

— Si fait.

— Eh bien, comment veux-tu qu’avec cette maigre somme…

L’officier interrompit son ami par un éclat de rire

— Crois-tu donc, lui dit-il, que je l’avais oublié ?… Mais non, rassure-toi, j’ai songé à tout, et je me charge de compléter les cent mille francs indispensables à notre voyage. En mourant, mon père adoptif m’a laissé une trentaine de mille francs, auxquels je n’ai point touché ; pour le reste, je sais pouvoir compter sur un de mes bons amis.

Le visage de M. de Navailles s’irradia.

— S’il en est ainsi, s’écria-t-il, à nous les trésors du Klondyke et les jouissances de toutes sortes !… Les dangers ne sont rien, la réussite est tout. Courons au pays de l’or, emplissons nos sacoches, afin que, au retour, nous éblouissions Paris de notre luxe et de nos fêtes splendides !… Eh bien, quoi ?… Cette perspective ne change pas en lave le sang de tes veines ?

— Tes paroles m’attristent plus qu’elles ne me réjouissent, car en te proposant cette expédition, je n’avais d’autre but que de te procurer l’occasion de reprendre ta place dans la société, mais en gentilhomme soucieux de son honneur, et je vois avec tristesse que tu ne songes qu’à recommencer, dès que tu le pourras, la vie de dissipation et de débauche qui vient de te conduire à la ruine, presque au suicide.

— Mon cher, fit le comte d’un air gouailleur, tu aurais dû entrer dans les ordres au lieu de te faire marin… Vrai ! je ne te savais pas si moraliste !… Tu fais miroiter à mon imagination des trésors incalculables, et tu ne veux pas que je suppute par avance la somme de plaisirs que j’en pourrai tirer ! Tu oublies donc que l’or n’a été créé et mis au monde que pour sabler la route que l’homme doit suivre pour traverser ce que les esprits moroses nomment cette vallée de larmes ?

— Je n’oublie rien, seulement, je raisonne plus que toi, voilà tout. Il est bien évident que rien de ce que le Créateur a mis sur la terre n’est inutile, et s’il a jugé à propos d’y mettre de l’or, c’est pour que ses créatures l’emploient, mais noblement. Le rôle des privilégiés, à mon avis, est de venir en aide à ceux qui, moins heureux qu’eux, n’ont pas connu, à leur naissance, les dentelles et les berceaux dorés… Crois-moi, si tu veux que Dieu favorise notre entreprise, songe un peu plus aux misères que tu pourras un jour soulager, et un peu moins à la folle existence que tu rêves de reprendre parmi les égoïstes qui, aujourd’hui, ne te tendraient même point la main pour t’empêcher de rouler dans l’abîme au bord duquel tu te trouves. Si, comme c’est à peu près certain, tu refais ta fortune, rappelle-toi le passé et tâche d’y puiser une salutaire leçon.

— Tu m’inquiètes fort, sais-tu, fit le comte moitié riant, moitié sérieux, car je crains d’entendre plus d’une fois cette mercuriale au cours de notre voyage.

— Ne crains rien : ce que je viens de te dire m’était dicté par mon amitié pour toi, mais à partir de ce moment, je ne reviendrai plus sur ce sujet.

— Je retiens cette promesse, et, au besoin, je te la rappellerai… Maintenant, revenons à notre affaire : quand partirons-nous ?

— Pas avant un mois… Une expédition comme la nôtre doit être préparée avec soin… À propos : emmènes-tu ton domestique ?

— Ma foi ! non. S’il s’agissait d’un domestique ordinaire, je l’emmènerais peut-être, mais Valentin est mon frère de lait et m’est trop dévoué pour que je l’associe aux nombreux dangers que nous devrons affronter. Le jour commence à poindre, je vais lui donner l’ordre de faire porter nos malles dans un hôtel et, ensuite, je lui rendrai sa liberté.

Le comte sonna. Son domestique parut.

C’était un bon gros garçon de l’âge du comte, mais dont la robuste carrure et le visage joufflu n’avaient rien de la finesse aristocratique de son frère de lait, ce qui ne l’empêchait pas d’adorer son maître.

Plutarque nous a conté qu’un brave homme d’Argos s’était pris d’admiration pour Alexandre au point de se faire volontairement son esclave, voire même son chien, dormant devant l’entrée de sa tente, se jetant au plus fort des combats avec l’espoir d’être tué sous les yeux de son idole. C’est ainsi que Valentin aimait M. de Navailles ; aussi, en apprenant qu’il allait être séparé de lui, se jeta-t-il à genoux pour obtenir de faire partie du voyage, et, cela, avec de telles protestations de dévouement, que le comte, très ému, finit par céder.

— Puisque tu le veux absolument, lui dit-il, viens avec nous ; seulement je te préviens que nous ne reviendrons peut-être jamais.

Valentin eut ce mouvement des épaules qui signifie, dans tous les pays : Mourir ici ou ailleurs !…

— Mes malles sont-elles prêtes ? reprit le comte.

— Il n’y a plus qu’à les emporter.

— Où comptes-tu aller ? lui demanda son ami.

— Mais… dans un hôtel… n’importe lequel.

— Fais plutôt transporter tes bagages chez moi… Mon appartement est assez grand pour nous deux.

— Au fait, c’est une idée… Tu as entendu ? ajouta-t-il en s’adressant à Valentin.

— Oui, monsieur le comte.

— Inutile de te dire l’adresse, n’est-ce pas ? car tu ne dois point l’avoir oubliée depuis hier au soir.

À cette allusion à la visite qu’il avait faite à l’officier de marine, Valentin rougit jusqu’aux oreilles et lança à l’ami de son maître un regard chargé de reproches.

— Oh ! monsieur Vernier !… se contenta-t-il de dire.

— Tu me reproches de t’avoir trahi, lui dit ce dernier avec bonhomie, mais tu as tort, car ton maître t’en sait un gré infini.

— Vrai ?… fit l’honnête garçon en regardant le comte.

— Oui, mon bon Valentin, dit le comte. Pourtant, il ne faudrait pas t’autoriser de cela pour mettre encore ton gros nez dans mes affaires.

— Soyez tranquille, monsieur le comte, je ne recommencerai pas, dit le domestique en se retirant… à moins, ajouta-t-il lorsqu’il fut sorti, que vous ne recommenciez vous-même.

— Il est sept heures, dit M. de Navailles en consultant une pendule de Sèvres placée sur la cheminée ; que faisons-nous ?

— Puisque tu dois quitter cet hôtel avant midi, partons immédiatement… Un peu plus tôt, un peu plus tard !… Dès que nous serons chez moi, tu prendras quelques heures de repos, tandis que je commencerai mes démarches afin de faire prolonger le congé de six mois que je viens d’obtenir.

Le comte ne répondit point. Le front penché, les traits contractés, il semblait en proie à de tristes pensées. C’est que, au moment de quitter l’hôtel familial où s’était écoulée sa vie et qui avait tant de fois retenti des cris joyeux de la foule frivole qu’il conviait à ses fêtes brillantes, une sourde douleur lui lancinait le cœur et une grande désespérance s’emparait de son âme.

Avec ce merveilleux instinct que donne l’amitié, Charles Vernier comprit les angoisses de son ami.

Allons, dit-il en lui posant une main sur l’épaule, sois homme et redresse-toi. Au lieu de te consumer dans d’amers regrets qui ne serviraient à rien, tourne tes regards vers l’avenir. En un mot, sois digne du nom que tu portes. Ton malheur n’étant que le résultat de tes folies, tu te dois à toi-même de le regarder crânement en face, sans faiblesse comme sans récriminations. Accepte-le comme une juste expiation, mais que ton énergie n’en soit point, pour cela, amoindrie… Nous sommes le 7 février 1892 : dans un an, jour pour jour, tu auras repris possession de ton hôtel.

— Oh ! murmura le comte, si tu disais vrai !…

— Une seule chose pourrait empêcher ma prédiction de se réaliser : la volonté de Dieu ; car, je te l’ai dit, de nombreux obstacles vont se dresser sur notre route.

— Quels qu’ils soient, je saurai les affronter sans pâlir, sois-en certain. Mais au moment d’abandonner à des étrangers la demeure de mes pères, je sens mon cœur se briser.

— Je comprends ta légitime douleur ; mais je te le répète, les regrets ne servent à rien.

— Tu as raison, dit le comte en serrant la main de son ami : trêve d’idées moroses, et ne songeons qu’à l’avenir.